«Mon pauvre camarade, dit-il à Horace un jour que celui-ci invoquait
encore son intervention, je ne peux pas vous laisser ignorer davantage
que je ne m'intéresse plus du tout à vos amours. Je suis fatigué de voir
d'un côté une folie et de l'autre une faiblesse incurable. Je devrais
dire peut-être faiblesse et folie de part et d'autre; car il y a de la
monomanie chez Marthe, à vous aimer si constamment, et chez vous il y a
une faiblesse misérable dans toutes ces parades de violence dont vous
nous _régalez_. Je vous ai cru d'abord égoïste, et puis je vous ai cru
bon. Maintenant je vois que vous n'êtes ni bon ni mauvais; vous êtes
froid, et vous aimez à vous démener dans un orage de passions factices;
vous avez une nature de comédien. Quand nous sommes là à nous émouvoir
de vos trépignements, de vos déclamations et de vos sanglots, vous vous
amusez à nos dépens, j'en suis certain. Oh! ne vous fâchez pas, ne
roulez pas les yeux comme Bocage dans Buridan, et ne serrez pas le
poing. J'ai vu cela si souvent, qu'à tout ce que vous pourriez faire
ou dire je répondrais _connu!_ Je suis un spectateur usé, et désormais
aussi froid qu'un homme qui a ses entrées au théâtre. Je sais que vous
êtes puissant dans le drame; mais je sais toutes vos pièces par coeur.
Si vous voulez que je vous écoute, reprenez votre sérieux, jetez votre
poignard, et parlez-moi raison. Dites-moi prosaïquement que vous n'aimez
plus votre maîtresse parce qu'elle vous ennuie, et autorisez-moi à le
lui faire comprendre avec tous les égards et les ménagements qui lui
sont dus. C'est alors seulement que je vous rendrai mon estime et que je
vous croirai un homme d'honneur.
--Eh bien, dit Horace avec une rage concentrée, je consens à vous parler
froidement, très-froidement; car je sais me vaincre, et commence par
vous dire sérieusement et tranquillement que vous me rendrez raison de
toutes les insultes que vous venez de me faire...
--Allons au fait, reprit Jean. C'est la dixième fois depuis un mois que
vous me provoquez; et c'eût été vous rendre service que de vous prendre
au mot; mais j'ai un meilleur emploi à faire de mon sang que de le
compromettre avec un maladroit comme vous. Rappelez-vous donc que je
fais sauter votre fleuret toutes les fois que nous nous amusons à
l'escrime, et en conséquence souffrez que je refuse votre nouveau défi.
--Je saurai vous y contraindre, dit Horace pâle comme la mort.
--Vous m'insulterez publiquement? vous me donnerez un soufflet? mais
avec un croc-en-jambe et un revers de mon _frère-jean_... Dieu m'en
préserve, Horace! ces façons-la sort bonnes avec les mouchards et les
gendarmes. Tenez, quoique je ne vous aime plus, j'ai encore pour vous
quelque chose qui me ferait supporter de vous un acte de folie plutôt
que d'y répondre. Taisez-vous donc. Je vous préviens que je ne me
défendrai pas, et qu'il y aurait lâcheté de votre part à m'attaquer.
--Mais qui donc ici attaque et provoque? qui donc est lâche, trois fois
lâche, de vous ou de moi? Vous m'accablez d'outrages, vous me traitez
avec le dernier mépris, et vous dites que vous ne m'accorderez point de
réparation! Ah! dans ce moment, je comprends le duel des Malais, qui
déchirent leurs propres entrailles en présence de leur ennemi.
--Voilà une belle phrase, Horace, mais c'est encore de la déclamation;
car je ne suis pas votre ennemi; et je jure que je ne veux pas vous
insulter. Je vous donne une leçon amicale, et vous pouvez bien la
recevoir, puisque vous êtes venu si souvent la chercher. Il y a
longtemps que je vous l'épargne et que j'accepte de votre part des
excuses dont je ne crois pas avoir jamais abusé contre vous.
--Vous en abusez horriblement dans ce moment-ci; vous me faites rougir
de l'abandon et de la loyauté de coeur que j'ai eus avec vous.
--Je n'en abuse pas, puisque c'est pour vous empêcher de vous humilier
de nouveau que je vous défends d'y revenir.
--Mon Dieu! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, s'écria Horace en pleurant de
rage et en se tordant les mains, pour être traité de la sorte?
--Ce que vous avez fait, je vais vous le dire, répondit Laravinière.
Vous avez fait souffrir et dépérir une pauvre créature qui vous adore et
que vous n'estimez seulement pas.
--Moi! je n'estime pas Marthe! Osez-vous dire que je n'estime pas la
femme à qui j'ai donné ma jeunesse, ma vie, la virginité de mon coeur?
--Je ne pense pas que ce soit à titre de sacrifice que vous l'ayez fait,
et, dans tous les cas, je suis peu disposé à vous en plaindre.
--Parce que vous ne comprenez rien à l'amour. C'est vous qui êtes un
être froid et sans intelligence des passions.
--C'est possible, dit Jean avec un sourire mêlé d'amertume; mais je ne
fais pas le semblant du contraire. Eh bien, expliquez-moi donc, en ce
cas, en quoi vous êtes si à plaindre?
--Jean, s'écria Horace, vous ne savez pas ce que c'est que d'aimer pour
la première fois, et d'être aimé pour la seconde ou troisième.
--Ah! nous y voilà, dit Laravinière en haussant les épaules. La Vierge
Marie était seule digne de monsieur Horace Dumontet! _Connu!_ mon cher.
Vous l'avez dit assez souvent devant moi à cette pauvre Marthe. Mais
dire ces choses-là, voyez-vous, en avoir seulement la pensée, prouve
qu'on était digne tout au plus de mademoiselle Louison. Quelle vanité
et quelle erreur sont les vôtres! Il y a certaines femmes perdues qui
valent mieux que certains adolescents.
--Jean, vous êtes un grossier, un brutal, un insolent personnage.
--Oui, mais je dis la vérité. Il y a des coeurs purs sous des robes
souillées, et des coeurs corrompus sous des gilets magnifiques.»
Horace déchira son gilet de velours cramoisi et en jeta les lambeaux à
la figure du Laravinière. Jean les esquiva, et les poussant du bout de
son pied:
«C'est cela, dit-il; comme si vous n'étiez pas assez endetté avec votre
tailleur!
--Je le suis avec vous, Monsieur, dit Horace. Je ne l'avais pas oublié;
mais je vous remercie de me le rappeler.
--Si vous vous en souvenez, tant mieux, dit Laravinière avec
insouciance; il y a dans les prisons de pauvres patriotes qui en
profiteront pour acheter des cigares. Allons, rallumez le vôtre, et
parlons un peu sans nous fâcher. Que vous ayez eu envers Marthe des
torts incontestables, vous ne pouvez pas le nier; et moi, sachant que
vous êtes un enfant gâté, que vous avez pour vous l'esprit, les belles
paroles et une superbe figure, je vous excuse jusqu'à un certain point.
Je sais bien que c'est le privilège des beaux garçons, comme celui des
belles femmes, d'avoir des caprices; je ne peux pas exiger que vous ayez
la sagesse d'un homme comme moi, qui ressemble à un sanglier plus qu'à
un chrétien, et dont la face a été labourée un jour qu'il grêlait des
hallebardes. Mais ce que je ne vous pardonne pas, c'est d'aimer à faire
souffrir; c'est de ne pas rompre une liaison dont vous êtes dégoûté;
c'est de manquer de franchise, en un mot, et de ne pas vouloir guérir le
mal que vous avez fait.
--Mais je l'aime, cette femme que je fais souffrir! je ne puis m'en
séparer! je ne m'habituerais pas à vivre sans elle!
--Quand même cela serait vrai (et j'en doute, puisque vous vous arrangez
de manière à rester avec elle le moins que vous pouvez), votre devoir
serait de vaincre un amour qui lui est nuisible.
--Quand je le voudrais, elle n'y consentirait jamais.
--En êtes-vous bien sûr?
--Elle se tuera si je l'abandonne.
--Si vous l'abandonnez froidement et brutalement, c'est possible; mais
si vous le faites par loyauté, par dévouement, au nom de l'honneur, au
nom de votre amour même...
--Jamais! jamais Marthe ne se résignera à me perdre, je le sais trop.
--Voilà de la fatuité. Autorisez-moi à lui parler avec la même franchise
que je viens d'avoir avec vous, et nous verrons.
--Jean! encore un coup, vous avez des vues sur elle!
--Moi? Il faudrait pour cela trois choses: 1° qu'il n'y eût plus un seul
miroir dans l'univers; 2° que Marthe perdît la vue; 3° qu'elle et moi
n'eussions aucun souvenir de ma figure.
--Mais quelle obstination avez-vous à nous séparer?
--Je vais vous le dire sans détour: j'ai des vues pour un autre.
--Vous êtes chargé de la séduire ou de l'enlever? Pour quel prince russe
ou pour quel don Juan du Café de Paris?
--Pour le fils d'un cordonnier, pour Paul Arsène.
--Comment, vous le voyez?
--Tous les jours.
--Et vous m'en avez fait mystère?... Voilà qui est étrange!
--C'est fort simple, au contraire. Je savais que vous ne l'aimez pas, et
je ne voulais pas vous entendre mal parler de lui, parce que je l'aime.
--Ainsi vous êtes le Mercure de ce Jupiter, qui déjà s'est changé en
pluie de gros sous pour me supplanter?
--Triple insulte pour _lui_, pour _elle_ et pour _moi_. Grand merci!
C'était dans votre rôle? Vous l'avez très-bien dit! Si j'étais claqueur,
je me pâmerais d'admiration.
--Mais enfin, Laravinière, c'est à me rendre fou! Vous agissez ici
contre moi, vous me trahissez, vous parlez pour un autre. Et moi qui me
fiais à vous!
--Et vous aviez raison, Monsieur. Je n'ai jamais prononcé le nom
d'Arsène devant Marthe. Et quant à vous brouiller avec elle, je n'ai
jamais fait que le contraire. Aujourd'hui je renonce à vous réconcilier:
mon coeur et ma conscience me le défendent. Ou je quitte la maison
aujourd'hui pour ne plus revoir ni vous ni Marthe, ou je l'engage, avec
votre autorisation, à rompre un engagement qui vous pèse et qui la tue.»
Horace, vaincu par la rude franchise et la fermeté impitoyable de
Laravinière, mis au pied du mur, et ne sachant plus comment faire pour
regagner l'estime de cet homme dont il craignait le jugement, promit de
réfléchir à sa proposition, et demanda quelques jours pour prendre un
parti définitif. Mais les jours s'écoulèrent, et il ne sut se décider à
rien.
XXII.
Il ne mentait pas en disant que Marthe lui était nécessaire. Il avait
horreur de la solitude, et il avait besoin du dévouement d'autrui, deux
choses qui lui rendaient Marthe plus précieuse encore qu'il n'osait
le dire à Laravinière; car celui-ci n'était plus disposé à se faire
illusion sur son compte, et, s'il eût deviné le véritable motif de cette
persévérance, il l'eût taxé d'égoïsme et d'exploitation. Marthe était
plus facile à tromper ou à contenter. Il lui suffisait qu'Horace lui
dit un mot de crainte ou de regret à l'idée de séparation, pour qu'elle
acceptât héroïquement toutes les souffrances attachées à cette union
malheureuse.
«Il a plus besoin de moi qu'on ne pense, disait-elle; sa santé n'est pas
si forte qu'elle le paraît. Il a de fréquentes indispositions par suite
d'une irritabilité des nerfs qui m'a fait parfois craindre, sinon pour
sa vie, du moins pour sa raison. A la moindre douleur, il s'exaspère
d'une façon effrayante. Et puis il est distrait, nonchalant; il ne
sait pas s'occuper de lui-même: si je n'étais pas là, au milieu de ses
rêveries et de ses divagations, il oublierait de dormir et de manger.
Sans compter qu'il n'aurait jamais la précaution et l'attention de
mettre tous les jours vingt sous de côté pour dîner. Enfin, il m'aime,
malgré toutes ses boutades. Il m'a dit cent fois, dans ces moments
d'abandon et de repentir où l'on est vraiment soi-même, qu'il préférait
souffrir encore mille fois plus de son amour que de guérir en cessant
d'aimer.»
C'est ainsi que Marthe parlait à Laravinière; car ce dernier, voyant
qu'Horace ne se décidait à rien, avait rompu la glace avec elle, après
avoir bien et dûment averti Horace de ce qu'il allait faire. Horace,
qui l'avait pris, pour ses amère critiques, en une véritable aversion,
prévoyant qu'il faudrait désormais en venir à des querelles sérieuses
pour l'éloigner, l'avait mis ironiquement au défi de lui voler le
coeur de Marthe, et lui donnait désormais carte blanche auprès d'elle.
Quoiqu'il fût outré de l'aplomb dédaigneux avec lequel Jean procédait
ouvertement contre lui, il ne le craignait pas. Il le savait maladroit,
timide, plus scrupuleux et plus compatissant qu'il ne voulait le
paraître; et il sentait bien que d'un mot il détruirait, dans l'esprit
de son indulgente amie, tout l'effet du plus long discours possible de
Laravinière. Il en fut ainsi, et il se donna la peine de regagner son
empire sur Marthe, comme s'il se fût agi de gagner un pari. Combien
d'amours malheureuses se sont ainsi prolongées et comme ranimées avec
effort dans des coeurs lassés ou éteints, par la crainte de donner un
triomphe à ceux qui en prédisaient la fin prochaine! Le repentir et le
pardon, dans ces cas-là, ne sont pas toujours très-désintéressés, et il
y a plus de loyauté qu'on ne pense à braver le scandale d'une rupture
devenue nécessaire.
Laravinière travaillait donc en pure perte. Depuis qu'il avait résolu de
sauver Marthe, elle était plus que jamais ennemie de son propre salut.
Il vit bientôt qu'au lieu de l'amener au dessein qu'il avait conçu, il
la fortifiait dans le dessein contraire. Il avoua à Arsène qu'au lieu
de le servir, il avait empiré sa situation; et il rentra dans sa
neutralité, se consolant avec l'idée que Marthe apparemment n'était pas
aussi malheureuse qu'il l'avait jugé.
Il eût, à celle époque, quitté l'hôtel de M. Chaignard, si des raisons
étrangères à nos deux amants ne lui eussent rendu ce domicile plus sûr
et plus propice qu'aucun autre à certains projets qui l'occupaient
secrètement. Pourquoi ne le dirais-je pas aujourd'hui, que le brave Jean
n'est plus à la merci des hommes, et que ceux qui partagèrent son sort
sont, aussi bien que lui, soit par la mort, soit par l'absence, à l'abri
de toute persécution? Jean conspirait. Avec qui, je l'ai toujours
ignoré, et je l'ignore encore. Peut-être conspirait-il tout seul; je ne
pense pas qu'il fût exploité, séduit, ni entraîné par personne. Avec le
caractère ardent que je lui connaissais et l'impatience d'agir qui le
dévorait, j'ai toujours pensé qu'il était homme plutôt à gourmander la
prudence des chefs de son parti et à outrepasser leurs intentions,
qu'à se laisser devancer par eux dans une entreprise à main armée. Ma
situation ne me permettait pas d'être son confident. A quel point Arsène
le fut, je ne l'ai pas su davantage, et je n'ai pas cherché à le savoir.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Horace, entrant brusquement dans la
chambre de Laravinière, un jour que celui-ci avait oublié de s'enfermer,
il le trouva environné de fusils de munition qu'il venait de tirer d'une
grande malle, et qu'il inspectait en homme versé dans l'entretien des
armes. Dans la même malle, il y avait des cartouches, de la poudre, du
plomb, un moule, tout ce qui était nécessaire pour envoyer le possesseur
de ces dangereuses reliques devant un jury, et de là en place de Grève
ou au Mont-Saint-Michel. Horace était précisément dans une heure de
spleen et d'abandon. Il avait encore de ces moments-là avec Laravinière,
quoiqu'il se fût promis de n'en plus avoir.
«Oui-da! s'écria-t-il en le voyant refermer précipitamment son coffre,
jouez-vous ce jeu-là? Eh bien! ne vous en cachez pas. Je sympathise avec
cette manière de voir; et si vous voulez, en temps et lieu, me confier
une de ces clarinettes, je suis très-capable d'en jouer aussi.
--Dites-vous ce que vous pensez, Horace? répondit Jean en attachant sur
lui ses petits yeux verts et brillants comme ceux d'un chat. Vous m'avez
si souvent raillé amèrement pour mon emportement révolutionnaire, que je
ne sais pas si je puis compter sur votre discrétion. Cependant, quelque
peu de sympathie que vous inspirent mon projet et ma personne, quand
vous vous rappellerez qu'il y va de ma tête, vous ne vous amuserez pas,
j'espère, à me plaisanter tout haut sur mon goût pour les armes à feu.
--J'espère, moi, que vous n'avez aucune crainte à cet égard; et je vous
répète que, loin de vous critiquer, je vous approuve et vous envie. Je
voudrais, moi aussi, avoir une espérance, une conviction assez forte
pour me faire hacher à coups de sabre derrière une barricade.
--Eh! si le coeur vous en dit, vous pouvez vous adresser à moi. Voyez,
Horace, est-ce que ne voilà pas une plume avec laquelle un jeune poëte
comme vous pourrait écrire une belle page et se faire un nom immortel?»
En parlant ainsi, il soulevait une carabine assez jolie qu'il s'était
réservée pour son usage particulier. Horace la prit, la pesa dans sa
main, en fit jouer la batterie, puis s'assit en la posant sur ses
genoux, et tomba dans une rêverie profonde.
«A quoi bon vivre dans ce temps-ci? s'écria-t-il lorsque Laravinière,
achevant de serrer ses dangereux trésors, lui ôta doucement son arme
favorite; n'est-ce pas une vie d'avortement et d'agonie? N'est-ce pas
un leurre infâme que cette société nous fait, lorsqu'elle nous dit:
Travaillez, instruisez-vous, soyez intelligents, soyez ambitieux, et
vous parviendrez à tout! et il n'y aura pas de place si haute à laquelle
vous ne puissiez vous asseoir! Que fait-elle, cette société menteuse
et lâche, pour tenir ses promesses? Quels moyens nous donne-t-elle de
développer les facultés qu'elle nous demande et d'utiliser les talents
que nous acquérons pour elle? Rien! Elle nous repousse, elle nous
méconnaît, elle nous abandonne, quand elle ne nous étouffe pas. Si nous
nous agitons pour parvenir, elle nous enferme ou nous tue; si nous
restons tranquilles, elle nous méprise ou nous oublie. Ah! vous avez
raison, Jean, grandement raison de vous préparer à un glorieux suicide!
--Oh! si vous croyez que je songe à ma gloire et à celle de mes amis,
vous vous trompez beaucoup, dit Laravinière. Je suis très-content de la
société en ce qui me concerne. J'y jouis d'une indépendance absolue,
et j'y savoure une fainéantise délicieuse. Je la traverse en véritable
bohémien, et je n'y ai qu'une affaire, qui est de conspirer pour son
renversement; car le peuple souffre, et l'honneur appelle ceux qui se
sont dévoués pour lui. Il en sera ce que Dieu voudra!
--Le peuple, voilà un grand mot, reprit Horace; mais, soit dit sans
vous offenser, je crois que vous vous souciez aussi peu de lui qu'il se
soucie de vous. Vous aimez la guerre et vous la cherchez; voilà tout,
mon cher président: chacun obéit à ses instincts. Voyons, pourquoi
aimeriez-vous le peuple?
--Parce que j'en suis.
--Vous en êtes sorti, vous n'en êtes plus. Le peuple seul si bien que
vous avez des intérêts différents des siens, qu'il vous laisse conspirer
tout seul, ou peu s'en faut.
--Vous ne savez rien de cela, Horace, et je n'ai pas à m'expliquer
là-dessus; mais soyez sûr que je suis sincère quand je dis: «J'aime le
peuple.» Il est vrai que j'ai peu vécu avec lui, que je suis une espèce
de bourgeois, que j'ai des goûts épicuriens qui me gêneront si nous
avons un jour un régime spartiate qui prohibe la bière et le _caporal_.
Mais qu'importe tout cela? Le peuple, c'est le droit méconnu, c'est la
souffrance délaissée, c'est la justice outragée. C'est une idée, si vous
voulez; mais c'est l'idée grande et vraie de notre temps. Elle est assez
belle pour que nous combattions pour elle.
--C'est une idée que l'on retournera contre vous quand vous l'aurez
proclamée.
--Et pourquoi donc, à moins que je ne la désavoue? Et pourquoi le
ferais-je? comment pourrais-je changer? Est-ce qu'une idée meurt comme
une passion, comme un besoin? La souveraineté de tous sera toujours
un droit: l'établir ne sera pas l'affaire d'un jour. Il y a bien de
l'ouvrage pour toute ma vie, quand même je ne trouverais pas la mort au
commencement.»
Ce n'était pas la première fois qu'ils débattaient leurs théories à cet
égard. Jean y avait toujours eu le dessous, quoiqu'il eût pour lui la
vérité et la conviction; il n'avait pas l'intelligence assez prompte
et assez subtile pour repousser toutes les objections et toutes les
moqueries de son adversaire. Horace voulait aussi la république, mais
il la voulait au profit des talents et des ambitions. Il disait que
le peuple trouverait le sien à remettre ses intérêts aux mains de
l'intelligence et du savoir; que le devoir d'un chef serait de
travailler au progrès intellectuel et au bien-être du peuple; mais il
n'admettait pas que ce même peuple dût avoir des droits sur l'action
des hommes supérieurs, ni qu'il pût en faire un bon usage. Beaucoup
d'aigreur entrait souvent dans ces discussions, et le grand argument
d'Horace contre les démocrates bourgeois, c'est qu'ils parlaient
toujours, et n'agissaient jamais.
Quand il eut acquis la preuve que Laravinière jouait un rôle actif, ou
était prêt à le jouer, il conçut pour lui plus d'estime, et se repentit
de l'avoir blessé. Tout en continuant de contester le principe d'une
révolution en faveur du peuple, il crut à cette révolution, et désira
n'y prendre part, afin d'y trouver de la gloire, des émotions, et un
essor pour son ambition trompée par le régime constitutionnel. Il
demanda à Jean sa confiance, se réconcilia avec lui; et, soit qu'il
y eût alors une apparence de sympathie chez les masses, soit que
Laravinière se fit des illusions gratuites, Horace crut à un mouvement
efficace, s'engagea par serment auprès de Jean à s'y jeter au premier
appel, et se tint prêt à tout événement. Il se procura un fusil, et fit
des cartouches avec une ardeur et une joie enfantines. Dès lors il fut
plus calme, plus sédentaire, et d'une humeur plus égale. Ce rôle de
conspirateur l'occupait tout entier. Ce rôle ranimait son espoir abattu;
il le vengeait secrètement de l'indifférence de la société envers lui;
il lui donnait une contenance vis-à-vis de lui-même, une attitude
vis-à-vis de Jean et de ses camarades. Il aimait à inquiéter Marthe, à
la voir pâlir lorsqu'il lui faisait pressentir les dangers auxquels il
brûlait de s'exposer. Il se pleurait aussi un peu d'avance, et répandait
des fleurs sur sa tombe; il fit même son épitaphe en vers. Quand il
rencontra madame la vicomtesse de Chailly à l'Opéra, et qu'elle le salua
fort légèrement, il s'en consola en pensant qu'elle viendrait peut-être
l'implorer lorsqu'il serait un homme puissant, un grand orateur ou un
publiciste influent dans la république.
Soit que les événements qui approchaient ne fussent pas prévus par
d'autres que par lui, soit que des circonstances cachées en eussent
retardé l'accomplissement, Laravinière n'avait eu autre chose à faire
qu'à fourbir ses fusils, dans l'attente d'une révolution, lorsque le
choléra vint éclater dans Paris, et distraire douloureusement les masses
de toute préoccupation politique.
J'étais à l'ambulance, roulé dans mon manteau, par une de ces froides
nuits du printemps qui semblaient donner plus d'intensité au fléau, et
j'attendais, en volant à _l'ennemi_ un quart d'heure de mauvais sommeil,
qu'on vint m'appeler pour de nouveaux accidents, lorsque je sentis une
main se poser sur mon épaule. Je me réveillai brusquement, et me levant
par habitude, je fus prêt à suivre la personne qui me réclamait, avant
d'avoir ouvert tout à fait mes yeux appesantis par la fatigue. Ce fut
seulement lorsqu'elle passa auprès de la lanterne rouge suspendue
à l'entrée de l'ambulance, que je crus la reconnaître, malgré le
changement qui s'était opéré en elle.
«Marthe! m'écriai-je, est-ce donc vous! Et pour qui venez-vous me
chercher, grand Dieu?
--Pour qui voulez-vous que ce soit? dit-elle en joignant les mains. Oh!
venez tout de suite, venez avec moi!»
J'étais déjà en route avec elle.
«Est-il gravement attaqué? lui demandai-je chemin faisant.
--Je n'en sais rien, me dit-elle; mais il souffre beaucoup, et son
esprit est tellement frappé, que je crains tout. Il y a plusieurs jours
qu'il a des pressentiments, et aujourd'hui il m'a dit à plusieurs
reprises qu'il était perdu. Cependant il a bien dîné, il a été au
spectacle, et en rentrant il a soupé.
--Et quels accidents?
--Aucun; mais il souffre, et il m'a dit avec tant de force de courir à
l'ambulance, que la frayeur s'est emparée de moi tout à coup, et je puis
à peine me soutenir.
--En effet, Marthe, vous avez le frisson. Appuyez-vous sur mon bras.
--Oh! c'est seulement un peu de froid!
--Vous êtes à peine vêtue pour une nuit aussi froide, enveloppez-vous de
mon manteau.
--Non, non, cela nous retarderait, marchons!
--Pauvre Marthe! vous êtes maigrie, lui dis-je tout en marchant vite, et
en regardant à la lueur blafarde des réverbères, ses joues amincies,
que creusait encore l'ombre de ses cheveux noirs flottants au gré de la
bise.
--Je suis pourtant très-bien portante,» me dit-elle d'un air préoccupé.
Puis tout à coup, par une liaison d'idées qui ne s'était pas encore
faite en elle: Dites-moi donc plutôt, s'écria-t-elle vivement, comment
se porte Eugénie.
--Eugénie va bien, lui dis-je; elle ne souffre que d'avoir perdu votre
amitié.
--Ah! ne dites pas cela! répondit-elle avec un accent déchirant. Mon
Dieu! épargnez-moi ce reproche-là! Dieu sait que je ne le mérite pas!
Dites-moi plutôt qu'elle m'aime toujours.
--Elle vous aime toujours tendrement, chère Marthe.
--Et vous aimez toujours Horace? reprit Marthe, oubliant tout ce qui lui
était personnel, et me tirant par le bras pour me faire courir.
Je courus, et nous fûmes bientôt près de lui. Il fit un cri perçant en
me voyant, et se jetant dans mes bras:
«Ah! maintenant je puis mourir, s'écria-t-il avec chaleur; j'ai retrouvé
mon ami.» Et il retomba sur son fauteuil, pâle et brisé, comme s'il
était près d'expirer.
Je fus très-effrayé de cette prostration. Je tâtai son pouls, qui était
à peine sensible. Je l'examinai, je le fis coucher, je l'interrogeai
attentivement, et je me disposai à passer la nuit près de lui.
Il était malade en effet. Son cerveau était en proie à une exaspération
douloureuse, tous ses nerfs étaient agités; il avait une sorte de
délire, il parlait de mort, de guerre civile, de choléra, d'échafaud;
et mêlant, dans ses rêves, les diverses idées qui le possédaient, il me
prenait tantôt pour un croque-mort qui venait le jeter dans la fatale
_tapissière_, tantôt pour le bourreau qui le conduisait au supplice. A
ces moments d'exaltation succédaient des évanouissements, et quand
il revenait à lui-même, il me reconnaissait, pressait mes mains avec
énergie, et s'attachant à moi, me suppliait de ne pas l'abandonner, et
de ne pas le laisser mourir. Je n'en avais pas la moindre envie, et je
me mettais à la torture pour deviner son mal; mais quelque attention
que j'y apportasse, il m'était impossible d'y voir autre chose qu'une
excitation nerveuse causée par une affection morale. Il n'y avait pas le
moindre symptôme de choléra, pas de fièvre, pas d'empoisonnement, pas de
souffrance déterminée. Marthe s'empressait autour de lui avec un zèle
dont il ne semblait pas s'apercevoir, et, en la regardant, j'étais si
frappé de son air de dépérissement, et d'angoisse, que je la suppliai
d'aller se coucher. Je ne pus l'y faire consentir. Cependant, à la
pointe du jour, Horace s'étant calmé et endormi, elle tomba à son tour
assoupie sur un fauteuil au pied du lit. J'étais au chevet, vis-à-vis
d'elle, et je ne pouvais m'empêcher de comparer la figure d'Horace,
pleine de force et de santé, avec celle de cette femme que j'avais vue
naguère si belle, et qui n'était plus devant mes yeux que comme un
spectre.
J'allais m'endormir aussi, lorsque, sans réveiller personne, Laravinière
entra sur la pointe du pied, et vint s'asseoir près de moi. Il avait
passé lui-même la nuit auprès d'un de ses amis atteint du choléra, et,
en rentrant, il avait appris que Marthe était allée à l'ambulance pour
Horace. «Qu'a t-il donc?» me demanda-t-il en se penchant vers lui pour
l'examiner. Quand je lui eus avoué que je n'y voyais rien de grave, et
que cependant il m'avait occupé et inquiété toute la nuit, Jean haussa
les épaules. «Voulez-vous que je vous dise ce que c'est? me dit-il en
baissant la voix encore davantage: c'est une panique, rien de plus.
Voilà deux ou trois fois qu'il nous a fait des scènes pareilles; et si
j'avais été ici ce soir, Marthe n'aurait pas été, tout effrayée, vous
déranger. Pauvre femme! elle est plus malade que lui.
[Illustration: J'étais à l'ambulance, roulé dans mon manteau.]
--C'est ce qui me semble. Mais vous me paraissez, vous, bien sévère pour
mon pauvre Horace?
--Non; je suis-juste. Je ne prétends pas qu'Horace soit ce qu'on appelle
un lâche; je suis même sûr qu'il est brave, et qu'il irait résolument au
feu d'une bataille ou d'un duel. Mais il a ce genre de lâcheté commun
à tous les hommes qui s'aiment un peu trop: il craint la maladie, la
souffrance, la mort lente, obscure et douloureuse qu'on trouve dans son
lit. Il est ce que nous appelons _douillet_. Je l'ai vu une fois tenir
tête, dans la rue, à des gens de mauvaise mine qui voulaient l'attaquer,
et que sa bonne contenance a fait reculer; mais je l'ai vu aussi tomber
en défaillance pour une petite coupure qu'il s'était faite au bout du
doigt en taillant sa plume. C'est une nature de femme, malgré sa barbe
de Jupiter Olympien. Il pourrait s'élever à l'héroïsme, il ne supporte
pas un _bobo_.
--Mon cher Jean, répondis-je, je vois tous les jours des hommes dans
toute la force de l'âge et de la volonté, qui passent pour fermes et
sages, et que la pensée du choléra (et même de bien moindres maux ) rend
pusillanimes à l'excès. Ne croyez pas qu'Horace soit une exception. Les
exceptions seules affrontent la maladie avec stoïcisme.
--Aussi ne fais-je point, reprit-il, le procès à votre ami; mais je
voudrais que cette pauvre Marthe s'habituât à ses manières, et ne prît
pas l'alarme toutes les fois qu'il lui passe par la tête de se croire
mort.
--Est-ce donc là, demandai-je, la cause de son air triste et accablé?
--Oh! ce n'en est qu'une entre toutes. Mais je ne veux pas faire ici
le délateur. Je me suis abstenu jusqu'à présent de vous dire ce qui se
passait. Puisque vous voilà revenu chez eux, vous en jugerez bientôt par
vous-même.
XXIII.
En effet, étant revenu le lendemain m'assurer de l'état de parfaite
santé où se trouvait Horace, j'obtins de lui, sans la provoquer
beaucoup, la confidence de ses chagrins. «Eh bien, oui, me dit-il,
répondant à une observation que je lui faisais, je suis mécontent de mon
sort, mécontent de la vie, et, pourquoi ne le dirais-je pas? tout à fait
las de vivre. Pour une goutte de fiel de plus qui tomberait dans ma
coupe, je me couperais la Gorge.
[Illustration: Marthe.]
--Cependant hier, en vous croyant pris du choléra, vous me recommandiez
vivement de ne pas vous laisser mourir. J'espère que vous vous exagérez
à vous-même votre spleen d'aujourd'hui.
--C'est qu'hier j'avais mal au cerveau, j'étais fou, je tenais à la
vie par un instinct animal; aujourd'hui que je retrouve ma raison, je
retrouve l'ennui, le dégoût et l'horreur de la vie.»
J'essayai de lui parler de Marthe, dont il était l'unique appui, et qui
peut-être ne lui survivrait pas s'il consommait le crime d'attenter à
ses jours. Il fit un mouvement d'impatience qui allait presque jusqu'à
la fureur; il regarda dans la chambre voisine, et s'étant assuré
que Marthe n'était pas rentrée de ses courses du matin, «Marthe!
s'écria-t-il! eh bien, vous nommez mon fléau, mon supplice, mon enfer!
Je croyais, après toutes les prédictions que vous m'avez faites à cet
égard, qu'il y allait de mon honneur de vous cacher à quel point elles
se sont réalisées; eh bien, je n'ai pas ce sot orgueil, et je ne sais
pas pourquoi, quand je retrouve mon meilleur, mon seul ami, je lui
ferais mystère de ce qui se passe en moi. Sachez donc la vérité,
Théophile: j'aime Marthe, et pourtant je la hais; je l'idolâtre, et en
même temps je la méprise; je ne puis me séparer d'elle, et pourtant je
n'existe que quand je ne la vois pas. Expliquez cela, vous qui savez
tout expliquer, vous qui mettez l'amour en théorie, et qui prétendez le
soumettre à un régime comme les autres maladies.
--Cher Horace, lui répondis-je, je crois qu'il me serait facile de
constater du moins l'état de votre âme. Vous aimez Marthe, j'en suis
bien certain; mais vous voudriez l'aimer davantage, et vous ne le pouvez
pas.
--Eh bien, c'est cela même! s'écria-t-il. J'aspire à un amour sublime,
je n'en éprouve qu'un misérable. Je voudrais embrasser l'idéal, et je
n'étreins que la réalité.
--En d'autres termes, repris-je en essayant d'adoucir par un ton
caressant ce que mes paroles pouvaient avoir de sévère, vous voudriez
l'aimer plus que vous-même, et vous ne pouvez pas même l'aimer autant.»
Il trouva que je traitais sa douleur un peu plus cavalièrement qu'il ne
l'eût souhaité; mais tout ce qu'il me dit pour modifier une opinion qui
ne lui semblait pas à la hauteur de sa souffrance, ne servit qu'à m'y
confirmer. Marthe rentra, et Horace, obligé de sortir à son tour, me
laissa avec elle. Ce que je voyais de leur intérieur ne m'inspirait
guère l'espoir de leur être utile. Pourtant je ne voulais pas les
quitter sans m'être bien assuré que je ne pouvais rien pour adoucir leur
infortune.
Je trouvais Marthe aussi peu disposée à me laisser pénétrer dans son
coeur, qu'Horace avait été prompt à m'ouvrir le sien. Je devais m'y
attendre: elle était l'offensée, elle avait de justes sujets de plainte
contre lui, et une noble générosité la condamnait au silence. Pour
vaincre ses scrupules, je lui dis qu'Horace s'était accusé devant moi,
et m'avait confessé tous ses torts: c'était la vérité. Horace ne s'était
pas épargné; il m'avait dévoilé ses fautes, tout en se défendant de la
cause égoïste que je leur assignais. Mais cet encouragement ne changea
rien aux résolutions que Marthe semblait avoir prises; je remarquai en
elle une sorte de courage sombre et de désespoir morne que je n'aurais
pas cru conciliables avec l'enthousiaste mobilité et la sensibilité
expansive que je lui connaissais. Elle excusa Horace, me dit que la
faute était toute à la société, dont l'opinion implacable flétrit à
jamais la femme tombée, et lui défend de se relever en inspirant un
véritable amour. Elle refusa de s'expliquer sur son avenir, me parla
vaguement de religion et de résignation. Elle refusa également l'offre
que je lui fis de lui amener Eugénie, en disant que ce rapprochement
serait bientôt brisé par les mêmes causes qui avaient amené la désunion;
et tout en protestant de son affection profonde pour mon amie, elle
me conjura de ne point lui parler d'elle. La seule idée qui me parut
arrêtée dans son cerveau, parce qu'elle y revint à plusieurs reprises,
fut celle d'un devoir qu'elle avait à remplir, devoir mystérieux, et
dont elle ne détermina point la nature.
En examinant avec attention sa contenance et tous ses mouvements, je
crus observer qu'elle était enceinte; elle était si peu disposée à la
confiance, que je n'osai pas l'interroger à cet égard, et me réservai de
le faire en temps opportun.
Quand je l'eus quittée, le coeur attristé profondément de sa souffrance,
je passai par hasard devant un café où Horace avait l'habitude d'aller
lire les journaux; et comme il y était en ce moment, il m'appela et me
força de m'asseoir près de lui. Il voulait savoir ce que Marthe m'avait
dit; et moi, je commençai par lui demander si elle n'était pas enceinte.
Il est impossible de rendre l'altération que ce mot causa sur son
visage. «Enceinte! s'écria-t-il; de quoi parlez-vous là, bon Dieu? Vous
la croyez enceinte? Elle vous a dit qu'elle l'était? Malédiction de tous
les diables! il ne me faudrait plus que cela!
--Qu'aurait donc de si effrayant une pareille nouvelle? lui dis-je. Si
Eugénie m'en annonçait une semblable, je m'estimerais bien heureux!--Il
frappa du poing sur la table, si fort qu'il fit trembler toute la
faïence de l'établissement.
--Vous en parlez à votre aise, dit-il; vous êtes philosophe d'abord, et
ensuite vous avez trois mille livres de rente et un état. Mais moi, que
ferais-je d'un enfant? à mon âge, avec ma misère, mes dettes, et mes
parents, qui seraient indignés! Avec quoi le nourrirais-je? avec quoi
le ferais-je élever? Sans compter que je déteste les marmots, et qu'une
femme en couches me représente l'idée la plus horrible!... Ah! mon Dieu!
vous me rappelez qu'elle lit l'_Emile_, sans désemparer depuis quinze
jours! C'est cela, elle veut nourrir son enfant! elle va lui donner une
éducation à la Jean-Jacques, dans une chambre de six pieds carrés! Me
voilà père, je suis perdu!»
Son désespoir était si comique, que je ne pus m'empêcher d'en rire. Je
pensai que c'était une de ces boutades sans conséquence qu'Horace aimait
à lancer, même sur les sujets les plus sérieux, rien que pour donner un
peu de mouvement à son esprit, comme à un cheval ardent qu'on laisse
caracoler avant de lui faire prendre une allure mesurée. J'avais bonne
opinion de son coeur, et j'aurais cru lui faire injure en lui remontrant
gravement les devoirs que sa jeune paternité allait lui imposer.
D'ailleurs je pouvais m'être trompé. Si Marthe eût été dans la position
que je supposais, Horace eût-il pu l'ignorer? Nous nous séparâmes, moi
riant toujours de son aversion sarcastique pour les marmots, et lui
continuant à déclamer contre eux avec une verve inépuisable.
Je trouvai en rentrant chez moi une liste de malades qui s'étaient
fait inscrire. J'étais reçu médecin depuis l'automne précédent, et
je commençais ma carrière par la sinistre et douloureuse épreuve du
choléra. J'avais donc tout à coup une clientèle plus nombreuse que je ne
l'aurais désiré, et je fus tellement accaparé pendant plusieurs
jours, que je ne revis Horace qu'au bout d'une quinzaine. Ce fut sous
l'influence d'un événement étrange qui coupait court à toutes ses amères
facéties sur la progéniture.
Il entra chez moi un matin, pâle et défait.
«Est-elle ici? fut le premier mot qu'il m'adressa.
--Eugénie? lui dis-je; oui, certainement, elle est dans sa chambre.
--Marthe! s'écria-t-il avec agitation. Je vous parle de Marthe; elle
n'est point chez moi, elle a disparu. Théophile, je vous le disais bien,
que je devrais me couper la gorge; Marthe m'a quitté, Marthe s'est
enfuie avec le désespoir dans l'âme, peut-être avec des pensées de
suicide.»
Il se laissa tomber sur une chaise, et, cette fois, son épouvante et sa
consternation n'avaient rien d'affecté. Nous courûmes chez Arsène. Je
pensais que cet ami fidèle de Marthe avait pu être informé par elle de
ses dispositions. Nous ne trouvâmes que ses soeurs, dont l'air étonné
nous prouva sur-le-champ qu'elles ne savaient rien, et qu'elles ne
pressentaient pas même le motif de la visite d'Horace. Comme nous
sortions de chez elles, nous rencontrâmes Paul qui rentrait. Horace
courut à sa rencontre, et, se jetant dans ses bras par un de ces élans
spontanés qui réparaient en un instant toutes ses injustices:
«Mon ami, mon frère, mon cher Arsène! s'écria-t-il dans l'abondance de
son coeur, dites-moi où _elle_ est, vous le savez, vous devez le savoir.
Ah! ne me punissez pas de mes crimes par un silence impitoyable.
Rassurez-moi; dites-moi qu'elle vit, qu'elle s'est confiée à vous. Ne me
croyez pas jaloux, Arsène. Non, à cette heure, je jure Dieu que je n'ai
pour vous qu'estime et affection. Je consens à tout, je me soumets à
tout! soyez son appui, son sauveur, son amant. Je vous la donne, je vous
la confie; je vous bénis si vous pouvez, si vous devez lui donner du
bonheur; mais dites-moi qu'elle n'est pas morte, dites-moi que je ne
suis pas son bourreau, son assassin!»
Quoique Marthe n'eût pas été nommée, comme il n'y avait qu'_elle_ au
monde qui pût intéresser Arsène, il comprit sur-le-champ, et je crus
qu'il allait tomber foudroyé. Il fut quelques instants sans pouvoir
répondre. Ses dents claquaient dans sa bouche, et il regardait Horace
d'un air hébété, en retenant dans sa main froide et fortement contractée
la main que ce dernier lui avait tendue. Il ne fit aucune réflexion.
Un mélange d'effroi et d'espoir le jetait dans une sorte de délire
farouche. Il se mit à courir avec nous. Nous allâmes à la Morgue; Horace
avait eu déjà la pensée d'y aller; il n'en avait pas eu le courage. Nous
y entrâmes sans lui; il s'arrêta sous le portique, et s'appuya contre la
grille pour ne pas tomber, mais évitant de tourner ses regards vers cet
affreux spectacle, qu'il n'aurait pu supporter s'il lui eût offert parmi
les victimes de la misère et des passions l'objet de nos recherches.
Nous pénétrâmes dans la salle, où plusieurs cadavres, couchés sur les
tables fatales, offraient aux regards la plus hideuse plaie sociale, la
mort violente dans toute son horreur, la preuve et la conséquence de
l'abandon, du crime ou du désespoir. Arsène sembla retrouver son courage
au moment où celui d'Horace faiblissait; il s'approcha d'une femme qui
reposait là avec le cadavre de son enfant enlacé au sien; il souleva
d'une main ferme les cheveux noirs que le vent rabattait sur le visage
de la morte, et comme si sa vue eût été troublée par un nuage épais, il
se pencha sur cette face livide, la contempla un instant, et la laissant
retomber avec une indifférence qui, certes, ne lui était pas habituelle:
«Non,» dit-il d'une voix forte; et il m'entraîna pour répéter vite à
Horace ce _non_», qui devait le soulager momentanément.
Au bout de quelques pas, Arsène s'arrêtant:
«Montrez-moi encore, lui dit-il, le billet qu'elle vous a laissé.»
Ce billet, Horace nous l'avait communiqué. Il le remit de nouveau à
Paul, qui le relut attentivement. Il était ainsi conçu:
«Rassurez-vous, cher Horace, je m'étais trompée. Vous n'aurez pas les
charges et les ennuis de la paternité; mais après tout ce que vous
m'avez dit depuis quinze jours, j'ai compris que notre union ne pouvait
pas durer sans faire votre malheur et ma honte. Il y a longtemps que
nous avons dû nous préparer mutuellement à cette séparation, qui vous
affligera, j'en suis sûre, mais à laquelle vous vous résignerez, en
songeant que nous nous devions mutuellement cet acte de courage et de
raison. Adieu pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait inutile. Ne
vous inquiétez pas de moi, je suis forte et calme désormais. Je quitte
Paris; j'irai peut-être dans mon pays. Je n'ai besoin de rien, je ne
vous reproche rien. Ne gardez pas de moi un souvenir amer. Je pars en
appellant sur vous la bénédiction du ciel.»
Celle lettre n'annonçait pas des projets sinistres; cependant elle était
loin de nous rassurer. Moi surtout, j'avais trouvé naguère chez Marthe
tous les symptômes d'un désespoir sans ressource, et cette farouche
énergie qui conduit aux partis extrêmes.
«Il faut, dis-je à Horace, faire encore un grand effort sur vous-même,
et nous raconter textuellement ce qui s'est passé entre vous depuis
quinze jours; d'après cela, nous jugerons de l'importance que nous
devons laisser à nos craintes. Peut-être les vôtres sont exagérées. Il
est impossible que vous ayez eu envers Marthe des procèdés assez cruels
pour la pousser à un acte de folie. C'est un esprit religieux, c'est
peut-être un caractère plus fort que vous ne le pensez. Parlez, Horace;
nous vous plaignons trop pour songer à vous blâmer, quelque chose que
vous ayez à nous dire.
--Me confesser devant lui? répondit Horace en regardant Arsène. C'est
un rude châtiment; mais je l'ai mérité, et je l'accepte. Je savais bien
qu'il l'aimait, lui, et que son amour était plus digne d'elle que le
mien. Mon orgueil souffrait de l'idée qu'un autre que moi pouvait lui
donner le bonheur que je lui déniais; et je crois que, dans mes accès de
délire, je l'aurais tuée plutôt que de la voir sauvée par lui!
--Que Dieu vous pardonne! dit Arsène; mais avouez jusqu'au bout.
Pourquoi la rendiez vous si malheureuse? Est-ce à cause de moi? Vous
savez bien qu'elle ne m'aimait pas!
--Oui, je le savais! dit Horace avec un retour d'orgueil et de triomphe
égoïste; mais aussitôt ses yeux s'humectèrent et sa voix se troubla.
Je le savais, continua-t-il, mais je ne voulais seulement pas qu'elle
t'estimât, noble Arsène! C'était pour moi une injure sanglante que la
comparaison qu'elle pouvait faire entre nous deux au fond de son coeur.
Vous voyez bien, mes amis, que, dans ma vanité, il y avait des remords
et de la honte.
--Mais enfin, reprit Arsène, elle ne me regrettait pas assez, elle ne
pensait pas assez à moi, pour qu'il lui en coûtât beaucoup de m'oublier
tout à fait?
--Elle vous a longtemps défendu, répondit Horace avec une énergie qui me
portait à la fureur. Et puis tout à coup elle ne m'a plus parlé de
vous, elle s'y est résignée avec un calme qui semblait me braver et
me mépriser intérieurement. C'est à cette époque que la misère m'a
contraint à lui laisser reprendre son travail, et quoique j'eusse vaincu
en apparence ma jalousie, je n'ai jamais pu la voir sortir seule, sans
conserver un soupçon qui me torturait. Mais je le combattais, Arsène;
je vous jure qu'il m'arrivait bien rarement de l'exprimer. Seulement
quelquefois, dans des accents de colère, je laissais échapper un mot
indirect, qui paraissait l'offenser et la blesser mortellement. Elle
ne pouvait pas supporter d'être soupçonnée d'un mensonge, d'une
dissimulation si légère qu'elle fût dans ma pensée. Sa fierté se
révoltait contre moi tous les jours dans une progression qui me faisait
craindre son changement ou son abandon. Pourtant, depuis quelques
semaines, j'étais plus maître de moi, et, injuste qu'elle était! elle
prenait ma vertu pour de l'indifférence. Tout à coup une malheureuse
circonstance est venue réveiller l'orage. J'ai cru Marthe enceinte;
Théophile m'en a donné l'idée, et j'en ai été consterné. Épargnez-moi
l'humiliation de vous dire à quel point le sentiment paternel était peu
développé en moi. Suis-je donc dans l'âge où cet instinct s'éveille dans
le coeur de l'homme? et puis l'horrible misère ne fait-elle pas une
calamité de ce qui peut être un bonheur en d'autres circonstances? Bref,
je suis rentré chez moi précipitamment, il y a aujourd'hui quinze jours,
en quittant Théophile, et j'ai interrogé Marthe avec plus de terreur que
d'espérance, je l'avoue. Elle m'a laissé dans le doute; et puis, irritée
des craintes chagrines que je manifestais, elle me déclara que si elle
avait le bonheur de devenir mère, elle n'irait pas implorer pour son
enfant l'appui d'une paternité si mal comprise et si mal acceptée par
les hommes de _ma condition_. J'ai vu là un appel tacite vers vous,
Arsène, je me suis emporté; elle m'a traité avec un mépris accablant.
Depuis ces quinze jours, notre vie a été une tempête continuelle, et je
n'ai pu éclaircir le doute poignant qui en était cause. Tantôt elle m'a
dit qu'elle était grosse de six mois, tantôt qu'elle ne l'était pas, et,
en définitive, elle m'a dit que si elle l'était, elle me le cacherait,
et s'en irait élever son enfant loin de moi. J'ai été atroce dans ces
débats, je le confesse avec des larmes de sang. Lorsqu'elle niait
sa grossesse, j'en provoquais l'aveu par une tendresse perfide, et
lorsqu'elle l'avouait, je lui brisais le coeur par mon découragement,
mes malédictions, et, pourquoi ne dirais-je pas tout? par des doutes
insultants sur sa fidélité, et des sarcasmes amers sur le bonheur
qu'elle se promettait de donner un héritier à mes dettes, à ma paresse
et à mon désespoir. Il y avait pourtant des moments d'enthousiasme et de
repentir où j'acceptais cette destinée avec franchise et avec une sorte
de courage fébrile; mais bientôt je retombais dans l'excès contraire,
et alors Marthe, avec un dédain glacial, me disait: «Tranquillisez-vous
donc; je vous ai trompé pour voir quel homme vous étiez. A présent que
j'ai la mesure de votre amour et de votre courage, je puis vous dire
que je ne suis pas grosse, et vous répéter que si je l'étais, je ne
prétendrais pas vous associer à ce que je regarderais comme mon unique
bonheur en ce monde.»
«Que vous dirai-je? chaque jour la plaie s'envenimait. Avant-hier la
mésintelligence fut plus profonde que la veille, et puis hier, elle le
fut à un excès qui m'eût semblé devoir amener une catastrophe, si
nous n'eussions pas été comme blasés l'un et l'autre sur de pareilles
douleurs. A minuit, après une querelle qui avait duré deux mortelles
heures, je fus si effrayé de sa pâleur et de son abattement, que je
fondis en larmes. Je me mis à genoux, j'embrassai ses pieds, je lui
proposai de se tuer avec moi pour en finir avec ce supplice de notre
amour, au lieu de le souiller par une rupture. Elle ne me répondit que
par un sourire déchirant, leva les yeux au ciel, et demeura quelques
instants dans une sorte d'extase. Puis, elle jeta ses bras autour de
mon cou, et pressa longtemps mon front de ses lèvres desséchées par
une fièvre lente. «Ne parlons plus de cela, me dit-elle ensuite en se
levant: ce que vous craignez tant n'arrivera pas. Vous devez être bien
fatigué, couchez-vous; j'ai encore quelques points à faire. Dormez
tranquille; je le suis, vous voyez!»
«Elle était bien tranquille en effet! Et moi, stupide et grossier dans
ma confiance, je ne compris pas que c'était le calme de la mort qui
s'étendait sur ma vie. Je m'endormis brisé, et je ne m'éveillai qu'au
grand jour. Mon premier mouvement fut de chercher Marthe, pour la
remercier à genoux de sa miséricorde. Au lieu d'elle, j'ai trouvé ce
fatal billet. Dans sa chambre rien n'annonçait un départ précipité. Tout
était rangé comme à l'ordinaire; seulement la commode qui contenait
ses pauvres hardes était vide. Son lit n'avait pas été défait: elle ne
s'était pas couchée. Le portier avait été réveillé vers trois heures du
matin par la sonnette de l'intérieur; il a tiré le cordon comme il fait
machinalement dans ce temps de choléra, où, à toute heure, on sort pour
chercher ou porter des secours. Il n'a vu sortir personne, il a entendu
refermer la porte. Et moi je n'ai rien entendu. J'étais là, étendu
comme un cadavre, pendant qu'elle accomplissait sa fuite, et qu'elle
m'arrachait le coeur de la poitrine pour me laisser à jamais vide
d'amour et de bonheur.»