George Sand

Horace
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[Illustration (sans légende)]

HORACE




NOTICE


Il faut croire qu'_Horace_ représente un type moderne très-fidèle
et très-répandu, car ce livre m'a fait une douzaine d'ennemis bien
conditionnés. Des gens que je ne connaissais pas prétendaient s'y
reconnaître, et m'en voulaient à la mort de les avoir si cruellement
dévoilés. Pour moi, je répète ici ce que j'ai dit dans la première
préface; je n'ai fait poser personne pour esquisser ce portrait; je l'ai
pris partout et nulle part, comme le type de dévouement aveugle que
j'ai opposé à ce type de personnalité sans frein. Ces deux types sont
éternels, et j'ai ouï dire plaisamment à un homme de beaucoup d'esprit,
que le monde se divisait en deux séries d'êtres plus ou moins pensants:
_les farceurs_ et _les jobards_. C'est peut-être ce mot-là qui m'a
frappée et qui m'a portée à écrire _Horace_ vers le même temps. Je
tenais peut-être à montrer que les exploiteurs sont quelquefois dupes de
leur égoïsme, que les dévoués ne sont pas toujours privés de bonheur. Je
n'ai rien prouvé; on ne prouve rien avec des contes, ni même avec des
histoires vraies; mais les bonnes gens ont leur conscience qui les
rassure, et c'est pour eux surtout que j'ai écrit ce livre, où l'on a
cru voir tant de malice. On m'a fait trop d'honneur: j'aimerais mieux
appartenir à la plus pauvre classe des _jobards_ qu'à la plus illustre
des _farceurs_.


GEORGE SAND. Nohant, 1er novembre 1852.




A M. CHAULES DUVERNET.

Certainement nous l'avons connu, mais disséminé entre dix ou douze
exemplaires, dont aucun en particulier ne m'a servi de modèle. Dieu me
préserve de faire la satire d'un individu dans un personnage de roman.
Mais celle d'un travers répandu dans le monde de nos jours, je l'ai
essayée cette fois-ci encore; et si je n'ai pas mieux réussi que de
coutume, comme de coutume je dirai que c'est la faute de l'auteur et non
celle de la vérité. Les marquis d'aujourd'hui ne sont plus ridicules.
Une couche nouvelle de la société ayant poussé l'ancienne, il est
certain que les prétentions et les impertinences de la vanité ont changé
de place et de nature. J'ai tenté de faire un peu attentivement la
critique du beau jeune homme de ce temps-ci; et ce _beau_ n'est pas ce
qu'à Paris on appelle _lion_. Ce dernier est le plus inoffensif des
êtres. Horace est un type plus répandu et plus dangereux, parce qu'il
est plus élevé en valeur réelle. Un _lion_ n'est le successeur ni des
marquis de Molière ni des roués de la Régence; il n'est ni bon ni
méchant; il rentre dans la catégorie des enfants qui s'amusent à faire
les matamores. Cette impuissante affectation des grands vices qui ne
sont plus n'est qu'un très-petit épisode de la scène générale. Horace a
dû traverser cet épisode; mais il partait d'un autre point et cherchait
un autre but. Dieu merci, un seul ridicule ne suffit pas à cette
jeunesse ambitieuse, qui s'agrandit et s'épure à travers mille erreurs
et mille fautes, grâce au puissant mobile de l'amour-propre. Mon ami,
nous avons souvent parlé de ceux de nos contemporains chez qui nous
avons vu la personnalité se développer avec un excès effrayant; nous
leur avons vu faire beaucoup de mal en voulant faire le bien. Nous les
avons parfois raillés, souvent repris; plus souvent nous les avons
plaints, et toujours nous les avons aimés, _quand même_!

GEORGE SAND.



I.

Les êtres qui nous inspirent le plus d'affection ne sont pas toujours
ceux que nous estimons le plus. La tendresse du cœur n'a pas besoin
d'admiration et d'enthousiasme: elle est fondée sur un sentiment
d'égalité qui nous fait chercher dans un ami un semblable, un homme
sujet aux mêmes passions, aux mêmes faiblesses que nous. La vénération
commande une autre sorte d'affection que cette intimité expansive de
tous les instants qu'on appelle l'amitié. J'aurais bien mauvaise opinion
d'un homme qui ne pourrait aimer ce qu'il admire; j'en aurais une plus
mauvaise encore de celui qui ne pourrait aimer que ce qu'il admire. Ceci
soit dit en fait d'amilié seulement. L'amour est tout autre: il ne vit
que d'enthousiasme, et tout ce qui porte atteinte à sa délicatesse
exaltée le flétrit et le dessèche. Mais le plus doux de tous les
sentiments humains, celui qui s'alimente des misères et des fautes
connue des grandeurs et des actes héroïques, celui qui est de tous les
âges de notre vie, qui se développe en nous avec le premier sentiment
de l'être, et qui dure autant que nous, celui qui double et étend
réellement notre existence, celui qui renaît de ses propres cendres
et se renoue aussi serré et aussi solide après s'être brisé; ce
sentiment-là, hélas! ce n'est pas l'amour, vous le savez bien, c'est
l'amitié.

Si je disais ici tout ce que je pense et tout ce que je sais de
l'amitié, j'oublierais que j'ai une histoire à vous raconter, et
j'écrirais un gros traité en je ne sais combien de volumes; mais je
risquerais fort de trouver peu de lecteurs, en ce siècle où l'amitié
a tant passé de mode qu'on n'en trouve guère plus que d'amour. Je me
bornerai donc à ce que je viens d'en indiquer peur poser ce préliminaire
de mon récit: à savoir, qu'un des amis que je regrette le plus et qui a
le plus mêlé ma vie à la sienne, ce n'a pas été le plus accompli et le
meilleur de tous; mais, au contraire, un jeune homme rempli de défauts
et de travers, que j'ai même méprisé et baï à de certaines heures, et
pour qui cependant j'ai ressenti une des plus puissantes et des plus
invincibles sympathies que j'aie jamais connues.

Il se nommait Horace Dumontet; il était fils d'un petit employé de
province à quinze cents francs d'appointements, qui, ayant épousé une
héritière campagnarde riche d'environ dix mille écus, se voyait à
la tête, comme on dit, de trois mille francs de rente. L'avenir,
c'est-à-dire l'avancement, était hypothéqué sur son travail, sa santé et
sa bonne conduite, c'est-à-dire son adhésion aveugle à tous les actes et
à toutes les formes d'un gouvernement et d'une société quelconque.

Personne ne sera étonné d'apprendre que, dans une situation aussi
précaire et avec une aisance aussi bornée, M. et Mme Dumontet, le père
et la mère de mon ami, eussent résolu de donner a leur fils ce qu'on
appelle de l'éducation, c'est-à-dire qu'ils l'eussent mis dans un
collège de province jusqu'à ce qu'il eût été reçu bachelier, et qu'ils
l'eussent envoyé à Paris pour y suivre les cours de la Faculté, à cette
fin de devenir en peu d'années avocat ou médecin. Je dis que personne
n'en sera étonné, parce qu'il n'est guère de famille dans une position
analogue qui n'ait fait ce rêve ambitieux de donner à ses fils une
existence indépendante. L'_indépendance_, ou ce qu'il se représente par
ce mot emphatique, c'est l'idéal du pauvre employé; il a souffert trop
de privations et souvent, hélas! trop d'humiliations pour ne pas désirer
d'en affranchir sa progéniture; il croit qu'autour de lui sont jetés en
abondance des lots de toute sorte, et qu'il n'a qu'à se baisser pour
ramasser l'avenir brillant de sa famille. L'homme aspire à monter; c'est
grâce à cet instinct que se soutient encore l'édifice, si surprenant de
fragilité et de durée, de l'inégalité sociale.

De toutes les professions qu'un adolescent peut embrasser pour échapper
à la misère, jamais, de nos jours, les parents ne s'aviseront d'aller
choisir la plus modeste et la plus sûre. La cupidité ou la vanité sont
toujours juges; on a tant d'exemples de succès autour de soi! Des
derniers rangs de la société, on voit s'élever aux premières places des
prodiges de tout genre, voire des prodiges de nullité. «Et pourquoi,
disait M. Dumontet à sa femme, notre Horace ne parviendrait-il pas comme
_un tel_, _un tel_, et tant d'autres qui avaient moins de dispositions
et de courage que lui?» Madame Dumontet était un peu effrayée des
sacrifices que lui proposait son mari pour lancer Horace dans la
carrière; mais le moyen de se persuader qu'on n'a pas donné le jour à
l'entant le plus intelligent et le plus favorisé du ciel qui ait jamais
existé? Madame Dumontet était une bonne femme toute simple, élevée aux
champs, pleine de sens dans la sphère d'idées que son éducation lui
avait permis de parcourir. Mais, en dehors de ce petit cercle, il y
avait tout un monde inconnu qu'elle ne voyait qu'avec les yeux de son
mari. Quand il lui disait que depuis la Révolution tous les Français
sont égaux devant la loi, qu'il n'y a plus de privilèges, et que tout
homme de talent peut fendre la presse et arriver, sauf à pousser un pou
plus fort que ceux qui se trouvent placés plus près du but, elle se
rendait à ces bonnes raisons, craignant de passer pour arriérée,
obstinée, et de ressembler en cela aux paysans dont elle sortait.

Le sacrifice que lui proposait Dumontet n'était rien moins que celui
d'une moitié de leur revenu. «Avec quinze cents francs, disait-il, nous
pouvons vivre et élever notre fille sous nos yeux, modestement; avec le
surplus de nos rentes, c'est-à-dire avec mes appointements, nous pouvons
entretenir Horace à Taris, sur un bon pied, pendant plusieurs années.»

Quinze cents francs pour être à Paris sur un bon pied, à dix-neuf ans,
et quand on est Horace Dumontet!... Madame Dumontet ne reculait devant
aucun sacrifice; la digne femme eût vécu de pain noir et marché sans
souliers pour être utile à son fils et agréable à son mari; mais elle
s'affligeait de dépenser tout d'un coup les économies qu'elle avait
faites depuis son mariage, et qui s'élevaient à une dizaine de
mille francs. Pour qui ne connaît pas la petite vie de province, et
l'incroyable habileté des mères de famille à rogner et grappiller sur
tontes choses, la possibilité d'économiser plusieurs centaines d'écus
par an sur trois mille francs de rente, sans faire mourir de faim mari,
enfants, servantes et chats, paraîtra fabuleuse. Mais ceux qui mènent
cette vie ou qui la voient de près savent bien que rien n'est plus
fréquent. La femme sans talent, sans fonctions et sans fortune, n'a
d'autre façon d'exister et d'aider l'existence des siens, qu'en exerçant
l'étrange industrie de se voler elle-même en retranchant chaque jour,
à la consommation de sa famille, un peu du nécessaire: cela fait une
triste vie, sans charité, sans gaieté, sans variété et sans hospitalité.
Mais qu'importe aux riches, qui trouvent la fortune publique
très-équitablement répartie! «Si ces gens-là veulent élever leurs
enfants comme les nôtres, disent-ils en parlant des petits bourgeois,
qu'ils se privent! et s'ils ne veulent pas se priver, qu'ils en fassent
des artisans et des manoeuvres!» Les riches ont bien raison de parler
ainsi au point de vue du droit social; au point de vue du droit humain,
que Dieu soit juge!

«Et pourquoi, répondent les pauvres gens du fond de leurs tristes
demeures, pourquoi nos enfants ne marcheraient-ils pas de pair avec ceux
du gros industriel et du noble seigneur? L'éducation nivelle les hommes,
et Dieu nous commande de travailler à ce nivellement.»

Vous aussi, vous avez bien raison, éternellement raison, braves parents,
au point de vue général; et malgré les rudes et fréquentes défaites de
vos espérances, il est certain que longtemps encore nous marcherons vers
l'égalité par cette voie de votre ambition légitime et de votre vanité
naïve. Mais quand ce nivellement des droits et des espérances sera
accompli, quand tout homme trouvera dans la société le milieu où son
existence sera non-seulement possible, mais utile et féconde, il faut
bien espérer que chacun consultera ses forces et se jugera, dans le
calme de la liberté, avec plus de raison et de modestie qu'on ne le
fait, à cette heure, dans la fièvre de l'inquiétude et dans l'agitation
de la lutte. Il viendra un temps, je le crois fermement, où tous les
jeunes gens ne seront pas résolus à devenir chacun le premier homme de
son siècle ou à se brûler la cervelle. Dans ce temps-là, chacun ayant
des droits politiques, et l'exercice de ces droits étant considéré comme
une des faces de la vie de tout citoyen, il est vraisemblable que la
carrière politique ne sera plus encombrée de ces ambitions palpitantes
qui s'y précipitent aujourd'hui avec tant d'âpreté, dédaigneuses de
toute autre fonction que celle de primer et de gouverner les hommes.

Tant il y a que madame Dumontet, qui comptait sur ses dix mille francs
d'économie pour doter sa fille, consentit à les entamer pour l'entretien
de son fils à Paris, se réservant d'économiser désormais pour marier
Camille, la jeune soeur d'Horace.

Voilà donc Horace sur le beau pavé de Paris, avec son titre de bachelier
et d'étudiant en droit, ses dix-neuf ans et ses quinze cents livres de
pension. Il y avait déjà un an qu'il y faisait ou qu'il était censé y
faire ses études lorsque je fis connaissance avec lui dans un petit café
près le Luxembourg, où nous allions prendre le chocolat et lire les
journaux tous les matins. Ses manières obligeantes, son air ouvert, son
regard vif et doux, me gagnèrent à la première vue. Entre jeunes gens on
est bientôt lié, il suffit d'être assis plusieurs jours de suite à la
même table et d'avoir à échanger quelques mots de politesse, pour qu'au
premier matin de soleil et d'expansion la conversation s'engage et se
prolonge du café au fond des allées du Luxembourg. C'est ce qui nous
arriva en effet par une matinée de printemps. Les lilas étaient en
fleur, le soleil brillait joyeusement sur le comptoir d'acajou à
bronzes dorés de madame Poisson, la belle directrice du café. Nous nous
trouvâmes, je ne sais comment, Horace et moi, sur les bords du grand
bassin, bras dessus, bras dessous, causant comme de vieux amis, et ne
sachant point encore le nom l'un de l'autre; car si l'échange de nos
idées générales nous avait subitement rapprochés, nous n'étions pas
encore sortis de cette réserve personnelle qui précisément donne une
confiance mutuelle aux personnes bien élevées. Tout ce que j'appris
d'Horace ce jour-là, c'est qu'il était étudiant en droit; tout ce qu'il
sut de moi, c'est que j'étudiais la médecine. Il ne me fit de questions
que sur la manière dont j'envisageais la science à laquelle je m'étais
voué, et réciproquement. «Je vous admire, me dit-il au moment de me
quitter, ou plutôt je vous envie: vous travaillez, vous ne perdez pas de
temps, vous aimez la science, vous avez de l'espoir, vous marchez droit
au but! Quant à moi, je suis dans une voie si différente, qu'au lieu d'y
persévérer je ne cherche qu'à en sortir. J'ai le droit en horreur; ce
n'est qu'un tissu de mensonges contre l'équité divine et la vérité
éternelle. Encore si c'étaient des mensonges liés par un système
logique! mais ce sont, au contraire, des mensonges qui se contredisent
impudemment les uns les autres, afin que chacun puisse faire le mal par
les moyens de perversité qui lui sont propres! Je déclare infâme ou
absurde tout jeune homme qui pourra prendre au sérieux l'étude de la
chicane; je le méprise, je le hais!...»

Il parlait avec une véhémence qui me plaisait, et qui cependant n'était
pas tout à fait exempte d'un certain parti pris d'avance. On ne pouvait
douter de sa sincérité en l'écoutant; mais on voyait qu'il ne fulminait
pas ses imprécations pour la première fois. Elles lui venaient trop
naturellement pour n'être pas étudiées, qu'on me pardonne ce paradoxe
apparent. Si l'on ne comprend pas bien ce que j'entends par là, on
entrera difficilement dans le secret de ce caractère d'Horace, malaisé à
définir, malaisé à mesurer juste pour moi-même, qui l'ai tant étudié.

C'était un mélange d'affectation et de naturel si délicatement unis, que
l'on ne pouvait plus distinguer l'un de l'autre, ainsi qu'il arrive dans
la préparation de certains mets ou de certaines essences, où le goût ni
l'odorat ne peuvent plus reconnaître les éléments primitifs. J'ai vu des
gens à qui, dès l'abord, Horace déplaisait souverainement, et qui le
tenaient pour prétentieux et boursouflé au suprême degré. J'en ai vu
d'autres qui s'engouaient de lui sur-le-champ et n'en voulaient plus
démordre, soutenant qu'il était d'une candeur et d'un _laisser-aller_
sans exemple. Je puis vous affirmer que les uns et les autres se
trompaient, ou plutôt, qu'ils avaient raison de part et d'autre: Horace
était _affecté naturellement_. Est-ce que vous ne connaissez pas des
gens ainsi faits, qui sont venus au monde avec un caractère et des
manières d'emprunt, et qui semblent jouer un rôle, tout en jouant
sérieusement le drame de leur propre vie? Ce sont des gens qui se
copient eux-mêmes. Esprits ardents et portés par nature à l'amour des
grandes choses, que leur milieu soit prosaïque, leur élan n'en est pas
moins romanesque; que leurs facultés d'exécution soient bornées, leurs
conceptions n'en sont pas moins démesurées: aussi se drapent-ils
perpétuellement avec le manteau du personnage qu'ils ont dans
l'imagination. Ce personnage est bien l'homme même, puisqu'il est son
rêve, sa création, son mobile intérieur. L'homme réel marche à côté de
l'homme idéal; et comme nous voyons deux représentations de nous-mêmes
dans une glace fendue par le milieu, nous distinguons dans cet homme,
dédoublé pour ainsi dire, deux images qui ne sauraient se détacher, mais
qui sont pourtant bien distinctes l'une de l'autre. C'est ce que
nous entendons par le mot de seconde nature, qui est devenu synonyme
d'habitude.

Horace, donc était ainsi. Il avait nourri en lui-même un tel besoin de
paraître avec tous ses avantages, qu'il était toujours habillé, paré,
reluisant, au moral comme au physique. La nature semblait l'aider à ce
travail perpétuel. Sa personne était belle, et toujours posée dans des
altitudes élégantes et faciles. Un bon goût irréprochable ne présidait
pas toujours à sa toilette ni à ses gestes; mais un peintre eût pu
trouver en lui, à tous les instants du jour, un effet à saisir, il était
grand, bien fait, robuste sans être lourd. Sa figure était très-noble,
grâce à la pureté des lignes; et pourtant elle n'était pas distinguée,
ce qui est bien différent. La noblesse est l'ouvrage de la nature,
la distinction est celui de l'art; l'une est née avec nous, l'autre
s'acquiert. Elle réside dans un certain arrangement et dans l'expression
habituelle. La barbe noire et épaisse d'Horace était taillée avec
un dandysme qui sentait son quartier latin d'une lieue, et sa forte
chevelure d'ébène s'épanouissait avec une profusion qu'un dandy
véritable aurait eu le soin de réprimer. Mais lorsqu'il passait sa main
avec impétuosité dans ce flot d'encre, jamais le désordre qu'elle y
portait n'était ridicule ou nuisible à la beauté du front. Horace savait
parfaitement qu'il pouvait impunément déranger dix fois par heure sa
coiffure, parce que, selon l'expression qui lui échappa un jour devant
moi, ses cheveux _étaient admirablement bien plantés._ Il était habillé
avec une sorte de recherche. Il avait un tailleur sans réputation et
sans notions de la vraie _fashion_, mais qui avait l'esprit de le
comprendre et de hasarder toujours avec lui un parement plus large, une
couleur de gilet plus tranchée, une coupe plus cambrée, un gilet mieux
bombé en plastron qu'il ne le faisait pour ses autres jeunes clients.
Horace eût été parfaitement ridicule sur le boulevard de Gand; mais au
jardin du Luxembourg et au parterre de l'Odéon, il était le mieux mis,
le plus dégagé, le plus serré des côtes, le plus étoffé des flancs, le
plus _voyant_, comme on dit en style de journal des modes. Il avait le
chapeau sur l'oreille, ni trop ni trop peu, et sa canne n'était ni
trop grosse ni trop légère. Ses habits n'avaient pas ce moelleux de la
manière anglaise qui caractérise les vrais élégants; en revanche,
ses mouvements avaient tant de souplesse, et il portait ses _revers_
inflexibles avec tant d'aisance et de grâce naturelle, que du fond de
leurs carrosses ou du haut de leurs avant-scènes, les dames du noble
faubourg, voire les jeunes, avaient pour lui un regard en passant.

Horace savait qu'il était beau, et il le faisait sentir continuellement,
quoiqu'il eût l'esprit de ne jamais parler de sa figure. Mais il était
toujours occupé de celle des autres. Il en remarquait minutieusement
et rapidement toutes les défectuosités, toutes les particularités
désagréables; et naturellement il vous amenait, par ses observations
railleuses, à comparer intérieurement sa personne à celle de ses
victimes. Il était mordant sur ce sujet-là; et comme il avait un nez
admirablement dessiné et des yeux magnifiques, il était sans pitié pour
les nez mal faits et pour les yeux vulgaires. Il avait pour les bossus
une compassion douloureuse, et chaque fois qu'il m'en faisait remarquer
un, j'avais la naïveté de regarder en anatomiste sa charpente dorsale,
dont les vertèbres frémissaient d'un secret plaisir, quoique le visage
n'exprimât qu'un sourire d'indifférence pour cet avantage frivole d'une
belle conformation. Si quelqu'un s'endormait dans une attitude gênée ou
disgracieuse, Horace était toujours le premier à en rire. Cela me força
de remarquer, lorsqu'il habita ma chambre, ou que je le surpris dans la
sienne, qu'il s'endormait toujours avec un bras plié sous la nuque
ou rejeté sur la tête comme les statues antiques; et ce fut cette
observation, en apparence puérile, qui me conduisit à comprendre cette
affectation naturelle, c'est-à-dire innée, dont j'ai parlé plus haut.
Même en dormant, même seul et sans miroir, Horace s'arrangeait pour
dormir noblement. Un de nos camarades prétendait méchamment qu'il posait
devant les mouches.

Que l'on me pardonne ces détails. Je crois qu'ils étaient nécessaires,
et je reviens à mes premiers entretiens avec lui.



II.

Le jour suivant, je lui demandai pourquoi, ayant une telle répugnance
pour le droit, il ne se livrait pas à l'étude de quelque autre science.
«Mon cher Monsieur, me dit-il avec une assurance qui n'était pas de son
âge, et qui semblait empruntée à l'expérience d'un homme de quarante
ans, il n'y a aujourd'hui qu'une profession qui conduise à tout, c'est
celle d'avocat.

--Qu'est-ce donc que vous appelez _tout?_ lui demandai-je?

--Pour le moment, me répondit-il, la députation est tout. Mais attendez
un peu, et nous verrons bien autre chose!

--Oui, vous comptez sur une nouvelle révolution? Mais si elle n'arrive
pas, comment vous arrangerez-vous pour être député? Vous avez donc de la
fortune?

--Non pas précisément; mais j'en aurai.

--A la bonne heure. En ce cas, il s'agit pour vous d'avoir votre
diplôme, et vous n'aurez pas besoin d'exercer.

Je le croyais sincèrement dans une position de fortune assez éminente
pour légitimer sa confiance. Il hésita quelques instants; puis, n'osant
me confirmer dans mon erreur, ni m'en tirer brusquement, il reprit: «Il
faut exercer pour être connu... sans aucun doute, avant deux ans les
capacités seront admises à la candidature; il faut donc faire preuve de
capacité.

--Deux ans? cela me paraît bien peu; d'ailleurs il vous faut bien le
double pour être reçu avocat et pour avoir fait vos preuves de capacité;
encore serez-vous loin de l'âge...

--Est-ce que vous croyez que l'âge ne sera pas abaissé comme le cens, à
la prochaine session, peut-être?...

--Je ne le crois pas; mais enfin, c'est une question de temps, et je
crois qu'un peu plus tôt ou un peu plus tard, vous arriverez, si vous en
avez la ferme résolution.

--N'est-il pas vrai, me dit-il avec un sourire de béatitude et un regard
étincelant de fierté, qu'il ne faut que cela dans le monde? Et que, de
si bas que l'on parte, on peut gravir aux sommités sociales, si l'on a
dans le sein une pensée d'avenir?

--Je n'en doute pas, lui répondis-je; le tout est de savoir si l'on
aura plus ou moins d'obstacles à renverser, et cela est le secret de la
Providence.

--Non, mon cher! s'écria-t-il en passant familièrement son bras sous le
mien; le tout est de savoir si l'on aura une volonté plus forte que
tous les obstacles; et cela, ajouta-t-il en frappant avec force sur son
thorax sonore, je l'ai!

Nous étions arrivés, tout en causant, en face de la Chambre des pairs.
Horace semblait prêt à grandir comme un géant dans un conte fantastique.
Je le regardai, et remarquai que, malgré sa barbe précoce, la rondeur
des contours de son visage accusait encore l'adolescence. Son
enthousiasme d'ambition rendait le contraste encore plus sensible.--Quel
âge avez-vous donc? lui demandai-je.

--Devinez! me dit-il avec un sourire.

--Au premier abord on vous donnerait vingt-cinq ans, lui répondis-je.
Mais vous n'en avez peut-être pas vingt.

--Effectivement, je ne les ai pas encore. Et que voulez-vous conclure?

--Que votre volonté n'est âgée que de deux ou trois ans, et que par
conséquent elle est bien jeune et bien fragile encore.

--Vous vous trompez, s'écria Horace. Ma volonté est née avec moi, elle a
le même âge que moi.

--Cela est vrai dans le sens d'aptitude et d'innéité; mais enfin je
présume que cette volonté ne s'est pas encore exercée beaucoup dans la
carrière politique! Il ne peut pas y avoir longtemps que vous songez
sérieusement à être député; car il n'y a pas longtemps que vous savez ce
que c'est qu'un député?

--Soyez certain que je l'ai su d'aussi bonne heure qu'il est possible à
un enfant. A peine comprenais-je le sens des mots, qu'il y avait dans
celui-là pour moi quelque chose de magique. Il y a là une destinée,
voyez-vous; la mienne est d'être un homme parlementaire. Oui, oui, je
parlerai et je ferai parler de moi!

--Soit! lui répondis-je, vous avez l'instrument: c'est un don de Dieu.
Apprenez maintenant la théorie.

--Qu'entendez-vous par là? le droit, la chicane?

--Oh! si ce n'était que cela! Je veux dire: Apprenez la science de
l'humanité, l'histoire, la politique, les religions diverses; et puis,
jugez, combinez, formez-vous une certitude...

--Vous voulez dire des _idées?_ reprit-il avec ce sourire et ce regard
qui imposaient par leur conviction triomphante; j'en ai déjà, des idées,
et si vous voulez que je vous le dise, je crois que je n'en aurai jamais
de meilleures; car nos idées viennent de nos sentiments, et tous mes
sentiments, à moi, sont grands! Oui, Monsieur, le ciel m'a fait grand et
bon. J'ignore quelles épreuves il me réserve; mais, je le dis avec un
orgueil qui ne pourrait faire rire que des sots, je me sens généreux,
je me sens fort, je me sens magnanime; mon âme frémit et mon sang
bouillonne à l'idée d'une injustice. Les grandes choses m'enivrent
jusqu'au délire. Je n'en tire et n'en peux tirer aucune vanité, ce
me semble; mais, je le dis avec assurance, je me sens de la race des
héros!»

Je ne pus réprimer un sourire; mais Horace, qui m'observait, vit que ce
sourire n'avait rien de malveillant.

«Vous êtes surpris, me dit-il, que je m'abandonne ainsi devant vous, que
je connais à peine, à des sentiments qu'ordinairement on ne laisse
pas percer, même devant son meilleur ami? Croyez-vous qu'on soit plus
modeste pour cela?

--Non, certes, et l'on est moins sincère.

--Eh bien, donc, sachez que je me trouve meilleur et moins ridicule que
tous ces hypocrites qui, se croyant _in petto_ des demi-dieux, baissent
sournoisement la tête et affectent une pruderie prétendue de bon goût.
Ceux-là sont des égoïstes, des ambitieux dans le sens haïssable du
mot et de la chose. Loin de laisser étaler cet enthousiasme qui est
sympathique et autour duquel viennent se grouper toutes les idées
fortes, toutes les âmes généreuses (et par quel autre moyen s'opèrent
les grandes révolutions?), ils caressent en secret leur étroite
supériorité, et, de peur qu'on ne s'en effraie, ils la dérobent aux
regards jaloux, pour s'en servir adroitement le jour où leur fortune
sera faite. Je vous dis que ces hommes-là ne sont bons qu'à gagner de
l'argent et à occuper des places sous un gouvernement corrompu; mais
les hommes qui renversent les pouvoirs iniques, ceux qui agitent les
passions généreuses, ceux qui remuent sérieusement et noblement le
monde, les Mirabeau, les Danton, les Pitt, allez voir s'ils s'amusent
aux gentillesses de la modestie!»

Il y avait du vrai dans ce qu'il disait, et il le disait avec tant de
conviction qu'il ne me vint pas dans l'idée de le contredire, quoique
j'eusse dès lors par éducation, peut-être autant que par nature,
l'outrecuidance en horreur. Mais Horace avait cela de particulier, qu'en
le voyant et en l'écoutant, on était sous le charme de sa parole et
de son geste. Quand on le quittait, on s'étonnait de ne pas lui avoir
démontré son erreur; mais quand on le retrouvait, on subissait de
nouveau le magnétisme de son paradoxe.

Je me séparai de lui ce jour-là, très-frappé de son originalité, et
me demandant si c'était un fou ou un grand homme. Je penchais pour la
dernière opinion.

«Puisque vous aimez tant les révolutions, lui dis-je le lendemain, vous
avez dû vous battre, l'an dernier, aux journées de Juillet?

--Hélas! j'étais en vacances, me répondit-il; mais là aussi, dans ma
petite province, j'ai agi, et si je n'ai pas couru de dangers, ce n'est
pas ma faute. J'ai été de ceux qui se sont organisés en garde urbaine
volontaire, et qui ont veillé au maintien de la conquête. Nous passions
des nuits de faction, le fusil sur l'épaule, et si l'ancien système
eût lutté, s'il eût envoyé de la troupe contre nous comme nous nous y
attendions, je me flatte que nous nous serions mieux conduits que tous
ces vieux épiciers qui ont été ensuite admis à faire partie de la garde
nationale, lorsque le gouvernement l'a organisée. Ceux-là n'avaient pas
bougé de leurs boutiques lorsque l'événement était encore incertain, et
c'est nous qui faisions la ronde autour de la ville, pour les préserver
d'une réaction du dehors. Quinze jours après, lorsque le danger fut
éloigné, ils nous auraient passé leurs baïonnettes au travers du corps,
si nous eussions crié: Vive la liberté!»

Ce jour-là, ayant causé assez longtemps avec lui, je lui proposai de
rester avec moi jusqu'à l'heure du dîner, et ensuite de venir dîner rue
de l'Ancienne-Comédie, chez Pinson, le plus honnête et le plus affable
des restaurateurs du quartier latin.

Je le traitai de mon mieux, et il est certain que la cuisine de M.
Pinson est excellente, très-saine et à bon marché: son petit restaurant
est le rendez-vous des jeunes aspirants à la gloire littéraire et des
étudiants rangés. Depuis que son collègue et rival Dagnaux, officier de
la garde nationale équestre, avait fait des prodiges de valeur dans les
émeutes, toute une phalange d'étudiants, ses habitués, avait juré de
ne plus franchir le seuil de ses domaines, et s'était rejetée sur les
côtelettes plus larges et les biftecks plus épais du pacifique et
bienveillant Pinson.

Après dîner, nous allâmes à l'Odéon, voir madame Dorval et Lockroy,
dans _Antony_. De ce jour, la connaissance fut faite, et l'amitié nouée
complètement entre Horace et moi.

«Ainsi, lui disais-je dans un entr'acte, vous trouvez l'étude de la
médecine encore plus repoussante que celle du droit?

--Mon cher, répondit-il, je vous avoue que je ne comprends rien à votre
vocation. Se peut-il que vous puissiez plonger chaque jour vos mains,
vos regards et votre esprit dans celle boue humaine, sans perdre tout
sentiment de poésie et toute fraîcheur d'imagination?

--Il y a quelque chose de pis que de disséquer les morts, lui dis-je,
c'est d'opérer les vivants: là, il faut plus de courage et de
résolution, je vous assure. L'aspect du plus hideux cadavre fait moins
de mal que le premier cri de douleur arraché à un pauvre enfant qui ne
comprend rien au mal que vous lui faites. C'est un métier de boucher, si
ce n'est pas une mission d'apôtre.

--On dit que le coeur se dessèche à ce métier-là, reprit Horace; ne
craignez-vous pas de vous passionner pour la science au point d'oublier
l'humanité, comme ont fait tous ces grands anatomistes que l'on vante,
et dont je détourne les yeux comme si je rencontrais le bourreau?

--J'espère, répondis-je, arriver juste au degré de sang-froid nécessaire
pour être utile, sans perdre le sentiment de la pitié et de la sympathie
humaine. Pour arriver au calme indispensable, j'ai encore du chemin à
faire, et je ne crois pas, d'ailleurs, que le coeur s'endurcisse.

--C'est possible, mais enfin, les sens s'énervent, l'imagination se
détend, le sentiment du beau et du laid se perd; on ne voit plus de
la vie qu'un certain côté matériel où tout l'idéal arrive à l'idée
d'utilité. Avez-vous jamais connu un médecin poëte?

--Je pourrais vous demander également si vous connaissez beaucoup de
députés poëtes? Il ne me semble pas que la carrière politique, telle
que je l'envisage de nos jours, soit propre à conserver la fraîcheur de
l'imagination et le fragile coloris de la poésie.

--Si la société était réformée, s'écria Horace, cette carrière pourrait
être le plus beau développement pour la vigueur du cerveau et la
sensibilité du coeur; mais il est certain que la route tracée
aujourd'hui est desséchante. Quand je songe que pour être apte à juger
des vérités sociales, où la philosophie devrait être l'unique lumière,
il faut que je connaisse le Code et le Digeste; que je m'assimile
Pothier, Ducaurroy et Rogron; que je travaille, en un mot, à m'abrutir,
et que, afin de me mettre en contact avec les hommes de mon temps, je
descende à leur niveau... oh! alors je songe sérieusement à me retirer
de la politique.

--Mais, dans ce cas, que feriez-vous de cet enthousiasme qui vous
dévore, de cette grandeur d'âme qui déborde en vous? Et quel aliment
donneriez-vous à cette volonté de fer dont vous me faisiez un reproche
de douter, il y a peu de jours?»

Il prit sa tête entre ses deux mains, appuya ses coudes sur la barre qui
sépare le parterre de l'orchestre, et resta plongé dans ses réflexions
jusqu'au lever de la toile; puis il écouta le troisième acte d'_Antony_
avec une attention et une émotion très-grandes.

«Et les passions! s'écria-t-il lorsque l'acte fut fini. Pour combien
comptez-vous les passions dans la vie?

--Parlez-vous de l'amour? lui répondis-je. La vie, telle que nous nous
la sommes faite, admet en ce genre tout ou rien. Vouloir être à la fois
amant comme Antony et citoyen comme vous, n'est pas possible. Il faut
opter.

--C'est bien justement là ce que je pensais en écoutant cet Antony si
dédaigneux de la société, si outré contre elle, si révolté contre tout
ce qui fait obstacle à son amour... Avez-vous jamais aimé, vous?

--Peut-être. Qu'importe? Demandez à votre propre coeur ce que c'est que
l'amour.

--Dieu me damne si je m'en doute, s'écria-t-il en haussant les épaules.
Est-ce que j'ai jamais eu le temps d'aimer, moi? Est-ce que je sais
ce que c'est qu'une femme? Je suis pur, mon cher, pur comme une
oie, ajouta-t-il en éclatant de rire avec beaucoup de bonhomie; et
dussiez-vous me mépriser, je vous dirai que, jusqu'à présent, les femmes
m'ont fait plus de peur que d'envie. J'ai pourtant beaucoup de barbe au
menton et beaucoup d'imagination à satisfaire. Eh bien! c'est là surtout
ce qui m'a préservé des égarements grossiers où j'ai vu tomber mes
camarades. Je n'ai pas encore rencontré la vierge idéale pour laquelle
mon coeur doit se donner la peine de battre. Ces malheureuses grisettes
que l'on ramasse à la Chaumière et autres bergeries immondes, me font
tant de pitié, que pour tous les plaisirs de l'enfer, je ne voudrais pas
avoir à me reprocher la chute d'un de ces anges déplumés. Et puis, cela
a de grosses mains, des nez retroussés; cela fait des _pa-ta-qu'est-ce_,
et vous reproche son malheur dans des lettres à mourir de rire. Il n'y a
pas même moyen d'avoir avec cela un remords sérieux. Moi, si je me livre
à l'amour, je veux qu'il me blesse profondément, qu'il m'électrise,
qu'il me navre, ou qu'il m'exalte au troisième ciel et m'enivre de
voluptés. Point de milieu: l'un ou l'autre, l'un et l'autre si l'on
veut; mais pas de drame d'arrière-boutique, pas de triomphe d'estaminet!
Je veux bien souffrir, je veux bien devenir fou, je veux bien
m'empoisonner avec ma maîtresse ou me poignarder sur son cadavre; mais
je ne veux pas être ridicule, et surtout je ne, veux pas m'ennuyer
un milieu de ma tragédie et la finir par un trait de vaudeville. Mes
compagnons raillent beaucoup mon innocence; ils font les don Juan sous
mes yeux pour me tenter ou m'éblouir, et je vous assure qu'ils le font à
bon marché. Je leur souhaite bien du plaisir; mais j'en désire un autre
pour mon compte. A quoi songez-vous? ajouta-t-il en me voyant détourner
la tête pour lui cacher une forte envie de rire.

--Je songe, lui dis-je, que j'ai demain à déjeuner chez moi une grisette
fort aimable, à laquelle je veux vous présenter.

--Oh! que Dieu me préserve de ces parties-là! s'écria-t-il. J'ai cinq ou
six de mes amis que je suis condamné à ne plus entrevoir qu'à travers le
fantôme léger de leurs ménagères à la quinzaine. Je sais par coeur
le vocabulaire de ces femelles. Fi, vous me scandalisez, vous que je
croyais plus grave que tous ces absurdes compagnon! Je les fuis depuis
huit jours pour m'attacher à vous, qui me semblez un homme sérieux, et
qui, à coup sûr, avez des moeurs élégantes pour un étudiant; et voilà
que vous avez une femme, vous aussi! Mon Dieu, où irai-je me cacher pour
ne plus rencontrer de ces femmes-là?

--Il faudra pourtant vous risquer à voir la mienne. Je vous dis que j'y
tiens, et que j'irai vous chercher si vous ne venez pas déjeuner demain
avec elle chez moi.

--Si vous êtes dégoûté d'elle, je vous avertis que je ne suis pas
l'homme qui vous en débarrasserai.

--Mon cher Horace, je vais vous rassurer en vous déclarant que si vous
étiez tenté de la débarrasser de moi, il faudrait commencer par me
couper la gorge.

--Parlez-vous sérieusement?

--Le plus sérieusement du monde.

--En ce cas, j'accepte votre invitation. J'aurai du plaisir à voir de
plus près un véritable amour...

--Pour une grisette, n'est-ce pas, cela vous étonne?

--Eh bien! oui, cela m'étonne. Quant à moi, je n'ai jamais vu qu'une
femme que j'aurais pu aimer, si elle avait eu vingt ans de moins.
C'était une douairière de province, une châtelaine encore blonde, jadis
belle, et parlant, marchant, accueillant et congédiant d'une certaine
façon, auprès de laquelle toutes les femmes que j'avais vues jusque-là
me semblèrent des gardeuses de dindons. Cette dame était d'une ancienne
famille; elle avait la taille d'une guêpe, les mains d'une vierge de
Raphaël, les pieds d'une sylphide, le visage d'une momie et la langue
d'une vipère. Mais je me suis bien promis de ne jamais prendre une
maîtresse belle, aimable et jeune, à moins qu'elle n'ait ces pieds et
ces mains-là, et surtout ces manières aristocratiques, et beaucoup de
dentelles blanches sur des cheveux blonds.

--Mon cher Horace, lui dis-je, vous êtes encore loin du temps où vous
aimerez, et peut-être n'aimerez-vous jamais.

--Dieu vous entende! s'écria-t-il. Si j'aime une fois, je suis perdu.
Adieu ma carrière politique; adieu mon austère et vaste avenir! Je
ne sais rien être à demi. Voyons, serai-je orateur, serai-je poète,
serai-je amoureux?

--Si nous commencions par être étudiants? lui dis-je.

--Hélas! vous en parlez à votre aise, répondit-il. Vous êtes étudiant et
amoureux. Moi, je n'aime pas, et j'étudie encore moins!»



III.

Horace m'inspirait le plus vif intérêt. Je n'étais pas absolument
convaincu de cette force héroïque et de cet austère enthousiasme qu'il
s'attribuait dans la sincérité de son coeur. Je voyais plutôt en lui
un excellent enfant, généreux, candide, plus épris de beaux rêves que
capable encore de les réaliser. Mais sa franchise et son aspiration
continuelle vers les choses élevées me le faisaient aimer sans que
j'eusse besoin de le regarder comme un héros. Cette fantaisie de sa part
n'avait rien de déplaisant: elle témoignait de son amour pour le beau
idéal. De deux choses l'une, me disais-je: ou il est appelé à être un
homme supérieur, et un instinct secret auquel il obéit naïvement le lui
révèle, ou il n'est qu'un brave jeune homme, qui, cette fièvre apaisée,
verra éclore en lui une bonté douce, une conscience paisible, échauffée
de temps à autre par un rayon d'enthousiasme.

Après tout, je l'aimais mieux sous ce dernier aspect. J'eusse été plus
sûr de lui voir perdre cette fatuité candide sans perdre l'amour du beau
et du bien. L'homme supérieur a une terrible destinée devant lui. Les
obstacles l'exaspèrent, et son orgueil est parfois tenace et violent, au
point de l'égarer et de changer en une puissance funeste celle que Dieu
lui avait donnée pour le bien. D'une manière ou de l'autre, Horace me
plaisait et m'attachait. Ou j'avais à le seconder dans sa force, ou
j'avais à le secourir dans sa faiblesse. J'étais plus âgé que lui de
cinq à six ans; j'étais doué d'une nature plus calme; mes projets
d'avenir étaient assis et ne me causaient plus de souci personnel. Dans
l'âge des passions, j'étais préservé des fautes et des souffrances par
une affection pleine de douceur et de vérité. Je sentais que tout ce
bonheur était un don gratuit de la Providence, que je ne l'avais pas
mérité assez pour en jouir seul, et que je devais faire profiter
quelqu'un de cette sérénité de mon âme, en la posant comme un calmant
sur une autre âme irritable ou envenimée. Je raisonnais en médecin; mais
mon intention était bonne, et, sauf à répéter les innocentes vanteries
de mon pauvre Horace, je dirai que moi aussi, j'étais bon, et plus
aimant que je ne savais l'exprimer.

La seule chose clairement absurde et blâmable que j'eusse trouvée dans
mon nouvel ami, c'était cette aspiration vers la femme aristocratique,
en lui, républicain farouche, mauvais juge, à coup sûr, en fait de
belles manières, et dédaigneux avec exagération des formes naïves et
brusques, dont il n'était certes pas lui-même aussi _décrassé_ qu'il en
avait la prétention.

J'avais résolu de lui faire faire connaissance avec Eugénie plus tôt
que plus tard, m'imaginant que la vue de cette simple et noble créature
changerait ses idées ou leur donnerait au moins un cours plus sage. Il
la vit, et fut frappé de sa bonne grâce, mais il ne la trouva point
aussi belle qu'il s'était imaginé devoir être une femme aimée
sérieusement. «Elle n'est que _bien_, me dit-il entre deux portes. Il
faut qu'elle ait énormément d'esprit.--Elle a plus de jugement que
d'esprit, lui répondis-je, et ses anciennes compagnes l'ont jugée fort
sotte.

Elle servit notre modeste déjeuner, qu'elle avait préparé elle-même, et
cette action prosaïque souleva de dégoût le coeur altier d'Horace. Mais
lorsqu'elle s'assit entre nous deux, et qu'elle lui fit les honneurs
avec une aisance et une convenance parfaites, il fut frappé de respect,
et changea tout à coup de manière d'être. Jusque-là il avait écrasé ma
pauvre Eugénie de paradoxes fort spirituels qui ne l'avaient même pas
fait sourire, ce qu'il avait pris pour un signe d'admiration. Lorsqu'il
put pressentir en elle un juge au lieu d'une dupe, il devint sérieux, et
prit autant de peine pour paraître grave, qu'il venait d'en prendre
pour paraître léger. Il était trop tard. Il avait produit sur la sévère
Eugénie une impression fâcheuse; mais elle ne lui en témoigna rien, et
à peine le déjeuner fut-il achevé, qu'elle se retira dans un coin de la
chambre et se mit à coudre, ni plus ni moins qu'une grisette ordinaire.
Horace sentit son respect s'en aller comme il était venu.

Mon petit appartement, situé sur le quai des Augustins, était composé de
trois pièces, et ne me coûtait pas moins de trois cents francs de loyer.
J'étais dans mes meubles: c'était du luxe pour un étudiant. J'avais une
salle à manger, une chambre à coucher, et, entre les deux, un cabinet
d'étude que je décorais du nom de salon. C'est là que nous primes le
café. Horace, voyant des cigares, en alluma un sans façon.--Pardon, lui
dis-je en lui prenant le bras, ceci déplaît à Eugénie; je ne fume jamais
que sur le balcon. Il prit la peine de demander pardon à Eugénie de sa
distraction; mais au fond il était surpris de me voir traiter ainsi une
femme qui était en train d'ourler mes cravates.

Mon balcon couronnait le dernier étage de la maison. Eugénie l'avait
ombragé de liserons et de pots de senteur, qu'elle avait semés dans deux
caisses d'oranger. Les orangers étaient fleuris, et quelques pots de
violettes et de réséda complétaient les délices de mon _divan_. Je fis
a Horace les honneurs du morceau de vieille tenture qui me servait de
tapis d'Orient, et du coussin de cuir sur lequel j'appuyais mon coude
pour fumer ni plus ni moins voluptueusement qu'un pacha. La vitre de la
fenêtre séparait le divan de la chaise sur laquelle Eugénie travaillait
dans le cabinet. De cette façon, je la voyais j'étais avec elle, sans
l'incommoder de la fumée de mon tabac. Quand elle vit Horace sur le
tapis au lieu de moi, elle baissa doucement et sans affectation le
rideau de mousseline de la croisée entre elle et nous, feignant d'avoir
trop de soleil, mais effectivement par un sentiment de pudeur qu'Horace
comprit fort bien. Je m'étais assis sur une des caisses d'oranger,
derrière lui. Il y avait de la place bien juste pour deux personnes et
pour quatre ou cinq pots de fleurs sur cet étroit belvédère; mais nous
embrassions d'un coup d'oeil la plus belle partie du cours de la Seine,
toute la longueur du Louvre, jaune au soleil et tranchant sur le bleu du
ciel, tous les ponts et tous les quais jusqu'à l'Hôtel-Dieu. En face de
nous, la Sainte-Chapelle dressait ses aiguilles d'un gris sombre et
son fronton aigu au-dessus des maisons de la Cité; la belle tour de
Saint-Jacques-la-Boucherie élevait un peu plus loin ses quatre lions
géants jusqu'au ciel, et la façade de Notre-Dame formait le tableau, à
droite, de sa masse élégante et solide. C'était un beau coup d'oeil;
d'un côté, le vieux Paris, avec ses monuments vénérables et son désordre
pittoresque; de l'autre, le Paris de la renaissance, se confondant avec
le Paris de l'Empire, l'oeuvre de Médicis, de Louis XIV et de Napoléon.
Chaque colonne, chaque porte était une page de l'histoire de la royauté.

Nous venions de lire dans sa nouveauté _Notre-Dame de-Paris_; nous nous
abandonnions naïvement, comme tout le monde alors, ou du moins comme
tous les jeunes gens, au charme de poésie répandu fraîchement par cette
oeuvre romantique sur les antiques beautés de notre capitale. C'était
comme un coloris magique à travers lequel les souvenirs effacés se
ravivaient; et, grâce au poête, nous regardions le faite de nos vieux
édifices, nous en examinions les formes tranchées et les effets
pittoresques avec des yeux que nos devanciers les étudiants de l'Empire
et de la Restauration, n'avaient certainement pas eus. Horace était
passionné pour Victor Hugo. Il en aimait avec fureur toutes les
étrangetés, toutes les hardiesses. Je ne discutais point, quoique je ne
fusse pas toujours de son avis. Mon goût et mon instinct me portaient
vers une forme moins accidentée, vers une peinture aux contours moins
âpres et aux ombres moins dures. Je le comparais à Salvator Rosa, qui a
vu avec les yeux de l'imagination plus qu'avec ceux de la science. Mais
pourquoi aurais-je fait contre Horace la guerre aux mots et aux figures?
Ce n'est pas à dix-neuf ans qu'on recule devant l'expression qui rend
une sensation plus vive, et ce n'est pas à vingt-cinq ans qu'on la
condamne. Non, l'heureuse jeunesse n'est point pédante; elle ne trouve
jamais de traduction trop énergique pour rendre ce qu'elle éprouve avec
tant d'énergie elle-même, et c'est bien quelque chose pour un poète que
de donner à sa contemplation une certaine forme assez large et assez
frappante pour qu'une génération presque entière ouvre les yeux avec lui
et se mette à jouir des mêmes émotions qui l'ont inspiré!

Il en a été ainsi: les plus récalcitrants d'entre nous, ceux qui
avaient besoin, pour se rafraîchir la vue, de lire, en fermant
_Notre-Dame-de-Paris_, une page de _Paul et Virginie_, ou, comme a dit
un élégant critique, de repasser bien vite le plus _cristallin des
sonnets de Pétrarque_, n'en ont pas moins mis sur leurs yeux délicats
ces lunettes aux couleurs bigarrées qui faisaient voir tant de choses
nouvelles; et après qu'ils ont joui de ce spectacle plein d'émotions,
les ingrats ont prétendu que c'étaient là d'étranges lunettes. Étranges
tant que vous voudrez; mais, sans ce caprice du maître, et avec vos yeux
nus, auriez-vous distingué quelque chose?

Horace faisait à ma critique de minces concessions, j'en faisais de plus
larges à son enthousiasme; et, après avoir discuté, nos regards, suivant
au vol les hirondelles et les corbeaux qui rasaient nos têtes, allaient
se reposer avec eux sur les tours de Notre-Dame, éternel objet de notre
contemplation. Elle a eu sa part de nos amours, la vieille cathédrale,
comme ces beautés délaissées qui reviennent de mode, et autour
desquelles la foule s'empresse dès qu'elles ont retrouvé un admirateur
fervent dont la louange les rajeunit.

Je ne prétends pas faire de ce récit d'une partie de ma jeunesse un
examen critique de mon époque: mes forces n'y suffiraient pas; mais je
ne pouvais repasser certains jours dans mes souvenirs sans rappeler
l'influence que certaines lectures exercèrent sur Horace, sur moi, sur
nous tous. Cela fait partie de notre vie, de nous-mêmes, pour ainsi
dire. Je ne sais point séparer dans ma mémoire les impressions poétiques
de mon adolescence de la lecture de _René_ et d'_Atala_.
                
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