George Sand

Isidora
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[Note 1: Le journal de Jacques Laurent est daté de 183x, époque
à laquelle les dominos étaient seuls admis au bal de l'Opéra. On n'y
dansait pas.]

--Je veux bien vous rendre ce service, ai-je répondu, bien que je
n'entende rien à ces sortes de jeux.

--Ce n'est pas un jeu, reprit le domino noir à noeuds roses, qui
s'attachait à mon bras et qui m'entraînait rapidement vers l'escalier;
je cours de grands dangers. Sauvez-moi.

J'étais fort embarrassé; je n'osais refuser, et pourtant je savais qu'il
fallait payer pour entrer. Je craignais de n'avoir pas de quoi; mais
nous passâmes si vite devant le bureau, que je n'eus pas même le temps
de voir comment j'étais admis. Je crois que le domino paya lestement
pour deux sans me consulter. Il me poussa avec impétuosité au moment
où j'hésitais, et nous nous trouvâmes à l'entrée de la salle avant que
j'eusse eu le temps de me reconnaître.

L'aspect de cette salle immense, magnifiquement éclairée, les sons
bruyants de l'orchestre, cette fourmilière noire qui se répandait comme
de sombres flots, dans toutes les parties de l'édifice, en bas, en haut,
autour de moi; les propos incisifs qui se croisaient à mes oreilles,
tous ces bouquets, tous ces masques semblables, toutes ces voix flûtées
qui s'imitent tellement les unes les autre, qu'on dirait le même être
mille fois répété dans des manifestations identiques; enfin, cette cohue
triste et agitée, tout cela me causa un instant de vertige et d'effroi.
Je regardai ma compagne. Son oeil noir et brillant à travers les trous
de son masque, sa taille informe sous cet affreux domino qui fait d'une
femme un moine, me firent véritablement peur, et je fus saisi d'un
frisson involontaire. Je croyais être la proie d'un rêve, et j'attendais
avec terreur quelque transformation plus hideuse encore, quelque
bacchanale diabolique.

Nous avions apparemment échappé au danger réel ou imaginaire qui
me procurait l'honneur de l'accompagner, car elle paraissait plus
tranquille, et elle me dit d un ton railleur: «Tu fais une drôle de
mine, mon pauvre chevalier. Vraiment, tu es le chevalier de la triste
figure!

--Vous devez avoir furieusement raison, beau masque, lui répondis-je,
car, grâce à vous, c'est la première fois que je me trouve à pareille
fête. Maintenant vous n'avez plus besoin de moi, permettez moi de vous
souhaiter beaucoup de plaisir et d'aller à mes affaires.

--Non pas, dit-elle, tu ne ne quitteras pas encore, tu m'amuses.

--Grand merci, mais...

--Je dirai plus, tu m'intéresses. Allons, ne fais pas le cruel, et
crains d'être ridicule. Si tu me connaissais, tu ne serais pas fâché de
l'aventure.

--Je ne suis pas curieux, permettez que je...

--Mon pauvre Jacques, tu es d'une pruderie révoltante. Cela prouve un
amour propre insensé. Tu crois donc que je te fais la cour? Commence par
t'ôter cela de l'esprit, toi qui en as tant! Je ne suis pas éprise de
toi le moins du monde, quoique tu sois trop joli garçon pour un pédant!

--A ce dernier mot, je vois bien que j'ai l'honneur d'être parfaitement
connu de vous.

--Voilà de la modestie, à la bonne heure! Certes, je te connais, et
je sais ton goût pour la botanique. Ne t'ai-je pas vu entrer dans une
certaine serre où, depuis quinze jours, tu étudies le camélia avec
passion?

--Qu'y trouvez-vous à redire?

--Rien. La dame du logis encore moins, à ce qu'il paraît?

--Vous êtes sans doute sa femme de chambre?

--Non, mais son amie intime.

--Je n'en crois rien. Vous parlez comme une soubrette et non pas comme
une amie.

--Tu es grossier, chevalier discourtois! Tu ne connais pas les lois du
bal masqué, qui permettent de médire des gens qu'on aime le mieux.

--Ce sont de fâcheux et stupides usages.

--Ta colère me divertit. Mais sais-tu ce que j'en conclus?

--Voyons!

--C'est que tu voudrais, en jouant la colère, me faire croire qu'il y a
quelque chose de plus sérieux entre cette dame et toi que des leçons de
botanique.

--Sérieux? Oui, sans doute, rien n'est plus sérieux que le respect que
je lui porte.

--Ah! tu la croîs donc bien vertueuse?

--Tellement, que je ne puis souffrir d'entendre parler d'elle en ce
lieu, et d'en parler moi-même à une personne que je ne connais pas, et
qui...

--Achève! «Et dont tu n'as pas très-bonne opinion jusqu'à présent?»

--Que vous importe, puisque vous venez ici pour provoquer et braver la
liberté des paroles?

--Tu es fort aigre. Je vois bien que tu es amoureux de la dame aux
camélias. Mais n'en parlons plus. Il n'y a pas de mal à cela, et je ne
trouverais pas mauvais qu'elle te payât de retour. Tu n'es pas mal, et
tu ne manques pas d'esprit; tu n'as ni réputation, ni fortune, c'est
encore mieux. Je pardonnerais à cette femme toutes les folies de sa
jeunesse, si elle pouvait, sur _ses vieux jours_, aimer un homme
raisonnable pour lui-même et s'attacher à lui sérieusement.

  Vous, vous êtes ma mie, une fille suivante,
  Un peu trop forte en gueule et fort impertinente.

Le domino provocateur ne fit que rire de la citation; mais changeant
bientôt de ton et de tactique:

«Ton courroux me plaît, dit-elle, et me donne une excellente opinion de
toi. Sache donc que tout ceci était une épreuve; que j'aime trop Julie
pour l'attaquer sérieusement, et qu'elle saura demain combien tu es
digne de l'honnête amitié qu'elle a pour ton personnage flegmatique,
philosophique et botanique. Je veux que nous fassions connaissance chez
elle à visage découvert, et que la paix soit signée entre nous sous ses
auspices. Allons, viens t'asseoir avec moi sur un banc. Je suis déjà
fatiguée de marcher, et mon envie de rire se passe. Julie prétend que tu
es un grand philosophe, je serais bien aise d'en profiter.»

Soit faiblesse, soit curiosité, soit un vague prestige qui, de Julie, se
reflétait à mes yeux sur cette femme légère, comme la brillante lueur de
l'astre sur quelque obscur satellite, je la suivis, et bientôt nous nous
trouvâmes dans une loge du quatrième rang, assis tellement au-dessus de
la foule, que sa clameur ne nous arrivait plus que comme une seule voix,
et que nous étions comme isolés à l'abri de toute surveillance et de
toute distraction. _Elle_ commença alors des discours étranges où le
plus énergique enivrement se mêlait à la plus adroite réserve; elle
paraissait continuer l'entretien piquant que nous avions commencé en
bas, ou du moins passer naturellement de ce fait particulier à une
théorie générale sur l'amour. Et comme il me semblait que c'était ou
une provocation directe, ou le désir de m'arracher par surprise quelque
secret de coeur relatif à Julie, je me tenais sur mes gardes. Mais elle
se railla de ma prudence, et après avoir finement fustigé la présomption
qu'elle m'attribuait dans les deux cas, elle me força à ne voir dans ses
discours qu'une provocation à des théories sérieuses de ma part sur la
question brûlante qu'elle agitait. J'étais scandalisé d'abord de cette
facilité sans retenue et sans fierté à soulever devant moi le voile
sacré à travers lequel j'ai à peine osé jusqu'ici interroger le coeur
des femmes; mais son esprit souple et fécond, une sorte d'éloquence
fiévreuse quelle possède, réussirent peu à peu à me captiver. Après
tout, me disais-je, voici une excellente occasion d'étudier un nouveau
type de femme, qui, dans sa fougue audacieuse, m'est tout aussi inconnu
que me l'était il y a peu de jours le calme divin de Julie. Voyons à
quelle distance de l'homme peut s'élever ou s'abaisser la puissance de
ce sexe!

--Allons, me disait-elle, réponds, mon pauvre philosophe! n'as-tu donc
rien à m'enseigner? Je t'ai attiré ici pour m'instruire. Moralise-moi
si tu peux. De quoi veux-tu parler au bal masqué avec une femme, si ce
n'est d'amour? Eh bien, prononce-toi, admets ou réfute mes objections.
Que feras-tu de la passion dans ta république idéale? Dans quelle série
de mérites rangeras-tu la pécheresse qui a beaucoup aimé? Sera-ce
au-dessous, ou au-dessus, ou simplement à côté de la vierge qui n'a
point aimé encore, ou de la matrone à qui les soins vertueux du ménage
n'ont pas permis d'être aimable, et, par conséquent, d'être émue et
enivrée de l'amour d'un homme? Voueras-tu un culte exclusif à ces fleurs
sans parfum et sans éclat qui végètent à l'ombre, et qui, ne connaissant
pas le soleil, croient que le soleil est l'ennemi de la vie? Je sais que
tu adores le camélia; apparemment tu méprises la rose?

--La rose est enivrante, répondis-je, mais elle ne vit qu'un instant. Je
voudrais lui donner la persistance et la durée du camélia blanc, symbole
de pureté.

--C'est cela, tu voudrais lui enlever sa couleur et son parfum, et tu
oserais dire aux jardiniers de ton espèce: «Voyez, chers cuistres, mes
frères, quel beau monstre vient d'éclore sous mon châssis!» Tiens, froid
rêveur, regarde toutes ces femmes qui sont ici! Je voudrais te faire
soulever leurs masques et lire dans leurs âmes. La plupart sont belles,
belles de corps et d'intelligence. Celles que tu croirais les plus
dépravées sont souvent celles qui ont le plus tendre coeur, l'esprit le
plus spontané, les plus nobles intelligences, les entrailles les plus
maternelles, les dévouements les plus romanesques, les instincts les
plus héroïques. Songes-y, malheureux, toutes ces femmes de plaisir et
d'ivresse, c'est l'élite des femmes, ce sont les types les plus rares et
les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature; et c'est
pourquoi, grâce aux législateurs pudiques de la société, elles sont
ici, cherchant l'illusion d'un instant d'amour, au milieu d'une foule
d'hommes qui feignent de les aimer, et qui affectent entre eux de les
mépriser. Les plus beaux et les meilleurs êtres de la création sont là,
forcés de tout braver, ou de se masquer et de mentir, pour n'être pas
outragés à chaque pas. Et c'est là votre ouvrage, hommes clairvoyants,
qui avez fait de votre amour un droit, et du nôtre un devoir!

Elle me parla longtemps sur ce ton, et me fit entendre de si justes
plaintes, elle sut donner tant d'attraits et de puissance è ce dieu
d'Amour dont elle semblait vouloir élever le culte sur les ruines de
tous les principes, que les heures de la nuit s'envolèrent pour moi
comme un songe. La parole de celle femme me subjuguait; la laideur de
son déguisement, l'effroi que m'inspirait son masque, et jusqu'à l'éclat
lugubre de la fête où elle m'avait entraîné, tout cela disparaissait
autour de moi. Toute son âme, tout son être semblaient être passés dans
cette parole ardente, et cette voix feinte, qu'elle maintenait avec
art pour ne pas se faire reconnaître, cette voix de masque qui m'avait
blessé le tympan d'abord, prenait pour moi des inflexions étranges,
quelque chose d'incisif, de pénétrant, qui agissait sur mes nerfs, si
ce n'est sur mon âme. Je me sentais vaincu, modifié et comme transformé
dans mes opinions en l'écoutant. Je lui demandai grâce. Je suis trop
agité pour répondre, lui dis-je, je veux rentrer en moi-même, et savoir
si à l'abri de votre éloquence je dois vous admirer ou vous plaindre.

--Eh bien, dit-elle en se levant, consulte l'oracle! Demande à Julie
ce qu'elle doit penser du caquet de sa _femme de chambre_. Je te donne
rendez-vous ici, à cette place et à cette heure, d'aujourd'hui en huit.
Si tu n'y viens pas, je te regarderai comme vaincu, et je regretterai le
temps que j'aurai perdu à provoquer un adversaire si faible.

Elle disparut. J'étais si accablé, que je ne songeai pas à la suivre.
Puis je le regrettai aussitôt, et me mis à sa recherche, mais
inutilement. Il y avait dans le bal plus de cent dominos à noeuds
roses. Une ouvreuse de loges, avec qui je sus engager une conversation,
m'apprit que les femmes comme il faut ne portaient jamais aucun
ornement, et que leur costume était uniformément noir comme la nuit.

Cette femme m'a bouleversé le cerveau. 0 Julie! j'ai besoin de vous
revoir et de vous entendre pour effacer ce mauvais rêve, pour me
rattacher à l'adoration fervente et inviolable de la clarté sans ombre
et de la pudeur sans trouble.

8 janvier.

Un mauvais génie a présidé au destin de la semaine. Une fois je suis
allé au jardin, elle n'a point paru; une autre fois j'ai essayé de
pénétrer dans l'enclos par le rez-de-chaussée; les portes étaient
replacées, les serrures posées et fermées. J'ai fait une tentative
désespérée auprès de madame Germain; j'ai humblement demandé la
permission de prendre un peu d'air et de mouvement dans ce jardin
inoccupé. Elle m'a aigrement refusé.

«De l'air et du mouvement, Monsieur n'en manque pas, puisqu'il passe les
nuits à courir!»

J'ai offert de l'argent; mais je ne suis pas assez riche pour corrompre.

«Monsieur n'en aura pas de trop pour acquitter les dettes des locataires
insolvables. D'ailleurs, c'est ma consigne: le jardin n'est ouvert à
personne.»

J'irai au bal de l'Opéra ce soir: je ferai cette folie. J'interrogerai
ce masque, je saurai si Julie est malade ou si elle a quelque chagrin.
Je ferai semblant d'être galant pour me rendre favorable cette femme
étrange qui prétend la connaître... et qui m'a peut-être trompé. Comment
Julie pourrait-elle se lier d'amitié avec un, caractère si différent du
sien?

10 janvier

Me voilà brisé, anéanti! Non, je n'aurai pas le courage de me raconter
à moi-même ce que j'ai découvert, ce que je souffre depuis cette nuit
maudite!

10 janvier

Essayons d'écrire. Les souvenirs qu'on se retrace en les rédigeant
échappent au vague de la rêverie dévorante.

A minuit j'étais là, où elle m'avait dit de la rejoindre, et je
l'attendais. Elle paraît enfin, me serre convulsivement la main, et se
jette, essoufflée, sur une chaise au fond de la loge, après s'y être
fait renfermer avec moi par l'ouvreuse. Au bout de quelques moments de
silence, où elle paraissait véritablement suffoquée par l'émotion:

«J'ai encore été poursuivie aujourd'hui, me dit-elle, par un homme qui
me hait et que je méprise. Oh! candide et honnête Jacques! vous ne savez
pas ce que c'est qu'un homme du monde, à quelle lâche fureur, à quels
ignobles ressentiments peuvent se porter ces gens de bonne compagnie,
quand le despotisme fanatique de leur amour-propre est blessé!»

Je la plaignais, mais je ne trouvais pas d'expression pour la consoler.

--Vous le voyez, lui dis-je, cette vie d'enivrement et de plaisir égare
celles qui s'y abandonnent. Ces illusions d'un instant dont vous me
parliez mettent l'amour d'une femme, peut-être belle et bonne, aux bras
d'un homme indigne d'elle, et capable de tout pour se venger du retour
de sa raison.

--Qu'est-ce que cela prouve, Jacques? me dit-elle vivement. C'est
qu'apparemment il faut s'abstenir de chercher et de rêver l'amour dans
ce monde-ci. Créez-en donc un meilleur, où l'on puisse estimer ce qu'on
aime, et, en attendant, croyez-moi, ne prenez pas parti pour le bourreau
contre la victime.

En ce moment, la porte de la loge voisine s'ouvrit. Un fort bel homme,
qui avait un air de grand seigneur et des fleurs à sa boutonnière,
entra, et, se penchant vers ma compagne par-dessus la cloison basse qui
le séparait de nous:

«C'est donc vous enfin, _belle Isidora_ lui dit-il d'un ton acerbe.
Pourquoi fuir et vous cacher? Je ne prétends pas troubler vos plaisirs,
mais voir seulement la figure de notre heureux successeur à tous, afin
de le désigner aux remercîments de _mon ami Félix_.»

Quoiqu'il eût parlé à voix basse, je n'avais pas perdu un mot de son
compliment. Ma compagne m'avait saisi le bras, et je la sentais trembler
comme une feuille au vent d'orage. Je pris vite mon parti.

«Monsieur, dis-je en me levant, je ne sais point ce que c'est que
mademoiselle Isidora. Je ne sais pas davantage ce que c'est que votre
ami Félix, et je ne vois pas trop ce que peut être un homme qui s'en
vient insulter une femme au bras d'un autre homme. Mais ce que je sais,
mordieu fort bien, c'est que je reviens de mon village, et que j'en ai
rapporté des poings qui, pour parler le langage du lieu où nous sommes,
pourraient bien vous faire piquer une tête dans le parterre, si votre
goût n'était pas de nous laisser tranquilles.»

Puis, comme je le voyais hésiter, et qu'il me paraissait trop facile
de me débarrasser de ce beau fils par la force, il me prit envie de le
persifler par un mensonge.

--Sachez, d'ailleurs, lui dis-je, que madame est... ma femme, et
tenez-vous pour averti.

--Votre femme! répondit le dandy avec ironie, quoique cependant il ne
fût pas certain de ne pas s'être grossièrement trompé.--Votre femme!...
Eh bien! Monsieur, vous défendez peu courtoisement son honneur; mais
j'ai tort, et je mérite un peu votre mercuriale. Que madame me pardonne,
ajouta-t-il en saluant ma prétendue femme, c'est une méprise qui n'a
rien de volontaire.

--Je te remercie, bon Jacques, reprit-elle, aussitôt qu'il se fut
éloigné, tu m'as rendu un grand service; mais si tu veux que je te le
dise, il y a dans ta manière de me défendre Quelque chose qui me blesse
profondément. Tu n'aurais donc pas consenti à défendre le nom et la
personne d'Isidora, dans la crainte de passer pour, l'amant d'une femme
qu'on peut outrager ainsi?

--Rien de semblable ne m'est venu à l'esprit; je n'ai songé qu'à vous
débarrasser d'un fou ou d'un ennemi, qui m'eût, à coup sûr, forcé de
traverser par quelque scandale le plaisir que j'éprouve à causer avec
vous.

--Mais si j'avais été cette Isidora fameuse dont on dit tant de mal,
et dont vous avez sans doute la plus parfaite horreur, et si l'ennemi
s'était acharné à me prendre pour elle, nonobstant notre mariage
improvisé?...

--D'abord je ne m'inquiète pas de cette Isidora, et je ne la connais
pas. Je ne suis pas un homme du monde, je n'ai point de rapports avec
ce genre de femmes célèbres. Ensuite, Isidora ou non, je vous prie de
croire que je ne suis pas assez de mon village pour ne pas savoir qu'on
doit protection à la femme qu'on accompagne.

--Ah! mon cher villageois, avoue que c'est une triste nécessité que le
devoir d'un honnête homme en pareil cas! Risquer sa vie pour une fille!

--Je n'ai jamais su ce que c'était qu'une fille, je le sais moins que
jamais, et je suis tenté, depuis huit jours, de croire qu'il n'y a point
de femmes qui méritent réellement cette épithète infamante. Si Isidora
est une de ces femmes, et si vous êtes cette Isidora, j'éprouve pour
vous...

--Eh bien, qu'éprouves-tu pour moi? Dis donc vite!

--Le même sentiment qu'un dévot aurait pour une relique qu'il verrait
foulée aux pieds dans la fange. Il la relèverait, il s'efforcerait de la
purifier et de la replacer sous la châsse.

--Tu es meilleur que les autres, pauvre Jacques, mais tu n'es pas plus
grand! Tu vois toujours dans l'amour l'idée de pardon et de correction,
tu ne vois pas que ton rôle de purificateur, c'est le préjugé du
pédagogue qui croit sa main plus pure que celle d'autrui, et que la
châsse où tu veux replacer la relique, c'est l'éteignoir, c'est la cage,
c'est le tombeau de ta possession jalouse?

--Femme orgueilleuse! m'écriai-je, tu ne veux pas même de pardon?

--Le pardon est un reproche muet, le mépris subsiste après. Je donnerais
une vie de pardon pour un instant d'amour.

--Mais le mépris revient aussi après cet instant-là!

--On l'a eu, cet instant! Avec le pardon on ne l'a pas. Mépris pour
mépris, j'aime mieux celui de la haine que celui de la pitié.

Je ne sais comment il se fit que l'accent dont elle dit ces paroles me
causa une sorte de vertige. Je fus comme tenté de me jeter à ses pieds
et de lui demander pardon à elle-même. Mais un reste d'effroi et
peut-être de dégoût me retint.

«Allons-nous-en, me dit-elle, nous ne nous entendrons pas, mon
philosophe!»

Je la suivis machinalement. Nous fîmes un tour de foyer. J'y étais
étourdi et comme étouffé par le feu croisé des agaceries et des
épigrammes. Tout à coup ma compagne quitta mon bras comme pour
m'échapper. Je ne la perdis pas de vue, et, voyant qu'elle quittait le
bal, je décidai de le quitter aussitôt, tout en protégeant sa retraite.
Je descendais l'escalier sur ses pas, et elle atteignait la dernière
marche, lorsque le beau jeune homme dont je l'avais débarrassée, et qui
rentrait, se trouve face à face avec elle. Il s'arrête, sourit avec un
mépris inexprimable, et, levant les yeux vers moi:

--C'est donc l'habitude dans votre province, me dit-il, de suivre sa
femme comme un jaloux, et de l'observer à distance? Mon cher monsieur,
vous vous êtes moqué de moi, mais je vous le pardonne, si bien que je
veux vous donner un petit avis. La dame que vous escortez est la plus
belle femme de Paris, vous avez raison d'en être vain; mais, comme c'est
la plus méprisable et la plus méprisée, vous auriez grand tort d'en être
fier.

--Et vous, répondis-je, voua devriez être honteux de parler comme vous
faites. Si vous dites un mot de plus, je vous en rendrai très-repentant.

Un flot de monde qui rentrait nous sépara, et il monta l'escalier assez
rapidement. Quand il fut en haut du premier palier, il se retourna. Je
m'étais emparé du bras d'Isidora, et je m'étais arrêté en bas pour le
regarder aussi. Il haussa légèrement les épaules. Je lui fis un signe
impératif pour qu'il eût à disparaître ou à redescendre. Il prit
le premier parti, couvrant d'un air de dédain ironique sa retraite
prudente.

Je me sentais le sang échauffé plus que de raison; je voulais remonter
et le forcer à prendre d'autres airs. Ma compagne se cramponna après
moi.

«Vous me perdez si vous faites du scandale, me dit-elle. Suivez-moi,
j'ai à vous parler.»

Elle m'entraîna vers un fiacre, donna son adresse tout bas au cocher, et
me dit:

«Jacques, vous allez me suivre chez moi. Ce n'est pas une aventure;
je sais qu'elle ne serait pas de votre goût, et il n'est pas certain
qu'elle fût du mien.»

Que ce fût la colère dont j'étais à peine remis, ou la pitié pour elle,
ou quelque intérêt subit plus tendre que je ne voulais me l'avouer, je
ne me sentais plus sous l'empire de la raison. Il faut que j'avoue aussi
que la crainte de découvrir la vieillesse et la laideur sous son masque
avait agi à mon insu sur mon imagination. Le dandy, qui croyait me
dégoûter d'elle en m'apprenant (ce qu'il ne supposait pas que je pusse
ignorer), qu'elle était la plus belle femme de Paris, avait étrangement
manqué sa vengeance. Le prestige de la beauté, lors même qu'il n'agit
pas encore sur les yeux, est tout puissant sur un cerveau aussi
impressionnable que le mien. J'entourai de mes bras ma tremblante
conquête, et perdant tout mon orgueil de pédagogue, je la suppliai de ne
pas me croire indigne d'un de ces moments d'amour qu'elle m'avait fait
rêver si doux et si terribles. Elle tressaillit et s'arracha de mes bras
à plusieurs reprises; enfin elle me dit:

«Prenez garde, Jacques, que ma figure ne soit pour vous la tête de
Méduse!... Vous allez me voir, hélas! ne parlez pas d'amour et de joie.
Je touche au terme de mon agonie, et je sens la vie quitter mon sein,
peut-être pour la dernière fois.»

Le fiacre s'arrêta à une petite porte, dans une ruelle sombre. J'en
franchis le seuil sans savoir dans quel quartier de Paris je pouvais
être: j'avais fait cette course comme un somnambule. Nous traversâmes
plusieurs pièces mystérieuses, éclairées seulement par des feux mourants
de cheminée qui faisaient scintiller dans l'ombre quelques dorures.
Enfin nous entrâmes dans un boudoir à la fois chaste et délicieux, au
milieu duquel brûlait une lampe de bronze antique. Ma compagne ferma
soigneusement les portes, alluma plusieurs bougies, et, tout à coup
arrachant son masque avec un mouvement de colère et de désespoir, elle
me montra... 0 ciel! écrirai-je son nom sans défaillir!... les traits
purs et divins de Julie!

--Julie! m'écriai-je...

--Non pas Julie, dit-elle avec amertume, mais Isidora, _la femme la plus
méprisée, sinon la plus méprisable de Paris._

Je restai longtemps altéré, et, lorsque j'osai relever les yeux sur
elle, je vis qu'elle observait mon visage avec une profonde anxiété.

--Jacques, reprit-elle alors, voyant que je n'avais pas la force de
rompre le silence, vous avez aimé _Julie_! Julie n'a pas joué de rôle
devant vous: vous n'aviez point parlé d'amour ensemble. Vous avez connu
l'état présent de son âme, ses profonds ennuis et ses plus sérieuses
préoccupations depuis qu'elle a renoncé au rêve d'être aimée. Mais elle
vous eût trompé, si elle eût laissé la passion s'allumer en vous dans
les circonstances pures et charmantes qui avaient présidé à votre
rencontre. Le hasard d'une autre rencontre à la porte de l'Opéra l'a
décidée à se faire connaître sous son autre aspect. Celui-là, c'est
le passé, mais un passé qui n'est pas assez loin pour être oublié des
hommes qui le connaissent...

--Ne vous accusez pas, Julie, vous me faites trop de mal!

--Que voulez-vous dire?

--Je n'en sais rien, je souffre!

--Je vous comprends mieux que vous-même. C'est le moment de nous dire
adieu, Jacques. Ne souffrez pas à cause de moi. Moi aussi, je souffre,
et je dois souffrir plus longtemps que vous; car, moi aussi je vous
aimais, alors que je me sentais aimée, et les raisons qui me feront
combattre désormais votre souvenir ne sont terribles et humiliantes que
pour moi seule.

--Ne dites pas cela, Julie! Je vous aime, je vous aimerai toute ma vie.
Je vous vénérais comme un ange; à présent, je vous aimerai autrement;
mais ce ne sera pas moins, je vous le jure!

--_Vous le jurez!_ donc vous ne le sentez plus. Je ne veux pas être
aimée _autrement_, moi, et je sais que mon ambition est insensée. Ainsi,
adieu, noble et bon Jacques, adieu pour toujours, le dernier amour de ma
vie!

--Julie! Julie! ne mettez pas de l'orgueil à la place de l'amour. Ne
repoussez pas cet amour vrai et profond, que je mets encore à vos pieds.
0 ciel! craindriez-vous de moi de lâches reproches?

---Je vous l'ai dit, je crains le pardon! ce muet reproche, le plus
noble, mais le plus implacable de tous!

--Ne parlez pas de pardon, n'en parlons jamais! A Dieu seul le droit de
pardonner; vous avez raison! Et que suis-je pour m'arroger celui de vous
absoudre? Ma vie a été pure et paisible, et je n'ai pas lieu d'en tirer
gloire. A quelles séductions ai-je été exposé? quelles luttes ai-je
subies! Non, adorable et infortunée créature, je ne te pardonne pas, je
t'aime trop pour cela!

--Tu as raison, Jacques, s'écria-t-elle, c'est ainsi qu'il faut aimer,
ou ne pas s'en mêler!

Et, se précipitant dans mes bras, elle m'étreignit contre son coeur avec
passion.

Mais cette femme avait trop souffert pour être confiante. De sinistres
prévisions glacèrent ses premiers transports.

--Écoute, Jacques, dit-elle, tu sais bien tout! Je suis une femme
entretenue; tu le sais à présent! Je suis la maîtresse du comte Félix
de ***; sais-tu cela? Nous sommes ici chez lui, il peut arriver et
nous chasser l'un et l'autre; y songes-tu? En ce moment tu risques ton
honneur, et moi mon opulence et la dernière planche de salut offerte à
ma considération, sinon comme femme estimable, du moins comme beauté
désirable et puissante.

--Que nous importe, Julie? Demain tu quitteras cette prison dorée où
ton âme languit. Tu viendras partager la misère du pauvre rêveur.
Je travaillerai pour te faire vivre, je suspendrai mes rêveries, je
donnerai des leçons. Nous fuirons ensemble dans quelque ville de
province, loin d'ici, loin de tes ennemis. Tu trouveras cette vie pure
et simple à laquelle tu aspires... Tu ne connaîtras plus cet ennui qui
te ronge, cette oisiveté que tu te reproches; demain, tu seras libre,
ma belle captive. Et pourquoi pas tout de suite! Viens, partons, suis
l'amant qui t'enlève!

Une secrète terreur se peignit dans les traits de Julie.

--Déjà des conditions! dit-elle; déjà le travail de ma réhabilitation
qui commence! Jacques, tu vas croire que je t'ai trompé, que je me suis
trompée moi-même, quand je t'ai dit que je détestais mon luxe et mes
plaisirs. Je t'ai dit la vérité, je le jure... Et pourtant tes projets
me font peur! Et si tu allais ne plus m'aimer! si je me trouvais seule,
sans amour et sans ivresse, replongée dans cette affreuse misère que je
n'ai pu supporter lorsque j'étais plus jeune, plus belle et plus forte!
La misère sans l'amour! c'est impossible. Eh quoi! tu me demandes déjà
des sacrifices? tu n'attends pas que je te les offre! tu acceptes la
pécheresse à condition que, dès demain, dès aujourd'hui, elle passera à
l'état de sainte! Oh! toujours l'orgueil et la domination de l'homme! Il
n'y a donc pas un instant d'ivresse où l'on puisse se réfugier contre
les exigences d'un contrat?

L'amertume de Julie était profondément injuste. Je fus effrayé des
blessures de cette âme meurtrie. J'espérai la guérir avec le temps et la
confiance, et je voulus son amour sans condition. Je l'obtins, mais il y
eut quelque chose de sinistre dans nos transports. Cela ressemblait à un
éternel adieu dont nous avions tous deux le pressentiment. Quand le jour
pâle et tardif de l'hiver vint nous avertir de nous séparer, je crus
voir la Juliette de Shakspeare lisant dans le livre sombre du destin; sa
pâleur et ses cheveux épars la rendaient plus belle, mais les douleurs
de son âme dévastée la rendaient effrayante. Elle me donna une clef de
son appartement, et rendez-vous pour le soir même, mais elle ne put
faire l'effort de sourire en recevant mon dernier baiser.

Deux heures après je recevais le billet suivant:

«Ce que je prévoyais est arrivé: le lâche qui m'a insultée au bal a
instruit le comte de mon escapade. Je viens d'avoir une scène affreuse
avec ce dernier. Mais j'ai dominé sa colère par mon audace. Je ne veux
pas être chassée par cet homme, je veux le quitter au moment où il sera
le plus courbé à mes pieds. Pour écarter ses soupçons, je pars avec lui
pour un de ses châteaux. Je serai bientôt de retour, et alors, Jacques,
je verrai si tu m'aimes.»

O Julie! votre immense et pauvre orgueil nous perdra!

15 janvier.

Elle pouvait quitter cet homme et fuir le mal à l'instant même. Elle ne
l'a pas voulu!... Est-ce la crainte de la misère? Non, Julie, tu ne sais
pas mentir, mais la crainte d'un mépris qui devait t'honorer pour la
première fois de ta vie, t'a rejetée dans l'abîme. Tu n'as pas compris
que la raillerie des âmes vicieuses allait cette fois te réhabiliter
devant Dieu! Et comment n'aurais-tu pas perdu la notion du vrai et du
juste sur ces choses délicates! Pauvre infortunée, ta vie a été un long
mensonge à tes propres yeux!

Je l'attends toujours... Je l'aime toujours... Et pourtant elle a compté
pour rien ma souffrance et ma honte. Elle subit l'amour avilissant de ce
gentilhomme pour s'épargner le dépit d'être quittée, et pour se réserver
la gloire de quitter la première! Dieu de bonté, ayez pitié d'elle et de
moi!

29 janvier.

Elle n'est pas revenue! Elle ne reviendra peut-être pas!

30 janvier.

_Billet de Julie_, du château de***.

«Jacques, je pars pour l'Italie. Ne songez plus à moi. J'ai réfléchi.
Vous n'auriez jamais pu m'aimer sans vouloir me dominer et m'humilier.
Je domine et j'humilie Félix. J'ai encore besoin de cette vengeance
pendant quelque temps. Ne croyez pas que je sois heureuse: vingt fois
par jour je suis comme prête à me tuer! Mais je veux mourir debout,
vois-tu, et non pas vivre à genoux. J'ai trop bu dans cette coupe du
repentir et de la pénitence, je ne veux pas surtout que la main d'un
amant la porte à mes lèvres.»



CAHIER N° 4.--TRAVAIL.

1er mai.

Mon ouvrage est fort avancé, et la question des femmes est à peu près
résolue pour moi. Etres admirables et divins, vous ne pouvez grandir que
dans la vertu, et vous abjurez votre force en perdant la sainte pudeur.
C'est un frein d'amour et de confiance qu'il fallait à votre expansion
puissante, et nous vous avons forgé un joug de crainte et de haine! Nous
en recueillons les fruits. Oh! qu'ils sont amers à nos lèvres et aux
vôtres!



DEUXIÈME PARTIE.



ALICE.

Dans un joli petit hôtel du faubourg Saint-Germain, plusieurs personnes
étaient réunies autour de madame de T... Que madame de T... fût comtesse
ou marquise, c'est ce que je n'ai pas retenu et ce qui importe le moins.
Elle avait un nom plus doux à prononcer qu'un titre quelconque: elle
s'appelait Alice.

Elle était ce jour-là au milieu de ses nobles parents; aucun ne lui
ressemblait. Ils étaient rogues et fiers. Elle était simple, modeste et
bonne.

C'était une femme de vingt-cinq ans, d'une beauté pure et touchante,
d'un esprit mur et sérieux, d'une tournure jeune et pleine d'élégance.
Au premier abord, cette beauté avait un caractère peut-être trop chaste
et trop grave pour qu'il y eût moyen de mettre, comme on dit, un roman
sur cette figure-là. L'extrême douceur du regard, la simplicité des
manières et des ajustements, le parler un peu lent, l'expression
plus juste et plus sensée qu'originale et brillante, tous ces dehors
s'accordaient parfaitement avec tout ce que le monde savait de la vie
d'Alice de T... Un mariage de convenance, un veuvage sans essai et sans
désir de nouvelle union, une absence totale de coquetterie, aucune
ambition de paraître, une conduite irréprochable, une froideur marquée
et quelque peu hautaine avec les hommes à succès, une bienveillance
désintéressée à l'égard des femmes, des amitiés sérieuses sans intimité
exclusive, c'était là tout ce qu'on en pouvait dire. Lions et lionnes de
salons la détestaient et la déclaraient impertinente, bien qu'elle fût
d'une politesse irréprochable, savante même, et calculée comme l'est
celle d'une personne fière à bon droit, au milieu des sots et des
sottes. Les gens de coeur et d'esprit, qui sont en minorité dans le
monde, l'estimaient au contraire; mais ils lui eussent voulu plus
d'abandon et d'élan. Quelques observateurs l'étudiaient, cherchant à
découvrir un secret de femme sous cette réserve inexplicable; mais ils y
perdaient leur science. Cependant, disaient-ils, cet oeil noir si calme
a des éclairs rapides presque insaisissables; ces lèvres qui parlent si
peu ont quelquefois un tremblement nerveux, comme si elles refoulaient
une pensée ardente; cette poitrine si belle et si froide a comme des
tressaillements mystérieux. Puis tout cela s'efface avant qu'on ait pu
l'étudier, avant qu'on puisse dire si c'est une aspiration violentée
par la prudence, ou quelque bâillement de profond ennui étouffé par le
savoir-vivre.

Revenue depuis peu de jours de la campagne, elle revoyait ses parents
pour la première fois depuis six mois environ. Ils avaient remarqué
qu'elle était changée, amincie, pâlie extrêmement, et que sa gravité
ordinaire avait quelque chose d'une nonchalance chagrine.

--Ma nièce, lui disait sa vieille tante la marquise, la campagne ne vous
a point profité cette année. Vous y êtes restée trop longtemps, vous y
avez pris de l'ennui.

--Ma chère, disait une cousine fort laide, vous ne vous soignez pas.
Vous montez trop à cheval; j'en suis sûre, vous lisez la soir, vous vous
fatiguez. Vos lèvres sont blêmes et vos yeux cernés.

--Ma cousine, ajoutait un jeune fat, frère de la précédente, il faut
vous remarier absolument. Vous vivez trop seule, vous vous dégoûtez de
la vie.

Alice répondait, avec un sourire un peu forcé, qu'elle ne s'était jamais
mieux portée, et qu'elle aimait trop la campagne pour s'y ennuyer un
seul instant.

--Et votre fils, ce cher Félix, arrive-t-il bientôt? dit un un vieil
oncle.

--Ce soir ou demain, j'espère, dit madame de T...; je l'ai devancé de
quelques jours, son précepteur me l'amène. Vous le trouverez grandi,
embelli, et fort comme, un petit paysan.

--J'espère pourtant que vous ne l'élevez point tout à fait à la
Jean-Jacques? reprit l'oncle. Êtes-vous contente de ce précepteur que
vous lui avez trouvé là-bas.

--Fort contente, jusqu'à présent.

--C'est un ecclésiastique? demanda la cousine.

--Non, c'est un homme fort instruit.

--Et où l'avez-vous déterré?

--Tout près de moi, dans les environs de ma terre.

--Est-ce un jeune homme? demanda le cousin d'un air qui voulait être
malin.

--C'est un jeune homme, répondit tranquillement Alice; mais il a l'air
plus grave que vous, Adhémar, et je le crois beaucoup plus raisonnable.
Mais, ajouta-t-elle en regardant la pendule, le notaire va venir, et je
crois, mon cher oncle et ma chère tante, que nous ferions mieux de nous
occuper de l'objet qui nous rassemble.

--Ah! c'est un objet bien triste! dit la tante avec un profond soupir.

--Oui, dit gravement madame de T..., cela renouvelle pour moi surtout
une douleur à peine surmontée.

--Cet odieux mariage, n'est-ce pas? dit la cousine.

--Je ne puis songer à autre chose, reprit Alice, qu'à la perte de mon
frère.

Et, comme ce souvenir fut accueilli froidement, le coeur d'Alice se
serra et des larmes vinrent au bord de sa paupière; mais elle les
contint. Sa douleur n'avait pas d'écho dans ces coeurs altiers.

Le notaire, un vieux notaire obséquieux en saluts, mais impassible de
figure, entra, fut reçu poliment par madame de T..., sèchement par les
autres, s'assit devant une table, déplia des papiers, lut un testament
et fut écouté dans un profond silence. Après quoi, il y eut des
réflexions faites à voix basse, un chuchotement de plus en plus agité
autour d'Alice; enfin on entendit la voix de la noble tante s'élever sur
un diapason assez aigre, et dire, sans pouvoir se contenir davantage:

--Eh quoi, ma nièce, vous ne dites rien? vous n'êtes pas indignée! je ne
vous conçois pas! votre excès de bienveillance vous nuira dans le monde,
je vous en avertis.

--Je ne me vante d'aucune bienveillance pour la personne dont nous
parlons, répondit madame de T...; je ne la connais pas. Mais je sais et
je vois que mon frère l'a réellement épousée.

--Oui! mais il est mort; et elle ne nous est de rien, s'écria l'autre
dame.

--Vous tranchez lestement le noeud du mariage, ma cousine, reprit Alice.
Demandez à monsieur le notaire s'il fait aussi bon marché de la question
civile que vous de la question religieuse.

--Les actes civils, le contrat, le testament, tout cela est en bonne
forme, dit le notaire en se levant. J'ai fait connaître mon mandat et
mes pouvoirs; je me retire, s'il y a procès, ce que je regarde comme
impossible...

--Non, non! pas de procès, répondit gravement le vieux oncle: ce serait
un scandale; et nous n'avons pas envie de proclamer cet étrange mariage,
en lui donnant le retentissement des journaux de palais et des mémoires
à consulter. Sachez, monsieur, que, pour des gens comme nous, la
question d'argent n'est pas digne d'attention. Mon neveu était maître de
sa fortune; qu'il en ait disposé en faveur de son laquais, de son chien
ou de sa maîtresse, peu nous importe... Mais notre nom a été souillé
par une alliance inqualifiable; et nous sommes prêts à faire tous les
sacrifices pour empêcher cette fille de le porter.

--Je ne me charge pas, moi, de porter une pareille proposition, dit le
notaire; et mon ministère ici est rempli. La question de savoir si vous
accueillerez madame la comtesse de S... comme une parente, ou si vous la
repousserez comme une ennemie, n'est pas de mon ressort. Je vous laisse
la discuter, d'autant plus que mon rôle de mandataire de cette personne
semble augmenter l'esprit d'hostilité que je rencontre ici contre elle.
Madame de T..., j'ai l'honneur de vous présenter mon profond respect;
Mesdames... Messieurs...

Et le vieux notaire sortit en faisant de grandes révérences à droite et
à gauche; des révérences comme les jeunes gens n'en font plus.

--Cet homme a raison, dit le jeune beau-fils en moustaches blondes, qui
n'avait paru, pendant la lecture des papiers, occupé que du vernis de
ses bottes et de sa canne a tête de rubis. Je crois qu'il eût mieux
valu se taire devant lui. Il va reporter à sa cliente toutes nos
réflexions...

--Il est bon qu'elle les sache, mon fils, s'écria la vieille tante. Je
voudrais qu'elle fût ici, dans un coin, pour les entendre et pour se
bien pénétrer de notre mépris.

--Vous ne connaissez pas ces femmes-là, maman, reprit le jeune homme
d'un ton de pédantisme adorable et avec un sourire de judicieuse
fatuité: elles triomphent du dépit qu'elles causent, et toute leur
gloire est de faire enrager les gens comme il faut.

--Qu'elle vienne essayer de me narguer! dit la cousine d'une voix sèche
et mordante, et vous verrez comme je lui fermerai ma porte au nez!

--Et vous, Alice, reprit la tante, comptez-vous donc lui ouvrir la
vôtre, que vous ne protestiez pas avec nous?

--Je n'en sais rien, répondit madame de T..., cela dépendra tout à fait
de sa conduite et de sa manière d'être; mais ce que je sais, c'est
qu'il me serait beaucoup plus difficile qu'à vous de l'humilier et de
l'outrager. Elle ne se trouve être votre parente qu'à un certain degré,
au lieu que moi... je suis sa belle-soeur! elle est la veuve de mon
frère, d'un homme qu'elle a aimé, que je chérissais, et pour lequel
aucun de vous n'a eu, dans les dernières années de sa vie, beaucoup
d'indulgence.

Au mot de belle-soeur, un cri d'indignation avait retenti dans tout le
salon, et la vieille tante s'était vigoureusement frappé la poitrine
de son éventail; la Cousine abaissa son voile sur sa figure; l'oncle
soupira; le beau cousin se dandina et fit crier le parquet sous un léger
trépignement d'ironie. D'autres parents, qui se trouvaient là, et
qui jouaient convenablement, de l'oeil et du sourire, leur rôle de
comparses, chuchotèrent et se promirent les uns aux autres de ne pas
imiter l'exemple de madame de T...

«Ma chère nièce, dit enfin l'oncle, je ne suis pas le partisan de
vos idées philosophiques; je suis un peu trop vieux pour abjurer mes
principes, quoique je pusse le faire avec vous en bonne compagnie. Je
connais votre bonté excessive, et ne suis pas étonné de vous voir fermer
l'oreille à la vérité, quand cette vérité est une condamnation sans
appel. Vous espérez toujours justifier et sauver ceux qu'on accuse;
mais ici, vous y perdrez vos bonnes intentions et tous vos généreux
arguments. Renseignez-vous, informez-vous, et vous reconnaîtrez que la
clémence vous est impossible. Quand vous saurez bien quelle créature
infâme a été appelée par votre frère à l'honneur de porter son nom et
d'hériter de ses biens, vous ne nous exposerez pas à la remontrer chez
vous, et vous nous dispenserez du pénible devoir de l'en faire sortir.»

Cet avis fut adopté avec chaleur, et madame de T..., restée seule de son
avis, se trouva bientôt tête à tête avec son cousin. Les autres parents
se retirèrent, craignant de la confirmer dans sa résistance par une
trop forte obsession. Ils la savaient courageuse et ferme, malgré ses
habitudes de douceur.

--Ah ça, ma cousine, dit le jeune fat lorsqu'ils furent tous sortis,
est-ce sérieusement que vous parlez d'admettre Isidora auprès de vous?

--Je n'ai parlé que d'examiner ma conscience et mon jugement sur le
parti que j'aie prendre, Adhémar: mais, en attendant, je vous engage,
par respect pour nous-mêmes, à oublier ce nom d'Isidora, sous lequel
madame de S... vous est sans doute désavantageusement connue. Il
me semble que, plus vous l'outragerez dans vos paroles, plus vous
aggraverez la tâche imprimée à notre famille.

--_Désavantageusement_ connue? Non, je ne me servirai pas de ce mot-la,
repartit le cousin en caressant sa barbe couleur d'ambre. C'était une
trop belle personne pour que l'_avantage_ de la connaître ne fut pas
recherché par les jeunes gens. Mais il en serait tout autrement dans les
relations qu'une femme comme vous pourrait avoir avec une femme comme
elle... Alors je présume que...

--Tenez, mon cousin, je comprends ce que vous tenez à me faire entendre,
et je vous déclare que je ne trouve pas cela risible. C'est comme un
affront que vous vous plaisez à imprimer à la mémoire de mon frère, et
votre gaieté, en pareil cas, me fait mal.

--Ne vous fâchez pas, ma chère Alice, et ne prenez donc pas les choses
si sérieusement. Eh! bon Dieu, où en serions-nous si tous les ridicules
de ce genre étaient de sanglants affronts? Dans notre vie de jeunes
gens, lequel de nous n'a connu la mauvaise fortune de voir ou de _ne vas
voir_ sa maîtresse s'oublier un instant dans les bras d'un ami et même
d'un cousin? Peccadilles que tout cela! Vous ne pouvez pas vous douter
de ce que c'est que la vie de jeune homme, ma cousine; vous, surtout,
qui vous plaisez, avant le temps, à mener la vie d'une vieille femme:
vous n'avez pas la moindre notion...

---Dieu merci! c'est assez, Adhémar, je ne tiens pas à vos
enseignements. Je ne vous demande qu'un mot. Cette femme n'a-t-elle pas
aimé beaucoup mon frère, dites?

--Beaucoup! c'est possible. Ces femmes-là aiment parfois l'homme
qu'elles trompent cent fois le jour. Quand je vous dis que vous ne
pouvez pas les juger!

--Je le sais, et ce m'est une raison de plus de ne pas les condamner
sans chercher à les comprendre.

--Parbleu! ma chère, c'est une étude qui vous mènera loin, si vous en
avez le courage; mais je ne crois point que vous l'ayez.

--Enfin, répondez-moi donc, Adhémar. Je sais que le passé de cette femme
été plein d'orages...

--Le mot est bénin.

--D'égarements, si vous voulez; mais je sais aussi que, depuis plusieurs
années, elle s'est conduite avec dignité; et la marque de haute estime
que mon frère a voulu lui donner en l'épousant à son lit de mort, en
est une preuve. Parlez donc; pensez-vous, en vôtre âme et conscience,
qu'elle ait épuré sa conduite et amélioré sa vie par l'envie qu'elle
avait de le rendre heureux, ou par un calcul intéressé qu'elle aurait
fait de l'épouser?

--D'abord, Alice, je nie le principe; je suis donc forcé de nier la
conséquence. Cette femme avait pris l'habitude de l'hypocrisie: elle
mettait plus d'art dans sa conduite; elle avait éloigné d'elle tous ses
anciens amants; elle se tenait renfermée, ici à côté, dans le pavillon
du jardin de votre frère; elle cultivait des fleurs; elle lisait des
romans et de la philosophie aussi, Dieu me pardonne! elle faisait
l'esprit fort, la femme blasée, la compagne mélancolique la pécheresse
convertie, et ce pauvre Félix se laissait prendre à tout cela. Mais
quand je vous dirai, moi, que la veille de leur départ pour l'Italie,
dans le temps où cette fille passait, aux yeux de Félix, pour un ange,
que je l'ai reconnue, au bal de l'Opéra, en aventure non équivoque avec
un joli garçon de province, maître d'école ou clerc de procureur, à en
juger par sa mine!...

--Vous vous serez trompé! sous le masque et le domino!...

--Sous le domino, à moins d'être un écolier, on reconnaît toujours
la démarche d'une femme qu'on a connue intimement. Ne rougissez pas,
cousine; je m'exprime en termes convenables, moi, et je vous jure, non
pas en mon âme et conscience mais plus sérieusement, sur l'honneur! que
cette aventure est certaine. Si vous voulez des preuves, je vous en
fournirai, car j'ai été aux informations. Ce villageois demeurait ici,
sous les combles, dans cette maison, qui est à vous maintenant, et que
votre frère faisait valoir pour vous, en même temps que la sienne,
située mur mitoyen. C'était un pauvre hère, qui avait reçu d'elle de
l'argent pour s'acheter des bottes, je présume. Ils s'étaient vus deux
ou trois fois dans la série; la porte de votre jardin leur servait de
communication. Je pourrais, si je cherchais bien, retrouver la femme de
chambre qui m'a donné ces détails, et le jockey qui porta l'argent. La
dernière nuit qu'Isidora passa à Paris, elle reçut cet homme dans le
pavillon, dans l'appartement, dans les meubles de votre frère. Ce fut
alors qu'averti par moi, il voulut la quitter. Ce fut alors qu'elle
déploya toutes les ressources de son impudence pour le ressaisir. Ce fut
alors qu'ils partirent ensemble pour ce voyage dont notre pauvre
Félix n'est pas revenu, et qui s'est terminé pour lui par deux choses
extrêmement tristes: une maladie mortelle et un mariage avilissant.

--Assez, Adhémar! tout cela me fait mal, et votre manière de raconter me
navre. Au revoir. Je réfléchirai à ce que je dois faire.

[Illustration 03.png: J'observais avec étonnement cette foule de masques
noirs...]

--Vous réfléchirez! Vous tenez à vos réflexions, ma cousine! Après cela,
si vous accueillez Isidora, ajouta-t-il avec une fatuité amère, cela
pourra rendre votre maison plus gaie qu'elle ne l'est, et si elle vous
amène ses amis des deux sexes, cela jettera beaucoup d'animation dans
vos soirées. Mon père et ma tante vous bouderont peut-être; mais, quant
à moi, je ne ferai pas le rigoriste. Vous concevez, moi, je suis un
jeune homme, et je m'amuserai d'autant mieux ici, qu'il me paraîtra plus
plaisant de voir votre gravité à pareille fête. Bonsoir, ma cousine.

--Bonsoir, mon jeune cousin, répondit Alice; et elle ajouta mentalement
en haussant les épaules, lorsqu'il se fut éloigné: «Vieillard!»

Elle demeura triste et rêveuse. Il y a de grandes bizarreries dans
la société, se disait-elle, et il est fort étrange que les lois de
l'honneur et de la morale aient pour champions et pour professeurs
gourmés des laides envieuses, des femmes dévotes, d'un passé équivoque,
des hommes débauchés!

Tout à coup la porte de son salon se rouvrit, et elle vit rentrer
Adhémar. «Tenez, tenez, ma cousine, lui dit-il d'un air moqueur, vous
allez voir le héros de l'aventure; c'est lui, j'en suis certain, car
j'ai une mémoire qui ne pardonne pas, et d'ailleurs, la femme de votre
concierge l'a reconnu et l'a nommé.»
                
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