George Sand

Isidora
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--Quelle aventure, quel héros? Je ne sais plus de quoi vous me parlez,
Adhémar.

--L'aventure du bal masqué; le dernier amant d'Isidora à Paris, il y a
trois ans: ah! c'est charmant, ma parole! Et le plus joli de l'affaire,
c'est que vous réchauffiez ce serpent dans votre sein, cousine... Je
veux dire dans le sein de votre famille!

--Ne vous battez donc pas les flancs pour rire; expliquez-vous.

--Je n'ai pas à m'expliquer: le voilà qui arrive de province, frais
comme une pêche, et qui descend dans votre cour.

--Mais qui? au nom du ciel!

--Vous allez le voir, vous dis-je; je ne veux pas le nommer; je veux
assister à ce coup de théâtre. Je suis revenu sur mes pas bien vite,
après l'avoir nettement reconnu sous la porte cochère. Ah! le scélérat!
le Lovelace!

Et Adhémar se prit à rire de si bon coeur qu'Alice en fut impatientée.
Mais bientôt elle fit un cri de joie en voyant entrer son fils Félix,
filleul du frère qu'elle avait perdu, et le plus beau garçon de sept ans
qu'il soit possible D'imaginer.

[Illustration 04.png: Il passa, dans l'antichambre, auprès de Jacques
Laurent.]

--Ah! te voilà, mon enfant, s'écria-t-elle en le pressant sur son coeur.
Que le temps commençait à me paraître long sans toi! Étais-tu impatient
de revoir ta mère? N'es-tu pas fatigué du voyage?

--Oh! non, je me suis bien amusé en route à voir courir les chevaux,
répondit l'enfant; j'étais bien content d'aller si vite du côté de ma
petite mère.

--Quelle folle plaisanterie me faisiez-vous donc, Adhémar? reprit madame
de T... Est-ce là le héros de votre si plaisante aventure?

--Non pas précisément celui-ci, répondit Adhémar, mais celui-là. Et il
fit un geste comiquement mystérieux pour désigner le précepteur de Félix
qui entrait en cet instant.

Alice, se sentant sous le regard méchant de son cousin, ne fit pas comme
les héroïnes de théâtre, qui ont pour le public des _a parte_, des
exclamations et des tressaillements si confidentiels que tous les
personnages de la pièce sont fort complaisants de n'y pas prendre garde.
Elle se conduisit comme on se conduit dans le monde et dans la vie,
même sans avoir besoin d'être fort habile. Elle demeura impassible,
accueillit le précepteur de son fils avec bienveillance, et, après
quelques mots affectueusement polis, elle prit son enfant sur ses genoux
pour le caresser à son aise.

«Je vous laisse en trop bonne compagnie, lui dit Adhémar en se
rapprochant d'elle et en lui parlant bas, pour craindre que vous preniez
du souci de tout ce que j'ai pu vous dire. Dans tous les cas vous voici
à la source des informations, et M. Jacques Laurent vous éclairera, si
bon lui semble, sur les mérites de celle qu'il vous plaisait tantôt
d'appeler votre belle-soeur. Mais prenez garde à vous, cousine: ce
provincial-là est un fort beau garçon, et, avec les antécédents que je
lui connais, il est capable de pervertir...... toutes vos femmes de
chambre.»

Madame de T... ne répondit rien. Elle avait paru ne pas entendre.

--Saint-Jean, dit-elle à un vieux serviteur qui apportait les paquets de
Félix, conduisez M. Laurent à son appartement. Bonsoir, Adhémar...
Toi, dit-elle à son fils, viens que je fasse ta toilette, et que je te
délivre de cette poussière.

--Comment! ce don Juan de village va demeurer dans votre maison, Alice?
reprit le cousin lorsque Jacques fut sorti.

--En quoi cela peut-il vous intéresser, mon cousin?

--Mais je vous déclare qu'il est dangereux.

--Pour mes femmes de chambre, à ce que vous croyez?

--Ma foi, pour vous, Alice, qui sait? On le remarquera, et on en
parlera.

--Qui en parlera, je vous prie? dit madame de T... avec une hauteur
accablante, et en regardant son cousin en face: votre soeur et vous?

--Vous êtes en colère, Alice, répondit-il avec un sourire impertinent,
cela se voit malgré tous. Je m'en vais bien vite, pour ne pas vous
irriter davantage, et je me garderai bien de médire de votre précepteur
si instruit, si raisonnable et si grave. Pardonnez-moi si, n'ayant fait
connaissance avec lui qu'au bal masqué et au bras d'une fille, j'en
avais pris une autre idée... Je tâcherai de tourner à la vénération sous
vos auspices.

Il passa, dans l'antichambre, auprès de Jacques Laurent, qui séparait
ses paquets d'avec ceux du jeune Félix, et il lui lança des regards
ironiques et méprisants, qui ne firent aucun effet: Jacques n'y prit pas
garde. Il avait bien autre chose en l'esprit que le souvenir d'Isidora
et du dandy qui l'avait insultée au bal masqué, il y avait si longtemps!
Il tourna à demi la tête vers ce beau jeune homme, dont chaque pas
semblait fouler avec mépris la terre trop honorée de le porter. Voilà
une mine impertinente, pensa-t-il; mais il n'avait pas conservé cette
figure dans ma mémoire, et elle ne lui rappela rien dans le passé.

Cependant Adhémar se retirait, frappé de la figure de Jacques Laurent,
et se demandant avec humeur, lui qui, sans aimer Alice, était blessé de
ne lui avoir jamais plu, si ce blond jeune homme, à l'oeil doux et fier,
ne se justifierait pas aisément des préventions suggérées contre lui
à madame de T...; si, au lieu d'être un timide pédagogue, traité en
subalterne, comme il eût dû l'être dans les idées d'Adhémar, ce n'était
pas plutôt un soupirant de rencontre, bon à la campagne pour un roman
au clair de lune, et commode à Paris pour jouer le rôle d'un sigisbée
mystérieux.

Une heure après, le jeune Félix, peigné, lavé et parfumé avec amour par
sa mère, courait et sautillait dans le jardin comme un oiseau; Laurent
se promenait à distance, passant et repassant d'un air rêveur le long
du grand mur qui longeait le jardin, et le séparait d'un autre enclos
ombragé de vieux arbres. Alice descendait lentement le perron du petit
salon d'été, qui formait une aile vitrée avançant sur le jardin, et où
elle se tenait ordinairement pendant cette saison: car on était alors
en plein été. Madame de T... avait passé l'hiver et le printemps à la
campagne. Elle avait souhaité d'y passer une année entière, elle l'avait
annoncé; mais des affaires imprévues l'avaient forcée de revenir à
Paris, elle ignorait pour combien de temps, disait-elle. Il y avait
eu pourtant dans cette soudaine résolution quelque chose dont Jacques
Laurent ne pouvait se rendre compte, et dont elle ne se rendait pas
peut-être compte à elle-même. Peut-être y avait-il eu dans la solitude
de la campagne, et dans l'air enivrant des bois, quelque chose de trop
solennel ou de trop émouvant pour une imagination habituée à se craindre
et à se réprimer.

Quoi qu'il en soit, elle marcha quelques instants, comme au hasard, dans
le jardin, tantôt s'amusant des jeux de son fils, tantôt se rapprochant
de Jacques, comme par distraction. Enfin ils se trouvèrent marchant
tous trois dans la même Allée, et, deux minutes après, l'enfant, qui
voltigeait de fleur eu fleur, laissa son précepteur seul avec sa mère.

Ce précepteur avait dans le caractère une certaine langueur réservée,
qui imprimait à sa physionomie et à ses manières un charme particulier.
Naturellement timide, il l'était plus encore auprès d'Alice, et, chose
étrange, malgré l'aplomb que devait lui donner sa position, malgré
l'habitude qu'elle avait des plus délicates convenances, malgré l'estime
bien fondée que le précepteur s'était acquise par son mérite, madame de
T... était encore plus embarrassée que lui dans ce tête-à-tête. C'était
un mélange, ou plutôt une alternative de politesse affectueuse et
de préoccupation glaciale. On eût dit qu'elle voulait accueillir
gracieusement et généreusement ce pauvre jeune homme qu'elle arrachait
au repos de la province et à la nonchalance de ses modestes habitudes,
en lui rendant agréable le séjour de Paris, mais on eût dit aussi quelle
se faisait violence pour s'occuper de lui, tant sa conversation était
brisée, distraite et décousue.

Saint-Jean lui apporta plusieurs cartes, qu'elle regarda à peine.

--Je ne recevrai que la semaine prochaine, dit-elle, je ne suis pas
encore reposée de mon voyage, et je veux, avant de laisser le monde
envahir mes heures, mettre mon fils au courant de ce changement
d'habitudes. Et puis, j'ai besoin de jouir un peu de lui. Savez-vous que
huit jours de séparation sont bien longs, monsieur Laurent?

--Oui, Madame, pour une mère, toute absence est trop longue, répondit
Jacques Laurent, comme s'il eût voulu l'aider à lui ôter à lui-même
toute velléité de présomption.

--Et puis, reprit-elle, il y avait six mois que mon fils et moi nous ne
nous quittions pas d'un seul instant, et je m'en étais fait une douce
habitude, que la vie de Paris va rompre forcément. Le monde est un
affreux esclavage; aussi j'aspire à quitter ce monde... mais il est vrai
que mon fils aspirera un jour peut-être à s'y lancer, et que ma retraite
serait alors en pure perte. Ah! monsieur Laurent, vous ne connaissez pas
le monde, vous! vous ne dépendez pas de lui, vous êtes bien heureux!

--Je suis effectivement très-heureux, répondit Jacques Laurent du ton
dont il aurait dit: Je suis parfaitement dégoûté de la vie.

Cette intonation lugubre frappa madame de T...; elle tressaillit, le
regarda, et, tout à coup détournant les yeux:

--Trouvez-vous cette maison agréable? lui dit-elle, n'y regretterez-vous
pas trop la campagne?

--Cette maison est fort embellie, répondit Laurent, préoccupé; je crois
pourtant que j'y regretterai beaucoup la campagne.

--Embellie? reprit Alice; vous étiez donc déjà venu ici?

--Oui, Madame, je connaissais beaucoup cette maison pour y avoir demeuré
autrefois.

--Il y a longtemps?

--Il y a trois ans.

--Ah oui! reprit Alice, un peu émue, c'est l'époque du départ de mon
frère pour l'Italie.

--Je crois effectivement qu'à cette époque, dit Laurent, un peu troublé
aussi, M. de S... faisait régir cette maison, et qu'il habitait la
maison voisine.

--Qui lui appartenait, reprit Alice, et qui maintenant appartient à sa
veuve.

--J'ignorais qu'il fût marié.

--Et nous aussi; je viens de l'apprendre, il y a un instant, par la
déclaration d'un homme de loi, et par de vives discussions qui se sont
élevées dans ma famille à ce sujet. Vous entendrez nécessairement parler
de tout cela avant peu, monsieur Laurent, et je suis bien aise que vous
l'appreniez de moi d'abord.... d'autant plus, ajouta-t-elle en observant
la contenance du jeune homme, qu'il est fort possible que vous ayez
quelque renseignement, peut-être quelque bon conseil à me donner.

--Un conseil? moi, Madame? dit Laurent, tout tremblant.

--Et pourquoi non, reprit Alice avec une aisance fort bien jouée;
vous avez le sentiment des véritables convenances, plus que ceux qui
s'établissent, dans ce monde, juges du point d'honneur. Vous avez
dans l'âme le culte du beau, du juste, du vrai, vous comprendrez les
difficultés de ma situation, et vous m'aiderez peut-être à en sortir.
Du moins votre première impression, aura une grande valeur à mes yeux.
Sachez donc que mon frère a légué son nom et ses biens, en mourant,
à une femme tout à fait déconsidérée et dont le nom, malheureusement
célèbre dans un certain monde, est peut-être arrivé jusqu'à vous...

--Il y a si longtemps que j'habite là province, dit Laurent avec le
désir évident de se récuser, que j'ignore...

--Mais; il y a trois ans, vous habitiez Paris, vous demeuriez dans cette
maison; il est impossible que vous n'ayez pas entendu prononcer le nom
d'_Isidora_.

Jacques Laurent devint pâle comme la mort; son émotion l'empêcha de voir
la pâleur et l'agitation d'Alice.

--Je crois, dit-il, qu'en effet... ce nom ne m'est pas inconnu, mais je
ne sais rien de particulier...

--Pourtant vous avez dû rencontrer cette personne, monsieur Laurent;
rappelez-vous bien! dans ce jardin, par exemple...

--Oui, oui, en effet, dans ce jardin, répondit tout éperdu le pauvre
Laurent, qui ne savait pas mentir, et sur qui la douce voix d'Alice
exerçait un ascendant dominateur.

--Vous devez bien vous rappeler la serre du jardin voisin, reprit-elle:
il y avait de si belles fleurs, et vous les aimez tant!

--C'est vrai, c'est vrai, dit Laurent, qui semblait parler comme dans un
rêve, les camélias surtout... Oui, j'adore les camélias.

--En ce cas, vous serez bien servi, car madame de S... les aime
toujours, et j'ai vu, ce matin, qu'on remplissait la serre de nouvelles
fleurs. Comme vous êtes lié avec elle, vous la verrez, je présume... et
vous pourrez alors servir d'intermédiaire entre elle et moi, quelles que
soient les explications que nous ayons à échanger ensemble.

--Pardonnez-moi, Madame, reprit Jacques avec une angoisse mêlée de
fermeté. Je ne me chargerai point de cette négociation.

Alice garda le silence; ce qu'elle souffrait, ce que souffrait Laurent
était impossible à exprimer.

«La voilà donc, cette passion cachée qui le dévore, pensait Alice; voilà
la cause de sa tristesse, de son découragement, de son abnégation, de
son éternelle rêverie? Il a aimé cette femme dangereuse, il l'aime
encore. Oh! comme son nom le bouleverse! comme l'idée de la revoir le
charme et l'épouvante!»

On annonça que le dîner était servi, et Laurent prit son chapeau pour
s'esquiver. «Non, monsieur Laurent, lui dit Alice en posant sa main sur
son bras, avec un de ces mouvements de courage désespéré qui ne viennent
qu'aux émotions craintives, vous dînerez avec nous; j'ai à vous parler.»

Ce ton d'autorité blessa le pauvre Jacques. Sa position subalterne,
comme on se permet d'appeler dans les familles aristocratiques le rôle
sacré de l'être qui se consacre à la plus haute de toutes les fonctions
humaines, en formant le coeur et l'esprit des enfants (de ce qu'on a de
plus cher dans la famille), ce rôle de pédagogue, asservi parfois et
dominé jusqu'à un certain point par des exigences outrageantes, n'avait
jamais frappé Laurent; madame de T... l'avait appelé et accueilli dans
sa maison, comme un nouveau membre de sa famille; elle l'avait traité
comme l'ami le plus respecté, comme quelque chose entre le fils et le
frère. Cependant, depuis quelques semaines, cette confiante intimité, au
lieu de faire des progrès naturels, s'était insensiblement refroidie.
La politesse et les égards avaient augmenté à mesure qu'une certaine
contrainte s'était fait sentir. Laurent en avait beaucoup souffert. Dans
sa modestie naïve, il n'avait rien deviné, et, maintenant qu'un élan de
passion jalouse et désolée le retenait brusquement, il s'imaginait être
le jouet d'un caprice déraisonnable, inouï. Sa fierté n'était pas seule
en jeu, car lui aussi il aimait, le pauvre Jacques, il était éperdument
épris d'Alice, et son coeur se brisa au moment où il eût dû s'épanouir.

«Vous voudrez bien me pardonner, dit-il d'un ton un peu altier; mais il
m'est impossible, Madame, de ne rendre maintenant à votre désir.»

En disant cela, les larmes lui vinrent aux yeux. Trouver Alice cruelle
lui semblait la plus grande des douleurs qu'il pût supporter.

Alice le comprit; et comme son fils revenait auprès d'elle; «Félix, lui
dit-elle avec un doux sourire, engage donc notre ami à rester avec nous
pour dîner. Il me refuse; mais il ne voudra peut-être pas te faire cette
peine.»

L'enfant, qui chérissait Laurent, le prit par les deux mains avec une
tendre familiarité, et l'entraîna vers la table. Laurent se laissa
tomber sur sa chaise, un regard d'Alice et le nom d'ami l'avaient
vaincu.

Cependant ils furent mornes et contraints durant tout le repas.
L'expansive gaieté du jeune garçon pouvait à peine leur arracher un
sourire. Laurent jetait malgré lui un regard distrait sur le jardin et
sur la petite porte du mur mitoyen qu'on apercevait de sa place.
Alice examinait et interprétait sa préoccupation dans le sens qu'elle
redoutait le plus. Mais il faut dire, pour bien montrer la droiture et
la fermeté du penchant de cette femme, que si elle s'était convaincue,
dès le premier mot de Laurent, qu'il était bien le héros de l'aventure
racontée par le beau cousin Adhémar, elle avait complètement rejeté de
son souvenir les imputations outrageantes sur le caractère de Laurent.
Laurent lui eût-il été moins cher, elle connaissait déjà bien assez son
désintéressement et sa fierté d'âme pour regarder cette circonstance du
récit d'Adhémar comme une calomnie gratuite; mais quand on aime, on n'a
pas besoin d'opposer la raison à des soupçons de cette nature. La pensée
d'Alice ne s'y arrêta pas un instant.

Mais par quelle bizarre et douloureuse coïncidence ce dernier amant
qu'Isidora avait eu à Paris, après mille autres, se trouvait-il donc le
seul homme que la tranquille et sage Alice eût aimé en sa vie?

Alice avait eu besoin d'appeler à son secours tout ce qu'elle avait de
religion dans l'âme et de courage dans le caractère pour ne pas haïr
le mari froid et dépravé auquel on l'avait unie à seize ans sans la
consulter. Victime de l'orgueil et des préjugés de sa famille, elle
avait pris le mariage en horreur et le monde en mépris. Elle avait tant
souffert, tant rougi et tant pleuré dans sa première jeunesse, elle
avait été si peu comprise, elle avait rencontré autour d'elle si peu de
coeurs disposés à la respecter et à la plaindre, et du contraire tant de
sots et de fats désireux de la flétrir en la consolant, qu'elle s'était
repliée sur elle-même dans une habitude de désespoir muet et presque
sauvage. Une violente réaction contre les idées de sa caste et contre
les mensonges odieux qui gouvernent la société s'était opérée en elle.
Elle s'était fait une vie de solitude, de lecture et de méditation, au
milieu du monde. Lorsqu'elle y paraissait pâle et belle, ornée de fleurs
et de diamants, elle avait l'air d'une victime allant au sacrifice;
mais c'était une victime silencieuse et recueillie, qui ne faisait plus
entendre une plainte, qui ne laissait plus échapper un soupir.

La mort de son mari avait terminé un lent et odieux supplice: mais à
vingt ans, Alice était déjà si lasse de la vie, qu'elle l'abordait sans
illusions, et qu'elle ne pouvait plus y faire un pas sans terreur. Les
théories qu'on agitait autour d'elle soulevaient son âme de dégoût. Les
hommes qu'elle voyait lui semblaient tous, et peut-être qu'ils étaient
tous, en effet, des copies plus ou moins effacées du type révoltant de
l'homme qui l'avait asservie. Enfin, elle ne pouvait plus aimer, pour
avoir été forcée de haïr et de mépriser, dans l'âge où tout devait être
confiance, abandon, respect.

Ce ne fut que dix ans plus tard qu'elle rencontra enfin un homme pur
et vraiment noble, et il fallut pour cela que le hasard amenât dans sa
maison et jetât dans son intimité un plébéien pauvre, sans ambition,
sans facultés éclatantes, mais fortement et sévèrement épris des idées
les meilleures et les plus vraies de son temps, il n'y avait rien de
miraculeux dans ce fait, rien d'exceptionnel dans le génie de Jacques
Laurent. Cependant ce fait produisit un miracle dans le coeur d'Alice,
et ce bon jeune homme fut bientôt à ses yeux le plus grand et le
meilleur des êtres.

Ce sentiment l'envahit avec tant de charme et de douceur, qu'elle ne
songea pas à y résister d'abord. Elle s'y livra avec délices, et si
Jacques eût été tant soit peu roué, vaniteux ou personnel, il se serait
aperçu qu'au bout de huit jours il était passionnément aimé.

Mais Jacques était particulièrement modeste. Il avait trop
d'enthousiasme naïf et tendre pour les grandes âmes et les grandes
choses: il ne lui en restait pas assez pour lui-même. Absorbé dans
l'étude des plus belles oeuvres de l'esprit humain, plongé dans la
contemplation du génie des maîtres de l'éternelle doctrine de vérité,
il se regardait comme un simple écolier, à peine digne d'écouter ces
maîtres s'il eût pu les faire revivre, trop heureux de pouvoir les lire
et les comprendre.

Naturellement porté à la vénération, il admira le coeur et l'esprit
d'Alice, ce coeur et cet esprit que le monde ignorait, et qui se
révélaient à lui seul. Il l'aima, mais il persista à se croire si peu de
chose auprès d'elle, que la pensée d'être aimé ne put entrer dans son
cerveau. Sa position précaire acheva de le rendre craintif, car la
fierté ne va pas braver les affronts, et il eût rougi jusqu'au fond
de l'âme si quelqu'un eût pu l'accuser d'être séduit par le titre et
l'opulence d'une femme. L'homme le plus orgueilleux en pareil cas est
le plus réservé, et, par la force des choses, il eût fallu, pour être
devinée, qu'Alice eût le courage de faire les premiers pas. Mais cela
était impossible à une femme dont toute la vie n'avait été que douleur,
refoulement et contrainte. Elle aussi doutait d'elle-même, et à force
d'avoir repoussé les hommages et les flatteries, elle était arrivée à
oublier qu'elle était capable d'inspirer l'amour. Elle avait tant de
peur de ressembler à ces galantes effrontées qui l'avaient fait si
souvent rougir d'être femme!

Ils ne se devinèrent donc pas l'un l'autre, et malheur aux âmes altières
qui appelleraient niaiserie la sainte naïveté de leur amour! Ces âmes-là
n'auraient jamais compris la vénération qui accompagne l'amour véritable
dans les jeunes coeurs, et qui fait qu'on s'annihile soi-même dans
la contemplation de l'être qu'on adore. Rarement deux âmes également
éprises se rencontrent dans les romans plus ou moins complets dont
la vie est traversée. C'est pourquoi celui-ci pourra paraître
invraisemblable à beaucoup de gens. C'est pourtant une histoire vraie,
malgré la vérité d'une foule d'histoires qui pourraient en combattre
victorieusement la probabilité.

Aussitôt qu'Alice put voir clair dans son propre coeur, et cela ne fut
pas bien long, elle interrogea avec effroi la manière d'être de Jacques
avec elle. Elle y trouva une timidité qui augmenta la sienne et une
tristesse qui lui fit craindre de se heurter contre un autre amour. La
fierté légitime d'une âme complètement vierge la mit dès lors en garde
contre elle-même; elle veilla si attentivement sur ses paroles et sur sa
contenance, que tout encouragement fut enlevé au pauvre Jacques. Il fit
comme Alice, dans la crainte de paraître présomptueux et ridicule. Il
aima en silence, et au lieu de faire des progrès, leur intimité diminua
insensiblement à mesure que la passion couvait plus profonde dans leur
sein.

L'intervention du personnage étrange d'Isidora dans cette situation fit
porter à faux la lumière dans l'esprit d'Alice. Elle avait pressenti ou
plutôt elle avait deviné que Jacques avait beaucoup et longtemps aimé
une autre femme, elle se persuadait qu'il l'aimait encore, et, en
supposant que cette femme était Isidora, elle ne se trompait que de
date.

--Je veux tout savoir, se disait-elle; voici enfin l'occasion et le
moyen de me guérir. N'ai-je pas désiré ardemment et demandé à Dieu avec
ferveur la force de ne rien espérer, de ne rien attendre de mon fol
amour? Ne me suis-je pas dit cent fois que le jour où je serais
certaine que ce n'est pas moi qu'il aime, je retrouverais le calme du
désintéressement? Pourquoi donc suis-je si épouvantée de la découverte
qui s'approche? Pourquoi ai-je une montagne sur le coeur?

--Vous trouvez ce lieu-ci très-changé? dit-elle en prenant le café
avec lui sur la terrasse ornée de fleurs. Vous regrettez sans doute
l'ancienne disposition?

--Il y a beaucoup de changements en effet, répondit Jacques; les deux
pavillons vitrés qui forment des ailes au bâtiment n'existaient pas
autrefois. Le jardin était dans un état complet d'abandon. C'est
beaucoup plus beau maintenant, à coup sûr.

--Oui, mais cela vous plaît moins, avouez-le.

--Ce jardin désert et dévasté avait son genre de beauté. Celui-ci a
moins d'ombre et plus d'éclat. Je le crois moins humide désormais, et
partant beaucoup plus sain pour Félix.

--Le jardin d'à côté est plus vaste et lui conviendrait beaucoup mieux.
Malheureusement la porte de communication est fermée; et il est à
craindre qu'elle ne se rouvre jamais entre ma belle-soeur et moi.

--Votre belle-soeur, Madame?...

--Eh oui, mademoiselle Isidora, aujourd'hui comtesse de S... À quoi donc
pensez-vous, monsieur Laurent? Je vous ai déjà dit...

--Ah! il est vrai; je vous demande pardon, Madame!...

Et Laurent perdit de nouveau contenance.

--Écoutez, mon ami, reprit Alice après l'avoir silencieusement examiné
à la dérobée, vous avez, j'espère, quelque confiance en moi, et vous
pouvez compter que vos aveux seront ensevelis dans mon coeur. Eh bien,
il faut que vous me disiez en conscience ce que vous savez... ou
du moins ce que vous pensez de cette femme. Ce n'est pas une vaine
curiosité qui me porte à vous interroger: il s'agit pour moi de savoir
si, à l'exemple de ma famille, je dois la repousser avec mépris, ou si,
dirigée par des motifs plus élevés que ceux de l'orgueil et du préjugé,
je dois l'admettre auprès de moi comme la veuve de mon frère.

--Vous m'embarrassez beaucoup, répondit Jacques après avoir hésité un
instant; je ne connais pas assez le monde, je ne puis pas assez bien
juger la personne... dont il est question pour me permettre d'avoir un
avis.

--Cela est impossible: si on n'a pas un avis formulé, décisif, on a
toujours, sur quelque chose que ce soit, un sentiment, un instinct,
un premier mouvement. Si vous refusez de me dire votre impression
personnelle, j'en conclurai naturellement que vous ne prenez aucun
intérêt à ce qui me touche, et que vous n'avez pas pour moi l'amitié que
j'ai pour vous; car, si vous m'adressiez une question relative à votre
conscience et à votre dignité, je sens que je mettrais une extrême
sollicitude à vous éclairer.

Il y avait longtemps que madame de T... n'avait repris avec Jacques ce
ton d'affectueux abandon, qui lui avait été naturel et facile dans les
commencements, et qui maintenant devenait de plus en plus l'effort d'une
passion qui veut se donner le change en se retranchant sur l'amitié.
Jacques était si facile à tromper, qu'il crut l'amitié revenue; et lui
qui se persuadait être disgracié jusqu'à l'indifférence, accueillit avec
ivresse ce sentiment dont le calme l'avait cependant fait souffrir. Il
pâlit et rougit; et ces alternatives d'émotion sur sa figure mobile et
fraîche comme celle d'un enfant, l'embellissaient singulièrement. Sa
fine et abondante chevelure blonde, la transparence de son teint, la
timidité de ses manières, contrastaient avec une taille élevée, des
membres robustes, un courage physique extraordinaire; sa main énorme,
faite comme celle d'un athlète, et cependant blanche et modelée comme un
beau marbre, eût été d'une haute signification pour Lavater ou pour
le spirituel auteur de la Chirognomonie[2]; son organisation douce et
puissante, stoïque et tendre, était résumée tout entière dans cet indice
physiologique.

[Note 2: M. d'Arpentigny a écrit, comme on sait, un livre fort
ingénieux sur la physionomie des mains. Nous croyons son système
très-vrai et ses observations très-justes, d'autant plus qu'elles
se rattachent à des formules de métaphysique très-lucides et
très-ingénieuses. Mais nous ne croyons pas ce système plus exclusif que
ceux de Gall et de Spurzheim. Lavater est le grand esprit qui a embrassé
l'ensemble des indices révélateurs de l'être humain. Il n'a pas
seulement examiné une portion de l'être mais il a esquissé un vaste
système, dont chaque portion, étudiée en particulier, est devenue depuis
un système complet. La phrénologie et la chirognomonie sont traitées
incidemment, mais avec largeur, dans Lavater. En s'appliquant aux
particularités de la physionomie générale, chaque système amène au
progrès, des observations plus précises, des études plus approfondies,
et de nouvelles recherches métaphysiques. C'est sous ce dernier point de
vue que nous attachons de l'importance à de tels systèmes. En général,
le public n'y cherche qu'un..., une sorte d'horoscope. Nous y voyons
bien autre chose à conclure de la relation de l'esprit avec la matière.
Mais ce n'est pas dans une note, et au beau milieu d'un roman, que nous
pouvons développer nos idées à cet égard. L'occasion s'en retrouvera, ou
d'autres le feront mieux. En attendant, l'ouvrage de M. d'Arpentigny est
à noter comme important et remarquable.]

Quand il osait lever ses limpides yeux bleus sur Alice, une flamme
dévorante allait s'insinuer dans le coeur de cette jeune femme; mais
cet éclair d'audacieux désir s'éteignait aussi rapidement qu'il s'était
allumé. La défiance de soi-même, la crainte d'offenser, l'effroi d'être
repoussé, abaissaient bien vite la blonde paupière de Jacques; et son
sang, allumé jusque sur son front, se glaçait tout à coup jusqu'à la
blancheur de l'albâtre. Alors sa timidité le rendait si farouche, qu'on
eût dit qu'il se repentait d'un instant d'enthousiasme, qu'il en avait
honte, et qu'il fallait bien se garder d'y croire. C'est qu'en se
donnant sans réserve à toutes les heures de sa vie, il se reprenait
malgré lui, et forçait les autres à se replier sur eux-mêmes. C'est
ainsi qu'il repoussait l'amour de la timide et fière Alice, cette âme
semblable à la sienne pour leur commune souffrance.

Ah! pourquoi, entre deux coeurs qui se cherchent et se craignent, un
coeur ami, un prêtre de l'amour divin, ou mieux encore une prêtresse,
car ce rôle délicat et pur irait mieux à la femme; pourquoi, dis-je,
un ange protecteur ne vient-il pas se placer pour unir des mains qui
tremblent et s'évitent, et pour prononcer à chacun le mot enseveli dans
le sein de chacun? Eh quoi! il y a des êtres hideux dont les fonctions
sans nom consistent à former par l'adultère, par la corruption, ou par
l'intérêt sordide du mariage, de monstrueuses unions, et la divine
religion de l'amour n'a pas de ministres pour sonder les coeurs, pour
deviner les blessures et pour unir ou séparer sans appel ce qui doit
être lié ou béni dans le coeur de l'homme et de la femme? Mais où est la
place de l'amour dans notre société, dans notre siècle surtout? Il faut
que les âmes fortes se fassent à elles-mêmes leur code moralisateur, et
cherchent l'idéal à travers le sacrifice, qui est une espèce de suicide;
ou bien il faut que les âmes troublées succombent, privées de guide et
de secours, à toutes les tentations fatales qui sont un autre genre de
suicide.

Alice se sentit frémir de la tête aux pieds en rencontrant le regard
enivré de Jacques; mais la femme est la plus forte des deux dans ce
genre de combat; elle peut gouverner son sang jusqu'à l'empêcher de
monter à son visage. Elle peut souffrir aisément sans se trahir, elle
peut mourir sans parler. Et puis cette souffrance a son charme, et les
amants la chérissent. Ces palpitations brûlantes, ces désirs et ces
terreurs, ces élans immenses et ces strangulations soudaines, tout cela
est autant d'aiguillons sous lesquels on se sent vivre, et l'on aime une
vie pire que la mort. Il est doux, quand les voeux sont exaucés, de
se rencontrer, de se retracer l'un à l'autre ce qu'on a souffert, et
parfois alors on le regrette! mais il est affreux de se le cacher
éternellement et de s'être aimés en vain. Entre l'ivresse accablante
et la soif inassouvie il y a toujours un abîme de douleur et de regret
incommensurable. On y tombe de chaque rive. De quel côté est la chute la
plus rude?

Ainsi, lorsqu'on cherche à percer le nuage derrière lequel se tiennent
cachées toutes les vérités morales, on se heurte contre le mystère. La
société laisse la vérité dans son sanctuaire et tourne autour. Mais
lorsqu'une main plus hardie cherche à soulever un coin du voile, elle
aperçoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la société,
mais encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine, des
souffrances infinies inhérentes à notre propre coeur, des contradictions
effrayantes, des faiblesses sans cause, des énigmes sans mot. Le
chercheur de vérités est le plus faible entre les faibles, parce
qu'il est à peu près seul. Quand tous chercheront et frapperont, ils
trouveront et on leur ouvrira. La nature humaine sera modifiée et
ennoblie par cet élan commun, par cette fusion de toutes les forces et
de toutes les volontés, que décuplera la force et la volonté de chacun.
Jusque-là que pouvez-vous faire, vous qui voulez savoir? L'ignorance est
devant vous comme un mur d'airain, et vous la portez en vous-même. Vous
demandez aux hommes pourquoi ils sont fous, et vous sentez que vous-même
vous n'êtes point sage. Hélas! nous accusons la société de langueur, et
notre propre coeur nous crie: Tu es faible et malade!

Mais je m'aperçois que je traduis au lecteur le griffonnage obscur et
fragmenté des cahiers que Jacques Laurent entassait à cette époque de sa
vie, dans un coin, et sans les relire ni les coordonner, comme il avait
toujours fait. Ses notes et réflexions nous ont paru si confuses et si
mystérieuses, que nous avons renoncé à en publier la suite.

Vaincu par l'insistance d'Alice, il ouvrit son coeur du moins à
l'amitié, et lui raconta toute l'histoire que l'on a pu lire dans la
première partie de ce récit, mais en peu de mots et avec des réticences,
pour ne pas alarmer la pudeur d'Alice. Elle était bonne et charitable,
dit-il, cela est certain. Elle m'envoya, sans me connaître, de l'argent
pour soulager la misère des malheureux qui ne pouvaient pas payer leur
loyer au régisseur de cette maison. Le hasard me fit entrer dans ce
jardin, alors abandonné, par cet appartement alors en construction. Un
autre hasard me fit franchir la petite porte du mur et pénétrer dans la
serre de l'autre enclos. Un dernier hasard, je suppose, l'y amena; là je
causai avec elle. Là je retournai deux fois, et je fus attendri, presque
fasciné par le charme de son esprit, l'élévation de ses idées, la
grandeur de ses sentiments. C'était la femme la plus belle, la plus
éloquente et, à ce qu'il me semblait, la meilleure que j'eusse encore
rencontrée. Ensuite...

--Ensuite, dit Alice avec une impétuosité contenue.

--Je la revis dans un bal..

--Au bal de l'Opéra?

--Il ne tiendrait qu'à moi de croire que j'y suis en cet instant, reprit
Laurent avec un enjouement forcé, car vous m'intriguez beaucoup, Madame,
par la révélation que vous me faites de mes propres secrets.

--C'était donc un secret, un rendez-vous? Vous voyez, mon ami, que je ne
sais pas tout.

--C'était encore un hasard. Je fus raillé par une femme impétueuse,
hardie, éloquente autant que l'autre, mais d'une éloquence bizarre,
pleine d'audace et d'effrayantes vérités.

--Comment _l'autre?_ Je ne comprends plus.

--C'était la même.

--Et laquelle triompha?

--Toutes deux triomphèrent de mes sophismes philosophiques, toutes deux
m'ouvrirent les yeux à certaines portions de la vérité, et firent naître
en moi l'idée de nouveaux devoirs.

--Expliquez-vous, monsieur Laurent, vous parlez par énigmes.

--L'une, celle que j'avais vue vêtue de blanc au milieu des fleurs,
représentait le sacrifice et l'abnégation; l'autre, celle qui se cachait
sous un masque noir et que j'entrevoyais à travers la poussière et le
bruit, me représentait la révolte de l'esclave qui brise ses fers et
la rage héroïque du blessé percé de coups qui ne veut pas mourir. Une
troisième figure m'apparut qui réunissait en elle seule les deux autres
aspects: c'était la force et l'accablement, le remords et l'audace, la
tendresse et l'orgueil, la haine du mal avec la persistance dans le mal;
c'était Madeleine échevelée dans les larmes, et Catherine de Russie
enfonçant sa couronne sur sa tête avec un terrible sourire. Ces deux
femmes sont en elle: Dieu a fait la première, la société a fait la
seconde.

--Vous m'effrayez et vous m'attendrissez en même temps, mon ami, dit
Alice en détournant son visage altéré et en se penchant pour méditer.
Cette femme n'est pas une nature vulgaire, puisqu'elle vous a fait une
impression si profonde.

--La trace en est restée dans mon esprit et je ne voudrais pas
l'effacer. Le spectacle de cette lutte et de cette douleur m'a beaucoup
appris.

--Quoi, par exemple?

--Avant tout, qu'il serait impie de mépriser les êtres tombés de haut.

--Et cruel de les briser, n'est-ce pas?

--Oui, si en croyant briser l'orgueil on risque de tuer le repentir.

--Mais elle n'aimait pas mon frère?

--La question n'est pas là.

--Hélas! pensa la triste Alice, c'est la chose qui m'occupe le moins.
Et, en effet, la question pour elle était de savoir si Jacques aimait
Isadora. «D'ailleurs, ajouta-t-elle, depuis trois ans que vous ne l'avez
revue, elle a pu triompher des mauvais penchants; car il y a trois ans
que vous ne l'avez vue?»

--Oui, Madame.

--Et sans doute elle vous a écrit pendant cet intervalle?

--Jamais, Madame.

--Mais, vous avez pensé à elle, vous avez pu établir un jugement
définitif?...

--J'y ai pensé souvent d'abord, et puis quelquefois seulement; je ne
suis pas arrivé à juger son caractère d'une manière absolue; mais sa
position, je l'ai jugée.

--C'est là ce qui m'intéresse, parlez.

--Sa position a été fausse, impossible; elle trouvait dans sa vie le
contraste monstrueux qui réagissait sur son coeur et sa pensée: ici
le faste et les hommages de la royauté, là le mépris et la honte de
l'esclavage; au dedans les dons et les caresses d'un maître asservi, au
dehors l'outrage et l'abandon des courtisans furieux. D'où j'ai conclu
que la société n'avait pas donné d'autre issue aux facultés de la femme
belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption et le
désespoir. La femme richement douée a besoin d'amour, de bonheur et
de poésie. Elle n'en trouve que le semblant quand elle est forcée de
conquérir ces biens par des moyens que la société flétrit et désavoue.
Mais pourquoi la société lui rend-elle la satisfaction légitime
impossible et les plaisirs illicites si faciles? Pourquoi donne-t-elle
l'horrible misère aux filles honnêtes et la richesse seulement à celles
qui s'égarent? Tout cela fournit bien matière à quelques réflexions,
n'est-ce pas, Madame?

--Vous avez raison, Laurent, dit madame de T... avec une expansion
douloureuse. Je tâcherai d'approfondir la vérité; et s'il est vrai,
comme on l'affirme, que, depuis trois ans, cette femme ait eu une
conduite irréprochable, je l'aiderai à sa réhabiliter. Dans le cas
contraire, je l'éloignerai sans rudesse et sans porter à son orgueil
blessé le dernier coup.

--A-t-elle donc essayé de se faire accueillir par vous, Madame? reprit
Laurent, que cette idée jetait dans une véritable perplexité.

--Il me le semble, répondit Alice. J'ai là un billet d'elle, fièrement
signé comtesse de S..., qu'elle m'a envoyé ce matin, et où elle me
demande à remettre entre mes mains, et face à face, une lettre fort
secrète de mon frère mourant. Je ne puis ni ne dois m'y refuser. Je vais
donc la voir.

--Vous allez la voir?

--Dans un quart d'heure elle sera ici; je lui ai donné rendez-vous
pour neuf heures. Vous voyez, monsieur Laurent, que j'avais besoin de
réfléchir à l'accueil que je dois lui faire, et je vous remercie de
m'avoir éclairée. Ayez la bonté d'emmener coucher mon fils; il est bon
qu'il ne voie pas cette femme, si moi-même je ne dois point la revoir.
Je vous avoue que sa figure et sa contenance vont m'influencer beaucoup
dans un sens ou dans l'autre.

Laurent s'était levé avec effroi; il avait pris son chapeau. Pour la
première fois il était impatient de quitter Alice; mais, à sa grande
consternation, elle ajouta;

--Dans un quart d'heure mon enfant sera endormi; je vous prie alors de
revenir me trouver, monsieur Laurent.

--Permettez, Madame, que cela ne soit pas, dit Laurent avec plus de
fermeté qu'il n'en avait encore montré.

--Laurent, reprit madame de T... en se levant et en lui saisissant la
main avec une sorte de solennité, je sais que cela n'est pas convenable,
et que cela doit vous embarrasser, vous émouvoir beaucoup. Mais une
telle circonstance de ma vie me pousse en dehors de toute convenance,
et je ne m'arrêterais que devant la crainte de vous faire souffrir
sérieusement. Dites, devez-vous souffrir en revoyant Isadora?

--Je ne souffrirai que pour elle; mais n'est-ce pas assez? répondit
Laurent avec assurance. Ne serai-je pas auprès de vous en face d'elle,
comme un accusateur, un délateur ou un juge? N'exigez pas de moi...

--Eh bien?

--N'exigez pas que j'ajoute à l'humiliation de son rôle devant vous. Je
crois qu'elle ne s'attend pas à vous trouver telle que vous êtes. Je
crains que votre grandeur ne l'écrase.

--Ah! vous l'aimez encore, Laurent! s'écria madame de T... Puis elle
ajouta avec un sourire glacé: Je ne vous en fais pas un crime. Moi, je
vous demande, comme la première et peut-être la dernière preuve d'une
amitié sérieuse, de revenir quand je vous ferai avertir. Laurent
s'inclina et sortit. Il eut la tentation de courir bien loin de l'hôtel
pour se soustraire à cette étrange fantaisie si sérieusement énoncée.
Mais il ne se sentit pas la force d'offenser celle qu'il aimait quand
elle invoquait l'amitié, une amitié qu'il croyait à peine reconquise!

«Je les verrai ensemble, se disait Alice, je me convaincrai de ce que
je sais déjà. Il me sera enfin prouvé qu'il l'aime, et alors je serai
guérie. Quelle est la femme assez lâche ou assez faible pour aimer
un homme occupé d'une autre femme, pour songer à engager une lutte
honteuse, à méditer une conquête incertaine, et qui ne s'achète que par
la coquetterie, c'est-à-dire par le moyen le plus contraire à la dignité
et à la droiture du coeur?»

Elle s'étonnait d'avoir eu le courage de provoquer cette crise décisive
et d'avoir osé vaincre la répugnance de Jacques. Mais elle s'en
applaudissait, et remerciait Dieu de lui en avoir donné la force. Et
puis cependant une douleur mortelle envahissait toutes ses facultés, et
elle s'efforçait de désirer qu'Isidora fût assez indigne de l'amour
de Jacques pour qu'elle-même pût mépriser un pareil amour et oublier
l'homme capable de le porter dans son sein. Mais on sait combien sont
peu solides ces résolutions de hâter la fin d'un mal qu'on aime et d'une
souffrance que l'on caresse.

Un domestique annonça madame la comtesse de S..., et Alice sentit comme
le froid de la mort passer dans ses veines. Elle se leva brusquement, se
rassit pendant que son étrange belle-soeur avançait avec lenteur vers
la porte du salon, et se releva avec effort lorsque l'apparition de cet
être problématique se fut tout à fait dessinée sur le seuil.

Au premier coup d'oeil jeté sur cette femme, Alice ne fut frappée que
de son assurance, de la grâce aisée de sa démarche et de sa miraculeuse
beauté. Isidora n'était plus jeune: elle avait trente-cinq ans; mais les
années et les orages de sa vie avaient passé impunément sur ce front de
marbre et sur ce visage d'une blancheur immaculée. Tout en elle était
encore triomphant: l'oeil large et pur, la souplesse des mouvements, la
main sans pli, les formes arrondies sans pesanteur, les plans du visage
fermes et nets, les dents brillantes comme des perles et les cheveux
noirs comme la nuit; on eût dit que la sérénité du ciel s'était laissé
conquérir par la puissance de l'enfer; c'était la Vénus victorieuse,
chaste et grave en touchant à ses armes, mais enveloppée de ce
mystérieux sourire qui fait douter si c'est l'arc de Diane ou celui de
l'amour dont il lui a plu de charger son bras voluptueux et fort.

Elle paraissait d'autant plus blanche et fraîche qu'elle était en
noir, et ce deuil rigoureux était ajusté avec autant de bon goût et de
simplicité noble qu'eut pu l'être celui d'une duchesse. Sa beauté avait
d'ailleurs ce caractère de haute aristocratie que les patriciennes
croient pouvoir s'attribuer exclusivement, en quoi elles se trompent
fort.

Alice fit rapidement ces remarques et avança de quelques pas au-devant
d'Isidora, d'autant plus décidée à être parfaitement calme et polie,
qu'elle se sentait plus de méfiance et de trouble intérieur. Au fond de
son âme, Isidora tremblait bien plus qu'Alice; mais le fond de cette âme
était, dans certains cas, un impénétrable abîme, et elle savait rendre
sa confusion imposante. Elle accepta le fauteuil qu'Alice lui montrait
à quelque distance du sien; puis, se tournant d'un air quasi royal pour
voir si elle était bien seule avec madame de T..., elle lui présenta en
silence une lettre cachetée de noir, en disant: «C'est lui-même qui a
mis là ce cachet de deuil, quatre heures avant de mourir.»

Alice, qui avait beaucoup aimé son frère, fut tout à coup si émue
qu'elle ne songea plus à observer la contenance de son interlocutrice.
Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante. C'était bien l'écriture, du
comte Félix, quoique pénible et confuse.

«Ma soeur, avait-il écrit, ils ont beau dire, je sens bien que je suis
perdu, que rien ne me soulage, et que bientôt, peut-être, il faudra que
je meure sans te revoir. Tu es le seul être que je voudrais avoir auprès
de moi pour adoucir un moment pareil... peut-être affreux, peut-être
indifférent comme tant de choses dont on s'effraie et qui ne sont rien,
J'aurais préféré mourir d'un coup de pistolet, d'une chute de cheval, de
quelque chose dont je n'aurais pas senti l'approche et les langueurs....
Quoi qu'il en soit, je veux, pendant que j'ai bien ma tête et un reste
de forces, te faire connaître mes derniers sentiments, mes derniers
voeux, je dirais presque mes dernières volontés, si je l'osais. Alice,
tu es un ange, et toi seule, dans ma famille et dans le monde, défendras
ma mémoire, je le sais. Toi seule comprendras ce que je vais t'annoncer.
J'aime depuis six ans une femme envers laquelle je n'ai pas toujours été
juste, mais qui avait pourtant assez de droits sur mon estime pour que
j'aie su cacher les torts que je lui supposais. Depuis trois ans que
je voyage avec elle, mes soupçons se sont dissipés, sa fidélité, son
dévouement, ont satisfait à toutes mes exigences et triomphé de tous mes
préjugés. Depuis un an que je suis malade, elle a été admirable pour
moi, elle ne m'a pas quitté d'un instant, elle n'a pas eu une pensée, un
mouvement qu'elle ne m'ait consacrés.... Il faut abréger, car je suis
faible, et la sueur me coule du front tandis je t'écris... une sueur
bien froide!.... Depuis huit jours que j'ai épousé cette femme devant
l'Église et devant la loi, et par un testament qu'elle ignore et qu'elle
ne connaîtra qu'après ma mort, je lui lègue tous les biens dont je peux
disposer. Elle n'a pas songé un instant à assurer son avenir. Généreuse
jusqu'à la prodigalité, elle m'a montré un désintéressement inouï. Je
mourrais malheureux et maudit si je la laissais aux prises avec la
misère, lorsqu'elle m'a sacrifié une partie de sa vie. Ah! si tu savais,
Alice! que ne puis-je te voir... te dire tout ce que ma main raidie par
un froid terrible m'empêche De....»

«Ma soeur, je suis presque en défaillance, mais mon esprit est encore
net et ma volonté inébranlable. Je veux que ma femme soit ta soeur; je
te le demande au nom de Dieu; je te le demande à genoux, près d'expirer
peut-être! Tous tes autres la maudiront! mais toi, tu lui pardonneras
tout, parce qu'elle m'a véritablement aimé. Adieu, Alice, je ne vois
plus ce que j'écris; mais je t'aime et j'ai confiance.... Adieu... ma
soeur!...»

«Ton frère, FÉLIX, comte de S...»

Alice essuya ses joues inondées de larmes silencieuses et resta quelque
temps comme absorbée par la vue de ce papier, de cette écriture
affaiblie, de cet adieu solennel et de ce nom de frère qui semblait
exercer sur elle une majestueuse autorité d'affection.

Elle se retourna enfin vers Isidora et la regarda attentivement. Isidora
était impassible et la regardait aussi, mais avec plus de curiosité que
de bienveillance. Alice fut frappée de la clarté de ce regard sec et
fier. Ah! pensa-t-elle, on dirait qu'elle ne le pleure plus, et il y a
si peu de temps qu'elle l'a enseveli! on dirait même qu'elle ne l'a pas
pleuré du tout!

--Madame, dit-elle, est-ce que vous ne connaissez pas le contenu de
cette lettre?

--Non, Madame, répondit la veuve avec assurance: lorsque mon mari me la
remit, il eut peine à me faire comprendre que je devais ne la remettre
qu'à vous, et ce furent ses dernières paroles.» Et Isidora ajouta en
baissant la voix comme si de tels souvenirs lui causaient une sorte de
terreur: «Son agonie commença aussitôt, et quatre heures après....» Elle
se tut, ne pouvant se résoudre à rappeler l'image de la mort.

--Mon frère vous avait-il quelquefois parlé de moi, madame? reprit
Alice, qui l'observait toujours.

--Oui, Madame, souvent.

--Et ne puis-je savoir ce qu'il vous disait?

--Lorsqu'il était malade d'irritation nerveuse, il avait de grands accès
de scepticisme et presque de haine contre le genre humain tout entier...

--Et, l'on m'a dit, contre notre sexe particulièrement?

Isidora se troubla légèrement; puis elle reprit aussitôt:

--Dans ces moments-là, il exceptait une seule femme de la réprobation.

--Et c'était vous, sans doute, Madame?

--Non, Madame, répondit Isidora, d'un accent de franchise courageuse!
c'était vous. Ma soeur est un ange, disait-il: ma soeur n'a jamais eu un
seul instant, dans toute sa vie, la pensée du mal.

--Mais, Madame... cet éloge exagéré, sans doute, ne renfermait-il pas un
reproche muet contre quelque autre femme?

--Vous voulez dire contre moi? Écoutez, Madame, reprit Isidora avec une
audace presque majestueuse, je ne suis pas venue ici pour me confesser
des reproches justes ou injustes que la passion d'un homme a pu
m'adresser. Le récit de pareils orages épouvanterait peut-être votre âme
tranquille. Je me crois assez justifiée par la preuve de haute estime
que votre frère m'a donnée en m'épousant. Je ne sais pas ce que contient
cette lettre; j'en ai respecté le secret et j'ai rempli ma mission. Je
n'ai jamais eu l'intention de me prêter à un interrogatoire, quelque
gracieux et bienveillant qu'il pût sembler....
                
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