George Sand

Isidora
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En parlant ainsi, Isidora se levait avec lenteur, ramenait son châle sur
ses épaules, et se disposait à prendre congé.«Pardon, Madame, reprit
Alice, qui, choquée de sa raideur, voulait absolument tenter une
dernière épreuve: soyez assez bonne pour prendre connaissance de cette
lettre que vous m'avez remise.»

Elle présenta la lettre à Isidora, et approcha d'elle un guéridon et une
bougie, voulant observer quelle impression cette lecture produirait sur
son impénétrable physionomie.

Isidora parut éprouver une vive répugnance à subir l'épreuve; elle était
venue armée jusqu'aux dents, elle craignait de s'attendrir en présence
de témoins. Cependant, comme elle ne pouvait refuser, elle se rassit,
posa la lettre sur le guéridon, et, baissant la tête sous son voile,
comme si elle eût été myope, elle déroba entièrement son visage aux
investigations d'Alice.

L'idée de la mort était si antipathique à cette nature vivace, le
spectacle de la mort lui avait été si redoutable, cette lettre lui
rappelait de si affreux souvenirs, qu'elle ne put y jeter les yeux sans,
frissonner. Des tressaillements involontaires trahirent son angoisse; et
quand elle eut fini;

«Pardon, Madame, dit-elle à Alice; je suis obligée de de recommencer, je
n'ai rien compris, je suis trop troublée.»

_Troublée!_ pensait Alice; elle ne peut même pas dire _émue!_ Si son
âme est aussi froide que ses paroles, quelle âme de bronze est-ce là?

[Illustration 05.png: Elle s'accouda sur la cheminée, l'oeil fixé sur la
pendule.]

Isidora relut la lettre avec un imperceptible tremblement nerveux; puis
elle abaissa son voile sur son visage, se releva, et fit le geste de
rendre le papier à sa belle-soeur; mais tout à coup elle chancela,
retomba sur son fauteuil, et, joignant ses mains crispées, elle laissa
échapper une sorte de cri, un sanglot sans larmes, qui révélait une
angoisse profonde, une mystérieuse douleur.

La bonne Alice n'en demandait pas davantage. Dès qu'elle la vit
souffrir, elle s'approcha d'elle, prit ses deux mains, qu'elle eut
quelque peine à désunir, et, se penchant vers elle avec un reste
d'effroi:

--Pardonnez-moi d'avoir rouvert cette plaie, lui dit-elle d'une voix
caressante; mais n'est-ce pas devant moi et avec moi que vous devez
pleurer?

--Avec vous? s'écria la courtisane effarée.

Puis, la regardant en face, elle vit cette douce et bienfaisante figure
qui s'efforçait de lui sourire à travers ses larmes.

Ce fut comme un choc électrique. Il y avait peut-être vingt ans
qu'Isidora n'avait senti l'étreinte affectueuse, le regard compatissant
d'une femme pure; il y avait peut-être vingt ans qu'elle raidissait son
âme orgueilleuse contre tout insultant dédain, contre toute humiliante
pitié. Malgré ce que Félix lui avait dit de la bonté de sa soeur, et
peut-être même à cause de ce respect enthousiaste qu'il avait pour
Alice, Isidora était venue la trouver, le coeur disposé à la haine. On
ne sait pas ce que c'est que le mépris d'une femme pour une femme.
Pour la première fois depuis qu'elle était tombée dans l'abîme de la
corruption, Isidora recevait d'une femme honnête (comme ses pareilles
disent avec fureur) une marque d'intérêt qui ne l'humiliait pas. Tout
son orgueil tomba devant une caresse. La glace dont elle s'était
cuirassée se fondit en un instant. Toutes les facultés aimantes de son
être se réveillèrent; et, passant d'un excès de réserve à un excès
d'expansion, ainsi qu'il arrive à ceux qui luttent depuis longtemps,
elle se laissa tomber aux pieds d'Alice, elle embrassa ses genoux avec
transport, et s'écria à plusieurs reprises, au milieu de sanglots et de
cris étouffés:

«Mon Dieu! que vous me faites de bien! Mon Dieu! que je vous remercie!»

[Illustration 06.png: Je vais attendre Monsieur?]

En voyant enfin des torrents de larmes obscurcir ces beaux yeux, dont
l'audacieuse limpidité l'avait consternée, Alice sentit s'envoler toutes
ses répugnances. Elle releva la pécheresse et, la pressant sur son sein,
elle osa baiser ses joues inondées de pleurs.

L'effusion d'Isidora ne connut plus de bornes; elle était comme ivre,
elle dévorait de baisers les mains de sa jeune soeur, comme elle
l'appelait déjà intérieurement. «Une femme, disait-elle avec une sorte
d'égarement, une amie, un ange! ô mon Dieu! j'en mourrai de bonheur,
mais je serai sauvée!» Son enthousiasme était si violent qu'il effraya
bientôt Alice. Dans ces âmes sombres, la joie a un caractère fébrile,
que les âmes tendres et chastes ne peuvent pas bien comprendre. Et
cependant rien n'était plus chaste que la subite passion de cette
courtisane pour l'angélique soeur qui lui rouvrait le chemin du
ciel. Mais ce brusque retour à l'attendrissement et à la confiance,
bouleversait son âme trop longtemps froissée. Elle ne pouvait passer de
l'amer désespoir à la foi souriante qu'en traversant un accès de folie.
Elle en fut tout à coup comme brisée, et se jetant sur un sopha:
«J'étouffe, dit-elle, je ne suis pas habituée aux larmes, il y a si
longtemps que je n'ai pleuré! Et puis, je ne croyais pas pouvoir jamais
sentir un instant de joie... Il me semble que je vais mourir.»

En effet, elle devint d'une pâleur livide, et Alice fut effrayée de voir
ses dents serrées et sa respiration suspendue. Elle craignit une attaque
de nerfs, et sonna précipitamment sa femme de chambre.

La femme de chambre, au lieu de venir, courut à l'appartement du jeune
Félix, où se tenait Jacques Laurent dans l'attente de son sort.

L'enfant dormait, Jacques agité s'efforçait de lire. La femme de chambre
le pria de se rendre auprès de madame. Tel était l'ordre qu'elle avait
reçu de sa maîtresse un quart d'heure auparavant; et, dans son émotion,
Alice avait oublié que le coup de sonnette devait être le signal de cet
avertissement donné à Jacques. Voilà pourquoi au bout de cinq minutes,
au lieu de voir entrer sa femme de chambre, elle vit entrer Laurent.

Ou plutôt elle ne le vit pas. Il s'avançait timidement, et Alice
tournait le dos à la porte par où il entra. Agenouillée près de sa
belle-soeur, elle essayait de ranimer ses mains glacées. Cependant
Isidora n'était point évanouie. Morne, l'oeil fixe, et le sein oppressé,
il semblait qu'elle fût retombée dans le désespoir, faute de puissance
pour la joie. La douce Alice semblait la supplier de faire un nouvel
effort pour chasser le démon Elle semblait prier pour elle, tout en la
priant elle-même de se laisser sauver.

Jacques s'attendait si peu à un tel résultat de l'entrevue de ces deux
femmes, qu'il resta comme pétrifié de surprise devant l'admirable groupe
qu'elles formaient devant lui. Toutes deux en deuil, toutes deux pâles:
l'une toute semblable à un ange de miséricorde, l'autre à l'archange
rebelle qui mesure l'espace entre l'abîme et le firmament.

Cependant l'habitude de s'observer et de se contraindre était si forte
chez cette dernière qu'elle y obéissait encore machinalement. Elle fut
la première à s'apercevoir du léger bruit que fit l'entrée de Jacques,
et, sortant de sa torpeur par un grand effort, elle recouvra la parole.
«Je suis insensée, dit-elle à voix basse à sa belle-soeur. L'état où je
suis me rendrait importune si je restais plus longtemps. Permettez-moi
de m'en aller tout de suite. Il vous arrive du monde, et je ne veux pas,
qu'on, me voie chez vous. Oh! à présent que je vous connais, je vous
aime, et je ne veux pas vous exposer à des chagrins pour moi; j'aimerais
mieux ne vous revoir jamais, Mais je vous reverrai, n'est-ce pas? Oh!
permettez-moi de revenir en secret! je vous le demanderais à genoux si
nous étions seules.»

--Je veux que vous reveniez, répondit Alice en l'aidant à se lever, «et
bientôt j'espère que ce ne sera plus en secret. Pendant quelques jours
encore permettez-moi de causer seule, librement avec vous.

--Quand ordonnez-vous que je revienne? dit Isidora, soumise comme un
enfant.

--Si je croyais vous trouver seule chez vous...

--Vous me trouverez toujours seule.

--A certaines heures? lesquelles?

--A toutes les heures. Avec l'espérance de vous voir un instant, je
fermerai ma porte toute la journée.

--Mais quels jours?

--Tous les jours de ma vie s'il le faut, pour vous voir un seul jour.

--Mon Dieu! que vous me touchez! que vous me paraissez aimante!

--Oh! je l'ai été, et je le deviendrai si vous voulez m'aimer un peu.
Mais ne dites rien encore; ce serait de la pitié peut-être. Tenez, vous
ne pouvez pas venir chez moi ostensiblement, cela peut attirer sur vous
quelque blâme. Je sais qu'on a une détestable opinion de moi dans votre
famille. Je croirais que je la mérite si vous la partagiez. Mais je ne
veux pas que mon bon ange souffre pour le bien qu'il veut me faire.
Venez chez moi par les jardins. Il y a une petite porte de communication
dans votre mur; près de la porte une serre remplie de fleurs, où vous
pouvez vous tenir sans que personne vous voie, et où vous me trouverez
toujours occupée à vous aimer et à vous attendre.

Malgré tout ce qu'il y avait d'affectueux dans ces paroles, le souvenir
de cette petite porte, de ce mur mitoyen et de cette serre fut un coup
de poignard qui réveilla les douleurs personnelles d'Alice. Elle se
rappela Jacques Laurent, tourna brusquement la tète, et le vit au fond
de l'appartement où il s'était timidement réfugié, tandis qu'elle
conduisait lentement Isidora vers l'issue opposée, en parlant bas avec
elle. Elle promit, mais sans s'apercevoir cette fois de la joie et de
la reconnaissance d'Isidora. Enfin, voyant que celle-ci sortait et se
soutenait à peine, tant l'émotion l'avait brisée, elle appela Jacques
avec un sentiment de grandeur et de jalousie indéfinissable.

--Mon ami, lui dit-elle, donnez donc le bras à ma belle-soeur, qui est
souffrante, et conduisez-la à sa voiture.

--Sa belle-soeur! pensa la courtisane. Elle ose m'appeler ainsi devant
un de ses amis! elle n'en rougit pas! et elle revint vers Alice pour la
remercier du regard et saisir une dernière fois sa main qu'elle porta à
ses lèvres. Dans son émotion délicieuse, elle vit Jacques confusément,
sans le regarder, sans le reconnaître, et accepta son bras, sans pouvoir
détacher ses yeux du visage d'Alice. Et comme Jacques, embarrassé de sa
préoccupation, lui rappelait qu'il la conduisait à sa voiture.

--Je suis à pied, dit-elle. Quand on demeure porte à porte! Et, tenez,
si la petite porte du jardin n'est pas condamnée, ce sera beaucoup plus
court par là.

--Je vais sonner pour qu'on aille ouvrir, dit Alice; et elle sonna en
effet. Mais son âme se brisa en voyant Isidora, appuyée sur le bras de
Jacques, descendre le perron du jardin, et se diriger vers le lieu de
leurs anciens rendez-vous. Elle eut la pensée de les suivre. Rien n'eut
été plus simple que de reconduire elle-même sa belle-soeur par ce
chemin; rien ne lui parut plus monstrueux, plus impossible que cet acte
de surveillance, tant il lui répugna, Elle ne pouvait pas supposer
qu'Isidora n'eût pas reconnu Jacques. «Comme elle se contient jusqu'au
milieu de l'attendrissement!» se disait-elle. «Et lui, comme il a paru
calme! Quelle puissance dans une passion qui se cache ainsi! Ne sais-je
pas moi-même que plus l'âme est perdue, plus l'apparence est sauvée?

Elle s'accouda sur la cheminée, l'oeil fixé sur la pendule, l'oreille
tendue au moindre bruit, et comptant les minutes qui allaient s'écouler
entre le départ et le retour de Jacques.

Isidora et Jacques marchaient sans se parler. Elle était plongée dans un
attendrissement profond et délicieux, et ne songeait pas plus à regarder
l'homme qui lui donnait le bras que s'il eût été une machine. Il
s'applaudissait d'avoir échappé à l'embarras d'une reconnaissance, et,
pensant à la bonté d'Alice, lui aussi, il se gardait bien de rompre le
silence; mais un hasard devait déjouer cette heureuse combinaison du
hasard. Le domestique qui marchait devant eux s'était trompé de clef,
et lorsqu'il l'eut vainement essayée dans la serrure, il s'accusa d'une
méprise, posa sur le socle d'un grand vase de terre cuite, destiné à
contenir des fleurs, la bougie qu'il tenait à la main, et se prit à
courir à toutes jambes vers la maison pour rapporter la clef nécessaire.

Jacques Laurent resta donc tête à tête avec son ancienne amante sous
l'ombrage de ces grands arbres qu'il avait tant aimés, devant cette
porte qui lui rappelait leur première entrevue, et dans une situation
tout à faite embarrassante pour un homme qui n'aime plus. L'air d'un
soir chargé d'orage, c'est-à-dire lourd et chaud, ne faisait pas
vaciller la flamme de la bougie, et son visage se trouvait, si bien
éclairé qu'au premier moment Isidora devait le reconnaître, à moins que,
dans la foule de ses souvenirs, le souvenir d'un amour si promptement
satisfait, si promptement brisé, put ne pas trouver place parmi tant
d'autres.

Il affectait de détourner la tête, cherchant ce qu'il avait à dire, ou
plutôt ce qu'il pouvait se dispenser de dire pour ne pas manquer à la
bienséance. Offrir à sa compagne préoccupée de la conduire à un banc
en attendant le retour du domestique, lui demander pardon de ce
contre-temps, rien ne pouvait se dire en assez peu de mots pour que sa
voix ne risquât pas de frapper l'attention. Il crut sortir d'embarras en
apercevant une de ces chaises de bois qu'on laisse dans les jardins, et
il fit un mouvement pour quitter le bras de madame de S... afin d'aller
lui chercher ce siège. Ce pouvait être une politesse muette. Il se crut
sauvé. Mais tout à coup il sentit son bras retenu par la main d'Isidora
qui lui dit avec vivacité:

--Mais, Monsieur, je vous connais, vous êtes... Mon Dieu, n'êtes-vous
pas...

«Je suis Jacques Laurent», répondit avec résignation le timide jeune
homme, incapable de soutenir aucune espèce de feinte, et jugeant
d'ailleurs qu'il était impossible d'éviter plus longtemps cette crise
délicate. Puis, comme il sentit le bras d'Isidora presser le sien
impétueusement, un sentiment de méfiance, et peut-être de ressentiment,
lui rendit le courage de sa fierté naturelle.

--Probablement, Madame, lui dit-il, ce nom est aussi vague dans vos
souvenirs que les traits de l'homme qui le porte.

--Jacques Laurent, s'écria madame de S..., sans répondre à ce froid
commentaire, Jacques Laurent ici, chez madame de T....! et dans cet
endroit!... Ah! cet endroit qui m'a fait vous reconnaître, je ne l'ai
pas revu sans une émotion terrible, et j'ai été comme forcée de vous
regarder, quoique... Jacques, vous ici avec moi?... Mais comment cela
se fait-il?... Que faisiez-vous chez madame de T...? Vous la connaissez
donc?... Oui: elle vous a appelé son ami.... Vous êtes son ami... Son
amant peut-être!... Écoutez, Jacques, écoutez, il faut que je vous
parle, ajouta-t-elle avec précipitation en voyant revenir le serviteur
avec la clef.

--Non, pas maintenant, dit Jacques troublé et irrité: surtout pas après
le mot insensé que vous venez de dire...

--Ah! reprit-elle en baissant la voix à mesure que le domestique
s'approchait, quel accent d'indignation! je crois entendre la voix de
Jacques au bal masqué lorsque, pour l'éprouver, je le supposais l'amant
de Julie! Au nom de la pauvre Julie qui est morte dans tes bras,
Jacques, écoute-moi un instant, suis-moi. Mon avenir, mon salut, ma
consolation sont dans vos mains, Monsieur... Si vous êtes un homme juste
et loyal comme vous l'étiez jadis... Si vous êtes un homme d'honneur,
parlez-moi, suivez-moi... ou je croirai que vous êtes mon ennemi, un
lâche ennemi comme les autres! Eh bien! n'hésitez donc pas! dit-elle
encore pendant que le domestique faisait crier la clef dans la serrure
rouillée; rien de plus simple que vous me donniez le bras jusqu'à mes
appartements. Rien de plus grossier que de me laisser traverser seule
l'autre jardin.» Et elle l'entraîna.

--Je vais attendre monsieur? dit le vieux Saint-Jean avec cet admirable
accent de malicieuse bêtise qu'ont, en pareil cas, ces espions
inévitables donnés par la civilisation.

--Non, répondit Jacques avec sa douceur et sa bonhomie ordinaires,
laissez la clef, je vais la rapporter en revenant.

--En ce cas, je vais la mettre en dehors pour que monsieur puisse
revenir.

Jacques n'écoutait plus. Emporté comme par le vent d'orage, il suivait
Isidora, qui, parvenue au milieu du jardin, tourna brusquement du côté
de la serre, et l'y fit entrer avec une sorte de violence.

Elle ne s'arrêta qu'auprès de la cuvette de marbre, et de ce banc garni
de velours bleu, sur lequel elle s'était assise près de lui pour la
première fois. «Ne dites rien, Jacques! s'écria-t-elle en le forçant de
s'asseoir à ses côtés, ne préjugez rien, ne pensez rien, jusqu'à ce que
vous m'ayez entendue. Je vous connais, je sais que des questions ne vous
arracheraient rien: je ne vous en ferai point. Je vois que vous avez
de la répugnance à venir ici, de l'inquiétude et de l'impatience à y
rester!... Je ne vous retiendrai pas longtemps. Je crois deviner... mais
peu importe. Ce que je dirai sera vrai ou faux, vous ne répondrez pas,
mais voilà ce que j'imagine, il faut que vous le sachiez pour comprendre
ma situation et ma conduite. Vous êtes intimement lié avec madame de
T..., vous êtes entré chez elle tout à l'heure sans être annoncé, comme
un habitué de la maison... dans sa chambre... car c'était sa chambre
ou son boudoir, je n'ai pas bien regardé... Vous l'aimez! car vous
tremblez; oui, je sens trembler votre main qui repousse en vain la
mienne. Elle vous aime peut-être! Bah! il est impossible qu'elle ne
vous aime pas! Que ce soit amour ou amitié, elle vous estime, elle
vous écoute, elle vous croit! Vous lui avez parlé de moi; elle vous a
consulté! Vous lui avez dit... Mais non, vous ne lui avez pas dit de mal
de moi, sa conduite me le prouve. Sa conduite envers moi est admirable,
c'est dire que la vôtre entre elle et moi l'a été aussi... Jacques, je
vous remercie... Je parle comme dans un rêve, et je comprends à mesure
que je parle... Mon premier mouvement, en vous voyant, a été la peur,
châtiment d'une âme coupable! Mais mon second mouvement est celui de
ma vraie nature, nature confiante et droite, que l'on a faussée et
torturée. Aussi mon second mouvement est la confiance, la gratitude...
une gratitude enthousiaste! Jacques! vous êtes toujours le meilleur des
hommes, et vous avez pour maîtresses la meilleure des femmes! Ce bonheur
vous était dû; en homme généreux, vous avez voulu me donner du bonheur
aussi, et, grâce à vous, cette femme est mon amie! Oh! que vous êtes
grands tous les deux!»

Et, dans un élan irrésistible, Isidora pencha son visage baigné de
larmes jusqu'à effleurer de ses lèvres tremblantes les mains du craintif
jeune homme.

«Laissez, Madame, laissez, répondit-il effrayé de l'émotion qui le
gagnait et en faisant un effort pour s'éloigner d'elle, autant que le
permettait la largeur du siège de marbre; vous êtes dangereuse jusque
dans vos meilleurs mouvements, et je ne peux pas vous écouter sans
frayeur. Vous êtes hardie et vous aimez à profaner, jusque dans vos
élans d'amour pour les choses saintes. Otez de votre imagination
audacieuse l'idée de cette liaison intime avec madame de T... Sachez, en
un mot, que je suis le précepteur de son fils, et, par conséquent, le
commensal et l'habitué nécessaire de sa maison. Je venais lui parler de
son enfant, quand je suis entré étourdiment dans son petit salon. Je
ne me permets pas d'autres sentiment envers elle qu'un dévouement
respectueux, et l'estime qu'on doit à une femme éminemment vertueuse:
et, quant à celui qu'elle peut avoir pour moi, c'est la confiance en
mes principes et la bonne opinion qu'une personne sensée doit avoir de
l'homme à qui elle confie l'âme de son enfant. Quel démon vous pousse à
bâtir un roman extravagant, impossible? Est-ce là le respect et l'amour
que vous témoigniez tout à l'heure à madame de T... par vos humbles
caresses? A peine l'émotion que sa bonté vous cause est-elle dissipée,
que déjà vous l'assimilez à toutes les femmes que vous connaissez;
apprenez à connaître, Madame, apprenez à respecter, si vous voulez
apprendre à aimer.»

Sauf l'amour avoué, sauf le bonheur des deux amants, la pauvre Isidora,
dans sa candeur cynique, avait deviné juste, et c'était en effet un bon
mouvement qui l'avait poussée à penser tout haut; mais elle ne savait
pas qu'en s'exprimant ainsi, elle mettait la main sur des plaies vives.
L'indignation de Jacques lui fit un mal affreux, et la haine de la
pudeur et de la vertu lui revint au coeur plus amère, plus douloureuse
que jamais.

--Quel langage! quelle colère et quel mépris! dit-elle en se levant et
en regardant Jacques avec un sombre dédain. Vous niez l'amour et vous
exprimez un pareil respect! Le nom de votre idole vous paraît souillé
dans ma bouche, et son image dans ma pensée! Vous n'êtes pas habile,
Jacques; vous ne savez pas que les femmes comme moi sont impossibles à
tromper sur ce point. Le respect, c'est l'amour! En vain vous faites une
distinction affectée de ces deux mots: quiconque n'aime pas, méprise,
quiconque aime vénère; il n'y a pas deux poids et deux mesures pour
connaître le véritable amour. Moi aussi j'ai été aimée une fois dans
ma vie; est-ce que vous l'avez oublié, Jacques? Et comment l'ai-je su?
c'est parce qu'on ne le disait pas, c'est parce qu'on n'eût jamais osé
me l'avouer, c'est enfin parce qu'on me respectait. Et cela se passait
ici, il y a trois ans; c'est ici que, sur ce banc, osant à peine
effleurer mon vêtement, et frémissant de crainte quand, en touchant ces
fleurs, votre main rencontrait la mienne, vous seriez mort plutôt que
de vous déclarer, vous seriez devenu fou plutôt que de vous avouer à
vous-même que vous m'aimiez... Mais voilà que vous êtes devenu un homme
civilisé à mon égard, c'est-à-dire que vous me méprisez, et que vous
exaltez devant moi une autre femme! C'est tout simple, Jacques, c'est
tout simple, vous ne m'aimez plus et vous l'aimez.. Je m'en doutais, je
le sais à présent. En vérité, Jacques, vous êtes bien maladroit, et le
secret d'une femme _vertueuse_, comme vous dites, est en grand danger
dans vos mains.

--Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire? reprit Jacques irrité, en
se levant à son tour. Je croyais bénir le jour où je vous retrouverais
digne d'une noble et fidèle amitié; mais je vois bien que Julie est
morte, en effet, comme vous le disiez tout à l'heure, et qu'il ne me
reste plus qu'à pleurer sur elle.

--Ah! malheureux, ne blasphème pas! s'écria-t-elle en se tordant les
mains; que ne peux-tu dire la vérité? pourquoi Julie n'est-elle pas
morte et ensevelie à jamais au fond de ton coeur et du mien? mais
l'infortunée ne peut pas mourir. Cette âme pure et généreuse s'agite
toujours dans le sein meurtri et souillé d'Isidora; elle s'y agite en
vain, personne ne veut lui rendre la vie; elle ne peut ni vivre ni
mourir. Vraiment je suis un tombeau où l'on a enfermé une personne
vivante. Ah! philosophe sans intelligence et sans entrailles, tu ne
comprends rien à un pareil supplice, et cette agonie te fait sourire de
pitié. Sois maudit, toi que j'ai tant aimé, toi que seul parmi tous les
hommes, je croyais capable d'un grand amour! puisses-tu être puni du
même supplice! puisses-tu te survivre à toi-même et conserver le désir
du bien, après avoir perdu la foi!

Son voile noir était tombé sur ses épaules, et sa longue chevelure,
déroulée par l'humidité de la nuit, flottait éparse sur sa poitrine
agitée. La lune, en frappant sur le vitrage de la serre, semait sur elle
de pâles clartés dont le reflet bleuâtre la faisait paraître plus belle
et plus effrayante. Elle ressemblait à lady Macbeth évoquant dans ses
malédictions et dans ses terreurs les esprits malfaisants de la nuit.

Le coeur de Jacques se rouvrit à la pitié et à une sorte d'admiration
pour ce principe d'amour et de grandeur qu'une vie funeste n'avait pu
étouffer en elle; une âme vulgaire ne pouvait pas souffrir ainsi.

«Julie, lui dit-il, en lui prenant le bras avec énergie, reviens donc à
toi-même; s'il ne faut pour cela que rencontrer un coeur ami, ne l'as-tu
pas trouvé aujourd'hui? N'étais-tu pas tout à l'heure affectueusement
pressée dans les bras d'un être généreux, excellent entre tous? Cette
femme qui, en dépit des préjugés du monde, t'a nommée sa soeur et t'a
promis de venir ici pour te consoler et te bénir, n'est-ce donc pas
un secours que le ciel t'envoie? n'est-ce donc pas un messager de
consolation qui doit briser la pierre de ton cercueil? Ta fierté
implacable, qui repoussait jadis le pardon de l'amour, refusera-t-elle
la nouvelle alliance de l'amitié? Ne m'attribuez pas les généreux
mouvements de cette noble femme. Son coeur n'a pas besoin
d'enseignement; mais sachez bien que si elle en avait besoin, et
si j'avais sur elle l'influence qu'il vous a plu tout à l'heure de
m'attribuer, je voudrais que vous dussiez le repos de votre conscience
et la guérison de vos blessures à cette main de femme, plutôt qu'à celle
d'aucun homme.»

L'exaspération d'Isidora était déjà tombée, comme le vent capricieux
de l'orage lorsqu'il s'abat sur les plantes et semble s'endormir en
touchant la terre. Mobile comme l'atmosphère, en effet, elle écoutait
Jacques d'un air moitié soumis, moitié incrédule.

--Tu as peut-être raison, dit-elle, peut-être! Je n'en sais rien encore,
j'ai besoin de me recueillir, de m'interroger. Je suis partagée entre
deux élans contraires: l'un, qui me pousse aux genoux de cette femme au
front d'ange, l'autre, qui me fait haïr et craindre la protection de
cette dame à la voix de sirène. Une dévote, peut-être! qui veut me mener
à l'église et me présenter au monde des sacristies, comme un trophée
de sa béate victoire. Ah! que sais-je? En Italie aussi, des femmes de
qualité ont voulu me convertir. Elles m'appelaient dans leur oratoire,
et m'eussent chassée de leur salon. Faudrait-il passer par le
confessionnal et la communion pour entrer chez ma belle-soeur? Ah!
jamais! jamais de bassesse! de l'insolence, de la haine, des outrages,
je le veux bien, mais de l'hypocrisie et de la honte, jamais!

--Et vous avez raison, reprit Jacques; à ces craintes, je vois que vous
êtes toujours injuste; mais, à ces résistances, je vois que vous avez
la vraie fierté. Mais me croyez-vous donc enrôlé parmi les jésuites de
salons, que vous me supposez capable de vous engager dans de si lâches
intrigues? sachez que madame de T... n'est pas dévote.

«Pardonnez-moi tout ce que je dis, Jacques, vous voyez bien que je n'ai
pas ma tête. Ma pauvre tête que, ce matin, je croyais si forte et si
froide, elle a été brisée, ce soir, par trop d'émotions. Cette femme
m'a enivrée avec sa bonté et ses caresses, et toi, tu m'as tuée avec ta
figure douce et tes blonds cheveux, m'apparaissant tout à coup comme le
spectre du passé devant cette porte, dans ce lieu fatal où je t'ai vu
pour ne jamais t'oublier. Ah! que je t'ai aimé, Jacques! Tu ne l'as
jamais su, et tu as pu ne pas le croire. Ma conduite avec toi t'a paru
odieuse. Elle était sage, elle était dévouée; je sentais que je n'étais
pas digne de toi, que tu ne pourrais jamais oublier ma vie, qu'en
devenant passionné tu allais devenir le plus malheureux des hommes. Je
n'ai pas voulu changer en une vie de larmes ce souvenir d'une nuit de
délices. Et, qu'est-ce que je dis? ce n'est pas cette nuit-là que je me
suis rappelée avec le plus de bonheur et de regrets. C'est ce premier
amour enthousiaste et timide que tu avais pour moi lorsque tu ne me
connaissais que sous le nom de Julie, lorsque tu me croyais une femme
pure, lorsque tu venais ici tout tremblant, et que, n'osant me parler de
ton amour, tu me parlais de mes camélias. Ah! ne m'ôte pas ce souvenir,
Jacques, et quelque coupable que tu m'aies jugée depuis, quelque
insensée que je te paraisse encore, ne me reprends pas le passé, ne me
dis pas que tu n'as pas senti pour moi un véritable amour; c'est le
seul amour de ma vie, vois-tu, c'est mon rêve, c'est mon roman de jeune
fille, commencé à trente ans, fini en moins de deux semaines...! fini!
oh non! ce rêve ne m'a jamais quittée. Il ne finira qu'avec ma vie; je
n'ai aimé qu'une fois, je n'ai aimé qu'un seul homme, et cet homme c'est
toi, Jacques: ne le savais-tu point, ne le vois-tu pas? Je t'ai emporté
dans le secret de mon coeur, et je t'y ai gardé comme mon unique trésor.
Depuis trois ans, il ne s'est pas passé un jour, une heure, où je n'aie
été plongée dans le ravissement de mon souvenir. C'est là ce qui m'a
fait vivre, c'est là ce qui m'a donné la force d'être irréprochable
dans mes actions depuis trois ans, comme j'étais irréprochable dans mes
pensées. Je voulais me purifier par une vie régulière, par des habitudes
de fidélité. J'ai essayé d'aimer Félix de S... comme on aime un mari
quand on n'a pas d'amour pour lui et qu'on respecte son honneur. Et lui,
le crédule jeune homme, s'est cru aimé du jour où j'ai eu une véritable
passion dans l'âme pour un autre. Mais il a eu raison de m'estimer et de
me respecter au point de vouloir me donner son nom. Ne lui avais-je pas
sacrifié la satisfaction du seul amour que j'aie véritablement senti?
Aussi, quand j'ai accepté ce nom et cette formalité significative du
mariage, j'ai songé à toi, Jacques, je me suis dit: Si Félix revient à
la vie, du moins Jacques saura que j'ai mérité d'être réhabilitée; s'il
succombe, Jacques me reverra purifiée, ce ne sera plus une courtisane
qu'il pressera en frissonnant contre sa poitrine, ce sera la comtesse de
S..., la veuve d'un honnête homme, une femme indépendante de tout lien
honteux, une maîtresse fidèle, éprouvée par trois ans d'absence et libre
de se donner après un combat de trois ans contre les hommes et contre
lui-même... Oh! Jacques, c'est ainsi que je t'ai aimé, et je reviens
ici, je me berce depuis vingt-quatre heures des plus doux rêves. Je
caresse mille projets, je m'endors dans les délices de mon imagination
en attendant que je fasse des démarches pour te chercher et te
retrouver; et tout à coup le roman infernal de ma destinée s'accomplit:
tu parais devant moi, tu sembles sortir de terre, juste à l'endroit où
je t'ai vu pour la première fois! Je t'enlève, je t'entraîne ici, parmi
ces fleurs, où pour la première fois tu m'as parlé... Nous sommes
seuls... je suis encore belle... je t'aime avec passion... et toi tu ne
m'aimes plus! oh! c'est horrible, et voilà toute ma vie expiée dans ce
seul instant.»

La pâle traduction que nous venons de donner des paroles d'Isidora ne
saurait donner une idée de son éloquence naturelle. Ce don de la parole,
quelques femmes, même les femmes vulgaires en apparence, le possèdent à
un degré remarquable et l'exercent jusque sur des sujets frivoles. La
profession d'avocat conviendrait merveilleusement à certaines femmes du
peuple que vous avez dû rencontrer aussi bien que moi, et sur les lèvres
desquelles le discours venait de lui-même s'arranger à propos du moindre
objet de négoce ou du moindre récit de l'événement du quartier.
Les Parisiennes ont particulièrement cette faculté oratoire, cette
propension à énoncer leur pensée sous des formes pittoresques ou
littéraires et avec une pantomime animée, gracieuse ou plaisante,
minaudière ou passionnée, emphatique ou naïve. Isidora était une de
ces enfants du peuple de Paris, une de ces mobiles et saisissantes
imaginations qui se répandent en expressions aussi vite qu'elles
s'impressionnent. Elle avait donné à son propre esprit, par la lecture
et le spectacle des arts, une éducation recherchée, brillante et presque
solide, dans les loisirs de la richesse; et l'élocution facile qu'elle
avait eue pour la répartie mutine et l'apostrophe mordante, elle l'avait
conservée, pour l'analyse de ses sentiments et le récit de ses émotions
passionnées. Jacques avait déjà été frappé de cette éloquence féminine,
déjà il en avait subi diversement l'influence, lorsqu'elle avait été
tour à tour la divine Julie et l'audacieux domino de l'Opéra. Il se
sentit de nouveau sous le charme, et ce ne fut pas sans une terreur
mêlée de plaisir. Il ne se piquait pas d'être un stoïque, et son amour
pour Alice n'ayant jamais reçu d'encouragement, n'ayant pu nourrir
aucune espérance, n'était pas un préservatif à l'épreuve du feu d'une
passion expansive et provocante comme l'était celle d'Isidora. Nous
essaierions en vain de faire deviner l'expression de sa physionomie
si calme et si hautaine à l'habitude, si puissante de persuasion
lorsqu'elle révélait tout à coup des orages cachés; ni les accents de
sa voix éteinte dans les discours sans intérêt, flexible, saccadée,
pénétrante, déchirante dans l'abandon du désespoir et de l'amour.
Jacques sentit qu'il tremblait, qu'il avait alternativement chaud et
froid, qu'il retombait sous l'empire de la fascination, et Isidora qui,
par instants, jetait ses bras autour de lui avec ivresse et les retirait
avec crainte, sentit, elle aussi, que Jacques perdait la tête.

Et pourtant, hélas! tout ce qu'elle venait de lui dire était-il bien
vrai? Sincère, oui; mais véridique, non. Qu'elle crût, dans cet instant,
ne rien raconter que d'historique dans sa vie, et que dans sa vie il y
eût, depuis trois ans, beaucoup de rêveries, de regrets et d'élans vers
ce pur amour de Jacques, unique, en effet, dans ses souvenirs, par sa
nature confiante et naïve, rien de plus certain; qu'elle eût été fidèle
au comte de S..., quelle eût désiré se réhabiliter par le mariage, par
besoin d'honneur plus que par désir d'une fortune assurée, cela était
encore vrai; mais qu'elle ne se fût pas laissé distraire un seul instant
de la passion de Jacques par les jouissances du faste, qu'elle l'eût
quitté dans le seul dessein de ne pas le rendre malheureux, plutôt que
pour n'être pas honteusement délaissée par Félix; qu'enfin, elle n'eût
songé qu'à Jacques en se faisant épouser, et que l'amour des richesses
certaines n'eût pas été mêlé, à l'insu d'elle-même, au désir ambitieux
d'un titre et d'une vaine considération; voilà ce qui n'était qu'à
moitié vrai. Il ne faut pas oublier qu'il y avait une bonne et une
mauvaise puissance, agissant, à forces égales, sur l'âme naturellement
grande mais fatalement corrompue de cette femme. En revoyant Jacques,
elle retrouva toute la poétique et brûlante énergie du roman qu'elle
avait caressé en secret dans sa pensée depuis trois ans; secret tour
à tour douloureux et charmant, selon la disposition de son âme
impressionnable et changeante, et qui l'avait aidée, en effet, à vivre
sagement, mais qui n'eût pas été suffisant pour une telle réforme de
conduite, sans l'espérance et la volonté de dominer et de soumettre le
comte de S... Alors elle se plut à s'expliquer à elle-même sa propre vie
par ce miracle de l'amour, qui lui plaisait davantage, parce qu'en effet
il était davantage dans ses bons instincts; et l'imagination, cette
maîtresse toute-puissante de son cerveau, qui lui tenait lieu du coeur
éteint et des sens blasés, déploya ses ailes pour l'emporter loin du
domaine de la réalité. Jacques, entraîné dans son tourbillon, perdait
pied et se sentait comme soulevé par l'ouragan dans ce monde rempli de
fantômes et d'abîmes.

Cette Isidora si séduisante, si belle et si violemment éprise de lui,
n'était elle pas la même femme qu'il avait aimée avec enthousiasme,
puis avec délire, puis enfin avec de profonds déchirements de coeur,
longtemps encore après avoir été brusquement séparé d'elle? Nous
n'oserions pas dire que six mois encore avant cette nouvelle rencontre,
Jacques, au moment d'aimer Alice, qu'il connaissait à peine, n'eût pas
éprouvé d'énergiques retours de l'ancienne et unique passion. C'était
bien plutôt lui qui eût pu, s'il eût été disposé à se vanter de sa
fidélité, raconter à Isidora qu'il avait langui et souffert pour elle
durant presque toute cette absence, et ce roman de son coeur eut été
beaucoup plus authentique que celui qu'elle venait de faire sortir de
son propre cerveau.

Pourtant je ne sais quel doute obstiné se mêlait à l'ivresse croissante
de Jacques. Tout était vrai dans l'expression d'Isidora; sa voix sonore,
son regard humide, son sein agité; mais son exaltation, pour
être sentie, n'en était pas moins appliquée à une assertion peu
vraisemblable, et la sagesse, la modestie du jeune homme, se débattaient
encore contre les séductions d'un genre de flatterie où les femmes sont
toutes-puissantes. son humble fortune, son nom ignoré, son extérieur
timide, rien en lui ne pouvait tenter la cupidité ou la vanité d'une
telle femme. Et puis, s'il est vrai que les femmes sont crédules aux
doux mensonges de l'amour, il faut bien avouer que, par nature et par
position, les hommes le sont bien davantage.

La lutte était engagée. Isidora voulait ardemment la victoire, non
qu'elle eut conservé les moeurs de la galanterie. Il n'est rien de plus
froid à cet égard que la femme qui a abusé de la liberté, rien de plus
chaste, peut-être, que celle qui rougit d'avoir mal vécu. Mais il y
a dans ces âmes-là, et il y avait dans la sienne en particulier, un
insatiable orgueil. Elle ne pouvait se résoudre à perdre Jacques malgré
elle, elle qui avait eu la force de le quitter. Le danger d'échouer,
l'étonnement de sa résistance, étaient des stimulants à cette passion
moitié sentie, moitié factice. Dans l'excitation nerveuse qu'elle
éprouvait, elle pouvait, sans efforts et sans fausseté, parcourir tous
les tons, et s'identifier, à la manière des grands artistes, avec toutes
les nuances de son improvisation brûlante. Elle frappa le dernier coup
en s'humiliant devant Jacques: «Ne me hais pas; oh! je t'en prie, ne me
hais pas! lui dit-elle en courbant presque sur son sein les flots de sa
noire chevelure. Ne crois pas que je sois indigne de ta pitié. Vois où
l'amour m'a réduite! moi qui la repoussais si fièrement autrefois, quand
tu me l'offrais, cette pitié sainte, je te la demande aujourd'hui. Je te
la demande au nom de cette femme que j'ai calomniée tout à l'heure, si
c'est calomnier le plus pur des anges de supposer qu'il t'aime. Mais si
ta modestie farouche repousse cette idée comme un crime, je la rétracte
et je désavoue les paroles que la jalousie m'a arrachées. Oui, la
jalousie, je le confesse. Cette femme que j'adorais, que j'adore
toujours dans sa bonté simple et courageuse, j'étais au moment de la
haïr en songeant... Mais je ne veux même pas répéter les mots qui
t'offensent. Sois sûr que le bon principe est assez fort en moi pour
triompher, et qu'il triomphe déjà. J'étoufferai, s'il le faut, l'amour
qui me dévore, pour rester digne de l'amitié qu'elle m'offre. Eussé-je
encore d'insolents soupçons, je les refoulerai dans mon sein, je la
respecterai comme tu la respectes. Seras-tu content, Jacques, et
croiras-tu que je t'aime?»

Jacques vit à ses pieds l'orgueilleuse Isidora, et soit que l'homme
devienne plus faible que la femme quand il s'agit de donner le change à
un véritable amour, soit qu'à bout de souffrance dans ses désirs ignorés
pour Alice, il espérât guérir un mal inutile et funeste en s'enivrant
de voluptés puissantes, il chercha l'oubli du présent dans le délire du
passé.

Isidora eût souhaité des émotions plus douces et plus profondes. Ce
ne ne fut pas sans douleur et sans effroi qu'elle accepta son facile
triomphe. Elle fut sur le point de le repousser en échange d'un mot et
d'un regard adressés à la Julie d'autrefois. Elle arracha bien a son
amant ce doux nom qui, pour elle, résumait tout son rêve de bonheur;
mais la familiarité d'un amour accepté lui ôta tout son prestige. Elle
se livra sans confiance et sans transport, à travers des larmes amères
qu'elle interpréta comme des larmes de joie; mais elle sentit avec un
affreux désespoir qu'elle mentait et qu'elle n'avait pas de plus noble
plaisir que celui de rendre Jacques infidèle à une femme austère et plus
désirable qu'elle.

Car elle devina tout en sentant battre contre son coeur ce coeur rempli
d'une autre affection, et bientôt elle éprouva l'invincible besoin de
pleurer seule et de constater que sa victoire était la plus horrible
défaite de sa vie, «Va-t'en, dit-elle à Jacques lorsque minuit sonna
dans le lointain. Tu ne m'aimes plus, ou tu ne m'aimes pas encore. Un
abîme s'est creusé entre nous. Mais je le comblerai peut-être, Jacques,
à force de repentir et de dévouement.»

Elle s'était montrée douce et résignée malgré son angoisse. Jacques ne
sentait encore que de l'attendrissement et de la reconnaissance. Il
essaya de ramener la paix dans son âme en lui parlant de l'avenir et
des affections durables. Mais, lui aussi, il sentit tout à coup qu'il
mentait. La peur et les remords le saisirent, et la parole expira sur
ses lèvres. Isidora avait été vingt fois sur le point de lui dire:
«Tais-toi, ceci est un sermon!» Mais elle se contint, soit par
stoïcisme, soit par découragement, et elle trouva des prétextes pour
se séparer de lui sans lui dévoiler, comme autrefois, la profonde et
altière douleur de son âme impuissante et inassouvie.

Jacques, confus et tremblant, rentra dans le jardin de l'hôtel de T..,
comme un larron qui voudrait se cacher de lui-même. Il referma, sans
bruit, la petite porte et jeta un regard craintif sur l'allée déserte et
les massifs silencieux.

Les volets du rez-de-chaussée, habité par Alice, étaient fermés, nulle
trace de lumière, aucun bruit à l'extérieur. Sans doute elle était
couchée.

«Ah! repose en paix, âme tranquille et sainte, pensa-t-il en approchant
de ces fenêtres sans reflets et de cette façade morne d'une maison
endormie sous le froid et fixe regard de la lune. Dors la nuit, et que
tes jours s'envolent en sereines rêveries. Que l'orage, que la honte,
que les luttes vaines et coupables, que les inutiles désirs et les
remèdes empoisonnés, que la douleur et le mal soient pour moi seul!
Maintenant me voilà condamné par ma conscience à me taire éternellement,
et je ne pourrai plus même maudire ma timidité!»

Il fallait traverser l'antichambre de madame de T... pour rentrer dans
la maison. Et qu'allait devenir Jacques si cette porte était fermée!
Mais à peine l'eut-il touchée, que Saint-Jean vint la lui ouvrir.

«Ne faites pas de bruit, monsieur Laurent, madame est _retirée_,» lui
dit le bonhomme qui l'avait attendu sur ce banc classique en velours
d'Utrecht, où les serviteurs du riche, victimes de ses caprices ou de
ses habitudes, perdent de si longues heures entre un mauvais sommeil
ou une oisiveté d'esprit plus mauvaise encore. Jacques lui exprima ses
regrets de l'avoir fait veiller. «Pardi, Monsieur, dit le bonhomme avec
un sourire moitié bienveillant, moitié goguenard, il le fallait bien,
à moins de vous faire coucher à la belle étoile, ou à l'hôtel de S...!
Rendez-moi ma clef? Eh! eh! vous l'emportez par mégarde!»

Jacques avait été mis, dans l'après-dînée, en possession de la chambre
qu'il devait occuper désormais à l'hôtel de T... Ce n'était pas
son ancienne mansarde; c'était un petit appartement beaucoup plus
confortable, situé au second, mais ayant vue aussi sur le jardin. En
examinant ce local, Jacques fut frappé du goût et de la grâce aimable
avec lesquels il avait été décoré. Tout était simple; mais, par un
étrange hasard, il semblait que la personne chargée de ce soin eût
deviné ses goûts, ses paisibles habitudes de travail, le choix des
livres qui pouvaient le charmer, et jusqu'aux couleurs de teinture qu'il
aimait. La pensée ne lui vint pourtant pas que madame de T... eût daigné
s'occuper elle-même de ces détails. Dans les commencements de son séjour
à la campagne il avait été l'objet des attentions les plus délicates
et les plus affectueuses dans ce qui concernait les douceurs de son
installation. Mais depuis qu'Alice, préoccupée d'une pensée grave qu'il
ne devinait pas, semblait s'être refroidie pour lui, il ne se flattait
plus de lui inspirer ces prévenantes bontés. Agité et craignant de
réfléchir, il se jeta sur son lit, espérant trouver dans le sommeil
l'oubli momentané de la tristesse invincible qui le gagnait.

Mais il n'eut qu'un sommeil entrecoupé et des rêves insensés. Il
pressait Alice dans ses bras, et tout à coup, son visage divin devenant
le visage désolé d'Isidora, ses caresses se changeaient en malédictions,
et la courtisane étranglait sous ses yeux la femme adorée.

Obsédé de ces folles visions, il se leva et s'approcha de sa fenêtre.
Les menaces d'orage s'étaient dissipées: il n'y avait plus au firmament
qu'une vague blancheur, des nuées transparentes, floconneuses, et
l'argent mat du clair de la lune sur un fond de moire. Laurent jeta les
yeux sur ce jardin funeste qui ne lui rappelait que des regrets ou des
remords. Mais bientôt son attention fut fixée sur un objet inexplicable.
Tout au fond du jardin, sur une espèce de terrasse relevée de trois
gradins de pierre blanche, et fermée de grands murs, marchait lentement
une forme noire qu'il lui était impossible de distinguer, mais dont
le mouvement régulier et impassible pouvait être comparé à celui d'un
pendule. Qui donc pouvait ainsi veiller dans la solitude et le silence
de la nuit? D'abord un soupçon terrible, une âcre jalousie, s'empara du
cerveau affaibli de Jacques. Comme s'il avait eu, lui, le droit d'être
jaloux! Alice attendait-elle quelqu'un à cette heure solennelle et
mystérieuse? Mais était-ce bien Alice? Isidora aussi portait un vêtement
de deuil. Aurait-elle eu la fantaisie de venir rêver dans ce jardin
plutôt que dans le sien? elle pouvait en avoir conservé une clef. Mais
comment expliquer le choix de cette promenade? D'ailleurs Alice était
mince, et il lui semblait voir une forme élancée.

Une demi-heure s'écoula ainsi. L'ombre paraissait infatigable, et elle
était bien seule. Elle disparaissait derrière de grands vases de fleurs
et quelques touffes de rosiers disposés sur le rebord de la terrasse.
Puis elle se montrait toujours aux mêmes endroits découverts, suivant la
même ligne, et avec tant d'uniformité, qu'on eût pu compter par minutes
et secondes les ailées et venues de son invariable exercice. Elle
marchait lentement, ne s'arrêtait jamais, et paraissait bien plutôt
plongée dans le recueillement d'une longue méditation qu'agitée par
l'attente d'un rendez-vous quelconque.

Jacques fatigua son esprit et ses yeux à la suivre, jusqu'à ce que,
cédant à la lassitude, et voulant se persuader que ce pouvait être la
femme de chambre de madame de T..., attendant quelque amant pour son
propre compte, il alla se recoucher. Après deux heures de cauchemar
et de malaise, il retourna à la fenêtre. L'ombre marchait toujours.
Était-ce une hallucination? Cela faisait croire à quelque chose de
surnaturel. Un spectre ou un automate pouvaient seuls errer ainsi
pendant de si longues heures sans se lasser. Où un être humain eût-il
pris tant de persévérance et d'insensibilité physique? L'horizon
blanchissait, l'air devenait froid, et les feuilles se dilataient à
l'approche de la rosée. «Je resterai là, se dit Jacques, jusqu'à ce que
la vision s'évanouisse ou jusqu'à ce que cette femme quitte le théâtre
de sa promenade obstinée. A moins de passer par-dessus le mur, il faudra
bien qu'elle se rapproche, que je la voie ou que je la devine.»

Cette curiosité, mêlée d'angoisse, fit diversion à ses maux réels. Caché
derrière la mousseline du rideau collé à ses vitres, il s'obstina à son
tour à regarder, jusqu'à ce que le jour, s'épurant peu à peu, lui permit
de reconnaître Alice. A n'en pouvoir douter, c'était elle qui, depuis
une heure du matin jusqu'à quatre, avait ainsi marché sans relâche, sans
distraction, et sans qu'aucune impression extérieure eût pu la déranger
du problème intérieur qu'elle semblait occupée à résoudre. A mesure que
le jour net et transparent qui précède le lever du soleil lui permettait
de discerner les objets, Jacques voyait son attitude, sa démarche, les
détails de son vêtement. Rien en elle n'annonçait le désordre de l'âme.
Elle avait la même toilette de deuil qu'il lui avait vue la veille; elle
n'avait pas songé à mettre un châle: elle avait la tête nue. Ses cheveux
bruns, séparés sur son beau front, ne paraissaient pas avoir été
déroulés pour une tentative de sommeil. Son pas était encore ferme
quoique un peu ralenti, ses bras croisés sur sa poitrine sans raideur
et sans contraction violente. Enfin, lorsque le premier rayon du soleil
vint dorer les plus hautes branches, elle s'arrêta au milieu de la
terrasse et parut regarder attentivement la façade de la maison. Puis
elle descendit les trois degrés et se dirigea vers la porte du petit
salon d'été, sans avoir aperçu Jacques qui se cachait soigneusement.
Lorsqu'elle fut assez près de la maison pour qu'il pût distinguer sa
physionomie, il remarqua avec étonnement qu'elle était calme, pâle, il
est vrai, comme l'aube, mais aussi sereine, et à peine altérée par la
fatigue d'une si solennelle et si étrange veillée. Et, cependant, que
n'avait-il pas fallu souffrir pour remporter une telle victoire
sur soi-même «Oh! quelle femme êtes-vous donc? s'écria Jacques
intérieurement, quand il lui eut entendu doucement refermer la porte
vitrée de son boudoir; quelle énigme vivante, quelle âme céleste nourrie
des plus hautes contemplations, ou quel coeur à jamais brisé par un
morne désespoir? Vous n'aimez pas, non, vous n'aimez pas, car vous
semblez ne pouvoir pas souffrir; mais vous avez aimé, et vous vivez
peut-être d'un souvenir du mort!» Et Jacques ne se doutait pas que ce
mort c'était lui.
                
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