«J'ai aimé!» pensait Alice en se déshabillant avec lenteur et en
s'étendant sur sa couche chaste et sombre.
Jacques fut bien abattu et bien préoccupé durant la leçon du matin qu'il
donnait ordinairement avec tant de zèle et d'amour au fils d'Alice.
Il s'en fit, des reproches. Nos fautes ont ainsi toutes sortes de
retentissements imprévus, petits ou grands, mais qui en raniment
l'amertume par mille endroits.
A la campagne, Alice avait l'habitude de venir toujours, vers la fin de
la leçon, écouter le résumé du précepteur ou de l'enfant. Jacques se
dit que toute cette vie allait changer à Paris, et qu'il ne verrait
peut-être pas Alice de la journée. On lui monta son déjeuner dans sa
chambre, et le vieux serviteur lui dit que madame avait commandé que son
couvert fût mis tous les jours à sa table à l'heure du dîner. Jacques
attendit cette heure avec anxiété. Mais il dîna tête-à-tête avec son
élève.
«Madame a la migraine, dit le bonhomme Saint-Jean, une forte migraine, à
ce qui parait; elle n'a rien pris de la journée.»
Et il secoua la tête d'un air chagrin.
Nous laisserons Jacques Laurent à ses anxiétés, et nous rendrons compte
au lecteur de la journée d'Alice.
Après quelques heures d'un sommeil calme, elle s'habilla avec le même
soin qu'à l'ordinaire, et se fit apporter la clef de la petite porte du
jardin. «Je la laisserai dans la serrure, dit-elle à Saint-Jean, et vous
ne l'ôterez jamais.» Puis elle se dirigea avec une lenteur tranquille
vers le jardin d'Isidora, et elle alla s'asseoir dans la serre, où elle
voulut rester seule quelques instants avant de la faire avertir. Il y
avait là quelque désordre, un coussin de velours tombé dans le sable,
quelques belles fleurs brisées autour de la fontaine. Alice eut un
frisson glacé; mais aucun soupir ne trahit, même dans la solitude,
l'émotion de son âme profonde.
Elle allait sa diriger enfin vers le pavillon, lorsque Isidora parut
devant elle, en robe blanche sous une légère mante noire. Isidora était
fière de porter en public ce deuil qui la faisait épouse et veuve; mais
elle haïssait cette sombre couleur et ce souvenir de mort. N'attendant
pas si tôt la visite de sa belle-soeur, elle cachait à peine sous sa
mante cette toilette du matin, molle et fraîche, dans laquelle elle se
sentait renaître. Pourtant le visage de la superbe fille était fort
altéré. Sa beauté n'en souffrait pas; elle y gagnait peut-être en
expression; mais il était facile de voir à son oeil plombé et à sa riche
chevelure à peine nouée, qu'elle avait peu dormi et qu'elle avait eu
hâte de se retremper dans l'air du matin. Il était à peine neuf heures.
Elle fit un léger cri de surprise, puis, comme charmée, elle s'élança
vers Alice; mais, dans son rapide regard, je ne sais quelle farouche
inquiétude se trahit en chemin.
Alice, clairvoyante et forte, lui sourit sans effort et lui lendit
une main qu'Isidora porta à ses lèvres avec un mouvement convulsif de
reconnaissance, mais sans pouvoir détacher son oeil, noir et craintif
comme celui d'une gazelle, du placide regard d'Alice. Alice était bien
pâle aussi; mais si paisible et si souriante, qu'on eût dit qu'elle
était l'amante victorieuse en face de l'amante trahie.
«Elle ne se doute de rien!» pensa l'autre; et elle reprit son aplomb,
d'autant plus qu'Alice ne parut pas faire la moindre attention à son
joli peignoir de mousseline blanche.
--Vous ne m'attendiez pas si matin, lui dit madame de T...; mais vous
m'aviez dit que vous défendriez votre porte et que vous ne sortiriez pas
tant que je ne serais pas venue; je n'ai pas voulu vous condamner à une
longue réclusion, et, en attendant voire réveil, je prenais plaisir à
faire connaissance avec vos belles fleurs.
--Mes plus belles fleurs sont sans parfum et sans pureté auprès de vous,
répondit Isidora, et ne prenez pas ceci pour une métaphore apportée de
l'Italie, la terre classique des rébus. Je pense naïvement ce que
je vous dis d'une façon ridicule; c'est assez le caractère de
l'enthousiasme italien. Il paraît exagéré à force d'être sincère. Ah!
Madame, que vous êtes belle au jour, que votre air de bonté me pénètre,
et que votre manière d'être avec moi me rend heureuse! Vous ne partagez
donc pas l'animosité de votre famille contre moi? Vous n'avez donc pas
le sot et féroce orgueil des femmes du grand monde?
--Ne parlons ni de ma famille, ni des femmes du monde: vous ne les
connaissez pas encore, et peut-être n'aurez-vous pas tant à vous en
plaindre que vous le croyez. Que vous importe, d'ailleurs, l'opinion
de ceux qui, de leur côté, vous jugeraient ainsi sans vous connaître?
Oubliez un peu tout ce qui se meut eu dehors de votre véritable vie,
comme je l'oublie, moi aussi; même quand je suis forcée de le traverser.
Pensez un peu à moi, et laissez-moi ne penser qu'à vous. Dites-moi,
croyez-vous que vous pourrez m'aimer?
Cette question était faite avec une sorte de sévérité où la franchise
impérieuse se mêlait à la cordiale bienveillance. Isidora essaya de
se récrier sur la cruauté d'un tel doute; mais le regard ferme et bon
d'Alice semblait lui dire: _Pas de phrase je mérite mieux de vous._ Et
Isidora, sentant tout à coup le poids de cette âme supérieure tomber sur
la sienne, fut saisie d'un malaise qui ressemblait à la peur.
Cette peur devint de l'épouvante lorsque Alice ajouta, en retenant
fortement sa main dans la sienne: «Répondez-moi, répondez-moi donc
hardiment, Julie!»
--Julie? s'écria la courtisane hors d'elle-même. Quel nom me donnez-vous
là?
--Permettez-moi de vous le donner toujours, reprit Alice avec une grande
douceur; un de nos amis communs vous a connue sous ce nom, qui est sans
doute le véritable, et qui m'est plus doux à prononcer.
--C'est mon nom de baptême, en effet, dit Isidora avec un triste
sourire; mais je n'ai pas voulu le porter après que j'ai eu quitté ma
famille et mon humble condition. C'est mon nom d'ouvrière, car vous
savez que j'étais une pauvre enfant du peuple.
--C'est votre titre de noblesse à mes yeux.
--Vraiment?
--Vraiment oui! Ne croyez donc pas que les idées ne pénètrent pas jusque
dans les têtes coiffées en naissant d'un hochet blasonné. Ne soyez pas
plus fière que moi; nommez-moi Alice, et reprenez pour moi votre nom de
Julie.
--Ah! il me rappelle tant de choses douces et cruelles! ma jeunesse, mon
ignorance, mes illusions, tout ce que j'ai perdu! Oui, donnez-le-moi,
ce cher nom, pour que j'oublie tout ce qui s'est passé pendant que je
m'appelais Isidora... Car celui-là vous fait mal aussi à prononcer,
n'est-ce pas? Et en disant ces derniers mots, Isidora regarda à son tour
Alice avec une sincérité impérative.
[Illustration 07.png: Isidora.]
Alice éleva sa belle main délicate, et la posant sur le front de la
courtisane: «Je vous jure, par votre rare intelligence, lui dit-elle,
que si votre coeur est aussi bon que votre beauté est puissante, quoi
qu'il y ait eu dans votre vie, je ne veux ni le savoir, ni le juger. Que
de vous à moi, ce qui peut vous faire souffrir dans le passé soit comme
s'il n'avait jamais existé. Si vous êtes grande, généreuse et sincère,
Dieu a dû vous absoudre, et aucune de ses créatures n'a le droit de
trouver Dieu trop indulgent. Répondez-moi donc, car je ne vous demande
pas autre chose. Votre coeur est-il bien vivant? Êtes-vous bien capable
d'aimer? Car si cela est, vous valez tout autant devant Dieu que moi qui
vous interroge.»
Isidora, entièrement vaincue par l'ascendant de la justice et de la
bonté, mit ses deux mains sur son visage et garda le silence. Son
enthousiasme d'habitude avait fait place à un attendrissement profond,
mais douloureux il lui fallait bien aimer Alice, et elle sentait qu'elle
l'aimait plus encore que durant l'accès d'exaltation qu'elle avait
éprouvé la veille en recevant les premières ouvertures de son amitié.
Mais le fantôme de Jacques Laurent avait passé entre elles deux, et il
y avait eu de la haine mêlée à ce premier élan de son coeur vers une
rivale. Maintenant le respect brisait la jalousie. L'orgueil abattu ne
trouvait plus d'ivresse dans la reconnaissance. Alice n'était plus là
comme une fée qui l'enlevait à la terre, mais comme une soeur de la
Charité qui sondait ses plaies. La fière malade ne pouvait repousser
cette main généreuse; mais elle avait honte d'avouer qu'elle avait plus
besoin de secours et de pardon que de justice.
Alice écarta avec une sorte d'autorité les mains de la courtisane et vit
la confusion sur ce front que les outrages réunis de tous les hommes
n'eussent pas pu faire rougir.
«Eh bien, lui dit-elle, si vous n'êtes pas sûre de vous-même, attendez
pour me répondre. J'aurai du courage et je ne me rebuterai pas.»
--Je ne venais pas pour vous imposer la confiance et l'amitié. Je venais
vous les offrir et vous les demander.
--Et moi, je vous donne toute mon âme, lui répondit enfin Isidora en
dévorant des larmes brûlantes.
--Ne sentez-vous pas que vous me dominez et que ma foi vous appartient?
--Mais ne voyez-vous pas aussi que je ne suis pas aussi bien avec Dieu
et avec moi-même que vous l'espériez? Ne voyez-vous pas que j'ai honte
de faire un pareil aveu? Ne soyez pas cruelle, et n'abusez pas de votre
ascendant, car je ne sais pas si je pourrai le subir longtemps sans me
révolter. Ah! je suis une âme malheureuse, j'ai besoin de pitié à
cause de ce que je souffre; mais la pitié m'humilie, et je ne peux pas
l'accepter!
[Illustration 08.png: Écoutez, écoutez, s'écria Julie...]
--De la pitié! Dieu seul a le droit de l'exercer; mais les hommes! Oh!
Vous avez raison de repousser la pitié de ces êtres qui en ont tous
besoin pour eux-mêmes. J'en serais bien digne, chère Julie, si je vous
offrais la mienne.
--Que m'offres-tu donc, noble femme? suis-je digne de ton affection?
--Oui, Julie, si vous la partagez.
--Eh! ne vois-tu pas que je l'implorerais à genoux s'il le fallait! Oh!
belle et bonne créature de Dieu que vous êtes, prenez garde à ce que
vous allez faire en m'ouvrant le trésor de votre affection; car si vous
vous rétirez de moi quand vous aurez vu le fond de mon coeur, vous aurez
frappé le dernier coup, et je serai forcée de vous maudire.
--Pourquoi mêlez-vous toujours quelque chose de sinistre à votre
expansion? On vous a donc fait bien du mal? Et cependant un homme vous a
rendu justice, un homme vous a aimée.
--De quel homme parlez-vous?
--De mon frère.
--Ah! ne parlons pas de lui, Alice, car c'est là que notre lien, à peine
formé, va peut-être se rompre, à moins que ma franchise ne me fasse
absoudre!...
--Pas de confession, ma chère Julie. Je sais de vous certaines choses
que je comprends sans les approuver. Mais trois années de dévouement et
de fidélité les ont expiées.
--Écoutez, écoutez, s'écria Julie en se pliant sur le coussin de velours
resté à terre aux pieds d'Alice, dans une attitude à demi familière, à
demi prosternée: je ne veux pas que vous me croyiez meilleure que je
ne le suis. J'aimerais mieux que vous me crussiez pire, afin d'avoir à
conquérir votre estime, que je ne veux ni surprendre ni extorquer. Je
veux vous dire toute ma vie.
Et comme Alice fit involontairement un geste d'effroi, elle ajouta avec
abattement:
--Non, je ne vous raconterai rien; je ne le pourrais pas non plus; mais
je tâcherai de me faire connaître, en parlant au hasard, car mon coeur
est plein de trouble, et je ne puis recevoir en silence un bienfait que
je crains de ne pas mériter.
--Oh! Madame, on n'est pas belle et pauvre impunément dans notre
abominable société de pauvres et de riches, et ce don de Dieu, le plus
magique de tous, la beauté de la femme, la femme du peuple doit trembler
de le transmettre à sa fille.
--Je me rappelle un dicton populaire que j'entendais répéter autour
de moi dans mon enfance: _Elle a des yeux à la perdition de son âme_,
disaient, les commères du voisinage, en me prenant des mains de ma mère
pour m'embrasser. Ah! que j'ai bien compris, depuis, cette naïve et
sinistre prédiction!
«C'est que la beauté et la misère forment un assemblage si monstrueux!
La misère laide, sale, cruelle, le travail implacable, dévorant, les
privations obstinées, le froid, la faim, l'isolement, la honte, les
haillons, tout cela est si sûrement mortel pour la beauté! Et la beauté
est ambitieuse; elle sent qu'elle est une puissance; qu'un règne lui
serait dévolu si nous vivions selon les desseins de Dieu; elle sent
qu'elle attire et commande l'amour, qu'elle peut élever une mendiante
au-dessus d'une reine dans le coeur des hommes; elle souffre et
s'indigne du néant et des fers de la pauvreté.
«Elle ne veut pas servir, mais commander; elle veut monter, et non
disparaître; elle veut connaître et posséder; mais, hélas! à quel prix
la société lui accorde-t-elle ce règne funeste et cette ivresse d'un
jour!
«Et moi aussi, j'ai voulu régner, et j'ai trouvé l'esclavage et la
honte. Vous pensez peut-être qu'il y a des âmes faites pour le vice,
et condamnées d'avance; d'autres âmes faites pour la vertu et
incorruptibles. Vous êtes peut-être fataliste comme les gens heureux qui
croient à leur étoile. Ah! sachez qu'il n'y a de fatal pour nous en
ce monde que le mal qui nous environne, et que nous ne pouvons pas le
conjurer. S'il nous était donné de le juger et de le connaître, la peur
tiendrait lieu de force aux plus faibles. Mais que sait-on du mal quand
on ne le porte pas en soi? Nos bons instincts ne sont-ils pas légitimes,
et, par cela même, invincibles? A qui la faute si nous sommes condamnées
à périr ou à les étouffer?
«Ton ambition t'a perdue, me disait ma pauvre mère en courroux, après
mes premières fautes. Cela était vrai; mais quelle était donc cette
ambition si coupable? Hélas! je n'en connaissais pas d'autre que celle
d'être aimée! Suis-je donc criminelle pour n'avoir pas trouvé l'amour,
pour moins encore, pour n'avoir pas su qu'il n'existait pas?
«Et, ne trouvant pas la réalité de l'amour, il a fallu me contenter du
semblant. Des hommages et des dons, ce n'est pas l'amour, et pourtant la
plupart des femmes qui portent le même nom que moi dans la société n'en
demandent pas davantage. Mais le plus grand malheur qui puisse échoir
à une femme comme moi, c'est de n'être pas stupide. Une courtisane
intelligente, douée d'un esprit sérieux et d'un coeur aimant! mais c'est
une monstruosité! Et pourtant je ne suis pas la seule. Quelques unes
d'entre nous meurent de douleur, de dégoût et de regrets, au milieu de
cette vie de plaisir, d'opulence et de frivolité qu'elles ont acceptée.
«Ce n'est pas la cupidité, ce n'est pas le libertinage, qui les ont
conduites à ce que la société considère comme un état de dégradation.
«Il est vrai qu'elles ont commis, comme moi, des fautes, et qu'elles ont
caressé aussi de dangereuses, de coupables erreurs. Elles ont
accepté leur opulence de mains indignes, et lâchement reçu comme un
dédommagement de leur esclavage ou de leur abandon, des richesses
qu'elles auraient dû haïr et repousser.
«Il y a beaucoup d'intrigantes, qui, pour s'assurer ces richesses,
jouent avec la passion, menacent d'une rupture, feignent la jalousie,
poursuivent de leurs transports étudiée un amant qui les quitte, enfin
trafiquent de l'amour d'une manière honteuse. A celles-là rien de sacré,
rien de vrai. Elles n'aiment jamais; elles quittent un amant par la
seule raison qu'un amant plus riche se présente. Ces femmes-là me
font horreur, et je me surprends à les mépriser, comme si j'étais
irréprochable. Mais quelques-unes d'entre nous valent mieux, sans qu'on
s'en aperçoive, sans qu'on leur en sache aucun gré. Elles ne calculent
pas, elles ne comptent pas avec la richesse.
«Le hasard seul a voulu que le premier objet de leur passion fût riche,
et elles n'ont pas prévu qu'en se laissant combler, elles seraient
regardées bientôt comme vendues.
«Puis, dans l'habitude de luxe où elles vivent, avec les besoins
factices qu'on leur crée, avec l'entourage de riches admirateurs qui
fait leurs relations, leur âme s'amollit, leur constitution s'énerve, le
travail et la misère leur deviennent des pensées de terreur. Si elles
changent d'amant, c'est un riche qui se présente, c'est un riche qui est
accepté.
«Devenues futiles et aveugles, un homme simple et modeste n'est plus un
homme à leurs yeux; il n'exerce pas de séduction sur elles; un habit mal
fait le rend ridicule, le défaut d'usage, la simplicité des manières
le font paraître déplaisant, et nous serions humiliées d'avoir un tel
protecteur, et de paraître avec lui en public. Nous devenons plus
aristocratiques, plus patriciennes que les duchesses de l'ancienne cour
et les reines modernes de la finance.
«Et puis, l'oisiveté est une autre cause de démoralisation, et c'est
encore par là que nous en venons à ressembler aux grandes dames. Nous
avons pris l'habitude de donner tant d'heures à la toilette, à la
promenade, à de frivoles entretiens, nous trônons avec tant de
nonchalance sur nos ottomanes ou dans nos avant-scènes, qu'il nous
devient bientôt impossible de nous occuper avec suite à rien de sérieux.
«Nos sots plaisirs nous excèdent, mais la solitude nous effraie, et nous
ne pouvons plus nous passer de cette vie de représentation stupide, qui
est à la fois un fardeau et un besoin pour nous.
«Et puis encore l'orgueil! cette sorte d'orgueil particulier aux êtres
qu'on s'est efforcé d'avilir, qui ont donné des armes contre eux, et
qui, ne pouvant retrouver le vrai chemin de l'honneur, se font gloire
de leur contenance intrépide. Oh! cet orgueil-là, pour être illégitime,
n'en est pas moins jaloux, ombrageux et despotique à l'excès. On
pourrait le comparer à celui de certains hommes politiques qui se
drapent dans leur impopularité.
«Jugez donc de ce que doit souffrir une tête douée d'intelligence et de
raison, quand, poussée par la fatalité dans cette voie sans issue, elle
arrive à perdre la puissance de se réhabiliter sans en voir perdu le
besoin.
«Ah! Madame, vous n'êtes pas, vous, une femme vulgaire, vous avez un
grand coeur, une grande intelligence. Il est impossible que vous ne me
compreniez pas. Vous ne voudriez pas m'insulter en me mettant sous les
yeux les prétendus éléments de mon bonheur, le nom et le titre que
je porte, la sécurité de ma fortune, de ma liberté, ma beauté encore
florissante; et mon esprit généralement vanté et apprécié par de
prétendus amis.
«Mon nom de patricienne et mon titre de comtesse, je les dois à l'amour
aveugle et obstiné d'un homme que je ne pouvais pas aimer, et que j'ai
souvent trompé, avide et insatiable que j'étais d'un instant d'amour et
de bonheur impossibles à trouver!
«Cet homme excellent, mais homme du monde, malgré tout, jaloux sans
passion et généreux sans miséricorde, n'eût jamais osé faire de moi sa
femme, s'il eût dû survivre à la maladie qui l'a emporté.
«À son lit de mort, il a voulu, par un étrange caprice, me laisser dans
le monde un rang auquel je ne songeais pas, et que j'ai eu la faiblesse
d'accepter sans comprendre que ce serait là encore une fausse dignité,
une puissance illusoire, une comédie de réhabilitation, un masque sur
l'infamie de mon nom de fille.
«La famille du comte de S... n'a pas voulu me disputer le legs
considérable dont je jouis, et cette crainte du scandale est la marque
de dédain la plus incisive qu'elle m'ait donnée. Je sais bien que, dans
le temps où nous vivons, je pourrais braver ce dédain, me pousser par
l'intrigue dans les salons, y réussir, y tourner la tête d'un lord
excentrique ou d'un Français sceptique, faire encore un riche, peut-être
un illustre mariage, qui sait! aller à la cour citoyenne comme certaines
filles publiques, bien autrement avilies que moi, s'y sont poussées
et installées à force d'impudence ou d'habileté. Mais je n'ai pas la
ressource d'être vile, et ce genre d'ambition m'est impossible.
«Mon orgueil est trop éclairé pour aller affronter des mépris qui me
font souffrir par la seule pensée qu'ils existent au fond des coeurs,
quelque part, chez des gens que je ne connais même pas. Je ne pourrais
pas, je n'ai jamais pu m'entourer de ces femmes équivoques, qui ont
fait justement comme moi, par les mêmes hasards, mais avec d'autres
intentions et d'autres moyens. J'abhorre l'intrigue, et j'éprouve
une sorte de consolation à écraser ces femmes-là du mépris qu'elles
m'inspirent.
«Mais, hélas! pour valoir mieux qu'elles, je n'en suis que plus
malheureuse.
«Ne pouvant m'amuser à la possession des bijoux et des voitures, à la
conquête des révérences et à l'exhibition d'une couronne de comtesse sur
mes cartes de visite, j'ai l'âme remplie d'un idéal que je n'ai jamais
pu, et que, moins que jamais, je puis atteindre.
«Le manque d'amour me tue, et le besoin d'être aimée me torture... Et
pourtant je ne suis pas sûre de n'avoir pas perdu moi-même, au milieu de
tant de souffrances, la puissance d'aimer.
«Ah! la voilà, cette révélation gui vous effraie et à laquelle vous
n'osiez pas vous attendre! Je vous ai devinée, Alice, et je sais bien ce
qui a disposé votre grand coeur à m'absoudre de toute ma vie. Dans votre
vie de réserve et de pudeur, à vous, vous vous êtes dit avec l'humilité
d'un ange, que les femmes comme moi avaient une sorte de grandeur
incomprise, qu'elles se rachetaient devant Dieu par la puissance de
leurs affections, et que, comme à Madeleine, il leur serait beaucoup
pardonné, parce qu'elles ont beaucoup aimé. Hélas! vous n'avez pas
compris que Dieu serait trop indulgent, s'il permettait aux âmes qui
abusent de ses dons de ne pas arriver à la satiété et à l'impuissance.
«Le châtiment est là pour le coeur de la femme, comme pour les sens du
débauché.
«Et ce malheur incommensurable n'est pas l'expiation des âmes vulgaires,
sachez-le bien. J'ai été frappée, en Italie, de la différence qui
existait entre moi et presque toutes ces femmes d'une organisation à la
fois riche et grossière.
«Elles avaient bien aussi des alternatives d'illusion et de déception,
mais leurs sens sont si actifs, que leur illusion n'est pas tuée par ses
nombreuses défaites. J'ai connu à Rome une jeune fille de vingt ans, qui
me disait tranquillement, en comptant sur ses doigts:
«J'ai aimé trois fois, et j'ai toujours été trompée; mais, cette
fois-ci, je suis bien sûre d'être aimée, et de l'être pour toujours.»
«Huit jours après, elle était trahie; elle fut d'abord folle, puis
malade à mourir; puis, quand elle fut guérie, il se trouva qu'elle était
passionnément éprise du médecin qui l'avait soignée, et qu'elle disait
encore:
«Cette fois-ci, c'est pour toujours.»
«J'ignore la suite de ses aventures; mais je gagerais qu'elle est
aujourd'hui à son dixième amour, et qu'elle ne désespère de rien.
Pourtant cette fille était honnête, sincère, elle donnait toute son âme,
elle se dévouait sans mesure, elle était admirable de confiance, de
miséricorde et de folie. C'était une mobile et puissante organisation.
«Nous ne sommes point ainsi, nous autres Françaises, nous autres
Parisiennes surtout. Nous n'avons peut-être pas moins de coeur qu'elles;
mais nous avons beaucoup plus d'intelligence, et cette intelligence nous
empêche d'oublier. Notre fierté est moins audacieuse; elle est plus
délicate, elle ne se relève pas aussi aisément d'un affront; elle
raisonne; elle voit le nouveau coup qui la menace dans la récente
blessure dont elle saigne. Ce n'est pas une force égarée qui cherche
aveuglément le remède dans l'oubli du mal et dans de nouveaux biens.
C'est une force brisée, qui ne peut se consoler de sa chute, et qui se
regrette amèrement elle-même.
«En bien, Alice, voilà longtemps que je parle, et je ne vous ai encore
rien dit, rien fait comprendre, peut-être. C'est que je suis une énigme
pour moi-même. Malade d'amour, Je n'aime pas. Une fois, dans ma vie,
j'ai cru aimer... j'ai longtemps caressé ce rêve comme une réalité dont
le souvenir faisait toute ma richesse, et, à présent?... Eh bien, à
présent, hélas! je ne suis pas même sûre de n'avoir pas rêvé. Ah! si je
pouvais, si j'osais raconter! Tenez, c'est comme pour aimer: _Vorrei e
non vorrei_.»
--Eh bien, Julie, répondit Alice en étouffant un profond soupir; car les
paroles d'Isidora l'avaient remplie d'effroi et navrée de tristesse:
parlez et racontez. Vous en avez trop dit, et j'en ai trop entendu pour
en rester là. Oubliez que vous parlez à la soeur de votre mari. Et
pourquoi, d'ailleurs, ne serait-elle pas votre confidente? Lui vivant,
vous eussiez pu chercher en elle un soutien contre votre propre
faiblesse, un refuge dans vos courageux repentirs.
A présent que je ne peux plus lui conserver ou lui rendre les bienfaits
de votre affection, je peux, du moins, accomplir son dernier voeu, en
remplissant, auprès de vous, le rôle d'une soeur.
--Appelez-moi votre soeur! dites ce mot adorable, _ma soeur_, s'écria
Isidora en embrassant avec énergie les genoux d'Alice. Oh! s'il est
possible que vous m'aimiez ainsi, oui, je jure à Dieu que, moi, je
pourrai encore aimer et croire!
En cet instant Isidora parlait avec l'élan de la conviction, et tout ce
qu'elle avait encore de pur et de bon dans l'âme rayonnait dans son beau
regard.
Alice l'embrassa et lui donna le nom de soeur, en appelant sur elle la
bénédiction de la grâce divine.
--Et maintenant, dit Julie tout en pleurs, je raconterai le fait le plus
caché et le plus important de ma vie, mon seul amour!... C'est un homme
que vous connaissez... qui demeure chez vous... qui vous a sans doute
parlé de moi...
--Oui, c'est Jacques Laurent, répondit Alice avec un calme héroïque.
Ce nom, dans la bouche de madame de T..., fit frissonner Isidora.
Elle redevint farouche un instant et plongea son regard dans celui
d'Alice; mais elle ne put pénétrer dans cette âme invincible, et la
courtisane jalouse et soupçonneuse fut trompée par la femme sans
expérience et sans ruse. C'est peut-être la plus grande victoire que la
pudeur ait jamais remportée.
«Elle ne l'aime pas, je peux tout dire, pensa Isidora, et elle dit tout,
en effet.
Elle raconta son histoire et celle de Jacques, dans les plus chauds
détails. Elle n'omit des événements de la nuit que les soupçons qu'elle
avait eus sur sa rivale; elle les oublia plutôt qu'elle ne les voulut
celer. Ne les ressentant plus, heureuse d'aimer Alice sans avoir à
lutter contre de mauvais sentiments, elle dévoila, avec son éloquence
animée, ce triste roman qu'elle voyait enfin se dessiner nettement dans
ses souvenirs. Elle confessa même que, sans le vouloir, sans le savoir,
entraînée par un prestige de l'imagination, elle avait exagéré à Jacques
la passion qu'elle avait conservée pour lui; et, quand elle eut fait
cette confession courageuse, elle ajouta:
«C'est là le dernier trait de ce malheureux caractère que je ne peux
plus gouverner, le plus évident symptôme de cette maladie incurable à
laquelle je succombe.
«Le besoin d'être aimée m'a fait croire à moi-même que j'aimais
éperdument, et je l'ai affirmé de bonne foi; j'en ai protesté avec
ardeur.
«Il l'a cru, lui: comment ne l'eût-il pas fait, quand je le croyais
moi-même?
«Eh bien, j'ai gâté mon roman en voulant le reprendre et le dénouer. Le
premier dénouement, brusqué dans la souffrance, l'avait laissé complet
dans ma pensée. A présent, il me semble qu'il ne vaut guère mieux que
tous les autres, et que le héros ne m'est plus aussi cher.
«Il me semble que j'ai fait une mauvaise action en voulant prendre
possession de son âme malgré lui.
«À coup sûr, j'ai manqué à ma fierté habituelle, à mon rôle de femme, en
n'ayant pas la patience d'attendre qu'il se renflammât de lui-même.
«Quel doux triomphe c'eût été pour moi de voir peu à peu revenir à mes
pieds, en suppliant, cet homme que j'avais si rudement abandonné au plus
fort de sa passion, et qui a dû me maudire tant de fois! Et ne croyez
pas que ce regret soit un pur orgueil de coquette: oh! non. Je ne
demande à inspirer l'amour que pour réussir à y croire ou à le partager.
«J'ai donc empêché cet amour de renaître en voulant le rallumer
précipitamment. Là encore ma soif maladive m'a fait renverser la coupe
avant de boire, ou, pour employer une comparaison plus vraie, le froid
mortel qui me gagne et m'épouvante m'a forcée à me jeter dans le feu, où
je me suis brûlée sans me réchauffer.
«Ah! condamnez-moi, noble Alice, et reprochez-moi sans pitié ce désordre
et cette fièvre d'abuser, qui, de mon ancienne vie de courtisane, a
passé jusque dans mes plus purs sentiments; ou plutôt plaignez moi, car
je suis bien cruellement punie! punie par ma raison, que je ne puis
ni reprendre ni détruire; par la délicatesse de mon intelligence, qui
condamne ses propres égarements; par mon orgueil de femme, qui frémit
d'être si souvent compromis par ma vanité de fille.
«J'étais jalouse, cette nuit.....jalouse, sans savoir de qui!...
«J'aurais accusé Dieu même de s'être mis contre moi pour m'enlever
l'amour de cet homme! et j'ai cru qu'en le rendant infidèle à sa
nouvelle amante, je le reprendrais; mais je crains de l'avoir perdu
davantage, car c'est bien par là que Dieu devait me châtier. Jacques
ne m'aime plus..., cela est trop évident. Il me plaint encore; il est
capable de me sermonner, de me protéger au besoin, de mettre toute sa
science et toute sa vertu à me sauver. Il est si bon et si généreux!
Mais qu'ai-je besoin d'un prêtre? c'est un amant que je voulais. J'en
retrouve un distrait et sombre... Je ne suis pas aimée.
«Pour la centième et dernière fois de ma vie, je ne suis pas aimée!... O
mon Dieu! et, alors, comment faire pour que j'aime?
«Voilà mon coeur, hélas! chère Alice, ce coeur qui agonise et qui ne
peut vous répondre de lui-même.
--Vous croyez que Jacques ne vous aime pas? dit Alice, plongée tout à
coup dans une méditation étrange; serait-ce possible?...
Puis elle ajouta, en secouant la tête, comme pour en chasser une idée
importune:
«Non, ce n'est pas possible, Julie, Jacques est absorbé par une grande
passion, j'en ai la certitude, et, vous seule, pouvez en être l'objet.
Il a trop souffert pour que son premier transport ne soit pas
douloureux.
«Mais aimez-le, ma pauvre soeur, au nom du ciel, aimez-le, et vous le
sauverez, en vous sauvant vous-même.
«Oh! ne laissez pas tomber dans la poussière ce poème, ce roman de votre
vie, comme vous l'appelez. Si vous avez jamais rencontré une âme capable
de connaître et d'inspirer de l'amour véritable, c'est celle de Jacques;
je le connais peut-être plus que vous-même, continua-t-elle avec un
calme et mélancolique sourire. Depuis plusieurs mois que je le vois tous
les jours, et que je l'entends expliquer à mon fils les éléments du beau
et du bon, je me suis assurée que c'était un noble caractère et une
noble intelligence. Et puis, ce n'est pas un homme du monde; sa vie est
pure: la solitude, la pauvreté l'ont formé au courage et au renoncement.
«Il a sur la religion et la morale des idées plus élevées que celles
d'aucun homme que j'aie connu. Ne le craignez pas, acceptez de lui la
lumière de la sagesse, et rendez-lui le feu sacré de l'amour.
«Vous pouvez encore être heureuse par lui, et lui par vous, Julie; que
votre enthousiasme mutuel ne soit pas une faute et un égarement dans
votre double existence. Vous vous êtes plu, maintenant aimez-vous; et
si cet amour ne peut devenir éternel et partait, faites-le durer assez,
ennoblissez-le assez pour qu'il vous soit salutaire à tous deux et vous
dispose à mieux comprendre l'idéal de l'amour.
--Et pourquoi donc, Alice, reprit Isidora avec une sorte d'anxiété, ne
garderiez-vous pas ce trésor pour vous-même? Oh! pardonnez moi si mon
langage est trop hardi; mais qui doit connaître l'idéal de l'amour, si
ce n'est une âme comme la vôtre? qui doit mépriser les différences de
rang et de fortune, si ce n'est vous.
--Il ne s'agit pas de moi, Julie, répondit Alice d'un ton de douceur
sous lequel perçait une solennelle fierté; si je souffrais, je vous
consulterais à mon tour; mais je ne souffre pas de mon repos, et l'heure
d'aimer n'est apparemment pas venue pour moi, puisque je vous supplie
d'aimer noblement le noble Jacques.
--Vous ne l'aimez pas, je le vois bien, Alice, car il n'est pas d'amour
sans exclusivisme et sans un peu de jalousie. Et pourtant, voyez combien
je vous préfère à toute la terre! J'ai regret maintenant que vous n'ayez
pas envie d'aimer Jacques, tant je serais heureuse de vous faire ce
sacrifice.
--Qui ne vous coûterait pas beaucoup, hélas! dans ce moment-ci, dit
tristement Alice, puisque vous n'êtes pas sûre de l'aimer!
--Ah! quand même je l'aimerais comme le premier jour où je le vis, comme
je me figurais l'aimer hier soir! Mais, si vous ordonnez que je l'aime,
Dieu fera ce miracle pour moi. Si mon salut est là, selon vous, je vous
promets, je vous jure de ne point le chercher ailleurs.
--Oui, jurez-le-moi, Julie!
--Par quoi jurerai-je? par le nom de ma soeur Alice? Je n'en connais pas
qui me soit plus sacré.
--Oui, jurez par mon nom de soeur, répondit madame de T... en se levant
pour se retirer et en lui serrant fortement la main. Jurez aussi par
le nom de Félix, à la mémoire duquel vous devez d'aimer un homme qui
respectera dans votre passé la trace de l'affection de mon frère.
Julie promit, et elles se quittèrent en faisant le projet de se revoir
le lendemain. Alice rentra aussi calme en apparence qu'elle était
sortie, et elle s'enferma chez elle. Au bout d'une heure, elle sonna sa
femme de chambre.
«Laurette, dit-elle à cette jeune Allemande, je me sens très malade. Je
suis comme prise de fièvre, et je ne comprends pas bien ce que je vois
autour de moi. Ecoute, ma fille, tu m'aimes, et tu sais que je ferais
pour toi ce que tu vas faire pour moi-même. Tu es pieuse, jure-moi sur
ta Bible protestante que si j'ai le délire, tu n'entendras rien, tu ne
retiendras rien. Tu ne rediras à personne, pas même à moi... (et surtout
à moi) les paroles qui pourront m'échapper...
«N'aie pas peur, ce ne sera peut-être rien; mais enfin il faut tout
prévoir; arme-toi de courage et de dévouement: jure!»
Laurette jura.
«Ce n'est pas tout. Jure-moi aussi que tu m'enfermeras si bien, que
personne ne me soupçonnera malade d'autre chose que d'une migraine. Jure
que tu n'appelleras pas le médecin tant que je serai dans le délire, si
j'ai le délire. Jure que tu me laisseras mourir plutôt que de me laisser
trahir un secret que j'ai sur le coeur et que Dieu seul doit connaître.»
La simple fille jura malgré son épouvante.
Pâle et consternée, elle déshabilla sa maîtresse qu'un frisson glacial
venait de saisir et dont les dents contractées claquaient déjà avec un
bruit sinistre.
Alice resta étendue sur son lit, sans mouvement, pendant vingt-quatre
heures. Ses appréhensions ne se réalisèrent pas. Elle n'eut pas de
délire.
Les âmes habituées à se dompter et à se contenir portent le silence et
le mystère jusque dans le tombeau.
Alice fut plus en danger de mourir durant cette effroyable crise
nerveuse que Laurette ne put le comprendre. Elle ne faisait pas entendre
une plainte.
Froide, raide et pâle comme une statue de marbre blanc, les yeux ouverts
et fixes, elle n'avait aucune connaissance, aucun sentiment de sa
situation; si Laurette ne l'eût sentie respirer faiblement, elle
l'eût crue morte: mais comme elle respirait et ne pouvait exprimer sa
souffrance, la bonne Allemande s'imagina parfois qu'elle dormait les
yeux ouverts.
Heureusement l'affection fait parfois deviner aux êtres les plus simples
ce qui peut nous sauver. Laurette sentant le corps d'Alice si froid et
si contracté, ne songea qu'à la réchauffer, el elle finit par amener une
légère transpiration. Peu à peu Alice revint à elle-même, et le premier
mot qu'elle put articuler, fut pour demander à son humble amie si elle
avait parlé.
«Hélas! Madame, répondit Laurette, vous en étiez bien empêchée. Voyons
si vous n'avez point la langue coupée ou les dents cassées; car je n'ai
jamais pu vous faire avaler une seule goutte d'eau.
«Dieu soit loué! votre belle bouche n'a rien de moins, et maintenant que
vous voilà mieux, il vous faut le médecin et du bouillon.
--Tout ce que tu voudras, Laurette. A présent, j'ai ma tête, je vois
clairement. Je souffre beaucoup, mais je suis en possession de ma
volonté.
--Embrasse-moi, ma bonne créature, et va te reposer. Envoie-moi mon
fils el les autres femmes. Si je me sens redevenir folle, je le ferai
rappeler bien vite.
--Eh! Madame, vous n'avez été que trop sage, dit Laurette naïvement.
Le médecin s'étonna de trouver Alice si faible, et s'émerveilla des
terribles effets de la migraine chez les femmes.
Vingt-quatre heures après, Alice était levée et prenait du chocolat au
lait d'amandes dans son petit salon, avec son fils, qui la réjouissait
de ses caresses, et qui la regardait de temps en temps en lui disant:
«Petite mère, pourquoi donc vous êtes toute blanche, toute blanche?»
Alice avait la pâleur d'un spectre.
Vingt-quatre heures encore s'écoulèrent avant qu'Alice voulût se montrer
à Jacques Laurent. Les ravages de la douleur et de la volonté étaient
encore visibles sur son visage, mais déjà ils étaient moins effrayants,
et le calme profond qui suit de telles victoires résidait sur son large
front encadré de bandeaux soigneusement lissés par Laurette.
Ce jour-là à six heures, Jacques, averti que le dîner était servi, entra
dans la salle à manger avec la même préoccupation inquiète que les jours
précédents. Mais en voyant Alice assise sur son fauteuil où l'avait
apportée le vieux Saint-Jean, un cri de joie lui échappa, cri si
profond, si expressif, qu'Alice en tressaillit légèrement.
«J'ai été assez souffrante, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la
main. Mais ce n'était rien de grave, et me voilà guérie. Je sais que
vous avez veillé sur mon enfant comme l'eût fait sa propre mère. Je ne
vous en remercie pas, Laurent, mais je vous en aime davantage.»
Pour la première fois, Jacques porta la main d'Alice à ses lèvres; il ne
pouvait parler, il craignait de s'évanouir.
Pour la première fois aussi, Alice devina qu'elle était aimée. Mais il
était trop tard, et une pareille découverte ne pouvait qu'augmenter sa
souffrance.
Qu'était-ce donc qu'un amour si différent du sien, un amour compliqué,
flottant, partagé déjà dans le présent et dans le passé, dans l'avenir
peut-être? Toute sa puissance sur le coeur de Jacques s'était donc
réduite, et devait probablement se réduire encore à le rendre infidèle
parfois à un souvenir adoré, à une passion toute puissante dans ses
accès et ses retours!
Peut-être qu'Alice eût pardonné si elle eût compris qu'elle n'était
point la rivale d'Isidora, mais qu'au contraire Isidora était la sienne
dans le coeur de Jacques; qu'elle n'avait pas causé l'infidélité, mais
que l'infidélité avait été commise contre elle. Mais elle en jugea
autrement, et elle s'était d'ailleurs trop engagée avec Julie pour ne
pas prendre en horreur l'idée de lui disputer son amant. Elle frissonna
comme quelqu'un qui se réveille au bord d'un abîme, et elle fit un
immense effort de courage et de dignité pour s'éloigner à jamais du
danger d'y tomber. Pourtant, chose étrange, mais que toute femme
comprendra, à partir de cet instant ce courage lui parut plus facile.
Jacques avait ignoré, ainsi que tout le monde, la gravité du mal qu'elle
qualifiait d'indisposition. Il fut effrayé de sa pâleur. Cependant,
comme il n'y avait pas d'autre altération profonde dans ses traits,
comme l'expression en était sereine, plus sereine même qu'à l'ordinaire,
il ne soupçonna pas qu'elle eût été vingt-quatre heures aux prises avec
la mort. Il osa à peine la questionner sur ses souffrances, et quoiqu'il
eût résolu de lui reprocher, au nom de son fils et de ses amis,
l'imprudence qu'elle avait commise en passant toute une nuit à se
promener nu-tête dans le jardin, il ne put jamais avoir cette hardiesse.
Le souvenir de cette promenade étrange le frappait de respect et
d'une sorte de terreur. Il avait cru découvrir là qu'un grand secret
remplissait la vie de cette femme silencieuse et contenue.
Mais quelle pouvait être la nature d'un tel secret? Était-ce une douleur
de l'âme ou une souffrance physique soigneusement cachée? Peut-être,
hélas! l'accès d'un mal mortel étouffé avec stoïcisme depuis longtemps.
Depuis six mois, il remarquait bien qu'Alice pâlissait et maigrissait
d'une manière sensible; mais comme elle ne se plaignait jamais et
paraissait d'une constitution robuste, il n'en avait pas encore pris de
l'inquiétude. Que croire maintenant? Sa veillée solitaire dans une si
profonde absorption était-elle le résultat ou la cause du mal? Quoi que
ce fût, il y avait là dedans quelque chose de solennel et de mystérieux
que Jacques n'osait pas dire avoir surpris. A peine put-il se hasarder à
demander si madame de T.... n'avait pas pris un rhume.
«Non pas, que je sache, répondit-elle simplement. Ce n'est pas la saison
des rhumes.» Et tout fut dit.
Jacques ne devait pas savoir qu'il avait assisté au suicide d'une
passion profonde, el qu'il était la cause de ce suicide, l'objet de
cette passion.
Le repas fini, Alice voulut se lever pour retourner au salon. Mais il y
avait un reste de paralysie dans ses jambes, et il lui fut impossible de
faire un pas.
Elle pria Jacques d'aller lui chercher un livre dans la chambre de son
fils, et l'enfant ayant suivi son précepteur, elle se fit reporter sur
son fauteuil: elle ne voulait pas que ces deux êtres se doutassent de ce
qu'elle avait souffert.
«Mon ami, dit-elle à Jacques lorsqu'il fut de retour, nous sommes encore
seuls ce soir. Je ne rouvrirai ma porte que demain. Je veux utiliser
celle soirée en la consacrant à ma belle-soeur, à laquelle j'avais
donné, pour avant-hier, un rendez-vous dans son jardin.
«J'ai été forcée d'y manquer, et elle doit être inquiète de moi; car
elle a de l'affection pour moi, j'en suis certaine, et, moi, j'en
ai pour elle, beaucoup...mais beaucoup! Vous aviez raison, Jacques,
condamner sans appel est odieux, juger sans connaître est absurde.
«Madame de S... n'est une femme ordinaire en rien. Je serais heureuse de
la voir maintenant; mais je suis encore un peu faible pour marcher.
«Voulez-vous avoir l'obligeance d'aller chez elle, de vous informer si
elle est seule, si elle est maîtresse de sa soirée, et, dans ce cas, de
me l'amener?
«Vous pouvez passer par les jardins. La petite porte est et sera
désormais toujours ouverte.»
Jacques obéit. Isidora se préparait à monter en voiture pour aller se
promener au bois avec quelques personnes.
A peine sut-elle l'objet de la mission de Jacques, par un billet écrit
au crayon dans l'antichambre, qu'elle congédia son monde, fit dételer sa
voiture, et jetant son voile sur sa tête, elle s'élança vers lui et prit
son bras avec une vivacité touchante. «Ah! que je vous remercie! lui
dit-elle en courant avec lui, comme une jeune fille, à travers les
jardins. Quelle bonne mission vous remplissez là! Je croyais qu'elle
m'avait déjà oubliée, et je ne vivais plus.
--Elle a été malade, dit Jacques.
--Sérieusement; mon Dieu?
--Je ne pense pas; cependant elle est fort changée.
Le pressentiment de la vérité traversa l'esprit pénétrant d'Isidora.
Lorsqu'elle songeait à la conduite d'Alice, elle était près de tout
deviner; mais, lorsqu'elle la voyait, ses soupçons s'évanouissaient.
C'est ce qui lui arriva encore, lorsque Alice la reçut avec un rayon
de bonheur dans les yeux et les bras loyalement ouverts à ses tendres
caresses. L'impétueuse et indomptée Isidora ne pouvait élever sa pensée
jusqu'à comprendre la fermeté patiente d'un tel martyre, la sublime
générosité d'un tel effort.
Et cependant Isidora n'était pas incapable d'un aussi grand sacrifice;
mais elle l'eût accompli autrement, et l'orage de sa passion vaincue eût
fait trembler la terre sous ses pieds.
Quel orage pourtant, que celui qui avait passé sur la tête d'Alice!
quelle tempête avait bouleversé tous les éléments de son être durant
cette longue nuit dont le calme avait tant effrayé Jacques! et il n'en
avait pourtant pas coûté la vie à un brin d'herbe.
Les sanglots d'Alice n'étaient pas sortis de sa poitrine; ses soupirs
n'avaient fait tomber aucune feuille de rose autour d'elle.
Je ne me suis pas promis d'écrire des événements, mais une histoire
intime. Je ne finirai par aucun coup de théâtre, par aucun fait imprévu.
Alice, Isidora, Jacques, réunis ce soir-là, et souvent depuis, tantôt
dans le petit salon, tantôt sur la terrasse du jardin, tantôt dans la
belle serre aux camélias, se guérirent peu à peu de leurs secrètes
blessures. Isidora fut, chaque jour, plus belle, plus éloquente, plus
vraie, plus rajeunie par un amour senti et partagé. Jacques fut, chaque
jour, plus frappé et plus pénétré de cet amour qu'il avait tant pleuré,
et qui lui revenait, suave et doux comme dans les premiers jours, auprès
de Julie, ardent et fort comme il l'avait été aux heures de l'ivresse
et de la douleur. Elle aima, par reconnaissance d'abord, puis par
entraînement, et, enfin, par enthousiasme; car Julie retrouvait, avec la
confiance, la jeunesse et la puissance de son âme.
Alice fut le lien entre eus. Elle fut la confidente des dernières
souffrances et des dernières luttes d'Isidora.
Elle s'attacha à la rendre digne de Jacques, et, sans jamais parler avec
lui de leur amour, elle sut lui faire voir et comprendre quel trésor
était encore intact au fond de cette âme déchirée. Quant á lui, le noble
jeune homme, il le savait bien déjà, puisqu'il avait pu l'aimer alors
qu'elle le méritait moins. Mais il avait conçu un idéal plus parfait de
l'amour et de la femme en voyant Alice. Par quelle fatalité, étant aimé
d'elle, ne put-il jamais le savoir? Et elle, par quel excès de modestie
et de fierté fut-elle trop longtemps aveuglée sur les véritables
sentiments qu'elle lui avait inspirés? Ces deux âmes étaient trop
pudiques et trop naïves, et, disons-le encore une fois, trop éprises
l'une de l'autre, pour se deviner et se posséder. Leur amour n'était,
pas de ce monde; il n'y put trouver place. Une nature toute d'expansion,
d'audace et de flamme s'empara de Jacques: et, ne le plaignez pas, il
n'est point trop malheureux.
Mais qu'il ignore à jamais le secret d'Alice, car Isidora serait perdue!
Rassurez-vous, il l'ignorera.
Fiez-vous à la dignité d'une âme comme celle d'Alice. Elle a trop
souffert pour perdre le fruit d'une victoire si chèrement achetée. Et ce
serait bien en vain qu'elle apprendrait maintenant toute la vérité. Le
soir où elle compta, en regardant la pendule, les minutes et les heures
que son amant passait aux pieds d'une rivale, elle s'était fait
ce raisonnement: S'il ne m'aime pas, je ne puis vivre de honte et
d'humiliation: S'il m'aime et qu'il se laisse distraire seulement une
heure, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Dans tous les cas, il faut
que je guérisse.
Ne la trouvez pas trop orgueilleuse.
A vingt-cinq ans, elle n'avait jamais aimé, et elle s'était fait de
l'amour un idéal divin. Elle ne pouvait pas comprendre les faiblesses,
les entraînements, les défaillances des amours de ce monde. A la voir si
indulgente, si généreuse, si étrangère par conséquent aux passions des
autres, on jurerait qu'elle n'essaiera plus d'aimer.
Vous me direz que c'est invraisemblable, et qu'on ne peut pas finir si
follement un roman si sérieux. Et si je vous disais qu'Alice est si bien
guérie qu'elle en meurt? vous ne le croiriez pas; personne ne s'en doute
autour d'elle, son médecin moins que personne.
Cependant elle n'est pas condamnée à mort comme malade, dans ma pensée.
Isidora a-t-elle donc embrassé dans Jacques son dernier amour?
Un jour ne peut-il pas venir où celui d'Alice renaîtra de ses cendres?
celui de Jacques est-il éteint ou assoupi? n'y aura-t-il jamais entre
eux une heure d'éloquente explication?
Qui sait? ces romans-là ne sont jamais absolument terminés.
En effet, ce roman ne devait pas finir là, et lorsque nous racontions
ce qu'on vient de lire, nous ne connaissions pas bien les pensées de
Jacques Laurent. Un an plus tard, nous reçûmes de nouvelles confidences,
et les papiers qui tombèrent entre nos mains nous forcent de donner une
troisième partie à son histoire.
TROISIÈME PARTIE.
Ce manuscrit serait un peu obscur si le lecteur n'était au courant du
double amour qui s'agitait dans le coeur de notre héros. Nous avons
pourtant cru devoir conserver les lettres initiales qu'il avait tracées
en tête de chaque paragraphe, selon que ses pensées le ramenaient à
Isidora, ou l'emportaient vers Alice.
CAHIER Nº 1.
Je me croyais jadis un grand philosophe, et je n'étais encore qu'un
enfant. Aujourd'hui je voudrais être un homme, et je crains de n'être
qu'un mince philosophe, un _philosopheur_, comme dit Isidora. Et
pourquoi cet invincible besoin de soumettre toutes les émotions de ma
vie à la froide et implacable logique de la vertu? La vertu! ce mot fait
bondir d'indignation la rebelle créature que je ne puis ni croire, ni
convaincre. Monstrueux hyménée que nos âmes n'ont pu et ne pourront
jamais ratifier! Ce sont les fiançailles du plaisir: rien de plus!