George Sand

Isidora
Go to page: 1234567
--La vertu! oui, le mot est pédantesque, j'en conviens, quand il n'est
pas naïf. Mon Dieu, vous seul savez pourtant que pour moi c'est un mot
sacré. Non, je n'y attache pas ce risible orgueil qu'elle me suppose
si durement; non, pour aimer et désirer la vertu, je ne me crois pas
supérieur aux autres hommes, puisque, plus j'étudie les lois de la
vérité, plus je me trouve égaré loin de ses chemins, et comme perdu
dans une vie d'illusion et d'erreur. Funeste erreur que celle qui nous
entraîne sans nous aveugler! Illusions déplorables que celles qui nous
laissent entrevoir la réalité derrière un voile trop facile à soulever!

Et j'écrivais sur la philosophie! et je prétendais composer un traité,
formuler le code d'une société idéale, et proposer aux hommes un nouveau
contrat social!... Eh bien, oui, je prétendais, comme tant d'autres,
instruire et corriger mes semblables, et je n'ai pu ni m'instruire ni me
corriger moi-même. Heureusement mon livre n'a pas été fini; heureusement
il n'a point paru; heureusement je me suis aperçu à temps que je n'avais
pas reçu d'en haut la mission d'enseigner, et que j'avais tout à
apprendre. Je n'ai pas grossi le nombre de ces écoliers superbes, qui,
tout gonflés des leçons de leurs maîtres s'en vont endoctrinant le
siècle, sans porter en eux-mêmes la lumière et la force qu'ils aspirent
à répandre! Cela m'a sauvé d'un ridicule aux yeux d'autrui. Mais, à mes
propres yeux, en suis-je purgé?

Triste coeur, tu es mécontent de toi-même dans le passé, parce que tu
es honteux de toi-même dans le présent. Et pourtant tu valais mieux, en
effet, alors que tu te croyais meilleur. Tu étais sincère, tu n'avais
rien à combattre; tu aimais le beau avec passion; tu te nourrissais de
contemplations idéales; tu le croyais de la race des fanatiques... Tu ne
te savais pas faible; tu ne savais pas que tu ne savais pas souffrir!...



CAHIER I.

Et pourquoi n'ai-je pas su souffrir? pourquoi ai-je voulu être heureux
en étant juste? Mon Dieu, suprême sagesse, suprême bonté! vous qui
pardonnez à nos faibles aspirations et qui ne condamnez pas sans retour
vous savez pourtant que je demandais peu de chose sur la terre. Je ne
voulais ni richesses, ni gloire, ni plaisirs, ni puissance: oh! vous le
savez, je ne soupirais pas après les vanités humaines; j'acceptais la
plus humble condition, la plus obscure influence, les privations les
plus austères.

Quand la misère ployait mon pauvre corps, je ne sentais d'amertume dans
mon coeur que pour la souffrance de mes frères... Tout ce que je me
permettais d'espérer, c'était de trouver dans mon abnégation sa propre
récompense, une âme calme, des pensées toujours pures, une douce joie
dans la pratique du bien...

Et quand l'amour est venu s'emparer de ma jeunesse, quand une femme
m'est apparue comme le résumé des bienfaits de votre providence, quand
j'ai cru qu'il suffisait d'aimer de toute la puissance de mon être pour
être aimé avec droiture et abandon, il s'est trouvé que cet être si fier
et si beau était maudit, que cette fleur si suave avait un ver rongeur
dans le sein, et que je ne serais aimé d'elle qu'à la condition de
souffrir mortellement.

Eh bien, mon Dieu, j'ai accepté cela encore! Elle s'est arrachée de mes
bras, et je l'ai perdue sans amertume, sans ressentiment; j'ai consenti
à l'attendre, à la retrouver, et, pendant des années, je l'ai aimée dans
la douleur et dans la pitié, sans certitude... que dis-je? sans espoir
d'être aimé? Et pendant ces sombres et lentes années, abattu, mais non
brisé, triste, mais non irrité, j'élevais mon âme selon mes forces, à
la contemplation des vérités éternelles. Je vivais dans la pureté,
j'essayais de répandre autour de moi l'amour du bien, je ne cherchais la
récompense de mes humbles travaux que dans les charmes enthousiastes
de l'étude. Et puis, lorsque de secrètes douleurs, ignorées de tous, à
peine avouées par moi-même, sont venues me troubler, j'ai refoulé mon
mal bien avant dans ma poitrine, je ne me suis pas plaint, j'ai respecté
le calme sublime d'un autre coeur dont la possession m'eût fait
oublier toute ma pâle et morne existence, en vain immolée à une femme
orgueilleuse et coupable... Cette fois encore j'ai aimé en silence, et
l'indifférence ne m'a pas trouvé plus audacieux et plus vain que n'avait
fait le parjure et l'ingratitude...



CAHIER A.

Mais je ne veux pas me rappeler cela... cela doit être comme n'existant
pas, et mes yeux ne liront point ici ce nom que ma main n'a jamais osé
tracer... Je goûtais, d'ailleurs, dans ce mystère de mes pensées, une
sorte de volupté navrante. Je sacrifiais mes agitations au repos d'une
âme sublime.



CAHIER A.

Toujours ce souvenir secret, toujours ce voeu étouffé!... Écartons-le à
jamais! mon âme n'est plus un sanctuaire digne de le contenir; elle est
trop troublée, trop endolorie. Il faut un lac aussi pur que le ciel pour
refléter la figure d'un ange.



CAHIER IV.

Quand j'ai retrouvé cette femme terrible et funeste, qui avait eu mes
premiers transports, je ne l'aimais plus. Hélas! non. Je chercherais
vainement à vous tromper, ô vérité incréée! Je ne l'aimais plus, je
ne la désirais plus; son apparition a été pour moi comme un châtiment
céleste pour des fautes que je n'ai pourtant pas conscience d'avoir
commises. Elle a cru m'aimer encore, elle croit m'avoir toujours aimé,
elle veut que je l'aime; elle le dit, du moins, elle se le persuade
peut-être, et elle me le persuade à moi-même. Ma destinée bizarre la
jette dans ma vie comme un devoir, et je l'accepte. Ne dit-elle pas que
si je l'abandonne elle est perdue, rendue à l'égarement du vice, au mal
du désespoir? Et à voir comme cette belle âme est agitée, je ne saurais
douter des périls qui la menacent si je ne lui sers pas d'égide!... Eh
bien, mon Dieu, faites donc que dans l'accomplissement d'un devoir il y
ait une joie, un repos, du moins, quelque chose qui nous donne la force
de persévérer et qui nous avertisse que vous êtes content de nous!
_Malheureux humains que nous sommes!_[3] si nous sentions cela, du
moins! si nos pensées pouvaient s'élever assez par l'exaltation de la
prière, pour arracher à la vérité éternelle un reflet de sa clarté, un
rayon de sa chaleur, une étincelle de sa vie! Mais nous ne savons rien!
nous nous traînons dans les ténèbres, incertains si c'est le mal ou le
bien qui s'accomplit en nous et par nous. Nous n'avons pas plus tôt
renoncé à un objet de nos désirs, que l'objet du sacrifice nous semble
celui qu'il aurait fallu sacrifier. Nous nous dépouillons pour donner,
et la main qui nous implorait se ferme et nous repousse. Nous arrosons
de nos pleurs une terre qui promettait des fleurs et des fruits; elle se
sèche et produit des ronces! Épouvantés, nous nous laissons déchirer par
ses épines, et nous nous demandons s'il faut la maudire ou l'arroser de
notre sang jusqu'à ce qu'il n'en reste plus! Sombre image de la parabole
du bon grain! 0 semeurs opiniâtres et inutiles que nous sommes! Les
rochers se dressent dans le désert, et nous tombons épuisés avant la fin
du jour!

[Note 3: On sait que c'est le premier vers du fameux quatrain de
J.J. Rousseau,]



CAHIER A.

Pourquoi donc sa vie semble-t-elle s'épuiser comme une coupe que le
soleil pompe et dessèche, sans qu'il s'en soit répandu une seule goutte
au dehors? Mais silence, ô mon coeur! ce n'est pas pour elle que tu
dois souffrir; ton martyre lui est étranger, inutile... Il lui serait
indifférent, sans doute... C'est pour une autre que tu dois saigner sans
relâche. Oh! qu'il serait doux de souffrir pour sauver ce qu'on aime!



CAHIER I.

Souffrir pour sauver ce qu'on n'aime plus... oh! c'est un martyre que
les victimes des religions d'autrefois n'ont pas connu, et qu'elles
n'auraient pas compris. Leur immolation avait un but, un résultat clair
et vivifiant comme le soleil; et moi je souffre dans la nuit lugubre,
seul avec moi-même, auprès d'un être qui ne me comprend pas, ou qui
peut-être me comprend trop. Pourquoi, mon Dieu, n'avez-vous pas fait
notre coeur assez généreux ou assez soumis pour qu'il pût s'attacher
avec passion aux objets de notre dévouement? Vous avez fait le coeur de
la mère inépuisable et sublime en ce genre; et j'ai cru que je pourrais
aimer une femme comme la mère aime son enfant, sans s'inquiéter de
donner mille fois plus qu'elle ne reçoit; sans chercher d'autre
récompense que le bien qu'il doit retirer de son amour?

L'amour! c'est un mot générique, et qui embrasse tant de sentiments
divers! L'amour divin, l'amour maternel, l'amour conjugal, l'amour de
soi-même, tout cela n'est point l'amour de l'amant pour sa maîtresse.
Hélas! si j'osais encore me croire philosophe, je tâcherais de me
définir à moi-même ce sentiment que je porte en moi pour mon supplice et
qui n'a jamais été satisfait. O éternelle aspiration, désir de l'âme et
de l'esprit, que la volupté ne fait qu'exciter en vain! Tous les hommes
sont-ils donc maudits comme moi? sont-ils donc condamnés à posséder une
femme qu'ils voudraient voir transformée en une autre femme? Est-ce la
femme qu'on ne possède pas, qui, seule, peut revêtir à nos yeux ces
attraits qui dévorent l'imagination! Est-ce la jouissance d'un bien réel
qui nous rassassie et nous rend ingrats?



CAHIER A.

Comme _elle_ est pâle! comme sa démarche est lente et affaissée! Quel
mal inconnu ronge donc ainsi cette fleur sans tache? Oh! du moins c'est
une noble passion, c'est un chaste souvenir ou un désir céleste; c'est
le besoin inassouvi de l'idéal et non le dégoût impie et insolent des
joies de la terre. Tu n'as abusé de rien, _toi_! tu mériterais le
bonheur. Quel est donc l'insensé qui ne l'a pas compris, ou l'infâme
qui te le refuse? Si je le connaissais, j'irais le chercher au bout du
monde, pour l'amener à tes pieds ou pour le tuer!... Je suis fou!... Et
toi, tu es si calme!



CAHIER I.

I.--Non, je ne suis pas de ces êtres stupides et orgueilleux qui se
lassent du bonheur. Si j'avais le bonheur, je le savourerais comme
jamais homme ne l'a savouré. Je ne me défends pas d'aimer. Je livre mon
être et ma vie à quelqu'un qui ne veut pas ou ne peut pas s'en emparer:
voilà tout. L'amour est un échange d'abandon et de délices; c'est
quelque chose de si surnaturel et de si divin, qu'il faut une
réciprocité complète, une fusion intime des deux âmes; c'est une trinité
entre Dieu, l'homme et la femme. Que Dieu en soit absent, il ne reste
plus que deux mortels aveugles et misérables, qui luttent en vain
pour entretenir le feu sacré, et qui l'éteignent en se le disputant,
influence divine, ce n'est, pas moi qui t'ai chassée du sanctuaire!
c'est _elle_, c'est son orgueil insatiable; c'est son inquiétude
jalouse, qui t'éloignent sans cesse.



CAHIER A.

Oh! si tu pouvais me donner un jour, une heure, du calme divin que ton
âme renferme, et que reflète ton front pâle, je serais dédommagé de
toute ma vie de rêves dévorants et de tourments ignorés.

Le calme! sans doute, tu ne peux ou ne veux pas donner autre chose.

D'où vient que ton amitié ne me l'a pas donné? Il est des pensées
terribles dont l'ivresse n'oserait s'élever jusqu'à toi. Mais, si l'on
pouvait s'asseoir à tes pieds, plonger, sans frémir, dans ton regard,
respirer une heure, sans témoins opportuns et sans crainte de
t'offenser, l'air qui t'environne... serait-ce trop demander à Dieu? et
n'ai-je pas assez souffert pour qu'il me soit permis de me représenter
une si respectueuse et si enivrante volupté?



CAHIER I.

Non, l'amour ne peut pas être l'infatigable exercice de l'indulgence
et de la compassion. Dieu n'a pas voulu que la plus chère espérance de
l'homme vint aboutir à l'abjuration de toute espérance. Philosophes
austères moralistes sans pitié, vous mentez si vous prétendez que
l'amour n'a que des devoirs à remplir et point de joies pures à exiger.
Et vous autres, sceptiques matérialistes qui prétendez que le plaisir
est tout, et qu'on peut adorer ce qu'on n'admire pas, vous mentez encore
plus. Vous mentez tous, aucun de vous n'aima jamais. Je ne peux pas
aimer sans bonheur, et je ne veux pas de plaisirs sans amour. Elle a
raison, elle qui devine ma soif et les tourments de mon âme! elle sent,
elle sait que je ne l'aime pas comme elle veut être aimée, comme elle ne
peut pas aimer elle-même. Ambitieuse effrénée, qui veut qu'on lui donne
ce qu'elle n'a plus, et qu'on l'adore comme une divinité quand elle ne
croit plus elle-même!... O malheureuse, malheureuse entre toutes les
femmes, pourquoi faut-il que tu sois à jamais punie des erreurs qui
t'ont brisée et du mal que tu détestes!



CAHIER A.

Et vous, qui n'aimez pas, qui n'avez peut-être jamais aimé, qui semblez
vouloir n'aimer jamais, quelle pensée d'ineffable mélancolie peut
donc vous tenir lieu de ce qui n'est pas, et vous préserver de ce qui
pourrait être? Mais qui donc saura jamais...


Ici le journal de Jacques Laurent paraît avoir été brusquement
abandonné; nous en avons vainement cherché la suite. Une lettre
d'Isidora, datée de trois mois plus tard, nous explique cette
interruption.



LETTRE PREMIÈRE.

ISIDORA A MADAME DE T...

«Alice, revenez à Paris, ou rappelez auprès de vous le précepteur de
votre fils. Ses vacances ont duré assez longtemps, et Félix ne peut se
passer des leçons de son ami. Quant à vous, ma soeur, cette solitude
vous tuera. Je ne crois pas à ce que vous m'écrivez de votre santé et de
votre tranquillité d'esprit. Moi, je pars, ma belle et chère Alice; je
quitte la France, je quitte à jamais Jacques Laurent. Lisez ces papiers
que je vous envoie et que je lui ai dérobés à son insu. Sachez donc
enfin que c'est vous qu'il aime; efforcez-vous de le guérir ou de
le payer de retour. Je sais que son coeur généreux va s'effrayer et
s'affliger pour moi de mon sacrifice. Je sais qu'il va me regretter, car
s'il n'a pas d'amour pour moi, il me porte du moins une amitié tendre,
un intérêt immense. Mais que vous l'aimiez ou non, pourvu qu'il vous
voie, pourvu qu'il vive près de vous, je crois qu'il sera bientôt
consolé.

Et puis il faut vous avouer que je l'ai rendu cruellement malheureux.
Vous vous étiez trompée, noble Alice! nous ne pouvions pas associer des
caractères et des existences si opposées. Voilà près d'une année que
nous luttons en vain pour accepter ces différences. L'union d'un esprit
austère avec une âme bouleversée par les tempêtes était un essai
impossible. C'est une femme comme vous que Jacques devait aimer, et moi
j'aurais dû le comprendre dès le premier jour où je vous ai vue.

Je vous ferai ma confession entière. Depuis trois mois que j'ai surpris
et comme volé le secret de Jacques, j'ai mis tout en oeuvre pour le
détacher de vous. Excepté de lui dire du mal de vous, ce qui m'eût été
impossible, j'ai tout tenté pour vaincre l'obstacle, pour triompher
de la passion que vous lui inspirez, et qui me causait une jalousie
effrénée. Cette ambition avait réveillé mon amour, qui commençait à
périr de fatigue et de souffrance; je suis redevenue coquette, habile,
tour à tour humble et emportée, boudeuse et soumise, ardente et
dédaigneuse. Rien ne m'a réussi; votre absence lui avait ôté, je crois,
jusqu'au sentiment de la vie. Il n'était plus auprès de moi qu'une
victime du dévouement qu'il s'était imposée, et je suis presque certaine
que, sans la crainte de vous sembler coupable et d'être blâmé par vous,
son courage ne se serait pas soutenu. Mais je suis sûre aussi que, pour
conquérir votre estime, il eût fait le sacrifice de sa vie entière, et
qu'en souffrant mille tortures, il ne se serait jamais détaché de moi.

[Illustration 09.png: Petite mère, pourquoi vous êtes toute blanche?]

«Eh bien, ne soyez pas effrayée de ma résolution, Alice! je la prends
enfin avec calme. Hier encore, Jacques, plus pâle qu'un spectre, plus
beau qu'un saint, me jurait qu'il ne me quitterait jamais, qu'il ne me
manquerait jamais de parole. En voyant tant d'abnégation et de vertu,
j'ai été prise tout à coup d'un accès de courage et de désintéressement,
et je lui ai dit à jamais adieu dans mon coeur. Je vous écris de ma
première station, station sur la route d'Italie, et probablement il
ignore encore, à l'heure qu'il est, que j'ai quitté Paris et brisé sa
chaîne! Voyez combien je suis guérie! Je désire qu'il l'apprenne avec
joie, et la seule tristesse que j'éprouve, c'est la crainte de lui
laisser quelque regret.

«Pourquoi donc tardons-nous tant à faire ce qui est juste et bon? Quelle
fausse idée nous attachons à l'importance de nos sacrifices et à la
difficulté de notre courage! Il y a plus d'un an que je regarde comme
une angoisse mortelle le détachement que je porte aujourd'hui dans mon
coeur avec une sorte de volupté. Je ne savais pas que la conscience d'un
devoir accompli pouvait offrir tant de consolation. Ma naïveté à cet
égard doit vous faire sourire. Hélas! c'est apparemment la première fois
que je cède à un bon mouvement sans arrière-pensée. Puissé-je tirer de
cette première et grande expérience la force d'abjurer dans l'avenir mon
aveugle et impérieuse personnalité!

«Pourquoi ne m'avez-vous pas aidée, chère Alice, à entrer dans cette
voie? Ah! si vous aviez aimé Jacques, avec quel enthousiasme je l'aurais
rendu à la liberté!... Et pourtant, hier encore, je luttais contre
vous... mais c'est que vous ne l'aimez pas... Pourtant, que sais-je?
votre langueur, votre mélancolie, cachent peut-être le même secret....
Pardonnez-moi, je n'en dirai pas davantage, je vous respecte désormais
au point de vous craindre. Voyez à quel point vous m'êtes sacrée! La
passion de Jacques pour vous était, pour moi, comme un reflet de votre
image dans son âme, et, quoique je fusse en possession de son secret,
jamais je n'ai osé le lui dire, jamais je n'ai osé vous combattre
ouvertement et vous nommer à lui.

«Revoyez-le sans crainte et sans confusion. Il croit que le vieux
Saint-Jean a brûlé son journal par mégarde. Il ne se doutera jamais que
sa confession est entre vos mains. Ah! c'est la confession d'un ange.
Quel noble sentiment, Alice! quelle ferveur mystérieuse, quel pieux
respect! n'en serez-vous pas touchée quelque jour? J'aurais donné, moi,
dix ans de jeunesse et de beauté pour être aimée ainsi, eussé-je dû ne
l'apprendre jamais de sa bouche, et n'en recevoir même jamais un baiser
furtif sur le bord de mon vêtement!

«C'en est fait! je n'inspirerai jamais cette flamme sainte que j'ai
follement rêvée. Autrefois je m'indignais contre mon sort, j'accusais le
coeur de l'homme d'injustice, d'orgueil et de cruauté; mais j'ai bien
changé depuis un an! Si quelque jour vous parlez de moi librement avec
Jacques, dites-lui de ne pas se reprocher mes souffrances; elles m'ont
été salutaires, elles ont porté leurs fruits amers et fortifiants. J'ai
reconnu enfin qu'il n'était pas au pouvoir du coeur le plus généreux et
le plus sublime de donner toute sa flamme à un être troublé et malade
comme moi.....J'ai reconnu le sceau de la justice divine et le prix
de la vertu... la vertu que j'ai tant haïe et blasphémée dans mes
désespoirs! Où seraient donc le bien et le mal ici-bas, si les coeurs
coupables pouvaient être récompensés dès cette vie, et s'il n'y avait
pas d'inévitables expiations! Ah! cette parole est vraie: _Tu seras puni
par où tu as péché!_ Cela est vrai pour toutes les erreurs, pour toutes
les folles passions de l'humanité. Ceux qui ont abusé des bienfaits de
Dieu ne le trouveront plus et seront condamnés à le chercher sans cesse!
La femme sans frein et sans retenue mourra consumée par le rêve d'une
passion qu'elle n'inspirera jamais.

«Et pourtant l'Evangile nous montre les ouvriers de la dernière heure du
jour récompensés comme ceux de la première...; mais le maître qui paie
ainsi, c'est Dieu. Il n'est pas au pouvoir de l'homme de tout donner en
échange de peu. Si l'ouvrier tardif et lâche avait le droit d'exiger
une part complète, celui qui rétribue serait frustré, et c'est en amour
surtout que l'égalité a besoin d'être respectée comme l'amour même; car
l'amour est aussi beau que la vertu, ou plutôt la vertu, c'est l'amour.
Il impose les plus grands devoirs, et ces devoirs-là, partagés
également, sont les plus vives jouissances. Celui qui croit pouvoir
mériter seul, présume trop de lui-même; celui qui se croit dispensé de
mériter, ne recueille rien.

«C'est en Dieu seul que je me réfugie, ses trésors à lui sont
inépuisables. Si le catholicisme n'était pas une fausse doctrine
pour les hommes d'aujourd'hui, je sens que je me ferais carmélite ou
trappiste à l'heure qu'il est; mais le Dieu des nonnes est encore un
homme, une sorte d'égal, un jaloux, un amant; le Dieu qui peut me
sauver, c'est celui qui ne punit pas sans retour. Il me semble que
j'ai assez expié, et que je mérite d'entrer dans le repos des justes,
c'est-à-dire de ne plus connaître les passions.

«Mais vous, Alice, vous avez droit à la coupe de la vie, vous vous en
êtes trop abstenue; pourquoi donc craindriez-vous d'y porter vos lèvres
pures? il est impossible qu'il y ait une goutte de fiel pour vous...
Je n'ose nommer Jacques, et pourtant, ma belle sainte, je ne puis
m'empêcher de rêver que quelque jour... un beau soir d'été plutôt,
Jacques vous surprendra à la campagne, lisant ce paragraphe écrit de sa
main: «Si l'on pouvait s'asseoir à tes pieds!...»

«Quand vous m'écrirez que ce moment est venu, je reviendrai près de
vous, j'y reviendrai calme et purifiée; et, à mon tour, Alice, je
goûterai ce bonheur d'avoir fait des heureux, que vous vouliez garder
pour vous seule!

«ISIDORA.»

La lettre qui suit est de dix ans postérieurs à celle qu'on vient de
lire.



LETTRE DEUXIÈME.

ISIDORA A MADAME DE T...

Non, je ne suis pas malheureuse. J'ai accompli pour vous, Alice, un
sacrifice que je croyais bien grand alors...

Pardonnez-moi si je vous dis aujourd'hui que, dans mes souvenirs, ce
grand acte de courage me paraît chaque jour moins sublime, et qu'enfin
j'arrive à me trouver assez peu héroïque... Que Jacques me pardonne de
parler ainsi! Et vous surtout, ma soeur chérie, pardonnez-moi de ne pas
le pleurer... Il n'y a rien d'injurieux pour lui dans le calme avec
lequel je puis parler à présent d'un sujet jadis si brûlant, et naguère
encore si délicat. Ce n'est pas de Jacques que je suis guérie, c'est
de l'amour! Oui, vraiment, j'en suis guérie à jamais, Alice, et, pour
m'avoir fait cette grâce, Dieu a été trop bon pour moi, il m'a trop
largement récompensée d'un moment de force.

Je vous dis cela ce soir, au bord du plus beau lac de la terre, par
un coucher de soleil splendide, sous le ciel de la paisible et riante
Lombardie, et je parle ainsi dans la sincérité de mon coeur.

Il me semble, tant je suis tranquille, que je ne puis plus souffrir....
Peut-être si le ciel était orageux, l'air âcre, et que le paysage, au
lieu de l'églogue des prairies bordant de fleurs des flots placides,
m'offrît le drame d'un volcan qui gronde et d'une nature qui
menace... peut-être mon âme serait-elle moins sereine, peut-être vous
exprimerais-je le vide délicieux de mon âme en des termes plus résignés
que triomphants.... Je ne sais, je n'ose chanter victoire, dans la
crainte de tomber dans le péché d'orgueil et d'en être punie; mais il
est certain que, depuis quelques mois, depuis ma dernière lettre, je
ressens une joie intérieure qui me semble durable et profonde.

A quoi l'attribuerai-je? Sera-ce simplement à cet inappréciable bienfait
du repos dont je ne me souvenais plus d'avoir joui? peut-être! O bonheur
des âmes blessées et fatiguées, que tu es humble et modeste! tu te
contentes de ne pas souffrir, tu ne demandes rien que l'absence d'un
excès de souffrance; tu te replies sur toi-même, comme une pauvre plante
qui, après l'orage, n'a besoin que d'un grain de sable et d'une goutte
d'eau; bien juste de quoi ne pas mourir et se sentir faiblement
vivre.... le plus faiblement possible!

Pas de funestes présages, Alice! ne croyez pas me consoler et m'égayer
en me disant que je suis encore jeune et que j'aimerai encore! Non, je
ne suis plus jeune! si mes traits disent le contraire, ils mentent.
C'est dans l'âme que les années marquent leur passage et laissent leur
empreinte; c'est notre coeur, c'est notre imagination qui vieillissent
promptement ou résistent avec vaillance.

--... Je relis ce que je vous écrivais tout à l'heure, aux dernières
clartés d'un soleil mourant; on m'apporte une lampe, je m'éloigne de la
fenêtre...

Mes idées prennent un autre cours.

Pourquoi confondais-je le coeur avec l'imagination? Dans la jeunesse,
c'est peut-être une seule et même chose; mais, en vieillissant, les
éléments de notre être deviennent plus distincts. Les sens s'éteignent
d'un côté, le cerveau de l'autre; mais le coeur est-il donc condamné à
mourir avec eux? Oh non! grâce à la divine bonté de la Providence, la
meilleure partie de nous-même survit à la plus fragile, et il arrive
qu'on se trouve heureux de vieillir. 0 mystère sublime! Vraiment la vie
est meilleure qu'on ne croit! L'injuste et superbe jeunesse recule avec
effroi devant la pensée d'une transformation qui lui semble pire que la
mort, mais qui est peut-être l'heure la plus pure et la plus sereine de
notre pénible carrière.

Avec quelle terreur j'avais toujours pensé à la vieillesse! Dans la
fleur de ma jeunesse, je n'y croyais pas. «Moi, vieillir! me disais-je
en me contemplant: devenir grasse, lourde, désagréable à voir! Non,
c'est impossible, cela n'arrivera pas. Je mourrai auparavant; ou bien,
quand je me sentirai décliner, quand une femme me regardera sans envie,
et un homme sans désir, je me tuerai!»

Il n'y a pas longtemps encore qu'en consultant mon miroir, ce conseiller
sévère, sur lequel les hommes ont dit et écrit tant de lieux communs
satiriques, je m'effrayais d'une ride naissante et de quelques cheveux
qui blanchissaient; nais, tout d'un coup, j'en ai pris mon parti, je
n'ai même plus songé à m'assurer des ravages du temps, et, le jour où
je me suis dit que j'étais vieille, je me suis trouvée jeune pour une
vieille. Et puis, je crois que, précisément, toutes ces railleries de
l'autre sexe, à propos des beautés qui s'en vont et qui se pleurent,
m'ont donné un accès de fierté victorieuse. J'ai compris profondément
cette ingratitude des hommes qui, après avoir adulé notre puissance,
l'insulte et la raille dès qu'elle nous échappe. Et j'ai trouvé qu'il
fallait être bien avilie pour regretter ce vain hommage dont la fumée
dure si peu. Enfin, raison ou lassitude, je me sens réconciliée avec la
_vieille femme_.

La vieille femme! Eh bien, oui, c'est une autre femme, un autre _moi_
qui commence, et dont je n'ai pas encore à me plaindre. Celle-là est
innocente de mes erreurs passées; elles les ignore parce qu'elle ne les
comprend plus, et qu'elle se sent incapable de les imiter. Elle est
douce, patiente et juste, autant que l'autre était irritable, exigeante
et rude. Elle est redevenue simple et quasi naïve, comme un enfant,
depuis qu'elle n'a plus souci de vaincre et de dominer.

Elle répare tout le mal que l'autre a fait, et, par-dessus le marché,
elle lui pardonne ce que l'autre, agitée de remords, ne pouvait plus se
pardonner à elle-même. La jeune tremblait toujours de retomber dans le
mal, elle le sentait sous ses pieds et n'osait faire un pas. La vieille
marche en liberté et sans craindre les chutes, car rien ne l'attire plus
vers les précipices.

Ne croyez pourtant pas, mes amis, que je vais me composer un rôle,
une figure, un costume, un esprit de circonstance. Il y a un genre de
coquetterie que je déteste plus que la pire coquetterie des jeunes
femmes, c'est celle des vieilles, Je veux parler de ces ex-beautés qui
se réfugient dans la grâce, dans l'esprit, dans l'aménité caressante. Je
connais ici une marquise de soixante ans dont l'éternel sourire et la
banale bienveillance me font l'effet d'une prostitution de l'âme.

Certes c'est là une grande comédienne et qui dissimule bien ses regrets.
Elle affecte d'aimer les jeunes gens des deux sexes d'une tendre
affection, d'être là maman à tout le monde, de faire tous les frais de
gaieté des réunions, d'amener des rencontres, de nouer des mariages, de
se rendre indispensable en recevant toutes les confidences, en rendant
mille petits services: et, au fond du coeur, cette excellente femme est
plus sèche et plus égoïste qu'on ne pense. Elle fait toutes choses en
vue d'elle-même et du rôle qu'elle s'est imposé. Elle n'a pas pu rompre
avec le succès, et elle poursuit sa carrière de reine des coeurs sous
une forme nouvelle. Elle est jalouse de quiconque fait quelque bien,
et j'ai failli être brouillée avec elle pour avoir adopté Agathe. Elle
voulait l'accaparer, en faire l'ornement de son salon, frapper les
esprits par la production au grand jour de cette modeste fille, pour
arriver à la marier sottement à quelque vieux patricien, ex-comparse
dans son cortège d'adorateurs. Elle eût trouvé moyen de faire grana
bruit avec cela, et d'abandonner la pauvrette, comme elle a fait de tant
d'autres, quand elles ont eu assez brillé près d'elle, à son profit.

Non, non, jamais je n'imiterai cette marquise, et quand, d'un air
doucereusement cruel, elle m'honore de ses avis et me cite son propre
exemple pour m'engager à vieillir agréablement, je me détourne pour
ne pas respirer son souffle glacé. Oh! je ne prendrai pas votre petit
sentier parfumé de roses fanées, ma charmante vieille! Je suis vieille
tout de bon, je le sens, je m'en réjouis, J'en triomphe tranquillement
au fond de l'âme. Je n'ai pas besoin déjouer votre comédie. Je n'aime
plus les hommes, moi! Je n'ai plus besoin de leurs louanges, j'en ai eu
assez, et je sais ce qu'elles valent. Je trouve la vieillesse bonne et
acceptable, mais elle m'arrive sérieuse et recueillie, non folâtre et
remuante. J'ai encore du coeur, et je veux conserver ce bon reste en ne
le gaspillant pas dans de feintes amitiés.

Pardonnez-moi une métaphore qui me vient. Je me figure la jeunesse comme
un admirable paysage des Alpes. Tout y est puissant, grandiose, heurté.
À côté d'une verdure étincelante, un bloc de pâles neiges et de glaces
aiguës a coulé dans le vallon, et les fleurs qui viennent d'éclore là,
meurent au sein de l'été, frappées au coeur par une gelée soudaine et
intempestive. Des roches formidables pendent sur de ravissantes oasis et
les menacent incessamment. De limpides ruisseaux coulent silencieusement
sur la mousse; puis, tout à coup, le torrent furieux qu'ils rencontrent,
les emporte avec lui et les précipite avec fracas dans de mystérieux
abîmes. La clochette des troupeaux et le chant du pâtre sont interrompus
par le tonnerre de la cascade ou celui de l'avalanche: partout le
précipice est au bord du sentier fleuri, le vertige et le danger
accompagnent tous les pas du voyageur, que les beautés incomparables du
site enivrent et entraînent. Une nature si sublime est sans cesse
aux prises avec d'effroyables cataclysmes; ici le glacier ouvre ses
terribles flancs de saphir et engloutit l'homme qui passe; là les
montagnes s'écroulent, comblent le lac et la plaine, et, de tout ce qui
souriait ou respirait hier à leurs pieds, il ne reste plus ni trace ni
souvenir aujourd'hui... Oui, c'est là l'image de la jeunesse, de ses
forces déréglées, de ses bonheurs enivrants, de ses impétueux orages,
de ses désespoirs mortels, de ses combats, et de toute cette violente
destruction d'elle-même qu'enfante l'excès de sa vie.

Mais la vieillesse! je me la figure comme un vaste et beau jardin bien
planté, bien uni, bien noble à l'ancienne mode... un peu froid d'aspect,
quoique situé à l'abri des coups de vent. C'est encore assez grand pour
qu'on y essaie une longue promenade, mais on aperçoit les limites au
bout des belles allées droites, et il n'y a point là de sentiers sinueux
pour s'égarer.

On y voit encore des fleurs; mais elles sont cultivées et soignées, car
le sol ne les produit point sans les secours de la science et du goût.

Tout y est d'un style simple et sévère, point de statues immodestes,
point de groupes lascifs. On ne s'y poursuit plus les uns les autres
pour s'étreindre et pour lutter: on s'y rencontre, on s'y salue, on s'y
serre la main sans rancune et sans regret. On n'y rougit point, car on
a tout expié en passant le seuil de cette noble prison dont on ne doit
plus sortir; et l'on s'y promène ou l'on s'y repose, consolé et purifié,
jouissant des tièdes bienfaits d'un soleil d'automne. Si, du haut de la
terrasse abritée, le regard plonge dans la région terrible et magnifique
où s'agite la jeunesse, on se souvient d'y avoir été, et on comprend
ce qui se passe là d'admirable et d'insensé; mais malheur à qui veut
y redescendre et y courir: car les railleries ou les malédictions l'y
attendent! Il n'est permis aux hôtes du jardin que d'étendre les mains
vers ceux qui dansent sur les abîmes, pour tâcher de les avertir; et
encore, cela ne sert-il pas à grand'chose, car on ne s'entend pas de si
loin.

Voilà mon apologue. Passez-m'en la fantaisie, je me sens plus à l'aise
depuis que je me suis planté ce jardin.

Mais c'est bien assez philosopher et rêver, Il faut que je vous parle
d'Agathe, de cette pauvre orpheline que j'ai adoptée, qui entrait chez
moi comme femme de chambre, et dont j'ai fait ma fille, ni plus ni
moins.

Je vous ai déjà dit qu'elle était fille d'un pauvre artiste qui l'avait
fort bien élevée, mais qui, en mourant, l'avait laissée dans le plus
complet abandon, dans la plus profonde misère.

Je n'avais jamais songé à adopter un enfant, je n'avais jamais regretté
de n'en point avoir.

Il ne me semblait point que j'eusse le coeur maternel, et peut-être
eusse-je manqué de tendresse ou de patience pour soigner un petit
enfant; Lorsque cette Agathe est entrée chez moi, j'étais à cent lieues
de prévoir que je me prendrais pour elle d'une incroyable affection.
Je fus frappée de sa jolie figure, de son air modeste, de son accent
distingué, et je me promis d'en faire une heureuse soubrette, libre
autant que possible, et traitée avec bienveillance.

Puis, au bout de quelque temps, en courant avec elle, je découvris un
trésor de raison, de droiture et de bonté; et bientôt, je la retirai de
l'office pour la faire asseoir à mes cotés, non comme une demoiselle de
compagnie, mais comme la fille de mon coeur et de mon choix.

Pourtant si vous nous voyiez ensemble, vous seriez surprise, chère
Alice, de l'apparente froideur de notre affection; du moins, vous
nous trouveriez bien graves, et vous vous demanderiez si nous sommes
heureuses l'une par l'autre.

Il faut donc que je vous explique ce qui se passe entre nous.

Dès le principe, j'ai examiné attentivement Agathe, je l'ai
même beaucoup interrogée. J'ai retiré de cet examen et de ces
interrogatoires, la certitude que c'était là un ange de pureté, et en
même temps une âme assez forte: un caractère absolument différent du
mien, à la fois plus humble et plus fier, étranger par nature aux
passions qui m'ont bouleversée, difficile, impossible peut-être à
égarer, prudente et réfléchie, non par sécheresse et calcul personnel,
mais par instinct de dignité et par amour du vrai.

La docilité semblait être sa qualité dominante, lorsque je lui
commandais en qualité de maîtresse. Mais en l'observant, je vis bientôt
que cette docilité n'était qu'une muette adhésion à la règle qu'elle
acceptait: l'amour de l'ordre, et surtout une noble fierté qui
voulait se soustraire par l'exactitude rigoureuse à l'humiliation du
commandement. C'était cela bien plutôt qu'une soumission aveugle et
servile pour ma personne. Le silence profond qui protégeait ce caractère
grave et recueilli m'empêchait de savoir si les passions généreuses
pourraient y fermenter, si la haine de l'injustice et le mépris de la
stupidité seraient capables d'en troubler la paix.

A présent encore, quoique j'aie lu aussi avant dans son coeur
qu'elle-même, quoique je sache bien qu'elle adore la bonté, j'ignore si
elle peut haïr la méchanceté Peut-être qu'il y a là trop de force pour
que l'indignation s'y soulève, pour que le dédain y pénètre. Étonnement
et pitié, voilà, ce me semble, toute l'altération que cette sérénité
pourrait subir.

Agathe a vécu dans le travail et la retraite, sans rien savoir, sans
rien deviner du monde, sans rien désirer de lui, sans songer qu'elle pût
jamais sortir de l'obscurité qu'elle aime, non-seulement par habitude,
mais par instinct. Elle ne connaît pas l'amour, elle en pressent encore
si peu les approches, que je me demande avec terreur si elle est
capable d'aimer, et si elle n'est pas trop parfaite pour ne pas rester
insensible.

Et pourtant, je ne puis concevoir la jeunesse d'une femme sans amour,
et je suis épouvantée du mystère de son avenir. Aimera-t-elle, d'amitié
seulement, un compagnon de toute la vie, un mari? Élèvera-t-elle des
enfants, sans passion, sans faiblesse, avec la rigide pensée d'en faire
des êtres sages et honnêtes? Quelle rectitude admirable et effrayante!
Sera-t-elle heureuse sans souffrir? est-ce possible!

Et pourtant, qu'ai-je retiré, moi, de mes angoisses et de mes tourments?

Quand j'avais seize ans, l'âge d'Agathe, je n'avais déjà plus de
sommeil, ma beauté me brûlait le front, de vagues désirs d'un bonheur
inconnu me dévoraient le sein. Rien dans cette enfant ne me rappelle mon
passé. Je l'admire, je m'étonne, et je n'ose pas juger.

Quand j'ai changé la condition d'Agathe si soudainement, si
complètement, elle a été fort peu surprise, nullement étourdie
ou enivrée, et j'ai aimé cette noble fierté qui acceptait tout
naturellement sa place. L'expression de sa reconnaissance a été vraie,
mais toujours digne. Elle me promettait de mériter ma tendresse, mais
elle n'a pas plié le genou, elle n'a pas courbé la tête, et c'est bien.
En voyant ce noble maintien, moi, j'ai été saisie d'un respect étrange,
et une seule crainte m'a tourmentée, c'est de n'être pas digne d'être
la bienfaitrice et la providence d'Agathe. Son air imposant ma fait
comprendre la grandeur du rôle que je m'imposais, et, depuis ce moment,
je m'observe avec elle, comme si je craignais de manquer au devoir que
j'ai contracté.

Cela fait une amitié qui m'est plus salutaire que délicieuse. Il ne
s'agit point d'adopter une telle orpheline pour s'en faire une société,
une distraction, un appui. Agathe prend le contrat au sérieux. Elle
semble me dire dans chaque regard:

«Vous avez voulu avoir l'honneur d'être mère, songez que ce n'est pas
peu de chose, et qu'une mère doit être l'image de la perfection.»

Moi, je ne sais pas me contraindre, et, si quelque folle passion
pouvait encore me traverser le cerveau, je ne jouerais pas la comédie.
J'éloignerais Agathe plutôt que de la tromper. Mais est-ce donc la
pensée que le moindre égarement de ma part troublerait notre intimité,
qui fait que je me sens si bien fortifiée dans mon _jardin de
vieillesse_?

Peut-être! peut-être Agathe m'a-t-elle été envoyée par la bonté divine
pour me faire aimer l'ordre, le calme, la dignité, et la convenance. Il
est certain que tout cela est personnifié en elle, et que rompre avec
ces choses là, ce serait rompre avec Agathe. Il était donc dans ma
destinée que les hommes me perdraient et que je ne pourrais être sauvée
que par les femmes? Vous avez commencé ma conversion, chère Alice; vous
l'avez voulue, vous y avez mis tout votre coeur, toute votre force.
Agathe, qui vous ressemble à tant d'égards, l'achève sans se donner la
moindre peine, sans se douter même de ce qu'elle fait; car la douce
enfant ignore ma via, et ne la comprendrait pas si elle lui était
racontée.

Minuit.

Agathe m'a forcée de m'interrompre, mais je veux vous dire bonsoir, à
présent qu'elle me quitte. J'ai passé solennellement la soirée auprès
d'elle, et je me sens comme exaltée par mes propres pensées.

Quelle nuit magnifique! la terre altérée ouvrait tous ses pores à la
rosée, les fleurs la recevaient dans leurs coupes immaculées. Enivrés
d'amour, de parfum et de liberté, les rossignols chantaient, et, du fond
humide de la vallée, leurs intarissables mélodies montaient comme un
hymne vers les étoiles brillantes. Appuyée sur l'épaule d'Agathe, que je
dépasse de toute la tête, je marchais d'un pas égal et lent, m'arrêtant
quelquefois quand nous atteignions ta limite de la balustrade. La
terrasse de cette _villa_ est magnifiquement située; absorbées dans la
contemplation du paysage vague et profond, et plus encore de l'infini
déroulé sur nos têtes, nous ne songions point à nous parler. Peu à peu
ce silence amené naturellement par la rêverie, nous devint impossible
à rompre. Du moins, pour ma part, je n'eusse rien trouvé à dire qui ne
m'eût semblé oiseux ou coupable au milieu d'une telle nuit, solennelle
et mystérieuse comme la beauté parfaite. Agathe respectait-elle ma
méditation, ou bien éprouvait-elle le même besoin de recueillement?
Agathe aussi est mystérieuse comme la perfection. Son âme sans tache
me semblait si naturellement à la hauteur de la beauté des choses
extérieures, que j'eusse, craint d'affaiblir, par mes réflexions, le
charme qu'elle y trouvait Avait-elle besoin de moi pour admirer la voûte
céleste, pour aspirer l'infini, pour se prosterner en esprit devant la
main qui sema ces innombrables soleils comme une pluie de diamants dans
l'Océan de l'Éther? Et quelles expressions eussent pu rendre ce qu'elle
éprouvait sans doute mieux que moi? De quel autre sujet eussé-je
pu l'entretenir qui ne fût un outrage à la beauté des cieux, une
profanation de ces grandes heures et de ces lieux sublimes?

Quand l'échange de la parole n'est pas nécessaire il est rarement utile.
J'en suis venue à croire que tous les discours humains ne sont que
vanité, temps perdu, corruption du sentiment et de la pensée. Notre
langage est si pauvre que quand il veut s'élever, il s'égare le plus
souvent, et que quand il veut trop bien peindre, il dénature. Toujours
la parole procède par comparaison, et les poètes sont forcés, pour
décrire la nature, d'assimiler les grandes choses aux petites. Par
exemple ils font du ciel une coupole; de la lune une lampe; des fleuves
sinueux, les anneaux d'un serpent; des grandes lignes de l'horizon et
des grandes masses de la végétation, les plis et les couleurs d'un
vêtement.

Les poëtes ont peut-être raison: interprètes et confidents de la nature,
chargés de l'expliquer au vulgaire, de communiquer aux aveugles un peu
de cette vue immense que Dieu leur a donnée, ils se servent de figures
pour se faire entendre, à la manière des oracles. Ils mettent les
soleils dans le creux de ces mains d'enfants sous la figure d'un rubis
ou d'une fleur, parce que le vulgaire ne peut concevoir que ce qu'il
peut mesurer. Et tous tant que nous sommes, nous avons pris une telle
habitude de ce procédé de comparaison, que nous ne savons pas nous
expliquer autrement quand nous voulons parler. Mais quand l'âme poétique
est seule, elle ne compare plus: elle voit et elle sent.

L'intelligence n'explique pas au coeur pourquoi et comment l'univers est
beau; dans aucune langue humaine le véritable poëte ne saurait rendre la
véritable impression qu'il reçoit du spectacle de l'infini.

Qu'il se taise donc et qu'il jouisse, celui qui n'a rien à démêler avec
le monde, rien a lui enseigner ou à recevoir de lui: l'amour d'une vaine
gloire dicte trop souvent ces prétendus épanchements. Celui qui parle
veut produire de l'effet sur celui qui écoute, et s'il ne cherche point
à l'éblouir par l'éclat des mots, du moins il travaille à s'emparer de
ses émotions, à lui imposer les siennes, à se poser comme un prisme
entre lui et la beauté des choses. Alors, sous l'oeil de Dieu, au lieu
de deux âmes prosternées, il n'y a plus qu'un cerveau agissant sur
un autre cerveau, triste échange de facultés bornées et de misère
orgueilleuse!

Mais ce n'est pas cela seulement qui me fermait la bouche auprès d
Agathe: quelle parole de ma bouche flétrie si longtemps par la plainte
et l'imprécation, ne fût tombée comme une goutte de limon impur dans
cette source limpide, où l'image de Dieu se reflète dans toute sa
beauté? Entre elle et moi, hélas! il y a un abîme infranchissable: c'est
mon passé. Mes doutes, mes vains désirs, mes angoisses furieuses, mes
amertumes, mon impiété, ma vaine science de la vie, mes ennuis, tout
ce que j'ai souffert! Cette âme vierge de toute souillure et de toute
tristesse doit à jamais l'ignorer. Il y a en elle une infinie mansuétude
qui l'empêcherait de me retirer son affection. Peut-être même
m'aimerait-elle davantage; si elle avait à me plaindre! Peut-être
trouverais-je dans sa piété filiale des consolations puissantes. Mais de
même que la mère, forcée de traverser un champ de bataille, cache dans
son sein la tête de son enfant pour l'empêcher de voir la laideur des
cadavres et de respirer l'odeur delà corruption, de même ma tendresse
pour Agathe m'empêchera de lever jamais ce voile virginal qui lui cache
les misères et les tortures de cette vie déréglée.

Cette ligne invisible tracée entre elle et moi est un lien, bien plus
qu'un obstacle. C'est là que se manifeste, à son insu, ma tendresse pour
elle; c'est là que gît sa confiance en moi. Je lui sacrifie le plaisir
que j'aurais parfois à épancher mes pensées: elle s'appuie sur moi comme
sur une force dont elle croit avoir besoin et qui ne réside qu'en elle.
Si je me sens triste et agitée, ce qui arrive bien rarement désormais,
je l'éloigne de moi quelques instants, pour ne la rappeler que lorsque
mon âme a repris son calme et sa joie silencieuse.

Agathe est blanche comme un beau marbre de Carrare au sortir de
l'atelier. L'incarnat de la jeunesse ne colorera jamais vivement ce lis
éclos dans l'ombre du travail el de la pauvreté; et cependant un léger
embonpoint annonce cette santé particulière aux recluses, santé plus
paisible que brillante, plus égale que vigoureuse, apte aux privations,
impropre à la douleur et à la fatigue. Trois jours de mon ancienne vie
briseraient cette plante frêle et suave, qui, dans la paix d'un cloître,
résisterait longtemps à la vieillesse et à la mort.

Auprès de cette fleur sans tache, auprès de ce diamant sans défaut, je
sens mon âme s'élever et se fortifier. D'autres jeunes filles ont plus
de beauté, une intelligence plus vive et plus brillante, un sentiment
des arts plus chaud et plus prononcé. Agathe ne ressemble pas à une
statue grecque. C'est la vierge italienne dans toute sa douceur, vierge
sans extase et sans transport, accueillant le monde extérieur sans
l'embrasser, attentive, douce et un peu froide à force de candeur,
telle enfin que Raphaël l'eût placée sur l'autel, le regard fixé sur le
pécheur, et semblant ne pas comprendre la confession qu'elle écoute.

Il y a, certes, dans toutes les créatures humaines, un fluide
magnétique, impénétrable aux organisations épaisses, mais vivement
perceptible aux organisations exquises par elles-mêmes, ou à celles qui
sont développées par la souffrance. La présence d'Agathe agit sur moi
d'une manière magique. L'atmosphère se rafraîchit ou s'attiédit autour
d'elle. Quelquefois, quand le spectre du passé m'apparaît, une sueur
glacée m'inonde, et je crois entrer dans mon agonie. Mais si Agathe
vient s'asseoir près de moi, l'oeil noir et grave et la bouche à demi
souriante, elle me communique immédiatement sa force et son bien-être.

Il y a donc en elle quelque chose de mystérieux pour moi, comme je vous
le disais; quelque chose que je n'eusse pas su demander, si l'on m'eût
offert de choisir une compagne et une fille selon mes prédilections
instinctives. Probablement, j'aurais fait la folie de désirer une fille
semblable à moi sous plusieurs rapports. J'aurais voulu qu'elle fût
ardente et spontanée, qu'elle connût ces agitations de l'attente, ces
bouleversements subits, ces enthousiasmes et ces illusions où j'ai
trouvé quelques heures d'ivresse au milieu d'un éternel supplice.
Et probablement aussi, au lieu de la préserver du malheur par mon
expérience, j'eusse augmenté son irascibilité par la mienne et développé
sa faculté de souffrir. Mais un caprice du hasard que je ne puis
m'empêcher de bénir superstitieusement comme une faveur providentielle,
a jeté dans mes bras un être qui ne me comprend pas du tout et que je
comprends à peine. Ce contraste nous a sauvées l'une et l'autre. J'eusse
voulu être adorée de ma fille, et c'eût été là un souhait égoïste, un
voeu contraire à la nature. Agathe m'aime, et c'est tout; et moi, l'âme
la plus exigeante et la plus jalouse qui fut jamais, je m'habitue à
l'idée qu'il est bon d'être celle des deux qui aime le plus. C'est là un
miracle, n'est-ce pas? un miracle que j'eusse en vain demandé à l'amour
d'un homme et qu'a su opérer l'amitié d'une enfant.

Vous me demandez si j'aime toujours le luxe, et, me cherchant des
consolations où vous supposez que j'en puis trouver, vous vous imaginez
que j'ai du me créer, dans ma villa italienne, une existence toute d'or
et de marbre, toute d'art et de splendeur. Il n'en est rien; tout ce qui
me rappelle la courtisane m'est devenu odieux. Je suis dégoûtée, non de
la beauté des oeuvres de goût, mais de la possession et de l'usage de
ces choses là. J'ai fait cadeau, à divers musées de cette province, des
statues et des tableaux que je possédais. Je trouve qu'un chef-d'oeuvre
doit être à tous ceux qui peuvent le comprendre et l'apprécier, et
que c'est une profanation que de l'enfermer dans la demeure d'un
particulier, lorsque ce particulier s'est voué à la retraite, et a fermé
sa porte aux amateurs et aux curieux, comme je l'ai fait définitivement.
J'ai vendu tous mes diamants, et j'ai fait bâtir presque un village
autour de moi, où je loge gratis de pauvres familles. Je ne m'occupe
plus de ma parure, et je n'ai même pas osé m'occuper de celle d'Agathe,
quoique j'eusse trouvé du plaisir à embellir mon idole; mais la voyant
si simple et si étrangère à celle longue et coûteuse préoccupation, j'ai
respecté son instinct, et je l'ai subi pour moi-même peu à peu, sans
m'en apercevoir. Agathe aime et cultive avec distinction la peinture et
la la musique. Son père l'avait destinée à donner des leçons. Mais ce
pauvre artiste, imprévoyant et déréglé comme la plupart de ceux de
ce pays-ci, l'avait laissée sans clientèle et sans protections. Ses
talents, du moins, lui servent à charmer les loisirs que sa nouvelle
position lui procure, et je suis sortie, grâce à elle, de ma longue et
accablante oisiveté. Je me suis remise au piano pour raccompagner quand
elle chante, et nous lisons ensemble tous ces chefs-d'oeuvre que je
savais par coeur à force de les entendre, mais sans les avoir jamais
véritablement compris. Quand elle dessine, je lui fais la lecture, et
quand elle lit, je brode au métier. Moi, broder! je vois d'ici votre
surprise! Eh bien, je suis revenue à ces choses-là que j'ai tant
méprisées et raillées, et je reconnais qu'elles sont bonnes. Il y a
tant de moments où l'âme est affaissée sur elle-même, où le travail de
l'esprit nous écrase, où la rêverie nous torture ou nous égare, qu'il
est excellent de pouvoir se réfugier dans une occupation manuelle. C'est
affaire d'hygiène morale, et je comprends maintenant comment, vous, qui
avez une si haute intelligence, vous pouvez remplir un meuble au petit
point.
                
Go to page: 1234567
 
 
Хостинг от uCoz