George Sand

Isidora
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Agathe a les goûts d'une campagnarde, quoiqu'elle ait toujours vécu
enfermée dans la mansarde d'une petite ville. Sa plus grande joie d'être
riche consiste à voir et à soigner des animaux domestiques. Et ne croyez
pas que la pauvrette se soit prise d'admiration et d'affection pour
les plus nobles: elle a peu compris la grâce et la noblesse du cheval,
l'élégance du chevreuil, la fierté du cygne. Tout cela lui est trop
nouveau, trop étranger; à elle qui n'avait jamais nourri que des
moineaux sur sa fenêtre, un pigeon blanc est un objet d'admiration. Le
mouton fait ses délices, et l'autre jour j'ai cru qu'elle sortirait de
son caractère, et ferait des extravagances pour une perdrix qu'on lui a
apportée avec ses petits. J'avais un peu envie d'abord de dédaigner des
goûts aussi puérils. Et puis, je me suis laissé faire, je me suis sentie
faible comme un enfant, comme une mère; je me suis attendrie sur les
poules et sur les agneaux, non pas à cause d'eux, je l'avoue, mais à
cause de la tendresse qu'Agathe leur porte, et des soins assidus qu'elle
leur rend sans se lasser du silence et de la stupidité de ses élèves.
Agathe comprend le Dante, Mozart et le Titien. Et pourtant elle comprend
sa poule et son chevreau! Il faut bien que le chevreau et la poule en
vaillent la peine. Je me dis cela, et je la suis à la bergerie et au
poulailler avec une complaisance qui arrive à me faire du bien, à me
distraire, à me charmer... sans que véritablement je puisse m'en rendre
compte! Je me sens devenir naïve avec un enfant naïf, et je ne saurais
dire où est le beau et le bon de cette naïveté, à mon âge. Cela
m'arrive: je me transforme, un enfant me gouverne, et j'ai du bonheur à
me laisser aller!

Nous avons eu moins de peine à nous mettre à l'unisson, à propos des
fleurs. Il me semble que les fleurs nous permettent de devenir puérils
envers elles, sang qu'elles cessent d'être sublimes pour nous. Voua
savez comme je les ai toujours aimées, ces incomparables emblèmes de
l'innocence et de la pureté. Agathe voit le ciel dans une fleur, et
quand je la vois au milieu des jasmins et des myrtes, il me semble
qu'elle est là dans son élément, et que les fleurs sont seules dignes de
mêler leur parfum à son haleine.

Et alors il me vient une pensée déchirante: Quoi! cette enfant, cette
Agathe de mon âme, cette fleur plus pure que toutes celles de la terre,
cette perle fine, celle beauté virginale, sera infailliblement la proie
d'un homme! et de quel homme? L'amant de cent autres femmes, qui ne
verra sans doute en elle qu'une femme de plus, trop froide à son gré,
et bientôt dédaignée, si elle reste telle qu'elle est aujourd'hui; trop
précieuse, si elle se transforme, pour ne pas être jalousement asservie
et torturée.--Oh! mon Dieu! je conserve cette candeur sacrée avec une
sollicitude passionnée, je veille sur elle, je la couve d'un regard
maternel; je la respecte comme une relique, jusqu'à ne pas oser lui
parler de moi, jusqu'à ne pas oser penser quand je suis auprès d'elle;
et un étranger viendra la flétrir sous ses aveugles caresses! un
homme, un de ces êtres dont je sais si bien les vices et l'orgueil, et
l'ingratitude, et le mépris, viendra l'arracher de mon sein pour la
dominer ou la corrompre!... Cette idée trouble tout mon présent et
rembrunit tout mon avenir!



LETTRE TROISIÈME.

ISIDORA A MADAME DE T...

Dimanche, 15 juin 1845.

Je ne me croyais pas destinée à de nouvelles aventures, et pourtant, mes
amis, en voici une bien conditionnée que j'ai à vous raconter.

Il y a quinze jours, j'étais allée à Bergame pour quelque affaire, et je
revenais seule dans ma voiture, impatiente de revoir Agathe, que j'avais
laissée un peu souffrante à la villa, je n'étais plus qu'à cinq ou six
lieues de mon gîte, et le soleil brillait encore sur l'horizon. Un
cavalier me suivait ou suivait le même chemin que moi: il est certain
que, soit qu'il me laissât en arrière en prenant le galop, et se mit
au pas lorsque mes postillons le rejoignaient, soit qu'il se laissât
dépasser et se hâtât bientôt pour regagner le terrain, pendant assez
longtemps je ne le perdis pas de vue. Enfin il me parut clair que
c'était à moi qu'il en voulait, car il renonça à toutes ces petites
feintes, et se mit à suivre tranquillement l'allure de mes chevaux.
Tony était sur le siège de ma voiture, toujours le même Tony, ce fidèle
jockey que Jacques connaît bien, et qui est devenu un excellent valet de
chambre. Il a conservé sa naïveté d'autrefois et ne se gêne point pour
adresser la parole aux passants, quand il est ennuyé du silence et de la
solitude. Nous montions au pas une forte côte, et j'étais absorbée dans
quelque rêverie, lorsque je m'aperçus que Tony avait lié conversation
avec le jeune cavalier, qui paraissait ne pas demander mieux, quoiqu'il
appartînt évidemment à une classe beaucoup plus relevée que celle de mon
domestique.

J'ai dit le jeune cavalier, et, effectivement, celui-là était dans la
première Heur de la jeunesse: dix-huit ans au plus, une taille élancée
des plus gracieuses, une figure charmante, un air de distinction
incomparable, des cheveux noirs, abondants, fins et bouclés
naturellement, un duvet de pêche sur les joues, et des yeux... des yeux
qui me rappelèrent tout à coup les vôtres, Alice, tant ils étaient
grands et beaux, des yeux de ce gros noir de velours, qui devraient être
durs en raison de leur teinte sombre, et qui ne sont qu'imposants, parce
que de longues paupières et un regard lent leur donnent un fonds de
douceur et de tendresse extrême.

Ce bel enfant me fut tout sympathique à la première vue, car ce fut
alors seulement que je songeai à regarder ses traits, sa tournure et la
grâce parfaite avec laquelle il gouvernait son cheval, J'écoutai aussi
le son de sa voix, qui était doux et plein comme son regard; son accent,
qui était pur et frais comme sa bouche. De plus, c'était un accent
français, ce qui fait toujours plaisir à des oreilles françaises, fût-ce
dans la contrée _où résonne le si_.

Dans celles-ci, c'est l'_u_ lombard qui résonne; et Tony, qui est très
fier de parler couramment un affreux mélange de dialecte et d'italien,
s'imaginait que son interlocuteur pouvait s'y tromper. Mais, au bout
d'un instant, e jeune homme, voyant bien qu'il avait affaire à un
compatriote, se mit tout simplement à lui parler français, et Tony lui
répondit bientôt dans la même langue, sans s'en apercevoir.

Leur conversation, que j'entendais par lambeaux, roulait sur les
chevaux, les voitures, les chemins et les distances du pays. Certes un
jeune homme aussi distingué que ce cavalier ne pouvait pas trouver un
grand plaisir à échanger des paroles oiseuses avec un jeune valet assez
simple et passablement familier. Pourtant il y mettait une bonne grâce
qui me parut cacher d'autres desseins; car, bien qu'il n'osât pas se
tenir précisément à ma portière, il se retournait souvent et cherchait à
plonger ses regards dans ma voiture, et jusque sous le voile que j'avais
baissé pour me préserver de la poussière.

Je m'amusai quelques instants de sa curiosité: puis j'en eus bientôt des
remords. «A quoi bon, me dis-je, laisser prendre un torticolis à ce bel
adolescent? quand il verra les traits d'une femme qui pourrait fort bien
être la mère de son frère aîné, il sera tout honteux et tout mortifié
d'avoir pris tant de peine.» Nous touchions au faite de la montée; je
résolus de ne pas le condamner à descendre le versant au trot, et,
certaine qu'après avoir vu ma figure, il allait décidément renoncer à me
servir d'escorte, je laissai tomber, comme par hasard, mon voile sur mes
épaules, et fis un petit mouvement vers la portière, comme pour regarder
le pays. Mais quelle surprise, dirai-je agréable ou pénible, fut la
mienne, lorsque cet enfant, au lieu de reculer comme à l'aspect de
la Gorgone, me lança un regard où se peignait naïvement la plus vive
admiration? Non, jamais, lorsque j'avais moi-même dix-huit ans, je ne
vis un oeil d'homme me dire plus éloquemment: «Vous êtes belle comme le
jour.»

Soyons franche, car, aussi bien, vous ne pouvez pas me prendre pour une
sainte; le plaisir l'emporta sur le dépit, et ma vertu de matrone ne
put tenir contre ce regard de limpide extase et ce demi-sourire où
se peignait, au lieu de l'ironie dédaigneuse sur laquelle j'avais
malicieusement compté, une effusion de sympathie soudaine et de
confiance affectueuse. L'enfant avait faiblement rougi en me voyant le
regarder, de mon côté, avec quelque bienveillance maternelle, mais ce
léger embarras ne pouvait vaincre le plaisir évident qu'il avait à
attacher ses yeux sur les miens. Il retenait la bride de son cheval
pour ne pas s'écarter de la portière, et son trouble mêlé de hardiesse,
semblait attendre une parole, un geste, un léger signe qui l'autorisât à
m'adresser la parole. Enfin, voyant que je commençais à l'examiner
avec un peu de sévérité feinte, il se décida à me saluer fort
respectueusement.

On salue beaucoup et à tout propos dans ce pays-ci, surtout les dames,
lors même qu'on ne les connaît pas. Je rendis légèrement le salut, et me
retirai dans le fond de ma voiture, un peu émue, je le confesse: car, au
premier moment de la surprise, toute femme sent que le plaisir de plaire
est invincible en dépit du serment... qui sait? peut-être à cause du
serment qu'ella a fait d'y renoncer; mais cette bouffée de jeunesse et
de vanité ne dura point. Je pensai tout de suite à ma fille Agathe, je
me dis que je la volais, et que le pur regard d'un si beau jeune homme
lui fut revenu de droit, si elle s'était trouvée à mes côtés. Je remis
mon voile, je levai la glace et j'arrivai au relais où je devais quitter
la poste, sans avoir voulu m'assurer de la suite de l'aventure. Le
cavalier me suivait-il encore? je n'en savais vraiment rien.

Mon cocher et mes chevaux m'attendaient là pour me conduire jusque chez
moi. En payant les postillons, je vis Tony à quelque distance, parlant
bas et avec beaucoup de vivacité au jeune cavalier, qui avait mis pied
à terre. Tony riait, frappait dans ses mains, et l'autre paraissait
chercher à contenir cette pétulance. Je crus même voir qu'il lui donnait
de l'argent, et cela me parut fort suspect, d'autant plus que, lorsque
je rappelai Tony pour partir, je le vis tenir l'étrier de son nouveau
protecteur, et prendre congé de lui en lui faisant des signes
d'intelligence. Nous nous remîmes en route pour cette dernière étape, et
l'étranger nous suivit à quelque distance.

Je m'avançai sur la banquette de devant, et, frappant sur le bras de
Tony, placé sur le siège: «Quel est ce jeune homme à qui vous avez
parlé, et d'où le connaissez-vous?» lui demandai-je d'un ton sévère.
La tête de Tony dépassant l'impériale, je ne pus voir si sa figure se
troublait; mais je l'entendis me répondre avec assez d'assurance:--Je ne
les connais point, Madame, mais ça a l'air d'un brave jeune homme; il
a des lettres de recommandation pour madame: mais il a dit qu'il ne se
permettrait point de les lui remettre sur le chemin. Il vient avec nous,
il descendra à l'auberge du village, et il viendra voir ensuite au
château si madame veut bien recevoir sa visite.

--C'était donc là ce qu'il te disait?

--Oui, et il me demandait si je pensais que madame serait visible en
rentrant, ou seulement demain matin. J'ai dit que je n'en savais rien,
mais qu'il pouvait bien essayer, que nous n'avions pas fait une longue
route, et que madame ne se couchait pas ordinairement de bonne heure.

--Et c'est pour donner de si utiles renseignements, que vous recevez de
l'argent, Tony?

--Oh! non, Madame, je venais d'entrer dans un bureau de tabac pour lui
acheter des cigares, et il m'en remettait l'argent.

Ces explications me parurent assez plausibles, et je me tranquillisai
tout à fait. Néanmoins, un reste de curiosité me décida à recevoir cette
visite aussitôt que je fus rentrée, et après avoir pris seulement le
temps d'embrasser Agathe.

Le jeune homme fut introduit, et, dès que j'eus jeté les yeux sur
l'adresse de la lettre qu'il me présenta, je lui fis amicalement signe
de s'asseoir. Quelles méfiances et quels scrupules eussent pu tenir
contre votre écriture, ma chère Alice? Et comment celui qui m'apporte un
mot de vous ne serait-il pas reçu à bras ouverts?

Mais quel singulier petit billet que le vôtre, et pourquoi avez-vous
semblé favoriser l'espèce de mystère dont il plaît à votre protégé de
s'entourer? Qu'est-ce qu'un _jeune homme qui va avoir le bonheur de
me voir en Italie, et qui tâchera de se recommander de lui-même? Vous
désirez_ que je sois _bonne pour lui_, et vous ne me dites pas son nom?
Il faut qu'il me le déclare lui-même, qu'il m'apprenne qu'il est _l'ami
de votre fils, un peu votre parent_, qu'il ne _vous connaît pourtant pas
beaucoup_, qu'il avait un grand désir de m'être présenté, et qu'il me
supplie de ne pas le juger trop défavorablement d'après son embarras
et sa gaucherie? J'ai d'abord accepté tout cela sans examen, mais
maintenant que j'y songe, et que je vois votre protégé si peu au courant
de ce qui vous concerne, je commence à m'inquiéter un peu et à me
demander si la personne à laquelle vous avez donné ou envoyé une lettre
pour moi (car ceci même n'est pas bien clair) est réellement celle qui
me l'a remise. Voyons, m'avez-vous adressé un M. Charles de Verrières,
brun, joli, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans, parfaitement élevé, quoique
un peu bizarre parfois, peu fortuné et encore sans état, à ce qu'il dit;
voyageant, au sortir du collège, pour se former l'esprit et le coeur,
apparemment? Répondez-moi, ma très-chère, car je suis intriguée.

Pour que vous en jugiez, ou que vous connaissiez un peu mieux ce protégé
qui vous connaît si peu, je reprends ma narration.

Gagnée et vaincue par votre recommandation, et apprenant qu'il était
venu de Milan exprès pour me voir, j'ai envoyé chercher son cheval et
ses effets à l'auberge, j'ai installé chez moi mon jeune hôte, et nous
avons passé ensemble dans la salle a manger, où Agathe nous attendait
pour souper. Jusque là, nous avions été entre _chien et loup_; lorsque
nous nous retrouvâmes en face, les bougies allumées, je retrouvai
l'étrange et profond regard de l'enfant toujours attaché sur moi, avec
un mélange de crainte, d'admiration, de curiosité, et parfois aussi de
doute et de tristesse. Jamais physionomie d'amoureux, enflammé à la
première vue, n'exprima mieux les angoisses et l'entraînement d'une
passion soudaine. Pourtant ma raison rejetait et rejettera toujours une
si absurde hypothèse. Le premier étonnement était passé, et, avec lui,
la sotte satisfaction dont je n'avais pu me défendre. Ce jeune homme
m'avait servi de miroir pour me dire que j'étais belle encore; mais quel
rapport pouvait s'établir entre son âge et le mien? La présence d'Agathe
me communiquait d'ailleurs ce calme souverain qui émane d'elle et qui
réagit sur moi. Quand Agathe est là, il n'y a point de folle pensée qui
puisse approcher du cercle magique qu'elle trace autour de nous deux. Je
me disais donc que ce jeune homme avait quelque grâce importante à me
demander, qu'il attendait de moi son bonheur ou son salut; et la pensée
qu'il connaissait Agathe, qu'il était épris d'elle, et chastement
favorisé en secret, commençait à me venir.

[Illustration 10.png: Appuyée sur l'épaule d'Agathe...]

Mais la tranquillité d'Agathe me détrompa bientôt. Elle ne le
connaissait pas, elle ne l'avait jamais vu; et lui, cet enfant si
impressionnable, si avide d'admirer la beauté, si soudain dans
l'expression muette de son penchant secret, il ne regardait point
Agathe, il ne la voyait pas. Il ne voyait que moi. Celle luxuriante
jeunesse de ma fille, ces yeux purs, cette bouche fraîche, cet air
angélique, tout cela ne lui disait rien. Il semblait qu'il n'eût pas le
loisir de s'apercevoir de sa présence.

Je ne savais que penser de ce jeune homme: son excessive: politesse, ce
raffinement d'égards et de menues attentions pour les femmes, qui, en
France, appartient aux patriciens exclusivement, me donnait la certitude
qu'il était ce qu'autour de vous, Alice, on appelle _bien né_: mais,
en même temps, il montrait une instruction solide, et complète, une
maturité de jugement et une absence de prétentions, qui, vous le savez
bien, et vous me permettez bien de vous le dire, sont extrêmement rares
chez les enfants de votre caste. L'instruction des classés moyennes est
plus précoce, à cet égard, plus spéciale, et j'ai toujours remarqué,
entre les bacheliers de la bourgeoisie et ceux de la noblesse, la
différence qu'il y a entre une éducation imposée comme nécessaire et
celle qui n'est réputée que d'agrément. Notre Charles (ou plutôt votre
Charles), avait donc l'esprit d'un roturier et les manières d'un
gentilhomme, et cela en fait un personnage original et frappant, à cet
âge où les adolescents de l'une ou de l'autre classe portent tous le
même cachet, ou de gaucherie sauvage, ou de confiance ridicule. Celui-ci
n'a rien de lourd et rien de frivole, rien de pédant et rien d'éventé.
Il parle quelquefois comme un homme mûr qui parle bien, et, en le
faisant, il ne perd rien de la grâce et de l'ingénuité de son âge. Il
est réfléchi à l'habitude, étourdi par éclairs, sérieux d'esprit, gai de
caractère, retenu avec bon goût, expansif avec entraînement. Enfin, il
faut le dire, Alice, et voilà ce qui me désole, il est charmant, il est
accompli, et si j'avais seize ou dix sept ans, j'en serais folle.

Et pourquoi et comment ne l'est-_elle_ pas? Est-ce parce qu'elle est
vivement frappée au coeur, qu'elle cache si bien sa folie? Ou, si elle
ne sent rien pour lui, est-ce qu'elle serait égoïste et insensible? Je
m'y perds!

[Illustration 11.png: Je vis Tony à quelque distance, parlant bas...]

Voilà encore mon récit interrompu par des réflexions et des exclamations
auxquelles vous ne comprenez rien.

Je renonce à raconter avec détail et, en trois mots, vous allez
m'entendre. Le lendemain, il a enfin très-bien remarqué Agathe. Au grand
soleil du matin, grâce à Dieu, j'ai apparemment repris mon aspect de
matrone romaine. Le regard de mon hôte n'était plus si brillant; il
était plus doux, et le respect semblait tempérer la sympathie. Au grand
soleil du matin aussi, ces pâles jasmins qui éclosent sur les joues
suaves et fines d'Agathe exhalaient un irrésistible parfum d'innocence.
Charles a senti cette fleur passer entre lui et moi dans l'atmosphère.
Il a relevé la, tête, et ce qui était logique et légitime est arrivé; il
a été frappé, charmé, doucement et délicieusement pénétré. J'ai vu
ce retour vers le cours naturel des choses, la jeunesse attirant la
jeunesse, et je ne m'en suis pas alarmée. Qu'est-ce qu'un souffle
qui passe? Qu'est-ce qu'un voyageur qui arrive la veille et part le
lendemain?

Mais il ne partit pas le lendemain. Je ne sais comment la chose se fit,
il se rendit nécessaire pour le jour suivant. Nous devions entreprendre
une grande promenade sur le lac. J'ignore si le rusé connaissait le lac,
mais il eut l'air de ne pas le connaître, de nous demander l'itinéraire
de la tournée pittoresque qu'il projetait de faire en nous quittant;
et moi, avec cette candeur qui porte les habitants d'un beau pays à en
faire les honneurs aux étrangers, je lui appris que nous serions par là,
je lui donnai rendez-vous vers certains rochers, et, peu à peu, on se
fit si bien à l'idée de passer la journée ensemble, qu'on trouva plus
sûr, pour se rencontrer à point, de partir et d'arriver dans la même
barque.

Cette journée fut charmante, un temps magnifique, des sites délicieux,
un enjouement expansif qui alla presque jusqu'à l'intimité, et ces mille
petits incidents champêtres qui rapprochent et lient plus qu'on ne
l'avait prévu. Tony était notre gondolier et nous égayait comme à
dessein, par sa bonne humeur et ses lazzis naïfs.

Le soir, quand nous rentrâmes, nous étions tous trop fatigués pour que
Charles se remît en route, et il prit congé de nous, pour le lendemain
matin. Il devait partir avec le jour; mais, à midi, il était encore à
l'auberge. Le maréchal avait encloué son cheval; il en cherchait un
autre, et n'en trouvait pas. Il fallut bien songer à lui en offrir un,
et l'inviter à venir déjeuner en attendant; mais, le lendemain, nous
allions à quelque distance sur la route de Milan, et nous pouvions le
conduire jusque là. Agathe fit cette réflexion avec un naturel parfait:
je n'y vis pas d'objection. Une affaire survint et retarda notre
voyage......Que vous dirai-je?

Charles passa huit jours avec nous, sans que le hasard nous amenât
aucune visite, et, durant toute cette semaine, voyant Agathe à toute
heure, écoutant sa voix charmante, faisant de la musique et de la
peinture avec elle, il en devint amoureux, du moins je le crois, et il
m'est impossible d'expliquer autrement la douleur visible et profonde
avec laquelle il nous quitta, la joie enthousiaste qu'il éprouva
lorsqu'il se fut fait autoriser à revenir au bout d'un mois, époque à
laquelle il devait repasser pour aller à Venise.

Et, au lieu de repasser au bout d'un mois, il vient de repasser, comme
il dit, au bout de huit jours. De prétendues affaires l'ont obligé
d'abréger son séjour à Milan, il n'a pas pu traverser la vallée sans
s'arrêter pour nous saluer, et voilà encore huit jours qu'il nous salue
et nous fait ses adieux.

De tout cela il résulte, Alice, que ma fille a un amoureux terriblement
amoureux, je vous jure, et qui s'est tellement donné à nous, coeur
et âme que je ne sais pas du tout comment je vais le décider à nous
quitter. Il faut pourtant s'y résoudre, car les prétextes vont manquer
mutuellement, et la vie est si bizarrement arrangée, qu'il ne suffit
pas de se plaire et de se convenir parfaitement les uns aux autres pour
rester ensemble indéfiniment: il faut des prétextes; les convenances,
qui sont un admirable système de prudence destiné à nous faire toujours
sacrifier le présent à l'avenir, le certain à l'incertain, la joie à
l'ennui, et la sympathie à la défiance, les convenances exigent que nous
éloignions celui que nous voudrions garder, de peur qu'un jour ne
vienne où nous regretterions de l'avoir retenu. Et pourtant alors,
ces prétextes ne manqueraient pas; car l'usage autorise les prétextes
menteurs et désobligeants. Il ne demande d'art et de vraisemblance
qu'à ceux qui donneraient du bonheur. Et pourtant aussi, ce jour où on
voudrait l'éloigner n'arrivera peut-être jamais... Peut-être que sa
présence nous serait à jamais douce et bienfaisante... Alors, raison de
plus pour qu'il s'en aille; car, si on l'aime, il ne faut pas qu'il s'en
doute; et, s'il s'en doute déjà, il ne faut à aucun prix le lui dire
sincèrement. La loyauté gâterait tout, elle inspirerait bien vite la
méfiance à celui qui, de son côté, est au désespoir d'en inspirer... Et
voilà les cercles vicieux qui se déroulent à l'infini, lorsqu'on met
aux prises, dans la première circonstance venue, les lois d'un noble
instinct et celles d'un monde hypocrite et froid.

Et, après tout, il se trouve qu'en fait, le monde a raison
quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, et que les cas où on lui sacrifie
quelque chose de vraiment regrettable sont des cas exceptionnels. Ce
n'est pas la froide méfiance du monde qui a fait la corruption et la
perversité: c'est la perversité et la corruption des moeurs qui ont
rendu nécessaires les lois glacées de la convenance.

Au fait, pourquoi, dans cette occasion-ci, serait-il prouvé qu'on doit
écouter sa sympathie et se révolter contre l'usage? ce jeune homme nous
plait énormément, cela est certain. Il est d'un commerce exquis, sa
figure et ses manières ont un charme qui tournerait la tète d'une jeune
fille un peu romanesque et qui ferait battre d'amour et d'orgueil le
coeur d'une mère. Si je consulte mon instinct, je dois m'imaginer que
c'est là le fils de mon choix et désirer ardemment qu'il plaise à ma
fille, qu'ils se voient, qu'ils s'entendent, et qu'un jour arrive, où,
un peu moins enfants l'un et l'autre, ils s'engagent l'un à l'autre.

Il me semble bien que nous nous convenons tous les trois, qu'il est et
serait à jamais heureux avec nous, et que, lui, compléterait notre vie.
C'est pour le coup que je serais calme et guérie de tout le passé, en
voyant naître et en surveillant maternellement ces innocentes amours;
j'aurais une famille, et chaque année, ajoutée à ma vieillesse, au lieu
de m'apporter l'effroi de l'abandon et de l'isolement, me donnerait
l'espoir et la certitude de voir s'agrandir le cercle de mes saintes
affections.

Mais tout cela peut n'être qu'un rêve et une dangereuse illusion. Cet
enfant, quand il nous reviendra dans quelques années, sera peut-être
corrompu; et peut-être alors rougirais-je d'avoir songé à lui faire
espérer le coeur et la main d'Agathe.

Et, dès à présent, quel est-il, après tout? Il me semble que je le
connais, que je l'ai toujours connu, que je lis dans son âme, que je n'y
vois rien que de pur et de beau; mais ne me trompé-je point? Ne suis-je
pas prévenue par quelque attrait romanesque, par cette séduction de la
beauté à laquelle je suis encore trop sensible, par l'isolement où
je vis, et un certain besoin d'illusions qui se reporte sur l'avenir
d'Agathe, faute de pouvoir s'exercer sur moi-même? Et d'ailleurs,
quoi de plus fragile que cette beauté d'une âme à peine ouverte aux
impressions de la vie?

Il est certain, d'ailleurs, qu'il y a en lui quelque chose de
mystérieux, et qu'il a de puissants motifs pour ne nous parler ni de sa
famille, ni de ses amis, ni de sa position dans le monde, ni d'aucune
de ses relations. Quand je cherche à l'interroger, ses réponses sont
laconiques, évasives. Quelquefois même elles ne sont pas d'accord avec
ses précédentes réponses, et il se trouble quand j'en fais la remarque,
comme s'il y avait à son nom quelque malheur on quelque honte attachés
fatalement. Mais l'instant d'après il rit de son embarras, et alors son
regard et ses manières ont une franchise, une confiance, une spontanéité
d'affection, qui semblent protester contre la réserve de ses paroles et
attester que son âme est à l'abri de tout reproche et de tout soupçon.
On dirait alors qu'il se moque tendrement de mes inquiétudes, et qu'il
se sent le maître de les faire cesser.

Moi, j'ai dans l'idée que c'est un enfant de l'amour, le fils ignoré de
quelque noble et pieuse dame dont il a deviné et veut garder fidèlement
le secret. S'il en est ainsi, et que par-dessus le marché il soit
pauvre, raison de plus pour qu'il m'intéresse et que je caresse le rêve
de devenir sa mère. On dirait qu'il devine cela, qu'il y compte, et
c'est peut-être pour cette confiance que je l'aime tant.

Au milieu de toutes mes perplexités, Agathe reste calme comme Dieu même.
Elle l'aime pourtant, je le crois; car elle paraît plus heureuse quand
il est là: elle pense, voit et parle comme lui sur tous les points.
Elle l'apprécie et l'admire même avec une naïveté incroyable; mais
la tranquillité de ce bonheur et l'incurie de cette affection me
surpassent. Il semble qu'elle ne se doute point qu'ils vont se quitter
pour longtemps, peut-être pour toujours, ou bien qu'elle s'imagine que
le regret et l'absence ne font point de mal. Cette fille si sage et
si sensée aurait-elle l'imprévoyance d'un enfant? ou bien son courage
est-il si bien trempé, son enthousiasme si caché et si profond, qu'elle
soit invulnérable au doute et à la souffrance? Moi, qui aime ce jeune
homme pour elle, et à cause d'elle, je suis mille fois plus agitée.

Et ne doit-il pas en être ainsi? Agathe est un enfant gâté, à qui
le bien est venu en dormant, et qui se repose sur ma prudence et ma
tendresse. Elle s'imagine peut-être sérieusement que c'est là le fiancé
que je lui destine, et sa superbe indolence de petite fille adorée
accepte ce bonheur comme elle a accepté la fortune, la liberté et
mon amour, sans surprise et sans transport. Oui, c'est à moi d'être
vigilante et soucieuse; c'est à moi, qui ai foulé aux pieds l'opinion
pour mon propre compte, de faire bonne garde pour que la _fille de
César_ ne soit pas même soupçonnée; c'est à moi d'étudier en tremblant
les jeunes gens qui passent le seuil de notre sanctuaire, et d'empêcher
qu'un souffle malfaisant n'y pénètre. Étrange fille qui m'impose des
devoirs si étrangers à mes habitudes et à mon caractère, qui ne se doute
point que cela soit si difficile et si grave pour moi!

Il faut pourtant sortir de cette position. Il ne m'arrive pas de lettre
de vous; Charles ne paraît pas disposé à partir si je ne l'y force, et
je vous en demande bien pardon, ma soeur, mais je vais mettre votre
protégé tout doucement dehors, car je ne veux pas qu'il croie si aisé
d'être l'amant et le fiancé de ma fille.



LETTRE QUATRIÈME.

ISIDORA A MADAME DE T...

Lundi 16.

--Je relis tout ce que je vous écrivais hier, et je pense que mon
cerveau avait un peu de fièvre, car je trouve, aujourd'hui, qu'il n'y
avait pas du tout lieu à m'inquiéter si fort. Je vois les choses tout
autrement ce matin. Il ne me semble plus que Charles soit amoureux
d'Agathe, ni qu'Agathe ait encore pensé à la possibilité d'avoir une
inclination. Ils sont, il est vrai, plus gais, plus intimes, plus
camarades, si l'on peut ainsi dire, qu'ils ne l'ont encore été. On
croirait voir le frère et la soeur; mais cette amitié enjouée, à la
veille de se quitter, ne ressemble pas à l'amour. Non, ils sont trop
jeunes, et c'est ma vieille tête, remplie de souvenirs brûlants et
flétrie par l'expérience, qui a construit tout ce roman, auquel, dans
leur candeur, ces enfants ne songent point. Hier soir, Agathe a eu
envie de dormir à neuf heures; elle a été tranquillement se coucher en
folâtrant avec nonchalance, On n'a pas envie de dormir quand on aime et
qu'on peut rester jusqu'à minuit auprès de son amant.

Et lui, au lieu d'être triste, ou de ressentir quelque dépit, lui a
souhaité un bon somme avec d'innocentes plaisanteries. Il n'a pas paru
s'ennuyer le moins du monde de rester tête à tête avec moi tandis que je
faisais de la tapisserie; et comme je l'engageais à aller dormir aussi,
il m'a suppliée d'un ton caressant de ne pas l'envoyer coucher de si
bonne heure. «Je serai bien sage, me disait-il, je ne vous fatiguerai
pas de mon babil; si vous voulez rêver ou réfléchir en travaillant, je
ne ferai pas le moindre bruit. Je me tiendrai là dans un coin comme
votre chat. Pourvu que je sois avec vous, c'est tout ce qu'il me faut
pour passer une bonne et chère soirée.»

C'est par de semblables câlineries d'une délicatesse incroyable que
cet enfant-là trouve le moyen de se faire chérir. Elles sont si vives
parfois que si Agathe n'était pas ici, je m'imaginerais peut-être qu'il
est épris de mes quarante-cinq ans. «Charles, lui ai-je dit, vous avez
une mère, n'est-ce pas?--Certainement, tout le monde a une mère.--Eh
bien, si j'étais votre mère, je serais jalouse.--On voit bien que vous
n'êtes pas mère, les mères ne sont pas jalouses.--La vôtre ne l'est pas?
Elle est donc bien calme ou bien préoccupée?--Une mère est l'image de
Dieu, et Dieu n'est pas jaloux de ses enfants.»

Et après cette réponse, pour détourner mes questions, il s'est mis à me
parler de vous, et à me questionner sur votre compte, disant qu'il avait
eu peu d'occasions de vous voir, et qu'il savait seulement que vous
étiez une personne des plus respectables.

--Respectable est peu dire; ai-je répondu: vous pourriez dire adorable
et ne rien dire de trop. Je lui appliquerais ce que vous disiez tout
à l'heure des mères en général. Les femmes comme madame de T... sont
l'image de Dieu sur la terre.

--En vérité? En ce cas, son fils doit bien l'aimer!

--Comment ne savez-vous pas à quel point, si vous êtes son ami?

--Oh! son camarade plus peut-être que son ami. Cet enfant-là d'ailleurs
est un étourdi qui ne vaut probable ment pas sa mère.

--Ce n'est pas ce que sa mère m'écrit de lui. Elle dit que c'est un
ange, et je le crois.

--Vraiment, elle dit cela de Félix, cette bonne madame de T...? Vous
voyez bien que les mères sont des êtres divins!

--Mais je ne suis pas contente de votre manière de parler du fils
d'Alice...

--Alice? madame de T...? Dites-moi, je vous en prie si vous la trouvez
belle autant qu'on le dit?

--Comment, vous ne l'avez donc jamais vue?

--Oui, elle m'a semblé belle! autant que je puis m'en souvenir.

--Tenez, lui ai-je dit, en tirant de mon sein votre portrait que je ne
quitte jamais, la voilà, mais cent fois moins belle, moins angélique,
moins parfaite qu'elle n'est en réalité.

Il a pris votre portrait, et l'a tenu dans ses mains, le regardant sans
cesse en m'écoutant parler. Il éprouvait une sorte d'émotion étrange, et
je crois vraiment, Alice, qu'il devenait amoureux de vous. Cet enfant
est impressionnable à un point extraordinaire. Ou c'est quelque génie de
peintre qui va prendre son essor et que la beauté tourmente et subjugue,
ou c'est une organisation d'artiste, mobile, enthousiaste, prête à
s'enflammer à toutes les étincelles qui courent dans l'atmosphère. Il me
questionnait toujours: affectant une légèreté badine, et, pourtant,
je voyais une ardente curiosité percer sous cette petite feinte. Il
souriait, rougissait, et, à mesure que je m'animais en parlant de vous
avec passion, il devenait si tremblant que je craignais d'avoir été trop
loin, et je m'arrêtai tout d'un coup, pour lui retirer votre portrait
qu'il serrait convulsivement contre sa poitrine... Pardonnez-moi, Alice,
mais j'ai cru un instant que cet enfant me faisait un mystère de sa
passion pour vous, et qu'il avait menti en disant vous connaître à
peine, de peur qu'à sa manière de parler de vous je ne vinsse à le
deviner. Vous êtes encore assez jeune pour inspirer un violent amour;
vous avez éloigné le jeune Charles en voyant les ravages que vous
causiez involontairement; et, en me le recommandant, vous n'avez pas
trop osé vous expliquer sur son compte... Voilà, du moins, le nouveau
roman que, pendant quelques minutes, j'ai improvisé sur vous et sur lui!

Mais la scène a changé, et j'ai failli encore une fois me croire l'objet
de cette flamme que je rêve en lui, et qui n'y est, en réalité, qu'à
l'état de vague aspiration pour toutes les femmes. En me rendant votre
portrait, il a pris impétueusement mes mains, et y a porté ses lèvres,
baisant à la fois et mes mains et votre image; et alors, se pliant sur
ses genoux d'une manière enfantine et gracieuse, moitié fils, moitié
amant: «Vous êtes la plus admirable des femmes! s'est-il écrié: oui!
après une autre femme, que je sais, il n'y a rien, de plus vrai, de plus
aimant et de plus parfait que vous sur la terre. On me l'avait bien dit
que vous étiez d'une beauté divine et d'une éloquence irrésistible! mais
il y avait des gens qui prétendaient que vous n'étiez pas bonne et qu'il
fallait se méfier de votre puissance; moi, dès le premier regard que
j'ai jeté sur votre figure divine, j'ai senti que ces gens-là en avaient
menti; et depuis, chaque parole que vous avez dite m'a pénétré au fond
du coeur. Aussi, je le répète, après une autre femme à laquelle j'ai
donné mon coeur et mon âme, il n'en est point que j'aime et que je
vénère plus que vous.

--Et cette femme, mon cher enfant, ne serait-ce point Agathe? lui ai-je
dit, entraînée à cette imprudence par l'émotion puissante qu'il me
communiquait.

--Agathe! s'est-il écrié avec une surprise évidente. Agathe?... Pourquoi
donc Agathe?... Ah! oui, il est certain que mademoiselle Agathe est
charmante. Elle est belle, elle est bonne, elle a de l'intelligence et
du coeur. Oui, oui, je l'aime bien tendrement, permettez-moi de vous
dire cela. Je voudrais être son frère! Si j'avais âge d'homme, je
voudrais être son mari. Mais à l'heure qu'il est, ce n'est pas elle que
je vous préfère, c'est une autre... c'est ma mère!

Il a dit cela avec tant d'effusion, et il y avait quelque chose de si
angélique en lui, que j'ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je l'ai
embrassé au front, et je lui ai demandé de me parler de sa mère; mais
voilà où je me confirme dans l'idée qu'il n'est pas fils légitime: c'est
qu'après cet élan passionné pour la femme qui lui a donné le jour, il
n'a plus voulu ajouter un mot, remettant à une autre fois une confidence
qu'il prétend avoir à me faire.



LETTRE CINQUIÈME.

ISIDORA A MADAME DE T...

Mardi 17.

Oh! Alice, quel dénouement à notre aventure! et que mon roman me plaît
mieux ainsi! Comme vous avez dû rire, malicieuse amie, depuis le
commencement de cette longue et absurde lettre! Mais je ne la déchirerai
pas: car, au milieu de mes extravagances, je vous ai dit tout ce que je
pense de lui, tout ce que je sens pour lui, et vous verrez bien que mon
coeur avait deviné ce que mon esprit, incroyablement obtus en cette
circonstance, ne pouvait pas pénétrer. Je suis sûre qu'il vous a écrit
en même temps que moi tout ce qui se passait entre nous, et que vous
allez recevoir nos deux versions à la fois. Je veux continuer la mienne
afin que vous compariez; et, si ce petit démon vous fait quelque
mensonge, soyez sûre que c'est moi qui dis la vérité.

Ce matin, Charles devait décidément partir. Il nous avait dit adieu;
mais un adieu si tranquille et si enjoué même, que j'en étais blessée,
et j'en revenais à penser que cet enfant, admirablement doué sous le
rapport de la figure et de l'esprit, avait le coeur volage et personnel
des futurs grands artistes.

Il part en effet, il monte à cheval, il disparaît; je me sentais mal.
Je n'osais regarder Agathe, je craignais de la voir tout à coup pâle et
consternée, et de deviner son amour trop tard pour y porter remède. Je
la regarde enfin. Elle était tranquille, belle, reposée; elle avait bien
dormi, elle n'avait pas versé une larme, elle souriait à sa perdrix!

Cela me fit plus de mal encore. Les enfants d'aujourd'hui sont bien
forts, me disais, et bien froids! L'amour n'est plus de ce siècle; je
l'ai cherché toute ma vie sans le trouver, et cette jeune génération ne
se donnera même pas la peine de le chercher. C'est mieux, à coup sûr,
c'est plus sage et plus heureux; mais je ne comprends plus rien à la
vie!

Tony arrive là-dessus; il avait une figure inouïe. Il riait, rougissait,
balbutiait et tournait une lettre dans ses mains «Qu'as-tu donc? Est-ce
que M. de Verrières a oublié quelque chose?

--Non, non, Madame, ce n'est pas lui, c'est un autre, à présent!

--Comment? quel autre? Donne donc!

--C'est M. Félix qui arrive, M. Félix de T..., le neveu à feu M. le
comte!

J'ouvre la lettre. «Ma chère tante, voulez-vous permettre à un neveu,
dont vous vous souvenez sans doute à peine, mais qui ne vous a jamais
oubliée, de venir vous embrasser de la part de sa mère? Il est à votre
porte.

FÉLIX DE T...»

Eh bien! Alice, je ne sais où j'ai l'esprit; mais il parait que, hors
les cas, aujourd'hui oubliés, d'amour et de jalousie, je ne possède
aucune pénétration. Me voilà éperdue de joie, courant au-devant de ce
neveu, dont je n'ai jamais reçu un signe de souvenir et d'affection, ce
qui me blessait un peu, quoique je ne vous en aie jamais parlé, mais que
j'adore déjà, parce qu'il est votre fils et parce qu'il m'écrit un si
aimable billet.

Je m'élance. Agathe me suit, Tony rit et saute comme un fou. Un
tourbillon de poussière vient à nous. Un homme descend de cheval au
milieu de ce nuage et se précipite dans mes bras... C'est Charles de
Verrières, c'est-à dire, c'est Félix de T...!

Oh! quel être que votre fils, Alice! Quel adorable enfant cela fait
aujourd'hui, et quel homme irrésistible ça sera un jour! Vous seule
pouviez mettre au monde et développer un pareil naturel! Comment n'ai-je
pas compris, dès la première vue, qu'il n'y avait pas d'enfant comme
lui, à moins que ce ne fût l'enfant d'Alice!

Alors, me prenant un peu à part, après les premières effusions, il m'a
confessé la cause de toute cette petite comédie. Il avait, malgré vous,
malgré lui-même, quelques préventions contre moi. Il avait entendu
parler de moi si diversement! Dans votre famille, il y a encore de vieux
parents si acharnés contre la pauvre Isidora, et on vous fait un crime
si grave, ma divine amie, de me traiter comme votre soeur! L'enfant
croyait à vous plus qu'aux autres; mais, quand on lui disait que je vous
trompais, que je ne vous aimais pas, que j'étais un génie infernal, un
esprit de ténèbres et de perdition, il était effrayé et n'osait vous le
dire. Enfin, envoyé par vous à Milan, avec un parent qui voulait lui
montrer une partie de l'Italie, il a résolu de me voir sans se faire
connaître, et il m'a répété aujourd'hui ce qu'il me disait l'autre jour.
D'abord, la voix publique lui apprenait sur son chemin que je n'étais
pas une mauvaise femme; il a vu que je n'employais pas ma fortune à de
méchantes actions. Sans doute, on lui aura dit aussi ce dont il a la
délicatesse de ne point parler, le cher enfant! à savoir qu'à l'endroit
des moeurs j'étais désormais _irréprochable!_ Enfin, il m'a vue, il m'a
trouvée belle, et d'une beauté qui lui a plu. Il m'a dit cela comme
il vous le disait, et maintenant je l'écoute comme vous l'écouteriez
vous-même. Et le reste, vous le savez: il s'est trouvé si heureux, si à
l'aise, si bien selon son coeur auprès de moi, que, si ce n'était pour
aller vous rejoindre, il ne voudrait jamais me quitter. Mais il peut
rester encore quelques jours. Son parent est retenu à Milan par une
affaire, et, d'après vos intentions, il l'a autorisé à passer ce temps
près de moi.

Tony qui, enfant, a beaucoup joué avec lui, l'avait reconnu au relais où
il mit pied à terre la première fois à une petite cicatrice particulière
qu'il a à la main, et qui provient d'une blessure prise en jouant avec
lui, précisément. Tony, sachant qu'on voulait me faire une agréable
surprise, a gardé le secret. Quant à Agathe, elle ne savait rien, sinon
que Charles ne s'en allait pas pour tout de bon ce matin.

S'aiment-ils? Ils s'aiment comme Félix me l'a dit, fraternellement; et
un jour ils s'aimeront autrement, si nous le voulons toutes les deux,
Alice. Vous le voudrez quand vous connaîtrez Agathe, et ce sera une
manière, peut-être, de faire accepter à votre fils la fortune de son
oncle, qui lui serait revenue en grande partie un peu plus tard. Mais
laissons au temps à régler le cours des choses; j'étais une folle de le
devancer par mon inquiétude; je ne comprenais pas que Charles pût rester
et se plaire autant ici à cause de moi, et j'étais forcée de supposer
que c'était à cause d'Agathe. A présent, je sais que Félix était chez sa
tante pour l'amour d'elle, et si Agathe a aidé à lui faire trouver le
temps agréable, c'est par rencontre et par bonne chance. Oh! ma chère
Alice, quelles belles fleurs croissent dans le jardin de la vieillesse
quand on a de tels enfants! et qu'il est doux de vivre en eux quand on
est dégoûté de vivre pour soi-même! Que vous êtes heureuse d'être mère,
et que je suis bien dédommagée de l'être devenue de coeur et d'esprit!



FIN D'ISIDORA.
                
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