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ISIDORA
NOTICE
A Paris, 1845. C'était une très-belle personne, extraordinaire ment
intelligente, et qui vint plusieurs fois _verser son coeur à mes pieds_,
disait-elle. Je vis parfaitement qu'elle _posait_ devant moi et ne
pensait pas un mot de ce qu'elle disait la plupart du temps. Elle eût pu
être ce qu'elle n'était pas. Aussi n'est-ce pas elle que j'ai dépeinte
dans _Isidora_.
GEORGE SAND.
Nohant, 17 janvier 1853.
PREMIÈRE PARTIE.
JOURNAL D'UN SOLITAIRE A PARIS.
Il y a quelques années, un de nos amis partant pour la Suisse nous
chargea de ranger des papiers qu'il avait laissés à la campagne, chez
sa mère, bonne femme peu lettrée, qui nous donna le tout, pêle-mêle, à
débrouiller. Beaucoup des manuscrits de Jacques Laurent avaient déjà
servi à faire des sacs pour le raisin, et c'était peut-être la première
fois qu'ils étaient bons à quoique chose. Cependant nous eûmes le
bonheur de sauver deux cahiers qui nous parurent offrir quelque intérêt.
Quoiqu'ils n'eussent rien de commun ensemble, en apparence, la même
ficelle les attachait, et nous prîmes plaisir à mettre en regard les
interruptions d'un de ces manuscrits avec les dates de l'autre; ce qui
nous conduisit à en faire un tout que nous livrons à votre discrétion
bien connue, amis lecteurs. Nous avons désigné ces deux cahiers par les
numéros 1 et 2, et par les titres de _Travail_ et _Journal_. Le premier
était un recueil de notes pour un ouvrage philosophique que Jacques
Laurent n'a pas encore terminé et qu'il ne terminera peut-être jamais.
Le second était un examen de son coeur et un récit de ses émotions qu'il
se faisait sans doute à lui-même.
CAHIER N° 1.--TRAVAIL.
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TROISIÈME QUESTION.
_La femme est-elle ou n'est elle pas l'égale de l'homme dans les
desseins, dans la pensée de Dieu?_
La question est mal posée ainsi; il faudrait dire: _L'espèce humaine
est-elle composée de deux êtres différents, l'homme et la femme?_ Mais
dans cette rédaction j'omets la pensée divine, et ce n'est pas mon
intention. _En créant l'espèce humaine, Dieu a-t-il formé deux êtres
distincts et séparés, l'homme et la femme?_
Revoir cette rédaction dont je ne suis pas encore content.
CAHIER N°2. JOURNAL.
25 décembre.
J'ai passé toute ma soirée d'hier à poser la première question, et je
me suis couché sans l'avoir rédigée de manière à me contenter, je me
sentais lourd et mal disposé au travail, j'ai feuilleté mes livres pour
me réveiller, j'ai trop réussi, je me suis laissé aller au plaisir de
comparer, d'analyser. J'ai oublié la formule de mon sujet pour les
détails. C'est parfois un grand ennemi de la méditation que la lecture.
26 décembre.
Je n'ai pu travailler hier soir, le vent a tourné au nord. Je me suis
senti paralysé de corps et d'âme. Les nuits sont si froides et le bois
coûte si cher ici! Quand je devrais mourir à la peine, je ne sortirai
pas de cette pauvre mansarde, je ne quitterai pas ce sombre et dur Paris
sans avoir résolu la question qui m'occupe. Elle n'est pas de médiocre
importance dans mon livre: régler _les rapports de l'homme et de la
femme dans la société, dans la famille, dans la politique!_ Je n'irai
pas plus avant dans mon traité de philosophie, que je n'aie trouvé une
solution aux divers problèmes que cette formule soulève en moi. J'admire
comme ils l'ont cavalièrement et lestement tranchée tous ces auteurs,
tous ces utopistes, tous ces métaphysiciens, tous ces poëtes! Ils ont
toujours placé la femme trop haut ou trop bas. Il semble qu'ils aient
tous été trop jeunes ou trop vieux.--Mais moi-même, ne suis-je pas trop
jeune? Vingt-cinq ans, et vingt-cinq ans de chasteté presque absolue,
c'est-à-dire d'inexpérience presque complète! Il y en a qui penseraient
que cela m'a rendu trop vieux. Il est des moments où, dans l'horreur de
mon isolement, je suis épouvanté moi-même de mon peu de lumière sur
la question. Je crains d'être au-dessous de ma tâche; et si je m'en
croyais, je sauterais ce chapitre, sauf à le faire, et à l'intercaler en
son lieu, quand mon ouvrage sera terminé à ma satisfaction sur tous les
autres points.
26 décembre au soir.
L'idée de ce matin n'était, je crois, pas mauvaise. J'essaierai de
passer outre, afin de m'éclairer sur ce point par la lumière que je
porterai dans toutes les parties de mon oeuvre et que j'en ferai
jaillir. Je me sens un peu ranimé par cette espérance... J'ignore si
c'est le froid, le ciel noir et le vent, qui siffle sur ces toits,
qui tiennent mon âme captive; mais il y a des moments où je n'ai plus
confiance en moi-même, et où je me demande sérieusement si je ne ferais
pas mieux de planter des choux que de m'égarer ainsi dans les âpres
sentiers de la métaphysique.
CAHIER N°1. TRAVAIL.
QUATRIÈME QUESTION.
_Quelle sera l'éducation des enfants_ dans ma république idéale?
C'est-à-dire d'abord _à qui sera confiée l'éducation des enfants?_
RÉPONSE.
A l'État. La société est la mère abstraite et réelle de tout citoyen,
depuis l'heure de sa naissance jusqu'à celle de sa mort. Elle lui
doit... (Voir pour plus ample exposé, mon cahier numéro 3, où ce
principe est suffisamment développé.)
INSTITUTION.
_La première enfance de l'homme sera exclusivement confiée à la
direction de la femme._
QUESTION.
_Jusqu'à quel âge?_
RÉPONSE.
_Jusqu'à l'âge de cinq ans._
C'est trop peu. Un enfant de cinq ans serait trop cruellement privé des
soins maternels.
_Jusqu'à l'âge de dix ans._
C'est trop. L'éducation intellectuelle peut et doit commencer beaucoup
plus tôt.
RÉPONSE.
_ A partir de l'âge de cinq ans, jusqu'à celui de dix ans, l'éducation
des mâles sera alternativement confiée à des femmes et à des hommes._
QUESTION.
_Quelle sera la part d'éducation attribuée à la femme?_
Je l'ai trop exclusivement supposée purement hygiénique. J'ai semblé
admettre, dans le titre précédent, que l'homme seul pouvait donner
l'enseignement scientifique. La femme ne doit-elle pas préparer, même
avant l'âge de cinq ans, cette jeune intelligence à recevoir les hauts
enseignements de la science, de la morale et de l'art?
Cela me fait aussi songer que j'établis _a priori_ une distinction
arbitraire entre l'éducation des mâles et celle des femelles, presque
dès le berceau. Il faudrait commencer par définir la différence
intellectuelle et morale de l'homme et de la femme...
CAHIER N°2. JOURNAL.
27 décembre.
Cette difficulté m'a arrêté court; je vois que j'étais fou de vouloir
passer à la quatrième question avant d'avoir résolu la troisième. Jamais
je ne fus si pauvre logicien. Je gage que le froid me rend malade, et
que je ne ferai rien qui vaille tant que soufflera ce vent du nord!
Lugubre Paris! mortel ennemi du pauvre et du solitaire! tout ici est
privation et souffrance pour quiconque n'a pas beaucoup d'argent. Je
n'avais pas prévu cela, je n'avais pas voulu y croire, ou plutôt je
ne pouvais pas y songer, alors que l'ardeur du travail, la soif des
lumières et le besoin impérieux de _nager_ dans les livres me poussaient
vers toi, Paris ingrat, du fond de ma vallée champêtre! A Paris, me
disais-je, je serai à la source de toutes les connaissances; au lieu
d'aller emprunter péniblement un pauvre ouvrage à un ami érudit par
hasard, ou à quelque bibliothèque de province, ouvrage qu'il faut rendre
pour en avoir un autre, et qu'il faut copier aux trois quarts si l'on
veut ensuite se reporter au texte, j'aurai le puits de la science
toujours ouvert; que dis-je, le fleuve de la connaissance toujours
coulant à pleins bords et à flots pressés autour de moi! Ici je suis
comme l'alouette qui, au temps de la sécheresse, cherche une goutte de
rosée sur la feuille du buisson, et ne l'y trouve point. Là-bas, je
serai comme l'alcyon voguant en pleine mer. Et puis, chez nous, on ne
pense pas, on ne cherche pas, on ne vit point par l'esprit. On est trop
heureux quand on a seulement le nécessaire à la campagne! On s'endort
dans un tranquille bien-être, on jouit de la nature par tous les pores;
on ne songe pas au malheur d'autrui. Le paysan lui-même, le pauvre qui
travaille aux champs, au grand air, ne s'inquiète pas de la misère et du
désespoir qui ronge la population laborieuse des villes. Il n'y croit
pas; il calcule le salaire, il voit qu'en fait c'est lui qui gagne le
moins, et il ne tient pas compte du dénûment de celui qui est forcé de
dépenser davantage pour sa consommation. Ah! s'il voyait, comme je les
vois à présent, ces horribles rues noires de boue, où se reflète la
lanterne rougeâtre de l'échoppe! S'il entendait siffler ce vent qui,
chez nous, plane harmonieusement sur les bois et sur les bruyères, mais
qui jure, crie, insulte et menace ici, en se resserrant dans les angles
d'un labyrinthe maudit, et en se glissant par toutes les fissures de
ces toits glacés! S'il sentait tomber sur ses épaules, sur son âme, ce
marteau de plomb que le froid, la solitude et le découragement nous
collent sur les os!
Le bonheur, dit-on, rend égoïste... Hélas! ce bonheur réservé aux uns au
détriment des autres doit rendre tel, en effet. O mon Dieu! le bonheur
partagé, celui qu'on trouverait en travaillant au bonheur de ses
semblables, rendrait l'homme aussi grand que sa destinée sur la terre,
aussi bon que vous-même!
Je fuyais les heureux, craignant de ne trouver en eux que des égoïstes,
et je venais chercher ici des malheureux intelligents. Il y en a
sans doute; mais mon indigence ou ma timidité m'ont empêché de les
rencontrer. J'ai trouvé mes pareils abrutis ou dépravés par le malheur.
L'effroi m'a saisi et je me suis retiré seul pour ne pas voir le mal et
pour rêver le bien; mais chercher seul, c'est affreux, c'est peut-être
insensé.
Je croyais acquérir ici tout au moins l'expérience. Je connaîtrai les
hommes, me disais-je, et les femmes aussi. Chez nous (en province), il
n'y a guère qu'un seul type à observer dans les deux sexes: le type de
la prudence, autrement dit de la poltronnerie. Dans la métropole du
monde je verrai, je pourrai étudier tous les types. J'oubliais que moi
aussi, provincial, je suis un poltron, et je n'ai osé aborder personne.
Je puis cependant me faire une idée de l'homme, en m'examinant, en
interrogeant mes instincts, mes facultés mes aspirations. Si je suis
classé dans un de ces types qui végètent sans se fondre avec les autres,
du moins j'ai en moi des moyens de contact avec ceux de mon espèce. Mais
la femme! où en prendrai-je la notion psychologique? Qui me révélera cet
être mystérieux qui se présente à l'homme comme maître ou comme esclave,
toujours en lutte contre lui? Et je suis assez insensé pour demander si
c'est un être différent de l'homme!...
CAHIER Nº 1. TRAVAIL.
TROISIÈME QUESTION.
_Quelles sont les facultés et les appétits gui différencient l'homme et
la femme dans l'ordre de la création?_
On est convenu de dire que, dans les hautes études, dans la métaphysique
comme dans les sciences exactes, la femme a moins de capacités
que l'homme. Ce n'est point l'avis de Bayle, et c'est un point
très-controversable. Qu'en savons-nous? Leur éducation les détourne des
études sérieuses, nos préjugés les leur interdisent... Ajoutez que nous
avons des exemples du contraire.
Quelle logique divine aurait donc présidé à la création d'un être si
nécessaire à l'homme, si capable de le gouverner, et pourtant inférieur
à lui?
Il y aurait donc des âmes femelles et des âmes mâles? Mais cette
différence constituerait-elle l'inégalité? On est convenu de les
regarder comme supérieures dans l'ordre des sentiments, et je croirais
volontiers qu'elles le sont, ne fût-ce que par le sentiment maternel...
O ma mère!...
S'il est vrai qu'elles aient moins d'intelligence et plus de coeur, où
est l'infériorité de leur nature? J'ai démontré cela en traitant de la
nature de l'homme, deuxième question.
CAHIER Nº 2. JOURNAL.
27, minuit.
Quel temps à porter la mort dans l'âme!... Encore ce soir, j'ai trop
lu et trop peu travaillé. Héloïse, sainte Thérèse, divines figures,
créations sublimes du grand artiste de l'univers!
Des sons lamentables assiègent mon oreille. Ce n'est pas une voix
humaine, ce grognement sourd. Est-ce le bruit d'un métier?
J'ai ouvert ma fenêtre, malgré le froid, pour essayer de comprendre ce
bruit désagréable qui m'eût empêché de dormir si je n'en avais découvert
la cause.
J'ai entendu plus distinctement: c'est le son d'un instrument qu'on
appelle, je crois, une contre-basse.
La voix plus claire des violons m'a expliqué que cela, faisait partie
d'un orchestre jouant des contredanses. Il y a des gens qui dansent par
un temps pareil! quand la, mort semble planer sur cette ville funeste!
Comme elle est triste, entendue ainsi à distance, et par rafales
interrompues, leur musique de fête!
Cette basse, dont la vibration pénètre seule, par le courant d'air de ma
cheminée, et qui répète à satiété sa lugubre ritournelle, ressemble au
gémissement d'une sorcière volant sur mon toit pour rejoindre le sabbat.
Je m'imagine que ce sont des spectres qui dansent ainsi au milieu d'une
nuit si noire et si effrayante!
30 décembre.
Mon travail n'avance pas; l'isolement me tue. Si j'étais sain de corps
et d'esprit, la foi reviendrait. La confiance en Dieu, l'amour de Dieu
qui a fait tant de grands saints et de grands esprits, et que ce siècle
malheureux ne connaît plus, viendrait jeter la lumière de la synthèse
sur les diverses parties de mon oeuvre. Oui, je dirais à Dieu: Tu es
souverainement juste, souverainement bon; tu n'as pas pu asservir, dans
tes sublimes desseins, l'esclave au maître, le pauvre au riche, le
faible au fort, la femme à l'homme par conséquent; et je saurais alors
établir ces différences qui marquent les sexes de signes divins, et qui
les revêtent de fonctions diverses sans élever l'un au-dessus de l'autre
dans l'ordre des êtres humains. Mais je ne sais point expliquer ces
différences, et je ne suis assez lié avec aucune femme pour qu'elle
puisse m'ouvrir son âme et m'éclairer sur ses véritables aptitudes.
Étudierai-je la femme seulement dans l'histoire? Mais l'histoire n'a
enregistré que de puissantes exceptions. Le rôle de la femme du
peuple, de la masse féminine, n'a pas d'initiative intellectuelle dans
l'histoire.
Depuis huit jours que la boue et le _froid noir_ me retiennent
prisonnier, je n'ai pas vu d'autre visage féminin que celui de ma
vieille portière: serait-ce là une femme? Ce monstre me fait horreur.
C'est l'emblème de la cupidité, et pourtant elle est d'une probité à
toute épreuve; mais c'est la probité parcimonieuse des âmes de glace,
c'est le respect du tien et du mien poussé jusqu'à la frénésie, jusqu'à
l'extravagance.
Être réduit par la pauvreté à regarder comme un bienfaiteur un être
semblable, parce qu'il ne vous prend rien de ce qui n'est pas son
salaire!
Mais quelle âpreté au salaire résulte de ce respect fanatique pour la
propriété! Elle ne me volerait pas un centime, mais elle ne ferait point
trois pas pour moi sans me les taxer parcimonieusement. Avec quelle
cruauté elle retient les nippes des malheureux qui habitent les
mansardes voisines lorsqu'ils ne peuvent payer leur terme! Je sais
que cette cruauté lui est commandée; mais quels sont donc alors les
bourreaux qui font payer le loyer de ces demeures maudites? et n'est-il
pas honteux qu'on arme ainsi le frère contre le frère, le pauvre contre
le pauvre! Eh quoi! les riches qui ont tout, qui paient si cher aux
étages inférieurs, dans ces riches quartiers, ne suffisent pas pour le
revenu de la maison, et on ne peut faire grâce au prolétaire qui n'a
rien, de cinquante francs par an! on ne peut pas même le chasser sans le
dépouiller!
Ce matin on a saisi les haillons d'une pauvre ouvrière qui s'enfuyait:
un châle qui ne vaut pas cinq francs, une robe qui n'en vaut pas trois!
Le froid qui règne n'a pas attendri les exécuteurs. J'ai racheté les
haillons de l'infortunée. Mais de quoi sert que quelques êtres sensés
aient l'intention de réparer tant de crimes? Ceux-là sont pauvres.
Demain, si on fait déloger le vieillard qui demeure à côté de ma
cellule, je ne pourrai pas l'assister. Après-demain, si je n'ai pas
trouvé de quoi payer mon propre loyer, on me chassera moi-même, et on
retiendra mon manteau.
Ce matin, la portière qui range ma chambre m'a dit en m'appelant à la
fenêtre:
«Voici madame qui se promène dans son jardin.»
Ce jardin, vaste et magnifique, est séparé par un mur du petit jardin
situé au-dessous de moi. Les deux maisons, les deux jardins sont la même
propriété, et, de la hauteur où je suis logé, je plonge dans l'une comme
dans l'autre. J'ai regardé machinalement. J'ai vu une femme qui m'a
paru fort belle, quoique très-pâle et un peu grasse. Elle traversait
lentement une allée sablée pour se rendre à une serre dont j'aperçois
les fleurs brillantes, quand un rayon de soleil vient à donner sur le
vitrage.
Encore irrité de ce qui venait de se passer, j'ai demandé à la sorcière
si sa maîtresse était aussi méchante qu'elle.
--Ma maîtresse? a-t-elle répondu d'un air hautain, elle ne l'est pas: je
ne connais que monsieur, je ne sers que _monsieur_.
--Alors, c'est monsieur qui est impitoyable?
--Monsieur ne se mêle de rien; c'est son premier locataire qui commande
ici, heureusement pour lui; car monsieur n'entend rien à ses affaires et
achèverait de se _faire dévorer_.
Voilà un homme en grand danger, en effet, si mon voisin lui fait
banqueroute de vingt francs!
CAHIER N° 4.--TRAVAIL.
.....Je ne puis nier ces différences, bien que je ne les aperçoive pas
et qu'il me soit impossible de les constater par ma propre expérience.
L'être moral de la femme diffère du nôtre, à coup sûr, autant que son
être physique. Dans le seul fait d'avoir accepté si longtemps et si
aveuglément son état de contrainte et d'infériorité sociale, il y a
quelque chose de capital qui suppose plus de douceur ou plus de timidité
qu'il n'y en a chez l'homme.
Cependant le pauvre aussi, le travailleur sans capital, qui certes n'est
pas généralement faible et pusillanime, accepte depuis le commencement
des sociétés la domination du riche et du puissant. C'est qu'il n'a pas
reçu, plus que la femme, par l'éducation, l'initiation à l'égalité...
Il y a de mystérieuses et profondes affinités entre ces deux êtres, le
pauvre et la femme.
La femme est pauvre sous le régime d'une communauté dont son mari est
chef; le pauvre est femme, puisque l'enseignement, le développement, est
refusé à son intelligence, et que le coeur seul vit en lui.
Examinons ces rapports profonds et délicats qui me frappent, et qui
peuvent me conduire à une solution.
Les voies incidentes sont parfois les plus directes. Recherchons
d'abord.
CAHIER N° 2.--JOURNAL.
29.
--J'ai été interrompu ce matin par une scène douloureuse et que j'avais
trop prévue. Le vieillard, dont une cloison me sépare, a été sommé, pour
la dernière fois, de payer son terme arriéré de deux mois, et la voix
discordante de la portière m'a tiré de mes rêveries pour me rejeter dans
la vie d'émotion. Ce vieux malheureux demandait grâce.
Il a des neveux assez riches, dit-il, et qui ne le négligeront pas
toujours. Il leur a écrit. Ils sont en province, bien loin; mais ils
répondront, et il paiera si on lui et donne le temps.
Sans avoir de neveux, je suis dans une position analogue. Le notaire qui
touche mon mince revenu de campagne m'oublie et me néglige. Il ne le
ferait pas si j'étais un meilleur client, si j'avais trente mille livres
de rente. Heureusement pour moi, mon loyer n'est pas arriéré; mais je
me trouve dans l'impossibilité maintenant de payer celui de mon vieux
voisin. J'ai offert d'être sa caution; mais la malheureuse portière,
cette triste et laide madame Germain, que la nécessité condamne à faire
de sa servitude une tyrannie, a jeté un regard de pitié sur mes pauvres
meubles, dont maintes fois elle a dressé l'inventaire dans sa pensée;
et d'une voix âpre, avec un regard où la défiance semblait chercher
à étouffer un reste de pitié, elle m'a répondu que je n'avais pas un
mobilier à répondre pour deux, et qu'il lui était interdit d'accepter
la caution des locataires du cinquième les uns pour les autres. Alors,
touché de la situation de mon voisin, j'ai écrit au propriétaire un
billet dont j'attache ici le brouillon avec une épingle.
«Madame,
«Il y a dans votre maison de la rue de ***, n° 4, un pauvre homme qui
paie quatre-vingts francs de loyer, et qu'on va mettre dehors parce que
son paiement est arriéré de deux mois. Vous êtes riche, soyez pitoyable;
ne permettez pas qu'on jette sur le pavé un homme de soixante-quinze
ans, presque aveugle, qui ne peut plus travailler, et qui ne peut
même pas être admis à un hospice de vieillards, faute d'argent et de
recommandation. Ou prenez-le sous votre protection (les riches ont
toujours de l'influence), et faites-le admettre à l'hôpital, ou
accordez-lui son logement. Si vous ne voulez pas, acceptez ma caution
pour lui. Je ne suis pas riche non plus, mais je suis assuré de pouvoir
acquitter sa dette dans quelque temps. Je suis un honnête homme; ayez un
peu de confiance, si ce n'est un peu de générosité.»
«JACQUES LAURENT.»
CAHIER N° 1.--TRAVAIL.
Un être qui ne vivrait que par le sentiment, et chez qui l'intelligence
serait totalement inculte, totalement inactive, serait, à coup sûr, un
être incomplet. Beaucoup de femmes sont probablement dans ce cas. Mais
n'est-il pas beaucoup d'hommes en qui le travail du cerveau a totalement
atrophié les facultés aimantes? La plupart des savants, ou seulement des
hommes adonnés à des professions purement lucratives, à la chicane, à
la politique ambitieuse, beaucoup d'artistes, de gens de lettres, ne
sont-ils pas dans le même cas? Ce sont des êtres incomplets, et, j'ose
le dire, le plus fâcheusement, le plus dangereusement incomplets de
tous! Or donc, l'induction des pédants, qui concluent de l'inaction
sociale apparente de la femme, qu'elle est d'une nature inférieure, est
d'un raisonnement...
CAHIER N° 2.--JOURNAL.
30 décembre.
Absurde! Évidemment je l'ai été. Ces valets m'auront pris pour un galant
de mauvaise compagnie, qui venait risquer quelque insolente déclaration
d'amour à la dame du logis. Vraiment, cela me va bien! Mais je n'en ai
pas moins été d'une simplicité extrême avec mes bonnes intentions. La
dame m'a paru belle quand je l'ai aperçue dans son jardin. Son mari est
jaloux, je vois ce que c'est... Ou peut-être ce propriétaire n'est-il
pas un mari, mais un frère. Le concierge souriait dédaigneusement quand
je lui demandais à parler à madame la comtesse; et cette soubrette qui
m'a repoussé de l'antichambre avec de grands airs de prude... Il y avait
un air de mystère dans ce pavillon entre cour et jardin, dont j'ai à
peine eu le temps de contempler le péristyle, quelque chose de noble et
de triste comme serait l'asile d'une âme souffrante et fière... Je
ne sais pourquoi je m'imagine que la femme qui demeure là n'est pas
complice des crimes de la richesse. Illusion peut-être! N'importe, un
vague instinct me pousse à mettre sous sa protection le malheureux
vieillard que je ne puis sauver moi-même.
3l janvier.
Je ne sais pas si j'ai fait une nouvelle maladresse, mais j'ai risqué
hier un grand moyen. Au moment où j'allais fermer ma fenêtre, par
laquelle entrait un doux rayon de soleil, le seul qui ait paru depuis
quatre mortels jours, j'ai jeté les yeux sur le jardin voisin et j'y ai
vu mon _innominata_. Avec son manteau de velours noir doublé d'hermine,
elle m'a paru encore plus belle que la première fois. Elle marchait
lentement dans l'allée, abritée du vent d'est par le mur qui sépare les
deux jardins. Elle était seule avec un charmant lévrier gris de perle.
Alors j'ai fait un coup de tête! J'ai pris mon billet, je l'ai attaché à
une bûchette de mon poêle et je l'ai adroitement lancé, ou plutôt laissé
tomber aux pieds de la dame, car ma fenêtre est la dernière de la
maison, de ce côté. Elle a relevé la tête sans marquer trop d'effroi ni
d'étonnement. Heureusement j'avais eu la présence d'esprit de me retirer
avant que mon projectile fût arrivé è terre, et j'observais, caché
derrière mon rideau. La dame a tourné le dos sans daigner ramasser le
billet. Certainement elle a déjà reçu des missives d'amour envoyées
furtivement par tous les moyens possibles, et elle a cru savoir ce que
pouvait contenir la mienne. Elle y a donc donné cette marque de mépris
de la laisser par terre. Mais heureusement son chien a été moins
collet-monté; il a ramassé mon placet et il l'a porté à sa maîtresse
en remuant la queue d'un air de triomphe. On eût dit qu'il avait le
sentiment de faire une bonne action, le pauvre animal! La dame ne s'est
pas laissé attendrir. «Laissez cela, Fly, lui a-t-elle dit d'une voix
douce, mais dont je n'ai rien perdu. Laissez-moi tranquille!» Puis elle
a disparu au bout de l'allée, sous des arbres verts. Mais le chien l'y
a suivie, tenant toujours mon envoi par un bout du bâton, avec beaucoup
d'adresse et de propreté. La curiosité aura peut-être décidé la dame à
examiner mon style, quand elle aura pu se satisfaire sans déroger à la
prudence. Quand ce ne serait que pour rire d'un sot amoureux, plaisir
dont les femmes, dit-on, sont friandes! Espérons! Pourtant je ne vois
rien venir depuis hier. Mon pauvre voisin! je ne te laisserai pas
chasser, quand même je devrais mettre mon _Origène_ ou mon _Bayle_ en
gage.
Mais aussi quelle idée saugrenue m'a donc passé par la tête, d'écrire
à la femme plutôt qu'au mari? Je l'ai fait sans réflexion, sans me
rappeler que le mari est le chef de la communauté, c'est-à-dire le
maître, et que la femme n'a ni le droit, ni le pouvoir de faire
l'aumône. Eh! c'est précisément cela qui m'aura poussé, sans que j'en
aie eu conscience, à faire appel au bon coeur de la femme!
CAHIER N° 1.--TRAVAIL.
L'éducation pourrait amener de tels résultats, que les aptitudes de l'un
et de l'autre sexe fussent complètement modifiées.
CAHIER N° 2.--JOURNAL.
J'ai été interrompu par l'arrivée d'un joli enfant de douze ou quatorze
ans, équipé en jockey.
--Monsieur, m'a-t-il dit, je viens de la part de _madame_ pour vous dire
bien des choses.
--Bien des choses? Assieds-toi là, mon enfant, et parle.
--Oh! je ne me permettrai pas de m'asseoir! Ça ne se doit pas.
--Tu le trompes; tu es ici chez ton égal, car je suis domestique aussi.
--Ah! ah! vous êtes domestique? De qui donc?
--De moi-même.
L'enfant s'est mis à rire, et, s'asseyant près du feu:
--Tenez, Monsieur, m'a-t-il dit en exhibant une lettre cachetée à mon
adresse, voilà ce que c'est.
J'ai ouvert et j'ai trouvé un billet de banque de mille francs.
--Qu'est-ce que cela, mon ami! et que veut-on que j'en fasse?
--Monsieur, c'est de l'argent pour ces malheureux locataires du
cinquième, que madame vous charge de secourir quand ils ne pourront pas
payer.
--Ainsi, madame me prend pour son aumônier? C'est très-beau de sa part;
mais j'aime beaucoup mieux qu'elle tonne des ordres pour qu'on laisse
ces malheureux tranquilles.
--Oh! ça ne se fait pas comme vous croyez! Madame ne donne pas d'ordres
dans la maison. Ça ne la regarde pas du tout. Monsieur le comte lui-même
n'a rien a voir dans les affaires du régisseur. D'ailleurs, madame
craint tant d'avoir l'air de se mêler de quelque chose, qu'elle vous
prie de ne pas parler du tout de ce qu'elle fait pour vos voisins.
--Elle veut que sa main gauche ignore ce que fait sa main droite? Tu lui
diras de ma part qu'elle est grande et bonne.
--Oh! pour ça, c'est vrai. C'est une bonne maîtresse, celle-là. Elle ne
se fâche jamais, et elle donne beaucoup. Mais savez-vous, Monsieur, que
c'est moi qui suis cause que Fly n'a pas mangé votre billet?
--En vérité?
--Vrai, d'honneur! Madame était rentrée pour recevoir une visite. Elle
n'avait pas fait attention que le chien tenait quelque chose dans sa
gueule. Moi, en jouant avec lui, j'ai vu qu'il était en colère de ce
qu'on ne lui faisait pas de compliment; car lorsqu'il rapporte quelque
chose, il n'aime pas qu'on refuse de le prendre, il commençait donc à
ronger le bois et à déchirer le papier. Alors je le lui ai ôté; j'ai vu
ce que c'était, et je l'ai porté à madame aussitôt qu'elle a été seule.
Elle ne voulait pas le prendre.
--Mets cela au feu, qu'elle disait, c'est quelque sottise.
--Non, non, Madame, _c'est des_ malheureux.
--Tu l'as donc lu?
--Dame, Madame, que j'ai fait, Fly l'avait décacheté, et ça traînait.
--Tu as bien fait, petit, qu'elle m'a dit après qu'elle a eu regardé
votre lettre, et pour te récompenser, c'est toi que je charge d'aller
aux informations. Si l'histoire est vraie, c'est toi qui porteras ma
réponse et qui expliqueras mes intentions; et puis, attends, qu'elle m'a
dit encore: Tu diras à ce M. Jacques Laurent que je le remercie de sa
lettre, mais qu'il aurait bien pu l'envoyer plus raisonnablement que par
sa fenêtre.
Là-dessus, j'ai expliqué au jockey l'inutilité de ma démarche d'hier et
l'urgence de la position. Il m'a promis d'en rendre compte.
J'ai bien vite porté un raisonnable secours au vieillard. En apprenant
la générosité de sa bienfaitrice, il a été touché jusqu'aux larmes.
--Est-ce possible, s'est-il écrié, qu'une âme si tendre et si délicate
soit calomniée par de vils serviteurs!
--Comment cela?
--Il n'y a pas d'infamies que cette ignoble portière n'ait voulu me
débiter sur son compte; mais je ne veux pas même les répéter. Je ne
pourrais d'ailleurs plus m'en souvenir.
CAHIER N° 1,--TRAVAIL.
La bonté des femmes est immense. D'où vient donc que la bonté n'a pas de
droits à l'action sociale en législation et en politique?
CAHIER N° 2.--JOURNAL.
1er janvier.
--Il est étrange que je ne puisse plus travailler. Je suis tout ému
depuis quelques jours, et je rêve au lieu de méditer. Je croyais qu'un
temps plus doux, un ciel plus clair me rendraient plus laborieux et plus
lucide. Je ne suis plus abattu comme je l'étais: au contraire, je me
sens un peu agité; mais la plume me tombe des mains quand je veux
généraliser les émotions de mon coeur. 0 puissance de la douceur et de
la bonté, que tu et pénétrante! Oui, c'est toi, et non l'intelligence,
qui devrais gouverner le monde!
Je ne m'étais jamais aperçu combien ce jardin, qui est sous ma fenêtre,
est joli. Un jardin clos de grands murs et flétri par l'hiver ne me
paraissait susceptible d'aucun charme, lorsqu'au milieu de l'automne
j'ai quitté les vastes horizons bleus de la végétation empourprée de ma
vallée. Cependant il y a de la poésie dans ces retraites bocagères que
le riche sait créer au sein du tumulte des villes, je le reconnais
aujourd'hui. Les plantes ici ont un aspect et des caractères propres au
terrain chaud et à l'air rare où elles végètent, comme les enfants
des riches élevés dans cette atmosphère lourde avec une nourriture
substantielle, ont aussi une physionomie qui leur est particulière.
J'ai été déjà frappé de ce rapport. Les arbres des jardins de Paris
acquièrent vite un développement extrême. Ils poussent en hauteur,
ils ont beaucoup de feuillage, mais la tige est parfois d'une ténuité
effrayante. Leur santé est plus apparente que réelle. Un coup de vent
d'est les dessèche au milieu de leur splendeur, et, en tous cas, ils
arrivent vite à la décrépitude. Il en est de même des hommes nourris et
enfermés dans cette vaste cité. Je ne parle pas de ceux dont la misère
étouffe le développement. Hélas! c'est le grand nombre; mais ceux-là
n'ont de commun avec les plantes que la souffrance de la captivité. Les
soins leur manquent, et ils arrivent rarement à cette trompeuse beauté
qui est chez l'enfant du riche, comme dans la plante de son jardin, le
résultat d'une culture exagérée et d'une éclosion forcée. Ces enfants-là
sont généralement beaux, leur pâleur est intelligente, leur langueur
gracieuse. Ils sont, à dix ans, plus grands et plus hardis que nos
paysans ne le sont à quinze; mais ils sont plus grêles, plus sujets aux
maladies inflammatoires, et la vieillesse se fait vite pour eux comme la
nuit sur les dômes élevés et sur les cimes altières des beaux arbres de
cette Babylone.
Il y a donc ici partout, et dans les jardins particulièrement, une
apparence de vie qui étonne et dont l'excès effraie l'imagination. Nulle
part au monda il n'y a, je crois, de plus belles fleurs. Les terrains
sont si bien engraissés et abrités par tant de murailles, l'air est
chargé de tant de vapeurs, que la gelée les atteint peu. Les jardiniers
excellent dans l'art de disposer les massifs. Ce n'est plus la symétrie
de nos pères, ce n'est pas le désordre et le hasard des accidents
naturels: c'est quelque chose entre les deux, une propreté extrême
jointe à un laisser-aller charmant. On sait tirer parti du moindre coin,
et ménager une promenade facile dans les allées sinueuses sur un espace
de cinquante pieds carrés.
Celui de la maison que j'habite est fort négligé et comme abandonné
depuis l'été. On fait de grandes réparations au rez-de-chaussée; on
change, je crois, la disposition de l'appartement qui commande à ce
jardin. Les travaux sont interrompus en ce moment-ci, j'ignore pourquoi.
Mais je n'entends plus le bruit des ouvriers, et le jardin est
continuellement désert. Je le regarde souvent, et j'y découvre mille
secrètes beautés que je ne soupçonnais pas, quelque chose de mystérieux,
une solennité vraiment triste et douce, quand la vapeur blanche du
soir nage autour de ces troncs noirs et lisses que la mousse n'insulte
jamais. Les herbes sauvages, l'euphorbe, l'héliotrope d'hiver, et
jusqu'au chardon rustique, ont déjà envahi les plates-bandes. Le
feuillage écarlate du sumac lutte contre les frimas; l'arbuste chargé
de perles blanches et dépouillé de feuilles, ressemble à un bijou de
joaillerie, et la rose du Bengale s'entr'ouvre gaiement et sans crainte
au milieu des morsures du verglas.
Ce matin j'ai remarqué qu'on avait enlevé les portes du rez-de-chaussée,
et qu'on pouvait traverser ce local en décombre pour arriver au jardin.
Je l'ai fait machinalement, et j'ai pénétré dans cet Éden solitaire où
les bruits des rues voisines arrivent à peine. Je pensais à ces vers de
Boileau sur les aises du riche citadin:
Il peut, dans son jardin tout peuplé d'arbres verts
Retrouver les étés au milieu des hivers,
Et foulant le parfum de ses plantes chéries,
Aller entretenir ses douces rêveries.
Et j'ajoutais en souriant sans jalousie:
Mais moi, grâce au destin, qui n'ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis comme il plaît à Dieu.
Je venais de faire le tour de cet enclos, non sans effaroucher les
merles qui pullulent dans les jardins de Paris et qui se levaient en
foule à mon approche, lorsque j'ai trouvé, le long du mur mitoyen, une
petite porte ouverte, donnant sur le grand jardin de ma riche voisine.
Il y avait là une brouette en travers et tout à côté un jardinier
qui achevait de charger pour venir jeter dans l'enclos abandonné les
cailloux et les branches mortes de l'autre jardin. Je suis entré en
conversation avec cet homme sur la taille des gazons, puis sur celle
des arbres, puis sur l'art de greffer. Leurs procédés ici sont d'une
hardiesse rare. Ils taillent, plantent et sèment presque en toute
saison. Ce jardinier aimait à se faire écouter: mon attention lui
plaisait; il a fait un peu le pédant, et l'entretien s'est prolongé, je
ne sais comment, jusqu'à ce que mon petit ami le jockey soit venu s'en
mêler. Le beau lévrier Fly s'est mis aussi de la partie; il est entré
curieusement dans le jardin de mon côté, et après m'avoir flairé avec
méfiance, il a consenti à rapporter des branches que je lui jetais. Je
sentais vaguement que _Madame_ n'était pas loin, et j'avais grande envie
de la voir. Mais je n'osais dépasser le seuil de mon enclos, bien que
l'enfant m'invitât à jeter un coup d'oeil sur le beau jardin et à
m'avancer jusque dans l'allée. Le drôle me faisait les honneurs de ce
paradis pour me remercier apparemment de lui avoir fait ceux d'une
chaise dans ma mansarde. Il m'a pris en amitié pour cela, et, après
tout, c'est un enfant intelligent et bon, que la servitude n'a pas
encore dépravé; il a été plus sensible, je le vois, à un témoignage de
fraternité, qu'il ne l'eût été peut-être à une gratification que je ne
pouvais lui donner.
«Entrez donc, monsieur Jacques, me disait-il, madame ne grondera pas;
vous verrez comme c'est beau ici, et comme Fly court vile dans la grande
allée...»
Tout à coup _Madame_ sort d'un sentier ombragé et se présente à dix pas
devant moi. L'enfant court à elle avec la confiance qu'un fils aurait
témoignée à sa mère. Cela m'a touché.
«Tenez, Madame, criait-il, c'est M. Jacques Laurent qui n'ose pas entrer
pour voir le jardin. N'est-ce-pas que voulez bien?»
_Madame_ approche avec une gracieuse lenteur.
«Il paraît que monsieur est un amateur, ajoute le jardinier. Il entend
fameusement l'horticulture.»
Le brave homme se contentait de peu. Il avait pris ma patience à
l'écouter pour une grande preuve de savoir.
--Monsieur Laurent, dit la dame, je suis fort aisée de vous rencontrer.
Entrez, je vous en prie, et promenez-vous tant que vous voudrez.
--Madame, vous êtes mille fois trop bonne; mais je n'ai pas eu
l'indiscrétion d'en exprimer le désir. C'est cet enfant qui, par bon
coeur, me l'a proposé.
--Mon Dieu, reprend-elle, un grand jardin à Paris est une chose
agréable et précieuse. J'ai appris que vous sortiez rarement de votre
appartement, et que vous passiez une partie des nuits à travailler. Je
dispose de cet endroit-ci, je serai charmée que vous y trouviez un peu
d'air et d'espace. Profitez de l'occasion, vous ajouterez à la gratitude
que je vous dois déjà.
Et, me saluant avec un charme indicible, elle s'est éloignée.
Je me suis alors promené par tout le jardin. Elle n'y était plus. Le
jockey et le jardinier m'ont conduit dans la serre. C'est un lieu de
délices, quoique dans un fort petit local. Une fontaine de marbre blanc
est au milieu, tout ombragée des grandes feuilles de bananier, toute
tapissée des festons charmants des plantes grimpantes. Une douce chaleur
y règne, des oiseaux exotiques babillent dans une cage dorée, et de
mignons rouges-gorges se sont volontairement installés dans ce boudoir
parfumé, dont ils ne cherchent pas à sortir quand on ouvre les vitraux.
Quel goût et quelle coquetterie dans l'arrangement de ces purs camélias
et de ces cactus étincelants! Quels mimosas splendides, quels gardénias
embaumés! Le jardinier avait raison d'être fier. Ces gradins de plantes
dont on n'aperçoit que les fleurs, et qui forment des allées, cette
voûte de guirlandes sous un dôme de cristal, ces jolies corbeilles
suspendues, d'où pendent des plantes étranges d'une végétation aérienne,
tout cela est ravissant. Il y avait un coussin de velours bleu céleste
sur le banc de marbre blanc, à côté de la cuve que traverse un filet
d'eau murmurante. Un livre était posé sur le bord de cette cuve. Je
n'ai pas osé y toucher; mais je me suis penché de côté pour regarder le
titre: c'était le _Contrat social_.
--C'est le livre de madame, a dit l'enfant; elle l'a oublié. C'est là sa
place, c'est là qu'elle vient lire toute seule, bien longtemps, tous les
jours.
--C'est peut-être ma présence qui l'en chasse; je vais me retirer.
Et j'allais le faire, lorsque, pour la seconde fois, elle m'est apparue.
Le jardinier s'est éloigné par respect, le jockey pour courir après Fly,
et la conversation s'est engagée entre elle et moi, si naturellement, si
facilement, qu'on eût dit que nous étions d'anciennes connaissances. Les
manières et le langage de cette femme sont d'une élégance et en même
temps d'une simplicité incomparables. Elle doit être d'une naissance
illustre, l'antique majesté patricienne réside sur son front, et la
noblesse de ses manières atteste les habitudes du plus grand monde. Du
moins de ce grand monde d'autrefois, où l'on dit que l'extrême bon ton
était l'aisance, la bienveillance et le don de mettre les autres à
l'aise. Pourtant je n'y étais pas complètement d'abord; je craignais
d'avoir bientôt, malgré toute cette grâce, ma dignité à sauver un
quelque essai de protection. Mais ce reste de rancune contre sa race me
rendait injuste. Celle femme est au-dessus de toute grandeur fortuite,
comme de toute faveur d'hérédité. Ce qu'elle inspire d'abord, c'est le
respect, et bientôt après, c'est la confiance et l'affection, sans que
le respect diminue.
--Ce lieu-ci vous plaît, m'a-t-elle dit; hélas! je voudrais être libre
de le donner à quelqu'un qui sût en profiter. Quant à moi, j'y viens en
vain chercher le ravissement qu'il vous inspire. On me conseille, pour
ma santé, d'en respirer l'air, et je n'y respire que la tristesse.
--Est-il possible?... Et pourtant c'est vrai! ai-je ajouté en regardant
son visage pâle et ses beaux yeux fatigués. Vous n'êtes pas bien
portante, et vous n'avez pas de bonheur.
--Du bonheur, Monsieur! Qui peut être riche ou pauvre et se dire
heureux! Pauvre on a des privations; riche on a des remords. Voyez ce
luxe, songez à ce que cela coûte, et sur combien de misères ces délices
sont prélevées!
--Vrai, Madame, vous songez à cela?
--Je ne pense pas à autre chose, Monsieur. J'ai connu la misère, et je
n'ai pas oublié qu'elle existe. Ne me faites pas l'injure de croire que
je jouisse de l'existence que je mène; elle m'est imposée, mais mon
coeur ne vit pas de ces choses-là...
--Votre coeur est admirable!...
--Ne croyez pas cela non plus, vous me feriez trop d'honneur. J'ai été
enivrée quand j'étais plus jeune. Ma mollesse et mon goût pour les
belles choses combattaient mes remords et les étouffaient quelquefois.
Mais ces jouissances impies portent leur châtiment avec elles. L'ennui,
la satiété, un dégoût mortel sont venus peu à peu les flétrir;
maintenant je les déteste et je les subis comme un supplice, comme une
expiation.
Elle m'a dit encore beaucoup d'autres choses admirables que je ne
saurais transcrire comme elle les a dites. Je craindrais de les gâter,
et puis je me suis senti si ému, que les larmes m'ont gagné. Il me
semblait que je contemplais un fait miraculeux. Une femme opulente et
belle, reniant les faux biens et parlant comme une sainte! J'étais
bouleversé. Elle a vu mon émotion; elle m'en a su gré.
«Je vous connais à peine, m'a-t-elle dit, et pourtant je vous parle
comme je ne pourrais et je ne voudrais parler à aucune autre personne,
parce que je sens que vous seul comprenez ce que je pense.»
Pour faire diversion à mon attendrissement, qui devenait excessif, elle
m'a parlé du livre qu'elle tenait à la main.
«Il n'a pas compris les femmes, ce sublime Rousseau, disait-elle. Il n'a
pas su, malgré sa bonne volonté et ses bonnes intentions, en faire
autre chose que des êtres secondaires dans la société. Il leur a laissé
l'ancienne religion dont il affranchissait les hommes; il n'a pas prévu
qu'elles auraient besoin de la même foi et de la même morale que leurs
pères, leurs époux et leurs fils, et qu'elles se sentiraient avilies
d'avoir un autre temple et une autre doctrine. Il a fait des nourrices
croyant faire des mères. Il a pris le sein maternel pour l'âme
génératrice. Le plus spiritualiste des philosophes du siècle dernier a
été matérialiste sur la question des femmes.»
Frappé du rapport de ses idées avec les miennes, je l'ai fait parler
beaucoup sur ce sujet. Je lui ai confié le plan de mon livre, et elle
m'a prié de le lui faire lire quand il serait terminé; mais j'ai ajouté
que je ne le finirais jamais, si ce n'est sous son inspiration: car je
crois qu'elle en sait beaucoup plus que moi. Nous avons causé plus d'une
heure, et la nuit nous a séparés. Elle m'a fait promettre de revenir
souvent. J'aurais voulu y retourner aujourd'hui, je n'ai pas osé; mais
j'irai demain si la porte de ce malheureux rez-de-chaussée n'est pas
replacée, et si madame Germain ne me suscite pas quelque persécution
pour m'interdire l'accès du jardin. Quel malheur pour moi et pour mon
livre, si, au moment où la Providence me fait rencontrer un interprète
divin si compétent sur la question qui m'occupe, un type de femme si
parfait à étudier pour moi qui ne connais pas du tout les femmes!...
Oh! oui! quel malheur, si le caprice d'une servante m'en faisait perdre
l'occasion! car cette dame m'oubliera si je ne me montra pas; elle ne
m'appellera pas ostensiblement chez elle si son mari est jaloux et
despote, comme je le crois! Et d'ailleurs que suis-je pour qu'elle songe
à moi?
CAHIER N° 4.--TRAVAIL.
L'homme est un insensé, un scélérat, un lâche, quand il calomnie l'être
divin associé à sa destinée. La femme...
CAHIER N° 5.--JOURNAL.
8 janvier.
Je suis retourné déjà deux fois, et j'ai réussi à n'être pas aperçu de
madame Germain. C'est plus facile que je ne pensais. Il y a une petite
porte de dégagement au rez-de-chaussée, donnant sur un palier qui n'est
point exposé aux regards de la loge. Toute l'affaire est de me glisser
là sans éveiller l'attention de personne; l'appartement est toujours en
décombres, le jardin désert. La porte du mur mitoyen ne se trouve jamais
fermée en dehors à l'heure où je m'y présente; je n'ai qu'à la pousser
et je me trouve seul dans le jardin de ma voisine. Toujours muni d'un
livre de botanique, je m'introduis dans la serre. Le jardinier et le
jockey me prennent pour un lourd savant, et m'accueillent avec toutes
sortes d'égards. Quand madame n'est pas là elle y arrive bientôt, et
alors nous causons deux heures au moins, deux heures qui passent
pour moi comme le vol d'une flèche. Cette femme est un ange! On en
deviendrait passionnément épris si l'on pouvait éprouver en sa présence
un autre sentiment que la vénération. Jamais âme plus pure et plus
généreuse ne sortit des mains du créateur; jamais intelligence plus,
droite, plus claire, plus ingénieuse et plus logique n'habita un cerveau
humain. Elle a la véritable instruction: sans aucun pédantisme, elle est
compétente sur tous les points. Si elle n'a pas tout lu, elle a du moins
tout compris. Oh! la lumière émane d'elle, et je deviens plus sage, plus
juste, je deviens véritablement meilleur en l'écoulant. J'ai le coeur
si rempli, l'âme si occupée de ses enseignements, que je ne puis plus
travailler; je sens que je n'ai plus rien en moi qui ne me vienne
d'elle, et qu'avant de transcrire les idées qu'elle me suggère il faut
que je m'en pénètre en l'écoutant encore, en rêvant à ce que j'ai déjà
entendu.
[Illustration 01.png: Serait-ce là une femme?...]
Je n'ai songé à m'informer ni de sa position à l'égard du monde, ni des
circonstances de sa vie privée, ni même du nom qu'elle porte; je sais
seulement qu'elle s'appelle Julie, comme l'amante de Saint-Preux. Que
m'importe tout le reste, tout ce qui n'est pas vraiment elle-même? J'en
sais plus long sur son compte que tous ceux qui la fréquentent; je
connais son âme, et je vois bien à ses discours et à ses nobles plaintes
que nul autre que moi ne l'apprécie. Une telle femme n'a pas sa place
dans la société présente, et il n'y en a pas d'assez élevée pour elle.
Oh! du moins elle aura dans mon coeur et dans mes pensées celle qui lui
convient! Depuis huit jours je me suis tellement réconcilié avec ma
solitude, que je m'y suis retranché comme dans une citadelle; je ne
regarde même plus la femme ignoble qui me sert, de peur de reposer ma
vue sur la laideur morale et physique, et de perdre le rayon divin dont
s'illumine autour de moi le monde idéal. Je voudrais ne plus entendre le
son de la voix humaine, ne plus aspirer l'air vital hors des heures que
je ne puis passer auprès d'elle. Oh! Julie! je me croyais philosophe,
je me croyais juste, je me croyais homme, et je ne vous avais pas
rencontrée!
CAHIER N° 1. TRAVAIL.
DE L'AMOUR. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . .
CAHIER N° 2.----JOURNAL.
15 janvier.
Je ne croyais pas qu'un homme aussi simple et aussi retiré que moi dût
jamais connaître les aventures, et pourtant en voici deux fort étranges
qui m'arrivent en peu de jours, si toutefois je puis appeler du nom
léger d'_aventure_ ma rencontre romanesque et providentielle avec
l'admirable Julie.
[Illustration 02.png: Je viens de la part de _madame_.]
Hier soir, j'avais été appelé pour une affaire à la Chaussée-d'Antin, et
je revenais assez tard. J'étais entré, chemin faisant, dans un cabinet
de lecture pour feuilleter un ouvrage nouveau, dont le titre exposé à
la devanture m'avait frappé. Je m'étais oublié là à parcourir plusieurs
autres ouvrages assez frivoles, dans lesquels j'étudiais avec une triste
curiosité les tendances littéraires du moment; si bien que minuit
sonnait quand je me suis trouvé devant l'Opéra. C'était l'ouverture du
bal, et, ralentissant ma marche, j'observais avec étonnement cette
foule de masques noirs, de personnages noirs, hommes et femmes, qui se
pressaient pour entrer. Il y avait quelque chose de lugubre dans
cette procession de spectres qui couraient à une fête en vêtements de
deuil[1]. Heurté et emporté par une rafale tumultueuse de ces êtres
bizarres, je me sens saisir le bras, et la voix déguisée d'une femme me
dit à l'oreille: «On me suit. Je crains d'avoir été reconnue. Prêtez-moi
le bras pour entrer; cela donnera le change à un homme qui me
persécute.»