George Sand

Jacques
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Mais cette Sylvia m'arrête et me fait hésiter. Maudite soit-elle! Elle
exerce encore sur moi une influence qui a quelque chose d'irrésistible
et de fatal. Toi qui crois au magnétisme, tu aurais ici beau jeu pour
expliquer le pouvoir qu'elle a encore sur moi après que mon amour pour
elle est éteint, et quand nos caractères s'accordent et se ressemblent
si peu. Quand Fernande était ici, j'étais si heureux, si enivré au
milieu de toutes mes souffrances, que je pensais tout ce qu'elle disait.
Sylvia était mon amie, ma soeur chérie, comme elle était l'amie et la
soeur chérie de Fernande. A présent, elle m'étonne et m'inspire de la
méfiance. Je ne peux pas croire qu'elle ne soit pas mon ennemie, et la
pitié qu'elle me marque m'humilie comme le plus superbe témoignage de
mépris qu'une femme puisse donner à un ancien amant. Ah! si je pouvais
me livrer à elle, pleurer dans son sein, lui dire ce que je souffre, et
si j'étais sûr qu'elle y compatît! Mais à quoi cela me mènerait-il? Elle
est la soeur de Jacques, ou du moins il a en elle une amie si intime,
qu'elle ne peut que blâmer et contrarier mon amour. Quand même elle
serait assez généreuse pour désirer de me voir heureux avec une autre
qu'elle, Fernande est précisément la seule femme qu'elle ne peut pas
m'aider à obtenir. Ah! si elle me méprise, elle a bien raison, car je
suis un homme sans caractère et sans conviction. Je sens que je ne suis
ni méchant, ni vicieux, ni lâche; mais je me laisse aller à tous les
flots qui me ballottent, à tous les vents qui me poussent. J'ai eu
dans ma vie des moments de folle et sainte exaltation, puis des
découragements affreux, puis des doutes cruels et un profond dégoût des
gens et des choses qui m'avaient paru sublimes la veille. J'ai aimé
Sylvia avec ferveur; j'ai cru pouvoir m'élever jusqu'à elle, qui me
paraissait à demi cachée dans les cieux; puis je l'ai méprisée jusqu'à
la soupçonner d'être une courtisane; puis je l'ai estimée au point de
vivre son ami après avoir été repoussé comme amant; maintenant elle me
fait peur et j'ai comme une sorte de haine contre elle; et pourtant je
ne puis m'arracher encore aux lieux qu'elle habite; il me semble qu'elle
a à me dire quelque parole qui pourra me sauver.

Mais pourquoi suis-je ainsi? pourquoi ne puis-je ni rien croire, ni rien
nier décidément? Oh! j'ai eu une belle nuit avec Fernande! j'ai versé à
ses pieds des larmes qui m'ont semblé descendre du ciel; mais peut-être
n'était-ce qu'une comédie que je jouais vis-à-vis de moi-même, et
dont j'étais à la fois l'acteur inspiré et le spectateur niaisement
émerveillé! Qui sait, qui peut dire ce qu'il est? Et à quoi sert de
se chauffer le cerveau jusqu'à ce qu'il éclate? à quoi mène cette
exaltation qui tombe d'elle-même comme la flamme? Fernande était sincère
dans ses résolutions, dans sa confiance, la pauvre enfant; et tout en
jurant à Dieu qu'elle ne m'aimerait point, elle m'aimait déjà en secret.
Elle s'arrache au danger de me le dire, et elle me l'écrit naïvement!
Oh! c'est cela qui me la fait aimer! c'est cette faiblesse adorable qui
met son coeur au niveau du mien! D'elle, au moins, je n'ai jamais douté;
je sens ce que j'ai senti dès le premier jour: c'est que nous sommes
faits l'un pour l'autre, et que son être est de la même nature que
le mien. Ah! je n'ai jamais aimé Sylvia, c'est impossible, nous nous
ressemblons si peu! Presser Fernande dans mes bras, c'est presser une
femme, la femme de mon choix et de mon amour! et on s'imagine que
j'y renoncerai? Mais qu'arrivera-t-il? Que m'importe? si on la rend
malheureuse, je l'enlèverai avec sa fille, que j'adore, et nous irons
vivre au fond de quelque vallée de ma patrie. Tu me donneras bien un
asile? Ah! ne me sermonne pas, Herbert; je sais bien que je me rends
malheureux, et que je fais folie sur folie; je sais bien que, si j'avais
une profession, je ne serais pas oisif; que, si j'étais comme toi,
ingénieur des ponts et chaussées, je ne serais pas amoureux; mais que
veux-tu que j'y fasse? je ne suis propre à aucun métier; je ne puis me
plier à aucune règle, à aucune contrainte. L'amour m'enivre comme le
vin; si je pouvais, comme toi, porter deux bouteilles de vin du Rhin
sans extravaguer, j'aurais pu passer un an entre deux femmes charmantes
sans être amoureux de l'une ni de l'autre.

Adieu; ne m'écris pas, car je ne sais pas où je vais. Je fais mon
portemanteau vingt fois par jour; tantôt je veux aller à Genève oublier
Fernande, Jacques et Sylvia, et me consoler avec mon fusil et mes
chiens; tantôt je veux aller me cacher à Tours, dans quelque auberge
d'où je serai à portée d'écrire à Fernande et de recevoir ses réponses;
tantôt je ris de pitié en me voyant si absurde; tantôt je pleure de rage
d'être si malheureux.



LXIX.

DE JACQUES A SYLVIA.

Ce que tu me mandes de ma fille m'effraie extrêmement; c'est la première
fois qu'elle est malade, et, dans l'ordre des choses, elle aurait dû et
devra l'être souvent; mais je ne puis commander à mon inquiétude quand
il s'agit de mes enfants, parce qu'ils sont jumeaux, et que leur
existence est plus précaire que celle des autres. La petite est bien
plus délicate que son frère, et cela justifie la croyance générale qu'un
des deux vit toujours aux dépens de l'autre dans le sein de la mère. Si
elle va plus mal, écris-le-moi sans hésiter. J'irai te rejoindre, non
pour aider à tes soins, qui ne peuvent être que parfaits, mais pour te
soulager de la terrible responsabilité qui pèse sur toi. J'ai caché et
je cacherai cette nouvelle à Fernande aussi longtemps que je pourrai;
sa santé est réellement très-altérée, le chagrin et l'inquiétude
aggraveraient son mal. Elle est entourée ici de soins, d'amitiés et
de distractions; mais rien n'y fait. Elle est d'une tristesse qui me
consterne, et ses nerfs sont dans un état d'irritation qui change
entièrement son caractère. Tu as raison, Sylvia, cette séparation n'a
produit rien de bon. Il y a peu d'âmes qui soient organisées assez
vigoureusement pour se maintenir dans le calme d'une forte résolution;
toutes les consciences honnêtes sont capables de la générosité d'un
jour, mais presque toutes succombent le lendemain à l'effort du
sacrifice. J'ai cru qu'il était de mon devoir de consentir à celui de
Fernande et même de le seconder; ce n'est pas que j'en aie espéré un
résultat heureux pour moi. Quand l'amour est éteint, rien ne le rallume;
et en m'arrachant à notre Dauphiné, je n'avais pas certainement sur le
visage l'imbécile joie d'un mari dont la vanité triomphe. Je n'avais pas
non plus dans le coeur l'imprudent espoir d'un amant qui se flatte de
retrouver son bonheur dans l'immolation du bonheur d'autrui. Je savais
bien que Fernande aimerait Octave absent d'un amour plus acharné, et que
je la dérobais seulement au danger dont sa pudeur eût peut-être suffi
pour la préserver. Je savais que le trait s'enfoncerait dans son coeur à
mesure qu'elle s'efforcerait de le retirer. Tous les hommes oublient
ce qu'ils ont éprouvé, et feignent de ne plus savoir ce que c'est que
l'amour quand on leur retire celui qu'ils croyaient posséder. Il faut
voir alors par quels stupides arguments ils essaient de prouver que la
femme qui les quitte est coupable envers eux. Pour moi, je n'accuserais
Fernande que dans le cas où elle recevrait mes caresses d'un front
serein, avec un sourire trompeur sur les lèvres. Mais sa conduite est
noble; sa tristesse protesterait contre ma tyrannie, si j'étais assez
grossier pour l'exercer. Dans l'espèce d'aversion qu'elle me témoigne
malgré elle de temps en temps, il y a une violence de sincérité que je
préfère à une hypocrite douceur. Pauvre enfant! pauvre chère enfant!
comme tu dis, elle fait ce qu'elle peut. Dans de certains moments elle
se jette à mon cou en sanglotant, dans d'autres elle me repousse avec
horreur. Ah! que peut-elle craindre de moi? Je lui proposerai bientôt de
revenir si son état ne s'améliore pas; car je ne veux pas qu'elle soit
malheureuse et qu'elle me haïsse. Tous les chagrins, tous les affronts
sur moi plutôt que celui-là! J'attends encore quelques jours;
l'excitation où elle est s'apaisera peut-être comme le redoublement
d'une maladie. J'ai dû consentir à l'amener ici, même avec la conviction
que cela ne servirait à rien; j'ai dû lui laisser la faculté de faire un
noble effort, et de mettre dans sa vie le souvenir d'un jour de vertu;
ce sera un remords de moins pour l'avenir, un droit de plus à mon
respect. Quand elle sera lasse de combattre, je ne lèverai point le bras
pour l'achever, mais je le lui offrirai pour s'y reposer. Hélas! si elle
savait combien je l'aime! Mais je me tais désormais; mon amour serait un
reproche, et je respecte sa souffrance. Insensé que je suis! il y a des
instants où je me flatte qu'elle va revenir à moi, et qu'un miracle va
s'accomplir pour me récompenser de tout ce que j'ai dévoré de douleurs
dans le cours de ma triste vie!



LXX.

DE SYLVIA A JACQUES.

Il faut que tu viennes me trouver; ta fille tombe dans un état de
marasme qui fait des progrès effrayants; amène quelque médecin plus
habile que ceux que nous avons ici. Si Fernande est réellement aussi
malade et aussi triste que tu le dis, cache-lui l'état de sa fille;
et pourtant comment lui annoncerons-nous plus tard la vérité, si mes
craintes se justifient? Fais ce que tu jugeras le plus prudent. La
laisseras-tu ainsi sans toi chez ces Borel? La soigneront-ils bien? Il
est vrai que sa mère va arriver au Tilly, à ce qu'elle me mande, et
qu'elle ira chez elle si elle veut; mais d'après tout ce que tu m'as dit
de sa mère, c'est une mauvaise amie et un triste appui pour Fernande.
Ah! pourquoi nous sommes-nous quittés? cela nous a porté malheur.

Octave est parti pour Genève; il a accompli aussi son sacrifice; que
peut-on lui demander de plus? J'ai vainement essayé d'adoucir son
chagrin par mon amitié; je me suis convaincue plus que jamais que
son âme n'est point grande, et que les petitesses de la vanité ou de
i'égoïsme, je ne sais lequel des deux, en ferment l'entrée aux idées
élevées et aux nobles sentiments. Croirais-tu qu'il a longtemps hésité à
savoir si j'avais l'intention de découvrir ses secrets pour en abuser,
ou si j'étais sincère dans mon désir de le réconcilier avec lui-même?
Croirais-tu qu'il a eu l'idée ridicule que je lui faisais des
coquetteries pour le ramener à mes pieds? Il me suppose ce vil et sot
amour-propre; il me croit occupée à ces calculs petits et méprisables,
quand mon coeur est brisé de la douleur de Fernande et de la sienne,
quand je donnerais mon sang pour les guérir en les divisant, ou pour les
envoyer vivre heureux dans quelque monde où tu n'aurais jamais mis le
pied, et où leur bonheur ne toucherait point à ton existence. Pauvre
Octave! son plus grand malheur est de comprendre par l'intelligence
ce que c'est que la grandeur, mais d'avoir le coeur trop froid ou le
caractère trop faible pour y atteindre. Il croit que Fernande est son
égale, et il se trompe: Fernande est très-au-dessus de lui, et Dieu
fasse qu'elle puisse l'oublier, car l'amour d'Octave ne la rendrait
peut-être que plus malheureuse. Enfin il est parti en me jurant
qu'il allait en Suisse. Attendons le destin, et, quel qu'il soit,
dévouons-nous à ceux qui n'ont pas la force de se dévouer.



LXXVI.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Votre mari est en Dauphiné et moi je suis à Tours; vous m'aimez et je
vous aime, voilà tout ce que je sais. Je trouverai moyen de vous voir
et de vous parler, n'en doutez pas. N'essayez pas de me fuir encore, je
vous suivrais jusqu'au bout de la terre. Ne craignez pas que je vous
compromette, je serai prudent; mais ne me réduisez pas au désespoir, et
ne déjouez pas par une inutile et folle résistance les moyens que
je prendrai pour arriver à vous sans que personne s'en doute. Que
craignez-vous de moi? quels sont ces dangers qui vous épouvantent?
Pensez-vous que je veuille d'un bonheur qui vous coûterait des larmes?
M'estimez-vous assez peu pour croire que je vous demanderai des
sacrifices? Je ne veux que vous voir, vous dire que je vous aime,
et vous décider à retourner à Saint-Léon. Là nous reprendrons notre
ancienne vie, vous resterez aussi pure que vous l'êtes, et je serai
aussi malheureux que vous voudrez. Je puis tout promettre et tout
accepter pourvu qu'on ne me sépare pas de vous; cela seul est
impossible.

J'ai déjà fait le tour du château et des jardins de Cerisy, j'ai déjà
gagné le jardinier et apprivoisé les chiens. Cette nuit je suis passé
sous vos fenêtres, il était deux heures du matin, et il y avait de la
lumière dans votre chambre; demain je vous écrirai comment nous pouvons
nous voir sans le moindre danger. Je sais que vous êtes malade, et, s'il
faut répéter l'expression de ceux qui parlent de vous, un secret chagrin
vous tue. Et tu crois que je t'abandonnerai quand ton mari te laisse
pour aller serrer ses foins et philosopher avec Sylvia, tout en comptant
ses denrées et son argent? Pauvre Fernande! ton mari est une mauvaise
copie de M. de Wolmar; mais certainement Sylvia ne se pique pas d'imiter
le désintéressement et la délicatesse de Claire; c'est une coquette
froide et très-éloquente, rien de plus. Cesse de mettre ces doux êtres
de glace au-dessus de tout, cesse de leur sacrifier ton bonheur et le
mien; jette-toi dans les bras de celui qui t'aime, réfugie-toi dans le
seul coeur qui t'ait comprise. Impose-moi tous les sacrifices que tu
voudras, mais laisse-moi pleurer à tes genoux encore une fois, est te
dire combien je t'aime, et que j'entende ce mot sortir de ta bouche.



LXXII.

D'OCTAVE A HERBERT.

Je suis à Tours depuis un grand mois, comptant les jours le plus
patiemment que je peux, et attendant les rares instants où il m'est
permis de la voir. Encore ai-je perdu quinze jours à demander et
à obtenir cette faveur. L'imprudente! elle ne sait pas combien sa
résistance, ses scrupules et ses larmes m'attachent à elle et donnent de
force à ma passion. Rien n'irrite mon désir, rien ne m'éveille de mon
indolence naturelle comme les obstacles et les refus. J'ai eu assez à
combattre sa terreur d'être découverte et compromise, j'ai été fort
occupé. Tu dis que je n'ai pas d'emploi; je t'assure qu'il n'y a pas de
profession plus active et plus assujettissante que celle de pénétrer
auprès des femmes que le monde et la vertu se chargent de garder. J'ai
eu à lutter contre madame de Luxeuil (cette Clémence dont je t'ai parlé
une fois), le philosophe le plus pédant et le plus insupportable de
la terre, la femme la plus sèche, la plus froide, la plus jalouse du
bonheur d'autrui. Je l'avais parfaitement jugée d'après ses lettres.
J'ai eu occasion de faire parler d'elle un mien ami qui est à Tours,
et qui la connaît fort bien, parce qu'elle y vient souvent. Je sais
maintenant que c'est ce qu'un appelle une personne distinguée, un de ces
êtres qui ne peuvent ni aimer ni se faire aimer, et qui donnent leur
malédiction à tout ce qui aime sur la terre; pédagogues femelles qui ont
le triste avantage de voir clairement le malheur des autres, et de le
prédire avec une joie malicieuse pour se consoler d'être étrangers aux
biens et aux maux des vivants; momies qui ont des sentences écrites sur
parchemin à la place du coeur, et qui mettent leur gloire a étaler leur
fatal bon sens et leur raison impitoyable à défaut d'affection et de
bonté. Sachant que Fernande était à Cerisy, et qu'au dire des voisins
tourangeaux elle se mourait d'une maladie de langueur, elle est venue
la voir et se repaître de sa tristesse, comme un corbeau qui attend le
dernier soupir d'un mourant sur le champ de bataille. Je ne sais même
pas si elle n'a pas indisposé contre la pauvre Fernande madame Borel,
leur compagne commune de couvent. Fernande trouve que tout le monde
lui bat froid, et ne peut s'empêcher de regretter Saint-Léon. Elle y
retournera, je l'y déciderai, et là je vaincrai ses scrupules et les
miens: oui, les miens; car je t'avoue, Herbert, que je suis le plus
misérable séducteur qu'il y ait jamais eu. Je ne suis un héros ni dans
la vertu ni dans le vice: c'est peut-être pour cela que je suis toujours
ennuyé, agité et malheureux les trois quarts du temps. J'aime trop
Fernande pour renoncer à elle; je préfère commettre tous les crimes et
supporter tous les malheurs; mais cet amour est trop vrai pour que
je veuille la persécuter et l'effrayer par des transports qu'elle ne
partage pas encore. Elle les partagera, Dieu et la nature le veulent.
Quelle digue peut s'opposer à l'amour de deux êtres qui s'entendent
et dont les brûlantes aspirations s'appellent et se répondent à toute
heure? Je conçois les joies extatiques de l'amour intellectuel chez des
amants jeunes et pleins de vie, qui retardent voluptueusement l'étreinte
de leurs bras pour s'embrasser longtemps avec l'âme. Chez les captifs
ou les impuissants, c'est une vaine parade d'abnégation qu'expient en
secret le spleen et la misanthropie. Je divague donc avec Fernande, et
je m'élève dans les régions du platonisme tant qu'elle veut. Je suis
sûr de redescendre sur la terre et de l'y entraîner avec moi quand je
voudrai.

Tu dois t'étonner de la vie que je mène: moi aussi; mais, au bout du
compte, cet abandon de moi-même au hasard ou au destin, cette soumission
de mes actions à mes passions est la seule chose qui me convienne. Je
suis un vrai jeune homme, je le sais, au moins je l'avoue, et seul
peut-être parmi tous ceux que je vois, je ne joue point de rôle. Je me
laisse aller au gré de ma nature, et je n'en rougis pas. Les uns se
drapent, les autres se fardent| il en est qui se plâtrent et veulent se
changer en statues majestueuses. Il en est d'autres qui attachent des
ailes de papillon à des organisations de tortue. En général, les vieux
se font jeunes, et les jeunes affectent la sagesse et la gravité de
l'âge mûr. Moi, je suis tout ce qui me passe par la tête et ne m'occupe
en aucune façon, des spectateurs. J'écoutais dernièrement deux hommes se
dépeindre l'un à l'autre. L'un se disait bilieux et vindicatif, l'autre
insolent et apathique. Quand nous nous séparâmes en quittant la
diligence, tous deux s'étaient déjà révélés: le prétendu bilieux s'était
laissé provoquer avec le plus grand sang-froid par l'apathique, lequel
n'avait pu supporter une contradiction très-légère sur une question
politique. Le besoin de l'affectation est si grand chez les hommes,
qu'ils se vantent des défauts qu'ils n'ont pas, plus volontiers que des
qualités qu'ils peuvent avoir.

Moi, je cours après l'aimant qui m'attire, et ne tourne les yeux ni à
droite ni à gauche pour savoir ce qu'on dit de ma démarche. Quelquefois
je me regarde au miroir, el je ris de moi-même; mais je ne change rien
à ma manière d'être, cela me donnerait trop de peine. Avec ce
caractère-là, j'attends sans trop d'ennui ni de désespoir ce que le
destin va faire de moi; j'occupe mes instants le plus paisiblement
du monde; la pensée de mon amour suffit pour réchauffer ma tête et
entretenir mon espérance. Enfermé dans une petite chambre d'auberge
assez fraîche et sombre, j'emploie à dessiner ou à lire des romans (tu
sais que j'ai la passion des romans) les heures les plus chaudes de la
journée. Personne ici ne me connaît que deux ou trois jeunes gens de
Paris qui n'ont aucun rapport avec les Borel. D'ailleurs, les Borel
ne connaissent ni mon nom ni ma figure, et mon séjour ici ne peut
compromettre Fernande auprès de personne. Jacques lui écrit toujours
qu'il reviendra la chercher la semaine prochaine; mais il est clair
comme le jour qu'il n'y pense guère ou qu'il est plus occupé des soins
de son exploitation que de sa femme. Il est vrai qu'il ne tient qu'à
elle de demander des chevaux de poste, de monter dans sa voiture avec
Rosette et d'aller le rejoindre. C'est à quoi je travaille à la décider,
car je partirais aussitôt pour mon ermitage, et j'arriverais à quelques
jours de distance, en disant à Jacques et à Sylvia que j'ai été faire
un tour en Suisse. Ou ils ne se doutent de rien, ou ils veulent ne rien
voir. Cette dernière opinion est celle à laquelle je m'abandonne le plus
volontiers; elle apaise beaucoup un reste de remords qui me revient à
l'esprit lorsque Fernande, avec ses grands yeux humides d'amour, et ses
grands mots de sacrifice et de vertu, me replonge dans les incertitudes
du désir el de la timidité. Moi, timide! c'est pourtant vrai.
J'escaladerais les murailles de Babel, et je braverais tous les gardiens
de la beauté, eunuques, chiens et gardes-chasse; mais un mot de la femme
que j'aime me fait tomber à genoux. Heureusement les prières d'un amant
sont plus impérieuses que les menaces de toute la terre, et même que
les terreurs de la conscience. Je verrai Fernande ce soir. Elle vient
quelquefois au bal des officiers de la garnison avec madame Eugénie
Borel; je la fais danser sans avoir l'air de la connaître, si ce n'est
comme une figure de bal, et je trouve le moyen de lui dire quelques
mots. Madame Borel a ici une grande vieille maison déserte, une espèce
de pied-à-terre dont on n'ouvre les volets et les portes qu'une fois par
semaine. Il doit être facile d'y pénétrer et d'y donner rendez-vous à
Fernande. Elle ne veut plus que j'aille rôder dans le parc de Cerisy.
J'aime pourtant bien l'amour espagnol; mais la poltronne n'est plus du
même avis.



LXXIII.

DE M. BOREL A JACQUES.

MON VIEUX CAMARADE,

Ta fille se meurt, c'est fort bien; mais ta femme se perd, c'est autre
chose. Tu ne peux empêcher l'un, et tu dois t'opposer à l'autre. Laisse
donc tes enfants à quelque personne sûre, et reviens chercher madame
Fernande. Je me chargerais bien de te la reconduire si tu m'avais donné
le droit de lui commander. Mais je n'ai eu de toi à ton départ que cette
parole: «Mon ami, je te confie ma femme.» Je ne sais pas bien ce que tu
entendais par là, toi qui es un philosophe, et dont les idées diffèrent
beaucoup des nôtres; moi, je suis un vieux militaire et ne connais que
le code du régiment Or, dans mon temps, voilà comme cela se passait, et,
dans mon intérieur, voici comment cela se passe encore. Quand un ami,
un frère d'armes me recommande sa femme ou sa maîtresse, sa soeur ou
sa fille, je me crois investi des droits, ou, pour parler plus juste,
chargé des devoirs suivants: 1° souffleter ou bâtonner tout impertinent
qui s'adresse à elle avec l'intention évidente de porter atteinte à
l'honneur de mon ami, sauf à rendre raison de ma manière de procéder au
souffleté ou au bâyonné, si telle est son humeur. Ce premier point sera
fidèlement exécuté, tu peux y compter, si le larron de ton honneur me
tombe sous la main; mais jusqu'ici il est aussi insaisissable que la
flamme et le vent. 2° Je me crois obligé, quand la femme de mon ami est
récalcitrante ou sourde aux bons conseils que je tache de lui donner
d'abord, d'avertir mon ami, afin qu'il mette ordre lui-même à sa
conduite, car je n'ai point le droit de la corriger comme je ferais de
la mienne en pareille circonstance. Voilà ce dont je m'acquitte, mon
cher Jacques, avec beaucoup de chagrin et de répugnance, comme tu peux
croire; mais enfin il le faut. Ce n'est pas une petite responsabilité
que d'avoir à garder intacte la vertu d'une lemme jeune et jolie comme
la tienne. J'ai fait de mon mieux, mais je ne puis empêcher qu'on se
moque de moi; une femme en sait plus long qu'un homme sous ce rapport.
Me taire serait tolérer et encourager le mal, et prêter ma maison à un
commerce dont ma femme et moi semblerions complices. Je te transmets
donc les faits tels qu'ils sont, tu en feras l'usage que tu voudras.

Il y a quinze jours, ou pour mieux dire quinze nuits, j'entendis passer
et repasser quelqu'un sous ma fenêtre à deux heures du matin. Mon grand
lévrier, qui dort toujours au pied de mon lit, s'élança en hurlant vers
la croisée entr'ouverte, et, à ma grande surprise, ce fut le seul chien
de la maison qui prit la chose en mauvaise part. Tous les autres, bien
qu'accoutumés à faire leur devoir, ne disaient mot, et je pensai
que c'était quelqu'un de la maison. J'appelai, je criai _qui vive?_
plusieurs fois, personne ne répondit; je pris une simple canne à épée et
je sortis, mais je ne trouvai personne, et madame Fernande qui était
à sa fenêtre, m'assura n'avoir rien vu et rien entendu. Cela me parut
singulier et invraisemblable; mais je n'en témoignai rien, et je me
tins sur mes gardes les nuits suivantes. Deux nuits après j'entendis
très-distinctement les mêmes pas, mon lévrier fit le mène tapage; mais
je l'apaisai et je descendis dans le jardin sans faire de bruit. Je vis
fuir d'un côté un homme et de l'autre une femme, qui n'était ni plus ni
moins que la tienne. Je ne me montrai pas à elle dans cet instant;
mais le lendemain, au déjeuner, j'essayai de lui faire entendre que
je m'étais aperçu de quelque chose; elle ne voulut pas comprendre.
Néanmoins le galant ne revint plus. J'avais eu d'abord l'intention
d'avoir une explication formelle avec ta femme; mais la mienne m'en
empêcha, elle s'en était déjà chargée; et pour ne pas affliger Fernande,
comme les femmes entre elles connaissent mieux les petits ménagements,
elle lui avait dit qu'elle seule avait découvert son intrigue. Madame
Fernande avait répondu, avec force larmes et attaques de nerfs, qu'elle
avait en effet inspiré une violente passion à un pauvre jeune fou
pour lequel elle n'avait que de l'amitié, et qu'elle avait écouté par
compassion au moment de l'éloigner d'elle pour toujours. Je te répète
les paroles dont ma femme, qui n'est pas mal romanesque non plus dans
son genre, s'est servie en me racontant le fait. Tu croiras de cette
prétendue amitié tout ce qu'il te plaira; pour moi, je n'en crois pas un
mot; mais comme Fernande jurait à Eugénie que le monsieur était parti au
moins pour l'Amérique, comme il ne se passait plus rien depuis plusieurs
jours, je renonçai de bon coeur à la tâche désagréable que je remplis
Aujourd'hui.

[Illustration: J'ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le jardin.]

L'affaire en était là quand le colonel de la garde royale nous invita
à ses bals. Je n'aime guère ces freluquets de la nouvelle armée, qui
portent des talons rouges au lieu de cicatrices, et des ordres étrangers
au lieu de notre vieille croix; mais, au bout du compte, le colonel
est un aimable homme. Quelques-uns de ces messieurs sont d'anciens
militaires que la nécessité d'avoir un état a forcés de retourner leur
casaque; on boit de bon vin à leurs soupers et on joue gros jeu. Tu sais
que je ne suis pas un saint; ma femme aime la danse comme une vraie
folle; après avoir un peu grogné, je consentis à la mettre dans sa
calèche, à prendre les rênes et à la conduire à Tours avec madame
Fernande, qui s'avouait beaucoup mieux portante, et madame Clémence,
cette bégueule que je n'aime guère, et qui, grâce à Dieu, prit congé de
nous en arrivant à la ville. Ta femme se fit belle comme un ange pour
aller au bal; et vraiment on n'eût pas dit, en la voyant, qu'elle fût si
malade qu'elle prétend l'être. Je m'en allai avec ceux qui ne dansent
pas, et je laissai ces dames avec ceux qui n'ont pas eu les pieds gelés
en Russie; je recommandai seulement à Eugénie de surveiller de près sa
compagne, et de m'avertir sur-le-champ si elle dansait plusieurs fois ou
si elle causait trop souvent avec quelqu'un. Je revins moi-même trois ou
quatre fois donner un coup d'oeil à leur manière d'être. Tout se passa
fort bien en apparence, et à moins que ma femme ne soit d'accord avec
la tienne, ce dont je la crois incapable, il faut que le cavalier soit
très-adroit et moins _insensé_ que Fernande ne l'avait dépeint. Il faut
aussi qu'elle ait été de très-bon accord avec lui pour ne pas me le
faire connaître; car il m'est impossible d'imaginer lequel, de ceux qui
l'ont fait danser durant deux bals, a pris avec elle les mesures qu'elle
a su si bien exécuter. Je poursuis mon Récit.

[Illustration: J'ai déjà gagné le jardinier...]

Le lendemain du dernier bal, quand nous fûmes de retour à Cerisy, elle
nous dit qu'elle avait oublié une emplette, et qu'elle s'amuserait
à monter à cheval _un de ces jours_ pour faire cette course. Je lui
répondis qu'au jour et à l'heure qu'elle choisirait, je serais prêt à
l'accompagner avec ma femme, ou sans ma femme, si cette dernière était
occupée. Je lui proposai le lendemain ou le surlendemain. Elle me dit
que cela dépendrait de l'état de sa santé, et qu'elle m'avertirait le
premier matin où elle se sentirait bien. Le lendemain, vers midi, ne la
voyant point descendre au salon, je craignis qu'elle ne fût plus malade
qu'à l'ordinaire, et j'envoyai savoir de ses nouvelles; mais sa femme
de chambre nous répondit qu'elle était partie à six heures du matin,
à cheval et suivie d'un domestique. Cela m'étonna un peu, et j'allai
prendre des informations à l'écurie. Je savais que la jument d'Eugénie
et l'autre petite bête que monte ta femme ordinairement étaient allées
chez le maréchal ferrant, à deux lieues d'ici. Fernande avait donc été
obligée de monter mon cheval, qui est beaucoup trop vigoureux pour
une femme aussi poltronne qu'elle; cela me sembla trahir un singulier
empressement d'aller à Tours, et me jeta dans une double inquiétude. Je
craignais qu'elle ne se rompît le cou, et, ma foi! c'eût été bien autre
chose que tout le reste. J'allai l'attendre à la grille du parc, et
je la vis bientôt arriver au triple galop, couverte de sueur et de
poussière. Elle fût assez déconcertée en m'apercevant; elle espérait
sans doute rentrer et se dépouiller de cet accoutrement de marche forcée
sans être remarquée; mais elle reprit courage et me dit avec assez
d'aplomb: «Ne trouvez-vous pas que je suis bien matinale et bien brave?
--Oui, lui dis-je; je vous fais compliment d'être changée à ce point
depuis le départ de Jacques.--Et vous voyez comme je mène bien votre
cheval, ajouta-t-elle en feignant de ne pas comprendre. Je me porte
vraiment bien aujourd'hui; je me suis levée avec le jour, et, voyant
un si beau temps, je n'ai pu résister à la fantaisie de faire cette
expédition.--C'est très-joli de votre part, repris-je; mais Jacques
vous laisse-t-il courir les champs toute seule de la sorte?--Jacques me
laisse faire tout ce que je veux,» répondit-elle d'un petit ton sec; et
elle partit au galop sans ajouter un mot de plus. J'essayai de la faire
sermonner par ma femme; mais les femmes se soutiennent entre elles comme
les larrons; je ne sais ce qu'elles se dirent. Eugénie me pria de ne pas
me mêler de cette affaire, et voulut me prouver que je n'avais pas le
droit de faire des leçons à une personne qui n'était ni ma soeur ni ma
fille; que mes épigrammes étaient brutales et blessaient Fernande, ce
qui était contraire aux égards que nous devions à son isolement et aux
devoirs de l'hospitalité. Que sais-je! elle me raisonna si bien, que je
me tus encore et que ta femme retourna à Tours de la même façon deux
jours après, c'est-à-dire hier. Que pouvais-je lui dire pour l'en
empêcher, après tout? Et qui l'empêchait de me répondre qu'elle allait
tout simplement acheter des gants et des souliers blancs? Eugénie le
croyait ou feignait de le croire; or, voici le dénoûment.

Tu sais aussi bien que moi que dans les villes de province tout se
remarque, tout s'interprète et tout se découvre. La jolie figure de ta
femme avait fait trop de sensation dans les bals pour que les officiers
de la garnison ne cherchassent pas à lui faire la cour; et, comme il n'y
a pas de meilleures prudes que les femmes qui cachent un petit secret,
ils étaient tous repoussés avec perte. Ils la virent passer le premier
matin et la suivirent de loin jusqu'à notre _maison de ville_, comme
ma femme appelle son pied-à-terre; ils la virent entrer et sortir,
remarquèrent le temps qu'elle y passa, s'informèrent, surent qu'il
n'y avait personne dans la maison, et se demandèrent naturellement si
c'était pour dormir ou pour prier Dieu qu'elle venait s'enfermer
là pendant deux heures. Oisifs comme des officiers en garnison, et
malicieux comme de vrais sous-lieutenants, cinq ou six d'entre eux
firent si bonne enquête, qu'ils découvrirent une certaine issue de
derrière par laquelle sortit, quelque temps après que Fernande fut
partie, un jeune homme que l'on ne connaît pas par son nom, mais qu'on a
vu à l'auberge de la Boule-d'Or depuis quelque temps. Hier, lorsque la
pauvre Fernande retourna au rendez-vous, on attendit que le compère se
fût introduit de son côté, et on lui ferma la retraite sans qu'il s'en
aperçût, puis on monta la garde autour de la maison, et on laissa sortir
Fernande sans l'effaroucher par aucune démonstration hostile; ces
messieurs sont tous gens de bonne famille et trop bien élevés pour
adresser la parole à une dame en pareille occasion. De mon temps, nous
n'aurions pas été si respectueux; mais autre temps, autres moeurs,
heureusement pour ta femme. Ces messieurs n'en voulaient qu'à l'heureux
rival qu'elle leur préférait. Elle monta à cheval dans la cour après
avoir pris la clef du rez-de-chaussée, qu'elle avait demandée à ma femme
sous prétexte de prendre un instant de repos dans le salon, pendant
qu'on briderait son cheval pour repartir; elle remit cette clef dans sa
poche, non sans avoir bien barricadé son amant pour qu'il ne fût dérangé
dans sa retraite par aucun curieux, et le domestique qui l'accompagnait,
et qui était ou n'était pas dans le secret, emporta également la clef
de la cour. Fernande partit au milieu d'une haie de spectateurs qui
feignaient de fumer leur pipe en parlant de leurs affaires, mais qui se
portèrent aussitôt après en embuscade à la fenêtre du grenier par où
l'amant était entré d'une maison voisine. Ils contemplèrent avec grand
plaisir les inutiles efforts qu'il fit pour sortir; ils le tinrent
longtemps prisonnier, et voulaient, dit-on, le forcer à parlementer en
répondant à de certaines questions, moyennant quoi on l'aurait mis en
liberté. Il resta muet à tous les appels, à toutes les plaisanteries, et
se tint tout le jour tranquille comme s'il eût été mort. Les vauriens
d'assiégeants décidèrent qu'on le prendrait par la famine, et qu'on
monterait la garde toute la nuit; on posa des postes autour de la
maison, et on les releva d'heure en heure comme des factions militaires.
Mais le captif, désespéré, fit une sortie à laquelle on ne s'attendait
pas, et s'évada par les toits d'une manière qu'on dit miraculeuse de
hardiesse et de bonheur. On le vit passer comme une ombre dans les airs,
mais on ne put le joindre; et ce matin il a quitté la ville sans qu'on
sache quelle route il a prise. Ton ancien camarade Lorrain, qui est
aujourd'hui chef d'escadron dans les chasseurs de la garde royale, est
venu dîner avec nous, et m'a raconté toute l'affaire non sans un certain
plaisir, car il ne t'aime pas infiniment. Je suis monté chez ta femme
aussitôt qu'il a été parti; elle s'était donnée pour malade toute la
journée et n'avait pas quitté sa chambre. Je lui ai fait une scène de
tous les diables, et elle s'est mise en colère comme un petit démon.
Au lieu de me prier de me taire, elle m'a défié de t'informer de sa
conduite, et m'a déclaré que je n'avais pas le droit de lui parler
ainsi; que j'étais _un butor_, et qu'elle ne souffrirait pas de toi-même
les reproches que je lui faisais. S'il en est ainsi, fais comme tu
voudras, je m'en lave les mains; mais ma conscience m'ordonne de te dire
ce qu'il en est.

Elle m'a chassé de sa chambre, et voulait envoyer chercher sur-le-champ
des chevaux de poste et quitter une maison où elle se disait insultée et
opprimé. Eugénie s'est efforcée de la calmer, et une violente attaque de
nerfs qui cette fois est, je crois, bien, réelle, est venue terminer le
différend. Elle est au lit maintenant, et Eugénie passera la nuit auprès
d'elle; moi je me hâte de t'écrire, parce que je crains que demain la
force et la volonté ne lui reviennent de partir, et je ne veux pas la
laisser s'en aller ainsi toute seule avec cette petite soubrette, qui
m'a l'air, par parenthèse, d'une sournoise très-rouée. Je ferai mon
possible pour lui persuader de t'attendre; mais, pour Dieu! tire-moi
bien vite de cet embarras. Ne me fais pas de reproches, car tu vois que
j'ai agi pour le mieux, et que je ne suis pas responsable de ce qui
arrivera désormais; si elle veut partir, faire quelque folie, se laisser
enlever, que sais-je? puis-je la mettre sous les verrous? Je ne le cache
pas qu'elle a la tète perdue; dans l'indignation que m'inspirait sa
résistance à mes avis, il m'est échappé qu'elle ferait mieux d'aller
soigner sa fille qui se meurt, que de s'occuper d'un amour extravagant
qui la livre déjà à la risée de toute une province et de tout un
régiment. J'ai été fâché aussitôt d'avoir trahi le secret que tu m'avais
recommandé, car elle est tombée dans des convulsions qui m'ont prouvé
que cette nouvelle lui fait beaucoup de mal, et qu'elle n'a pas oublié
l'amour maternel. Je termine en te priant d'avoir de l'indulgence
envers elle. Je connais ton sang-froid, et compte sur la prudence de ta
conduite, mais joins-y un peu de pitié pour cette pauvre égarée. Elle
est bien jeune, elle pourra se ranger et se repentir. Il y a de bien
bonnes mères de famille qui ont eu leurs jours d'égarement. Elle a, je
crois, un bon coeur, du moins avant son mariage elle était charmante; je
ne l'ai plus reconnue quand tu nous l'as ramenée avec des caprices, des
convulsions et des violences dont je ne l'aurais jamais crue capable
autrefois. Tu m'as paru être un mari bien débonnaire, je ne te le cache
pas; tu vois ce que c'est que d'être trop amoureux de sa femme. D'autres
disent que tu as quelques torts à te reprocher, et que tu vis là-bas
dans une intimité un peu trop tendre avec une espèce de parente qui est
venue te trouver après ton mariage, on ne sait pas d'où. Je sais bien
que lorsqu'une femme est enceinte ou nourrice, on est excusable d'avoir
quelque fantaisie; mais il ne faut pas que cela se passe sous le toit
conjugal; c'est une grande imprudence, et voilà comme elles s'en
vengent. Ne te fâche pas de ce que je te dis, c'est le propos d'un
commis voyageur qui, entendant raconter l'aventure de Fernande ce matin
dans un café, a dit que tu méritais un peu ton sort; c'est peut-être un
mensonge. Quoi qu'il en soit, viens, ne fût-ce que pour découvrir la
retraite de ton rival et le traiter comme il le mérite; je t'aiderai. Je
ferme ma lettre, est minuit. Ta femme vient de s'endormir, c'est-à-dire
qu'elle va mieux. Je lui ferai des excuses demain.



LXXIV.

DE FERNANDE A OCTAVE.

Tilly, près Tours.

Je suis chez ma mère: offensée et presque insultée par M. Borel, je suis
venue me réfugier, non dans le sein d'une protectrice et d'une amie,
mais sous le toit d'une personne dont les leçons, quelque dures qu'elles
soient, ne seront point des usurpations de pouvoir. Je puis entendre
sortir de sa bouche bien des paroles qui me révoltaient dans celle de ce
soldat brutal et grossier. Je pars demain pour Saint-Léon; ma mère m'y
conduit. Elle sait notre misérable aventure; qui ne la sait pas! mais
elle a été moins cruelle pour moi que je ne m'y attendais. Elle rejette
tout le blâme sur mon mari, et, malgré tout ce que je puis dire,
s'obstine à croire que Sylvia est sa maîtresse, et qu'il m'abandonne
pour vivre avec elle. Je ne sais pas qui a répandu dans le pays cet
infâme mensonge; tout le monde l'accueille avec l'empressement qu'on met
à croire le mal. Hélas! ce n'était donc pas assez que je le rendisse
ridicule par ma folle conduite, je ne puis empêcher qu'on le calomnie!
Sa bonté, sa confiance envers moi, seront attribuées à des motifs
odieux! Je suis sûre que Rosette nous trahit et vend nos secrets; je
l'ai rencontrée tout à l'heure comme elle sortait de chez ma mère, et
elle s'est beaucoup troublée en me voyant. Un instant après, ma mère
est venue me parier de mon ménage, de mon imprudent amour, et j'ai vu
qu'elle était informée des plus petits détails de notre histoire; mais
informée de quelle manière! Les faits, en passant par la bouche de cette
servante, étaient salis et dénaturés, comme vous pouvez penser: nos
premiers rendez-vous au grand ormeau, alors que je croyais me livrer à
un sentiment si pur et si peu dangereux, ont été présentés comme une
intrigue effrontée; l'accueil que Jacques vous fit alors a été traité
d'infâme complaisance; et notre double amitié, si longtemps paisible et
toujours si pure, est condamnée sans appel comme un double commerce de
galanterie. Que puis-je répondre à de telles accusations? Je n'ai pas
la force de me débattre contra une destinée si déplorable; je me laisse
accabler, humilier, salir. Je pense à ma fille qui se meurt, et que je
trouverai peut-être morte dans trois jours. Il semble que le ciel soit
en colère contre moi; j'ai donc commis un grand crime en vous aimant?
Votre lettre me fait autant de bien qu'il m'est possible d'en ressentir;
mais que pouvez-vous réparer désormais? Je sais que vous souffrez autant
que moi de mes maux, je sais que vous donneriez votre vie pour m'en
préserver; mais il est trop tard. Je ne vous ferai point de reproches;
je suis perdue, à quoi servirait de me plaindre?

Je ne sais pas comment m'est parvenue votre lettre, mais je vois, au
moyen que vous m'indiquez pour recevoir ma réponse, que vous n'êtes pas
loin, et que vous pénétrez presque dans la maison. Octave! Octave! vous
m'êtes funeste, vous m'avez perdue par la conduite où vous persévérez
obstinément. À quoi serviront cette sollicitude et ces poursuites
passionnées qui exposent votre vie et qui ruinent mon honneur? Pourquoi
voulez-vous me disputer ainsi à une société qui rit de nos efforts, et
pour qui notre affection est un sujet de scandale et de moquerie? Sous
quelque déguisement et avec quelque précaution que vous approchiez de
moi, vous serez encore découvert. La maison est petite, je suis gardée
à vue, et Rosette vous connaît; vous voyez où mènent le secours et le
dévouement de ces gens-là; pour un louis ils vous secondent, pour deux
ils vous vendent. À quoi vous servira de me voir? vous ne pouvez rien
pour moi. Il faut que mon mari sache tout, et que j'obtienne son pardon.
Ce ne sera pas difficile, je connais trop bien Jacques pour craindre
aucun mauvais traitement de sa part; mais son estime me sera retirée
à jamais, il n'aura plus pour moi que de la compassion, et sa bonté
m'humiliera comme un affront perpétuel. Pour vous, si vous vous obstinez
à me voir encore, vous paierez peut-être cette obstination de votre vie;
car Jacques se réveillera enfin du sommeil où la confiance plonge son
orgueil. Je ne puis vous empêcher de chercher l'accomplissement de votre
fatale destinée; vous ne pouvez augmenter le mal que vous m'avez fait,
qu'en trouvant la mort dans les conséquences de votre amour. Eh bien!
soit. Tout ce qui pourra hâter la mienne sera un bienfait de Dieu: qu'il
m'enlève ma fille et qu'il vous frappe, je vous suivrai de près.



LXXV.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Je t'ai perdue, tu es désespérée, et tu crois que je t'abandonnerai?
Tu crois que je tiendrai compte des dangers auxquels ma vie peut être
exposée, quand la tienne est compromise et désolée par ma faute? Me
prends-tu pour un lâche? Ah! c'est bien assez d'être un fou que Dieu
maudit, et dont la fatalité déjoue toutes les espérances et traverse
toutes les entreprises. N'importe, ce n'est point le moment des
plaintes et du découragement; songe que je ne puis plus te compromettre
maintenant; le mal est fait, rien ne m'en consolera, et mon coeur
saignera éternellement pour ma faute. Mais si le passé n'est pas
réparable, du moins l'avenir nous appartient, et je ne supporte pas
l'idée qu'il doive être pour toi un châtiment implacable et éternel.
Pauvre infortunée! Dieu ne veut pas que tu te résignes à souffrir toute
ta vie d'une faute que tu n'as pas commise; s'il veut punir, il faudra
qu'il commence par moi; mais va, Dieu est indulgent, et il protège ceux
que le monde abandonne. Il te préservera, lui seul sait de quelle façon;
du moins il te rendra ta fille. Ce misérable Borel aura exagéré son
mal pour se venger de la juste fierté avec laquelle tu repoussais
ses insolentes réprimandes. Quand j'ai quitté Saint-Léon, elle était
très-légèrement indisposée, et sa constitution annonçait une force
capable de résister aux maladies inévitables de l'enfance. Tu la
retrouveras guérie, ou, du moins, elle guérira en dormant sur ton sein.
Tout le mal est venu, à elle comme à nous, de ton départ. Nous étions
une heureuse famille, croyant les uns aux autres, et une même vie
semblait nous animer; tu as voulu rompre cet accord que le ciel
ordonnait. Il te poussait dans mes bras; Jacques l'aurait ignoré ou
toléré, et Sylvia n'aurait osé s'en offenser. À présent, le monde a
parlé, il a jeté sa hideuse malédiction sur nos amours, il faut les
laver avec du sang. Laisse faire, j'offrirai le mien à Jacques jusqu'à
la dernière goutte. Ne sais-tu pas que je serais le dernier des lâches
si j'agissais autrement? S'il doit s'apaiser en prenant ma vie et te
rendre le bonheur, je mourrai consolé et purifié de mon crime; mais s'il
te maltraite, s'il te menace, s'il t'humilie seulement, malheur à lui!
Je t'ai jetée dans le précipice, je saurai t'en retirer. Crois-tu que je
m'inquiète du monde? J'ai cru autrefois que c'était un maître sévère
et juste; j'ai rompu avec lui du jour où il m'a défendu de t'aimer. A
présent, je brave ses anathèmes; je te prendrai dans mes bras et je
t'emporterai au bout de la terre. J'enlèverai tes enfants, ta fille
au moins avec toi, et nous vivrons au fond de quelque solitude où les
clameurs insensées de ta société ne nous atteindront pas. Je n'ai pas,
comme Jacques, une grande fortune à t'offrir; mais ce que je possède
t'appartiendra; je me vêtirai en paysan, et je travaillerai pour que
ta fille ait une robe de soie, et pour que tu n'aies rien à faire qu'à
jouer avec elle. Le sort que je te ferai sera moins brillant que celui
dont tu jouis; mais il te prouvera plus d'amour et de dévouement que
tous les dons de ton mari. Relève donc ton courage et hâte-toi d'aller
à Saint-Léon. Si je ne craignais d'augmenter sa colère, je viendrais te
prendre ce soir dans une chaise de poste et je te conduirais moi-même
à ton mari; mais il croirait peut-être, dans le premier moment, que je
viens pour le braver, et telle n'est pas mon intention. Je vais m'offrir
à lui, et lui donner la réparation qu'il voudra. Il me mépriserait avec
raison si je fuyais dans un pareil moment. Je suis entré dans le petit
jardin de ta mère ce matin, et je l'ai vue en grand conciliabule avec
Rosette; chasse cette fille le plus tôt possible. Je t'ai vue aussi,
dans quel état de pâleur et d'abattement! J'ai senti toutes les tortures
du remords et du désespoir. J'étais habillé en paysan, et c'est moi qui
ai vendu à ton domestique les fleurs où tu as dû trouver mon premier
billet. Je te porterai moi-même celui-ci ce soir au moment de ton
départ, et je ferai le voyage à deux pas derrière toi. Prends courage,
Fernande; je t'aime de toutes les forces de mon âme; plus nous serons
malheureux, et plus je t'aimerai.



LXXVI.

D'OCTAVE A HERBERT.

J'ai bien des choses à te raconter. Je suis reparti pour le Dauphiné, le
15 au soir, avec Fernande et madame de Theursan; la mère était bien loin
de se douter qu'un des deux postillons qui la conduisaient n'était autre
que l'amant à qui elle se flattait d'enlever sa fille. Cette madame de
Theursan, qui est du reste une méchante femme, est prudente et amie
des mesures sages et adroites; elle avait, dans la journée, congédié
Rosette, et l'avait fait partir pour Paris avec une somme assez forte
et une lettre de recommandation pour une personne qui doit la placer
avantageusement. J'ai rencontré la soubrette dans une auberge du village
voisin où elle prenait la diligence; j'avais envie de la cravacher; mais
j'ai pensé que, dans l'intérêt de Fernande, je devais faire tout le
contraire. J'ai donc doublé le présent de madame de Theursan, et je l'ai
vue partir pour Paris. Là, du moins, les méchancetés de sa langue seront
perdues dans le grand orage des voix qui planent sur l'abîme où tout
s'engloutit pêle-mêle, fautes et blâme. Au moment du départ de Fernande,
j'ai vu avec plaisir madame Borel lui donner des témoignages d'amitié
qui ont dû répandre quelque consolation dans son coeur brisé. A
l'approche du premier relais, après avoir échangé un regard, une poignée
de main et un billet à la portière avec Fernande, j'ai quitté mon
costume, et j'ai couru la poste à franc-étrier toute la nuit derrière
sa voiture; à chaque relais je m'approchais d'elle, et je voyais, à la
lueur mystérieuse de quelque lanterne, un peu d'espoir et de plaisir
dans ses yeux. Au jour, pendant qu'elle déjeunait dans une auberge, j'ai
loué une chaise et j'ai continué ainsi mon voyage. À propos, envoie-moi
vite de l'argent, car, si j'avais quelque nouvelle expédition à faire,
je ne saurais comment m'en tirer.

Madame de Theursan a bien remarqué ma figure sur la route; mais elle
ne m'avait jamais vu, et j'avais l'air d'un voyageur de commerce si
indifférent à elle et à sa fille, qu'elle ne pouvait deviner mon
dessein. Je me suis arrêté sur la route, à l'entrée du vallon de
Saint-Léon, et je l'ai laissée s'engager dans la plaine; j'ai envoyé
alors mon équipage au presbytère en disant au postillon d'aller
lentement, et, en une demi-heure, par le sentier des Collines, je
suis arrivé à travers bois jusqu'au château; je suis entré sans voir
personne, et je me suis assis dans le salon derrière le paravent où l'on
met parfois les enfants pendant le jour. Il y avait un berceau vide, un
seul; mon coeur se serra; je devinai que la petite fille était morte,
et je répandis des larmes amères en songeant au surcroît de douleur qui
attendait mon infortunée Fernande.
                
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