George Sand

Jacques
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J'étais là depuis un quart d'heure, absorbé et comme accablé de cette
combinaison de malheurs implacables, lorsque j'entendis marcher
plusieurs personnes; c'était Jacques avec Fernande et sa mère qui
venaient d'arriver. «Où est ma fille? disait Fernande a son mari;
fais-moi voir ma fille.» L'accent de sa voix était déchirant. Celle de
Jacques eut quelque chose d'étrangement cruel en lui répondant par cette
question: _Où est Octave?_... Je me levai aussitôt, et je me présentai
en disant d'un ton résolu: «Me voici.» Il resta quelques instants
immobile, et regarda madame de Theursan, dont le visage exprimait la
surprise que tu peux imaginer. Jacques, alors, me tendit la main en me
disant: _C'est bien_. Ce fut la première et la dernière explication que
nous eûmes ensemble.

Fernande était partagée entre l'inquiétude de savoir ce qu'était devenue
sa fille et celle de voir la conduite de Jacques envers moi; pâle et
tremblante, elle tomba sur une chaise en disant d'une voix étouffée:
«Jacques, dis-moi que ma fille est morte et que tu as reçu une lettre de
M. Borel.--Je n'ai reçu aucune lettre, répondit Jacques, et ton arrivée
est pour moi un bonheur inattendu.» Il fit cette réponse avec tant de
calme, que Fernande dut s'y tromper. J'y aurais été pris moi-même, si
je ne savais par Rosette, qui était au courant de tous les secrets de
Cerisy, que M. Borel a écrit et qu'il a tout raconté. Fernande se leva
vivement, et un éclair de joie brilla sur son visage; mais elle retomba
sur son siège, en disant: «Ma fille est morte, du moins!--Je vois, dit
Jacques en se penchant vers elle avec affection, que Borel aura eu
l'imprudence de te dire les motifs qui m'ont retenu loin de toi. C'est
une triste justification que j'ai à t'offrir, ma pauvre Fernande; mais
tu l'accepteras, et nous pleurerons ensemble.» Sylvia entra en cet
instant avec le fils de Fernande dans ses bras; elle courut le mettre
dans ceux de l'infortunée en la couvrant de baisers et de larmes.
_Seul!_ dit Fernande en embrassant son fils, et elle s'évanouit.

«Monsieur, dit alors madame de Theursan en prenant le bras de Jacques,
laissez ma fille aux soins de deux personnes que j'ai la surprise de
voir ici, et accordez-moi sur-le-champ un moment d'entretien dans une
autre pièce.--Non, Madame, répondit Jacques d'un ton sec et hautain;
laissez-moi secourir ma femme moi-même, vous direz ensuite tout ce que
vous voudrez devant les deux personnes que voici. Fernande, dit-il en
s'adressant à sa femme, qui commençait à revenir un peu, prends
courage; c'est tout ce que je te demande en récompense de la tendresse
inaltérable que j'ai pour toi. Soigne-toi, conserve-toi pour cet enfant
qui nous reste; vois comme il te sourit, notre pauvre fils unique! Tu
dois tenir à la vie, tu es encore entourée d'êtres qui te chérissent;
Sylvia est là qui attend un effort de ton amitié pour lui rendre
ses caresses; je suis à tes pieds pour te conjurer de résister à ta
douleur... et... voici Octave.» Il prononça ce dernier mot avec un
effort visible. Fernande se jeta dans ses bras, occupée seulement de sa
douleur; il avait sur le visage deux grosses larmes, et il me regarda
avec un singulier mélange de reproche et de pardon. L'homme étrange!
j'eus envie un instant de me jeter à ses pieds.

Nous passâmes près d'une heure dans les larmes. Jacques était si bon et
si délicat envers sa femme, qu'elle se rassura au moins sur un des deux
malheurs qu'elle avait redoutés; elle pensa qu'il ne savait rien encore,
et prit courage au point de me tendre la main, à moi le dernier, après
avoir donné mille témoignages d'affection à son fils, à son mari et à
Sylvia. «Tu vois, lui dis-je à voix basse, pendant un moment où je me
trouvais seul près d'elle, que tous les coups ne frappent pas en même
temps, et que je suis encore à tes pieds.» Je rencontrai les yeux de
madame de Theursan, qui m'observait d'un air d'indignation. Jacques
rentra avec Sylvia; ils obtinrent de Fernande qu'elle prendrait un peu
de nourriture, et nous la conduisîmes à table. Le déjeuner fut triste et
silencieux; mais nos soins semblaient rappeler peu à peu Fernande à
la vie. Personne ne parlait à madame de Theursan, qui paraissait fort
insensible à l'infortune de sa fille, et qui n'était occupée qu'à
regarder alternativement Sylvia et moi, nous remerciant, avec une
affectation de politesse ironique, des rares attentions que nous avions
pour elle. Jacques, de son côté, affectait de n'en avoir aucune. Quand
nous rentrâmes au salon, madame de Theursan, s'adressant à Jacques, lui
dit d'un ton insolent: «Ainsi, Monsieur, vous refusez de me donner
une explication particulière?--Absolument, Madame, répondit
Jacques.--Fernande, dit-elle, vous entendez comme on traite votre mère
chez vous; je suis venue ici pour vous défendre et vous protéger; mon
intention était de vous réconcilier, autant que possible, avec votre
mari, et d'employer la politesse et la raison pour l'engager à abjurer
ses torts en pardonnant les vôtres. Mais on m'insulte avant même que
j'aie dit un mot en votre faveur; c'est à vous de savoir comment vous
voulez que j'agisse désormais.--Je vous supplie, maman, dit Fernande,
troublée et épouvantée, de remettre à un autre moment toute explication
avec qui que ce soit.--Est-ce que tu penses, Fernande, lui dit Jacques,
que nous aurons jamais besoin d'intermédiaire pour nous expliquer?
Est-ce que tu as prié ta mère de venir te protéger et te défendre contre
moi?--Non, non, jamais! s'écria Fernande en cachant sa tête dans le sein
de Jacques, ne le crois pas! tout cela arrive malgré moi; n'écoute pas,
ne réponds pas... Ma mère, ayez pitié de moi et taisez-vous.--Me taire
serait une bassesse, reprit madame de Theursan, si ce que j'aurais à
dire pouvait servir à quelque chose; mais je vois que ce serait prendre
une peine inutile. Si tout le monde est content ici, je n'ai plus qu'à
me retirer. Mais songez, Fernande, que nous nous voyons pour la dernière
fois; la vie honteuse à laquelle j'espérais vous soustraire et où vous
voulez vous plonger plus avant m'interdit désormais toute relation avec
vous. J'aurais l'air, aux yeux du monde, d'approuver le scandale de
votre conduite, et d'imiter la honteuse complaisance de votre mari.»
Fernande, plus pâle que la mort, tomba sur le sofa en disant: «Mon Dieu,
épargnez-moi!» Jacques était aussi pâle qu'elle, mais sa colère ne se
révélait que par un petit froncement de sourcil que Fernande m'a
appris à observer, et dont madame de Theursan était loin de connaître
l'importance. «Madame, dit-il d'une voix très-légèrement altérée,
personne au monde, excepté moi, n'a de droits sur ma femme; vous avez
renoncé aux vôtres en la mariant. Je vous défends donc, au nom de mon
autorité et de mon affection pour elle, de lui adresser des reproches
et des injures, qui, dans l'état où vous la voyez, peuvent lui devenir
funestes. Je savais bien que, pour avoir le plaisir de m'offenser, vous
ne marchanderiez pas avec la vie de votre fille; mais si c'est à moi que
vous en avez, parlez, j'ai de quoi vous répondre; il me suffira de vous
dire que je vous connais.» Madame de Theursan changea de visage; mais la
colère l'emportant sur la peur que cette espèce de menace avait semblé
lui faire, elle se leva, prit Fernande par le bras, et, l'attirant
vers moi d'une manière brutale, elle la jeta presque sur mes genoux en
disant: «Si c'est là votre choix, Fernande, restez au sein de la honte
où votre mari vous a précipitée; je ne saurais relever une âme avilie.
Pour vous, Mademoiselle, dit-elle à Sylvia, je vous fais mon compliment
du rôle que vous jouez ici, et j'admire l'habileté avec laquelle vous
avez fourni un amant à votre rivale, pour la supplanter plus facilement
auprès de son mari. Maintenant je pars; j'ai rempli le devoir qui
m'était imposé en offrant à ma fille l'appui qu'elle aurait dû implorer
et qu'elle repousse. Que Dieu lui pardonne, car moi je la maudis!»
Fernande jeta un cri d'effroi. Je la pressai involontairement sur mon
coeur. Sylvia dit à madame de Theursan, avec un dédain glacial, qu'elle
ne comprenait rien à son apostrophe et qu'elle ne répondait point aux
énigmes. «Je vais t'expliquer celle-ci, dit Jacques avec amertume.
Madame n'a pas de fortune; et elle sait que j'ai fait à sa fille un
douaire qui, en cas de veuvage ou de séparation, assurerait à celle-ci
une existence brillante; elle cherche à nous brouiller, afin que sa
fille, en allant vivre sous sa tutelle, lui donne à gouverner cinquante
mille livres de rente: voilà toute l'énigme.» Madame de Theursan était
verte de fureur; mais la haine lui déliant merveilleusement la langue,
elle accabla Jacques et Sylvia d'injures si poignantes, que Jacques
perdit patience, et fronça le sourcil tout à fait; alors il ouvrit son
portefeuille, et montra à madame de Theursan quelques mots écrits sur
un petit papier, avec une image coupée en deux, en s'écriant d'une voix
forte, _Connaissez-vous cela?_ Elle fit un mouvement de rage pour la
saisir, en répondant avec égarement qu'elle ne savait point ce que cela
signifiait; mais Jacques, la repoussant, alla ôter du cou de Sylvia une
espèce de scapulaire qu'elle porte toujours. Il déchira le sachet de
satin noir, en tira une autre moitié d'image qu'il montra à madame de
Theursan, et répéta de la même voix tonnante, que je n'avais jamais
entendue sortir de sa poitrine: _Et cela, le connaissez-vous?_ La
malheureuse femme s'évanouit presque de honte; puis elle se releva en
criant avec le désespoir de la haine: «Elle n'en est pas moins votre
maîtresse, car vous savez bien que ce n'est pas votre soeur!--Ce n'est
pas ta soeur, Jacques? dit Fernande, qui, ne comprenant pas plus que
nous cette scène étrange et mystérieuse, s'était approchée de sa mère
pour la secourir.--Non, c'est sa maîtresse, criait madame de Theursan
avec égarement, en s'efforçant d'entraîner sa fille. Fuyons cette
maison, c'est un lieu de prostitution; partons, Fernande; tu ne peux
pas rester sous le même toit que la maîtresse de ton mari.» La pauvre
Fernande, brisée par tant d'émotions et comme frappée d'étourdissement
devant taut de surprises, restait indécise et consternée, tandis que sa
mère la secouait et la poussait vers la porte dans une sorte de délire.
Jacques la délivra de cette torture, et la conduisant vers Sylvia:
«Si ce n'est pas ma soeur, lui dit-il, c'est du moins la tienne;
embrasse-la, et oublie ta mère, qui vient de se perdre par sa faute.»

Madame de Theursan tomba dans d'affreuses convulsions. On l'emporta dans
la chambre de sa fille; mais au moment de suivre Fernande, qui était
sortie pour aller soigner sa mère, Sylvia s'arrêta entre Jacques et moi,
en nous prenant chacun par un bras: «Jacques, dit-elle, tu as été trop
loin, et tu n'aurais pas dû dire cela devant Fernande et devant moi. Je
suis bien fâchée de savoir que c'est là ma mère; j'espérais que celle
qui m'a abandonnée en me donnant le jour, était morte. Heureusement
Fernande n'a dû rien comprendre à cette scène, et il sera facile de lui
faire croire qu'en m'appelant sa soeur vous faisiez simplement un appel
à mon amitié.--Qu'elle en pense ce qu'elle pourra, il ne convient à
personne ici de lui expliquer ces tristes secrets. Octave les gardera
religieusement.--D'autant plus volontiers, lui dis-je, que je ne sais
rien, et que je ne devine pas plus que Fernande.» Nous nous séparâmes,
et Sylvia passa le reste de la journée dans la chambre de madame de
Theursan. Fernande, malade elle-même, avait été forcée d'aller se mettre
au lit aussitôt qu'elle avait vu sa mère un peu calmée. Sylvia les a
soignées alternativement avec un zèle admirable. Après-tout, c'est une
grande et noble créature que Sylvia. Je ne sais ce qui s'est passé entre
elle et madame de Theursan; mais lorsque celle-ci repartit le lendemain
matin sans consentir à voir personne, elle se laissa accompagner par
Sylvia jusqu'à sa voiture. Je les vis passer dans le parc, d'un endroit
où elles ne pouvaient m'apercevoir. Madame de Theursan semblait être
accablée, et n'avoir plus de forces pour la colère et le ressentiment.
Au moment de quitter Sylvia, pour aller rejoindre sa voiture qui
l'attendait à la grille, elle lui tendit la main; puis, âpres un instant
d'hésitation, elle se jeta dans ses bras eu sanglotant. J'entendis
Sylvia lui offrir de l'accompagner pendant une partie de la route, pour
la soigner. «Non, dit madame de Theursan, votre vue me fait trop de mal;
mais si je vous appelle à ma dernière heure, promettez-moi de venir me
fermer les yeux.--Je vous le jure, répondit Sylvia; et je vous jure
aussi que Fernande ne saura jamais votre secret.--Et ce jeune homme le
gardera? ajouta madame de Theursan en parlant de moi; pardonnez-moi, car
je suis bien malheureuse!--J'ai quelque chose à vous remettre, reprit
Sylvia; c'est les trois lignes écrites que Jacques vous a montrées hier,
les seules preuves qui existent de ma naissance: vous pouvez et vous
devez les anéantir. Voici encore la moitié de l'image, laissez-moi
l'autre; elle ne peut rien apprendre à personne, et j'y tiens à cause
de Jacques.--Bonne, bonne personne!» s'écria madame de Theursan, en
acceptant avec transport le papier que Sylvia lui offrait: ce fut toute
l'expression de sa reconnaissance. Dans ce mauvais coeur, la joie d'être
débarrassée d'une crainte personnelle l'emporta sur le repentir et la
confusion d'une conscience coupable: elle partit précipitamment.

Sylvia resta longtemps immobile à la regarder; quand celle-ci eut
disparu derrière la grille, elle croisa ses bras sur sa poitrine,
et j'entendis ce mot expirer à demi sur ses lèvres pâles: «Ma
mère!--Explique-moi ce mystère, Sylvia, lui dis-je en l'abordant, et en
lui baisant la main avec une sorte de vénération irrésistible; comment
cette femme est-elle ta mère, lorsque tu te croyais la soeur
de Jacques?» Son visage prit une expression de recueillement
indéfinissable, et elle me répondit: «Il n'y a au monde que cette femme
qui puisse savoir de qui je suis fille, et elle ne le sait pas! c'est là
ma mère.--Elle a donc été aimée du père de Jacques?--Oui, dit-elle, et
d'un autre en même temps.--Mais qu'y avait-il sur ce papier?--Quatre ou
cinq mots de la main du père de Jacques, attestant que j'étais la fille
de madame de Theursan, mais déclarant qu'il n'était point sûr d'être mon
père, et que, dans le doute, il n'avait pas voulu se charger de moi.
Cette image, dont j'ai la moitié, c'est lui qui me la mit au cou en
m'envoyant à l'hospice des Orphelins.--Quelle destinée que la tienne,
Sylvia! lui dis-je; Dieu savait bien pourquoi il te louait d'un si grand
coeur.--Mes peines ne sont rien, répondit-elle en faisant un geste comme
pour éloigner une préoccupation personnelle; ce sont les vôtres qui me
font du mal, celles de Fernande, celles de Jacques surtout.--Et n'as-tu
pas de compassion aussi pour les miennes? lui dis-je tristement.--C'est
toi que je plains le plus, me dit-elle, parce que c'est toi qui es le
plus faible. Cependant il y a une chose qui me réconcilie, c'est que tu
sois venu; cela est d'un homme.» Je voulus m'expliquer avec elle sur nos
communes douleurs; je me sentais en ce moment disposé à une confiance et
à une estime que je ne retrouverai peut-être jamais dans mon coeur. Je
venais de lui voir faire une noble action, je lui aurais livré toutes
mes pensées; mais elle me punit de mes méfiances passées en me fermant
l'accès de son âme. «Cela regarde Jacques, me dit-elle, et je ne sais ce
qui se passe en lui. Ton devoir est d'attendre qu'il prenne un parti;
sois bien sûr qu'il sait tout, mais que son premier et unique soin, dans
ce moment, est de rassurer et de consoler Fernande.»

Elle me quitta pour s'enfoncer seule dans une autre allée du parc.
J'allai m'informer de la santé de Fernande; son mari était dans sa
chambre, et lisait pendant qu'elle sommeillait. Quelle position que la
mienne, Herbert! Agir avec cette famille comme auparavant, quand
il s'est passé entre nous des choses qui doivent nous avoir rendus
irréconciliables! Comprends-tu ce qu'il me faut de courage pour aller
frapper à cette porte que Jacques vient m'ouvrir, et ce que je souffre
quand il sort en me disant avec son calme impénétrable: «Obtenez qu'elle
ait le courage de vivre.» Que cache donc l'impassible générosité de
cet homme? Est-ce par l'effort d'un amour sublime qu'il sacrifie ainsi
toutes ses fureurs et toutes ses souffrances? Il y a des instants où je
le crois; et pourtant cela est trop contraire à l'humanité pour que j'y
ajoute foi sincèrement. S'il n'avait donné de sa bravoure et de son
mépris de la vie des preuves que je n'aurai peut-être jamais l'occasion
de donner, on pourrait dire qu'il a peur de se battre avec moi; mais à
moi, qui l'ai vu jour par jour depuis un an, et qui sais sa vie tout
entière par Sylvia, celle explication ne peut présenter aucun sens.
L'opinion à laquelle je dois m'arrêter, c'est que son coeur est bon
sans être ardent, ses affections nobles sans être passionnées. Il s'est
imposé le stoïcisme pour faire comme tous les hommes, pour jouer un
rôle; et il s'est tellement identifié avec quelque type de l'antiquité,
qu'il est devenu lui-même une espèce de héros antique, à la fois
ridicule et admirable dans ce siècle-ci. Que lui conseillera son rêve de
grandeur? jusqu'où ira cette étrange magnanimité? Attend-il que sa femme
soit guérie pour rompre avec elle, ou pour me demander raison? Il semble
à la fois confondu et satisfait de l'audace de ma conduite, et il lui
arrive de me regarder avec des yeux où brille la soif de mon sang.
Couve-t-il sa vengeance, ou en fera-t-il un holocauste? J'attends. Il
y a trois jours que nous en sommes au même point. Fernande a été
réellement mal, et nous n'avons pas été sans inquiétude pendant une
nuit. Jacques et Sylvia m'ont permis de veiller dans sa chambre avec
eux; quel que soit le fond de leurs âmes, je les en remercie du fond de
la mienne. J'espère que dans peu Fernande sera guérie; sa jeunesse, sa
bonne constitution, et le soin qu'on prend d'éloigner d'elle la pensée
d'un chagrin nouveau, feront encore plus, j'espère, que le secours d'un
très-bon médecin qui était venu pour soigner sa fille, et qui est resté
pour elle. Adieu, mon ami. Brûle cette lettre; elle contient un secret
que j'ai juré de garder, et que je n'ai pas trahi en le racontant à un
autre moi-même.



LXXVII.

DE JACQUES A M. BOREL.


Mon vieux camarade, je te remercie de ta lettre, et des excellentes
intentions de ton amitié. Je sais que tu te serais battu de grand coeur
pour défendre ma femme d'une insulte, et pour me rendre même un moindre
service. J'espère que tu regardes ce dévouement comme réciproque, et
que, si tu as jamais occasion de faire un appel sérieux à l'amitié, tu
ne t'adresseras pas à un autre que moi. Remercie aussi pour moi ta bonne
Eugénie des soins qu'elle a eus pour Fernande, et prie-la, si elle
lui écrit, de ne point lui faire savoir que j'ai reçu la lettre où tu
m'informais de tout ce qui s'est passé. Adieu, mon brave; compte sur
moi, à la vie et, à la mort.



LXXVIII.

DE JACQUES A OCTAVE.

Je veux vous épargner l'embarras d'une explication verbale; elle ne
pourrait être que difficile et pénible entre nous; nous nous entendrons
plus vite et plus froidement par écrit. J'ai plusieurs questions à vous
adresser, et j'espère que vous ne me contesterez pas le droit de vous
interroger sur certaines choses qui m'intéressent pour le moins autant
que vous.

1° Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est passé entre vous et une
personne qu'il n'est pas besoin de nommer?

2° En revenant ici, ces jours derniers, en même temps qu'elle, et en
vous présentant à moi avec assurance, quelle a été votre intention?

3° Avez-vous pour cette personne un attachement véritable? Vous
chargeriez-vous d'elle, et répondriez-vous de lui consacrer votre vie,
si son mari l'abandonnait?

Répondez à ces trois questions; et si vous respectez le repos et la vie
de cette personne, gardez-moi le secret auprès d'elle sur le sujet de
cette lettre; en le trahissant, vous rendriez son salut et son bonheur
futur impossibles.



LXXIX.

D'OCTAVE A JACQUES.

Je répondrai à vos questions avec la franchise et la confiance d'un
homme sûr de lui:

1° Je savais, en quittant la Touraine, que vous étiez informé de ce qui
s'est passé entre elle et moi;

2° Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en réparation de l'outrage
et du tort que je vous ai fait; si vous êtes généreux envers _elle_, je
découvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me
frapper avec l'épée, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger
sur _elle_, je vous disputerai ma vie et je tâcherai de vous tuer;

3° J'ai pour elle un attachement si profond et si vrai, que, si vous
devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais
serment de lui consacrer ma vie tout entière, et de réparer ainsi,
autant que possible, le mal que je lui ai fait.

Adieu, Jacques. Je suis malheureux, mais je ne peux pas vous dire ce
que je souffre à cause de vous; si vous voulez vous venger de moi,
vous devez désirer de me trouver debout. Je serais un lâche si je vous
implorais; je serais un impudent si je vous bravais; mais je dois vous
attendre, et je vous attends. Décidez-vous.



LXXX.

D'OCTAVE A HERBERT.

Jacques est parti; où va-t-il, et quand reviendra-t-il? reviendra-t-il
jamais? Tout cela est encore un mystère pour moi; cet homme a la
manie d'être impénétrable. J'aimerais mieux vingt coups d'épée que ce
dédaigneux silence. De quoi puis-je l'accuser, pourtant? Sa conduite
jusqu'ici est sublime envers sa femme; mais sa miséricorde envers moi
m'humilie ou sa lenteur à se venger m'impatiente. Ce n'est pas vivre que
d'être ainsi dans le doute du présent et dans l'incertitude de l'avenir.

Je t'ai envoyé copie du billet qu'il m'a écrit de Saint-Léon, et de la
réponse que je lui ai faite du presbytère, le tout entre le déjeuner et
le dîner qui nous rassemblent tous les jours comme autrefois; car il est
bon de te dire qu'il y a quelques jours Fernande me pria de reprendre
notre ancienne manière de vivre, et qu'elle était autorisée par Jacques
à me faire cette invitation. C'était le premier jour depuis sa maladie
qu'elle redescendait au salon, et ce fut lendemain que Jacques m'envoya
ce message par son groom. J'eus l'aplomb d'aller dîner comme la veille,
et Jacques me reçut comme les autres jours, c'est-à-dire avec une
poignée de main et une contenance grave. Cette poignée de main, qu'il
ne me donne point quand nous nous rencontrons seuls, est évidement une
démonstration extérieure pour rassurer sa femme, et la perte de leur
enfant autorise assez son silence et sa réserve, qu'elle peut prendre
pour de la tristesse. Seulement, après le dîner, il me suivit dans le
jardin, et me dit: «Vos dispositions sont telles que je les supposais,
il suffit. Vous êtes un ami sans foi, mais vous n'êtes pas un homme sans
coeur. Je n'exige plus qu'une chose: votre parole d'honneur que vous
cacherez à Fernande l'explication que nous avons eue ensemble, et que
dans aucun moment de votre vie, fussé-je à cent lieues, fussé-je mort,
vous ne lui apprendrez que j'ai su la vérité.» Je lui donnai ma parole,
et il ajouta: «Êtes-vous bien pénétré de l'importance du serment que
vous me faites?--Je pense que oui, répondis-je.--Songez, me dit-il, que
c'est la première et la principale réparation que je vous demande du
mal que vous nous avez fait; songez que vous frapperiez Fernande d'une
blessure mortelle le jour où vous lui feriez savoir que je lui ai
pardonné. Vous concevez sans doute qu'en de certaines circonstances la
reconnaissance est une humiliation et un tourment: on souffre quand on
ne peut remercier sans rougir, et vous savez que Fernande est fière.--O
Jacques! lui dis-je avec effusion, je sais que tu es sublime envers
elle!--Ne me remercie pas, dit-il d'une voix altérée, je ne puis l'être
envers toi.» Et il s'éloigna précipitamment.

Hier, je trouvai Fernande triste et inquiète. «Jacques va encore nous
quitter, me dit-elle; il prétend avoir des affaires indispensables
qui l'appellent à Paris; mais, dans la situation où nous sommes, tout
m'effraie. Peut-être a-t-il reçu enfin cette funeste lettre de Borel
qu'un hasard aura retardée à la poste; peut-être me trompe-t-il par une
feinte douceur que lui dicte la compassion. Je tremble qu'il ne soit
instruit, et qu'il n'ait le projet de m'abandonner tout à fait sans me
rien dire.» Je la rassurai en lui disant que, dans ce cas-là, Jacques
aurait eu certainement une explication avec moi, et je la trompai en lui
assurant qu'il m'avait, au contraire, témoigné une amitié plus vive que
jamais. Fernande est bien facile à abuser; elle est si peu habituée au
raisonnement et si peu capable d'observation, qu'elle no connaît jamais
les gens qui l'entourent, et ne comprend pas sa propre vie. C'est une
douce et naïve créature, toujours gouvernée par l'instinct d'aimer,
par le besoin de croire, et trop pieusement crédule dans l'affection
d'autrui pour être susceptible de pénétration. Jacques rentra et parla
de ses affaires d'une manière si vraisemblable, Sylvia eut tellement
l'air d'y croire, et nous fûmes en apparence si bons amis, qu'elle me
dit le soir: «Oh! quelle confiance héroïque de la part de Jacques! il
nous laisse encore ensemble! Songez, Octave, que vous seriez un monstre
si vous en abusiez, et que de ce moment je serais forcée de vous haïr.»
Jacques est parti ce matin, calme, et me témoignant une affection
vraiment stoïque; mais que pense-t-il? Il doit croire que sa femme est
ma maîtresse, et pourtant elle ne l'est point. Elle s'est courageusement
refusée à moi, et j'ai eu la force de me soumettre, même dans les
occasions où la crainte de la perdre et le trouble de mes passions
auraient dû triompher de tous les scrupules. Peut-être que si Jacques
savait cela, il agirait autrement; peut-être aurais-je dû le lui dire.
C'eût été un autre genre d'héroïsme que de le faire rester en lui
disant: «Ta femme est pure, reprends-la, et je pars.» Mais il est écrit
que je ne serai jamais un héros, cela m'est impossible, et j'ai une
antipathie insurmontable pour les scènes de déclamation. Je me connais
trop bien: je serais parti par la porte, et au bout de huit jours je
serais rentré par la fenêtre; j'aurais avoué que depuis un an je suis le
plus niais des séducteurs, et je serais devenu criminel aussitôt après
cette belle confession. D'ailleurs, Jacques aurait-il ajouté foi à ma
parole, soit pour le passé, soit pour l'avenir? Je ne peux plus le
croire aveugle. Il y a des instants où toute cette pompe de générosité
m'en impose tellement, que je me livre à l'admiration avec une
sensibilité puérile; et puis ma raison reprend le dessus, et je me dis
qu'après tout, la vie est une comédie à laquelle ne se laissent pas
prendre ceux qui la jouent; qu'après les tirades et les scènes à effet,
chacun essuie son fard, ôte son costume, et se met à manger ou à dormir.
Jacques serait ce qu'il croit être, si la nature l'avait doué comme
moi de passions vives. S'il aimait Fernande comme je l'aime, et s'il y
renonçait comme il fait, je m'inclinerais devant lui. Mais je sais bien
que lorsqu'on est épris comme je le suis, on n'est pas capable de tels
sacrifices. Il aime le genre héroïque, et sa paisible nature, ses
passions refroidies par l'habitude du raisonnement ou par l'âge, le
secondent merveilleusement. Qu'on lui mette mon coeur dans la poitrine
pendant un quart d'heure, et tout cet échafaudage tombera. Il ne demande
pas mieux que de s'éloigner de sa femme: il aime la solitude et les
voyages comme Childe-Harold; il est plus content d'avoir à pratiquer la
théorie qu'il s'est faite du _renoncement_, que de jouir de tous les
biens de la vie, et son orgueil est plus satisfait de pouvoir me faire
grâce, qu'il ne le serait de me tuer en duel. Il songe à l'admiration
qu'il m'impose, et il se croit plus vengé par mon repentir que par ma
mort. Ne pense pas que je veuille nier ce qu'il y a de beau dans son
caractère et dans sa conduite: vraiment, je le crois capable de l'action
de Régulus. Mais si Régulus avait vécu sous mes yeux, j'aurais trouvé,
j'en suis sûr, dans sa vie privée mille occasions de douter et de
sourire. Les héros sont des hommes qui se donnent à eux-mêmes pour des
demi-dieux, et qui finissent par l'être en de certains moments, à force
de mépriser et de combattre l'humanité. À quoi cela sert-il, après
tout? A se faire une postérité de séides et d'imitateurs; mais de quoi
jouit-on au fond de la tombe?

Je m'efforce en vain de chercher mon bonheur en cette vie dans les joies
de l'orgueil; la vérité les efface avec un éclair de son miroir, et je
me retrouve seul et impuissant, avec mon désir et ma passion dans le
coeur. Hier, quand Jacques partait, mille folies me passaient par
l'esprit: j'avais envie d'aller dire adieu à Fernande et de partir avec
lui; que sais-je? Mais quand il fut parti, et que Fernande tout en
larmes me laissa baiser ses mains humides, et peu à peu son cou de neige
et ses beaux cheveux, dont le contact me fait frissonner de bonheur, je
me sentis très-content d'être seul avec elle, et malgré moi je remerciai
Dieu d'avoir inspiré à Jacques la fantaisie de s'en aller. Quand je
me serais torturé l'esprit pour me prouver que la reconnaissance et
l'admiration devaient me guérir de l'amour, le bouillonnement de mon
sang et les élans de mon coeur auraient victorieusement démenti cette
vaine affectation et cette vertu pédantesque.

[Illustration: Je la fais danser...]

Fernande est encore tout émue et toute pénétrée de ce départ;
l'excellente enfant croit à son mari comme en Dieu, et je serais bien
fâché à présent de combattre cette vénération. Il est vrai qu'elle le
suppose imbécile, en croyant fermement qu'il n'a pas le moindre soupçon
de notre amour; voilà ce que c'est que le sentiment de l'admiration.
C'est comme la foi aux miracles: c'est un travail de l'imagination pour
exciter le coeur et paralyser le raisonnement.

Elle commence à se porter tout à fait bien; mais son fils maigrit et
pâlit à vue d'oeil. Elle ne s'en aperçoit pas encore; mais je crains
qu'elle n'ait bientôt un nouveau sujet de larmes, et que ni l'un ni
l'autre de ses enfants ne soient nés avec une bonne organisation. Tous
les malheurs qui pourront la frapper m'attacheront à elle; je ne suis
pas un grand homme, mais je l'aime, et je n'ai pas joué de rôle quand
j'ai juré de lui consacrer ma vie. Sylvia est d'une tristesse dont je ne
la croyais pas capable; elle la dissimule devant Fernande, et se conduit
comme un ange avec elle; mais son visage trahit une souffrance secrète
et une préoccupation tout à fait étrangère à son caractère méthodique et
grave. Il me vient à l'esprit, depuis quelque temps, une idée singulière
sur Sylvia: je te la dirai si elle prend de la consistance.

_P. S._ Fernande vient de recevoir une lettre de madame Borel qui lui
annonce que la lettre de son mari à Jacques n'est jamais partie, par la
raison qu'elle-même s'est chargée de la déchirer au lieu de la mettre à
la poste. Jacques aura encore arrangé cela. On ne peut se dissimuler
que cet homme ne soit ingénieux et magnifique dans la manière dont il
remplit sa tâche.

[Illustration: Je criai: Qui vive?...]



LXXXI.

DE JACQUES A SYLVIA.

Paris.

Tu me pleures, pauvre Sylvia! Oublie-moi comme on oublie les morts. C'en
est fait de moi. Étends entre nous un drap mortuaire, et tâche de vivre
avec les vivants. J'ai rempli ma tâche, j'ai bien assez vécu, j'ai bien
assez souffert. A présent, je puis me laisser tomber et me rouler dans
la poussière trempée de mes larmes. En te quittant, j'ai pleuré, et mes
yeux ne se sont pas séchés depuis trois jours. Je vois bien que je suis
un homme fini, car jamais je n'ai vu mon coeur se briser et s'anéantir
ainsi. Je le sens qui fond dans ma poitrine. Dieu me retire la force,
parce qu'elle m'est désormais inutile. Je n'ai plus à souffrir, je n'ai
plus à aimer; mon rôle est achevé parmi les hommes.

Laisse-la me croire aveugle, sourd et indolent. Maintiens-la dans cette
confiance, et qu'elle ne se doute jamais que je meurs de sa main. Elle
pleurerait, et je ne veux pas qu'elle souffre davantage pour moi. C'est
bien assez comme cela. Elle a trop appris ce que c'est d'entrer dans ma
destinée, et quelle malédiction foudroie tout ce qui s'attache à moi.
Elle a été comme un instrument de mort dans la main d'Azraël; mais ce
n'est pas sa faute si l'exterminateur s'est servi de son amour, comme
d'une flèche empoisonnée, pour me percer le coeur. A présent, la colère
de Dieu va s'apaiser, j'espère. Il n'y a plus sur moi de place vivante à
frapper. Vous allez tous vous reposer et vous guérir de m'avoir aimé.

Sa santé m'inquiète, et j'attends avec impatience que tu me dises si mon
départ et l'émotion qu'elle a éprouvée en me disant adieu ne l'ont pas
rendue plus malade. J'aurais peut-être dû rester encore quelques jours
et attendre qu'elle fût plus forte; mais je n'y pouvais plus tenir. Je
suis un homme et non pas un héros; je sentais dans mon sein toutes les
tortures de la jalousie, et je craignais de me laisser aller à quelque
mouvement odieux d'égoïsme et de vengeance. Fernande n'est pas coupable
de mes souffrances; elle les ignore; elle me croit étranger aux
passions humaines. Octave lui-même s'imagine peut-être que je supporte
tranquillement mon malheur, et que j'obéis sans efforts à un devoir que
je me suis imposé... Qu'il en soit ainsi, et qu'ils soient heureux!
Leur compassion me rendrait furieux, et je ne puis renoncer encore à la
cruelle satisfaction de laisser le doute et l'attente de ma vengeance
suspendus comme une épée sur la tête de cet homme. Ah! je n'en puis
plus! Tu vois si mon âme est stoïque. Non, elle ne l'est pas. C'est toi,
Sylvia, qui es héroïque et qui me juge d'après toi-même. Mais moi, je
suis un homme comme les autres; mes passions me transportent comme le
vent et me rongent comme le feu. Je ne me suis point créé un ordre de
vertus au-dessus de la nature; seulement, je ressens l'affection avec
une telle plénitude, que je suis forcé de lui sacrifier tout ce qui
m'appartient, jusqu'à mon coeur, quand je n'ai plus rien à lui offrir.
Je n'ai jamais étudié qu'une chose au monde, c'est l'amour. À force de
faire l'expérience de tout ce qui le contriste et l'empoisonne, j'ai
compris combien c'était un sentiment noble et difficile à conserver;
combien il faillait accomplir de dévouements et de sacrifices avant de
pouvoir se glorifier de l'avoir connu. Si je n'avais pas eu d'amour pour
Fernande, je me serais peut être mal conduit. Je ne sais si j'aurais
commandé à mon dépit et à la haine que m'inspire l'homme qui l'a exposée
à la risée d'autrui, par ses imprudences et ses folies égoïstes.
Mais elle l'aime, et parce que je suis lié à elle par une éternelle
affection, la vie de son amant me devient sacrée. Pour résister à la
tentation de me défaire de lui, je pars, et Dieu seul saura ce que me
coûte de désespoirs et de tourments chacun des jours que je lui laisse.

Si j'ai quelque autre vertu que mon amour, c'est peut-être une justice
naturelle, une rectitude de jugement, sur lesquelles aucun préjugé
social, aucune considération personnelle, n'ont jamais eu de prise. Il
me serait impossible de conquérir un bonheur quelconque par la violence
ou la perfidie, sans être aussitôt dégoûté de ma conquête. Il me
semblerait avoir volé un trésor, et je le jetterais par terre pour
m'aller pendre comme Judas. Cela me paraît le résultat d'une logique si
inflexible et si absolue, que je ne saurais me glorifier de n'être pas
une brute semblable aux trois quarts des hommes que je vois. Borel, à ma
place, aurait tranquillement battu sa femme, et il n'eût peut-être pas
rougi ensuite de la recevoir dans son lit, tout avilie de ses coups et
de ses baisers. Il y a des hommes qui égorgent sans façon leur femme
infidèle, à la manière des Orientaux, parce qu'ils la considèrent comme
une propriété légale. D'autres se battent avec leur rival, le tuent
ou l'éloignent, et vont solliciter les baisers de la femme qu'ils
prétendent aimer, et qui se retire d'eux avec horreur ou se résigne
avec désespoir. Ce sont là, en cas d'amour conjugal, les plus communes
manières d'agir, et je dis que l'amour des pourceaux est moins vil
et moins grossier que celui de ces hommes-là. Que la haine succède à
l'affection, que la perfidie de la femme fasse éclore le ressentiment
de sop mari, que certaines bassesses de celle qui le trompe lui donnent
jusqu'à un certain point le droit de se venger, et je conçois la
violence et la fureur; mais que doit faire celui qui aime?

Je ne peux pas me persuader (ce que beaucoup sans doute penseront de
moi) que je sois un esprit faible et un caractère imbécile, pour avoir
persévéré dans mon amour. Mon coeur n'est pas vil, et mon jugement n'est
pas altéré. Si Fernande était indigne de cet amour, je ne l'éprouverais
plus. Une heure us mépris suffirait pour m'en guérir. Je me rappelle
bien ce que j'ai senti pendant trois jours que je la crus infâme. Mais
aujourd'hui elle cède à une passion qu'un an de combats et de résistance
a enracinée dans son coeur; je suis forcé de l'admirer, car je pourrais
l'aimer encore, y eût-elle cédé au bout d'un mois. Nulle créature
humaine ne peut commander à l'amour, et nul n'est coupable pour le
ressentir et pour le perdre. Ce qui avilit la femme, c'est le mensonge.
Ce qui constitue l'adultère, ce n'est pas l'heure qu'elle accorde à son
amant, c'est la nuit qu'elle va passer ensuite dans les bras de son
mari. Oh! je haïrais la mienne, et j'aurais pu devenir féroce, si elle
eût offert à mes lèvres des lèvres chaudes encore des baisers d'un
autre, et apporté dans mes bras un corps humide de sa sueur. Elle serait
devenue hideuse pour moi ce jour-là, et je l'aurais écrasée comme une
chenille que j'aurais trouvée dans mon lit. Mais, telle qu'elle est,
pâle, abattue, souffrant toutes les angoisses d'une conscience timorée,
incapable de mentir, et toujours prête à se confesser à moi de sa faute
involontaire, je ne puis que la plaindre et la regretter. N'ai-je pas
vu, depuis son retour, que ma confiance apparente lui faisait un mal
affreux, et que ses genoux pliaient sans cesse pour me demander pardon?
Combien il m'a fallu d'adresse et de précaution pour retenir sur ses
lèvres l'aveu toujours prêt à s'en échapper!

Tu m'as demandé pourquoi je n'avais pas accepté la confession et le
sacrifice que si souvent elle a désiré me faire. C'est parce que je
crois la confession inutile et le sacrifice impossible. Tu n'aimes pas
qu'on doute de la vertu d'autrui, et tu m'as reproché de ne plus vouloir
me fier à l'héroïsme dont Fernande eût été peut-être capable encore. Eh
quoi! cette dernière épreuve, ce fatal voyage en Touraine, n'a-t-il
pas suffi à mesurer la force de Fernande? Je la connais bien, je sais
jusqu'où va sa vertu, comme je sais où elle finit. Sa chasteté naturelle
est la meilleure sauvegarde qui puisse la protéger, et sans doute elle
l'a protégée longtemps. Mais la résolution de perdre à jamais Octave ne
peut se soutenir dans cette âme puérilement sensible, que la plus petite
souffrance épouvante, et qui succombe sous un véritable malheur. Est-ce
sa faute? Ne serions-nous pas des insensés et des bourreaux, si nous
exigions d'elle ce qu'elle ne peut accorder, si nous la frappions pour
marcher quand ses jambes se dérobent sous elle? N'a-t-elle pas failli
mourir parce qu'elle a perdu sa fille? Pauvre créature souffrante!
sensitive qui se crispe au souffle de l'air! comment aurais-je le
courage brutal de te tourmenter, et l'orgueil stupide de te mépriser
parce que Dieu t'a faite si faible et si douce! Oh! je t'ai aimée,
simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beauté délicate
et pure, et je t'ai cueillie, espérant garder pour moi seul ton suave
parfum, qui s'exhalait à l'ombre et dans la solitude; mais la brise me
l'a emporté en passant, et ton sein n'a pu le retenir! Est-ce une raison
pour que je te haïsse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai
doucement dans la rosée où je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce
que mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre
dans ton atmosphère qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, ô
mon beau lis! je ne te toucherai plus.



LXXXII.

DE JACQUES A SYLVIA.

Tours.

Je suis revenu ici. C'est une idée étrange qui m'est passée par la tête,
et que je t'expliquerai dans quelques jours. J'ai reçu ta lettre; on me
l'a renvoyée exactement de Paris avec celle de Fernande, qui est bien
affectueuse et bien laconique. Oui, je conçois ce qu'elle souffre
en m'écrivant. Hélas! elle ne pourra même pas m'aimer d'amitié! Mon
souvenir sera un tourment pour elle, et mon spectre lui apparaîtra comme
un remords!

Je te remercie de m'assurer qu'elle se porte tout à fait bien, que les
belles couleurs de la santé reviennent à ses joues, et qu'elle pleure sa
fille moins souvent et moins amèrement. Oui, voilà ce qu'il faut me dire
pour me donner du courage. Du courage! à quoi bon? Il m'en a fallu, et
j'en ai eu. Mais qu'en ferais-je désormais? Tu as beau dire, Sylvia, je
n'ai plus rien à faire sur la terre. Tu sais ce que le médecin, pressé
par mes questions, m'a dit de mon fils. J'ai compris à demi-mot ce que
je devais craindre et ce que je pouvais espérer. Le plus riant espoir
qui me reste, c'est de le voir survivre d'un an à sa soeur. Il a le même
défaut d'organisation. Je ne suis donc pas nécessaire à cet enfant, et
je dois travailler à m'en détacher comme d'un espoir anéanti. Je vivrais
encore pour Fernande, si elle avait besoin de moi. Mais, au cas où celui
qu'elle aime l'abandonnerait un jour, tu es sa soeur, sa vraie soeur par
l'affection et par le sang; tu me remplacerais auprès d'elle, Sylvie, et
ton amitié lui serait moins pesante et plus efficace que la mienne.
Ma mort ne peut que lui faire du bien. Je sais que son coeur est
trop délicat pour s'en réjouir; mais, malgré elle, elle sentirait
l'amélioration de son sort. Elle pourrait épouser Octave par la suite,
et le scandale malheureux que leurs amours ont fait ici serait à jamais
terminé.

Tu me dis précisément qu'elle s'afflige beaucoup de l'idée de ce
scandale; que ce souvenir, effacé longtemps par la douleur plus
vive encore de la mort de sa fille, et par la crainte de perdre mon
affection, s'est réveillé en elle depuis qu'elle est un peu résignée à
l'une et un peu rassurée sur l'autre. Tu me dis qu'elle demande à toute
heure s'il est possible que cette aventure ne m'arrive pas à Paris, et
que, lorsqu'on a réussi à la tranquilliser sur ce point par des raisons
qu'on n'oserait donner à un enfant, elle tremble à l'idée d'être
couverte de ridicule, et de servir de sujet aux plaisanteries de café
d'une province et aux récits de chambrée d'un régiment. C'est là
l'ouvrage d'Octave, et elle le lui pardonne! Elle l'aime donc bien!

Sur ce dernier point de souffrance et d'inquiétude, tu peux la rassurer
par des raisonnements assez plausibles. Je suis bien aise qu'elle te
parle de tout cela avec abandon; cette confiance la soulage d'autant, et
tu es à même plus que personne, d'adoucir sa tristesse par une amitié
éclairée. Ces sortes de scandales sont bien moins importants pour
une jeune femme qu'elle ne se l'imagine, beaucoup seraient vaines de
l'espèce de célébrité qui en résulte, et de l'attrait que leur attention
et leurs bonnes grâces ont désormais pour les hommes. Une coquette
partirait de là pour se faire une brillante carrière d'audace et de
triomphes. Fernande n'est pas de ce caractère; elle ne songe qu'à rougir
et à se cacher. Qu'elle se retire au fond de celto vie tranquille et
heureuse que j'ai tâché de lui faire et de lui laisser; mais qu'elle ne
perde pas son temps à pleurer sur un accident qui sera l'anecdote
d'un jour, et qu'on oubliera le lendemain pour une autre. Il y a des
événements ridicules et honteux dont on a peine à se laver, mais de
tels événements ne peuvent se rencontrer dans la vie d'une femme comme
Fernande. Que peut-on dire? Qu'elle est belle, qu'elle a inspiré une
passion; qu'un homme s'est exposé, pour ne pas la compromettre, à
se rompre le cou en fuyant sur les toits. Il n'y a rien de laid ni
d'avilissant dans tout cela. Si Octave eût parlementé avec les mauvais
plaisants qui l'assiégeaient, c'eût été bien différent. L'amour d'un
lâche déshonore une femme, si noble qu'elle soit. Mais Octave s'est bien
conduit. Tout le monde sait qu'il l'a escortée en voyage jusque chez
elle, tant les grands mystères et les grandes combinaisons de ce fou
réussissent! Heureusement il a du coeur, et l'on peut découvrir tous ces
puérils secrets sans trouver un sujet de mépris dans sa conduite. Le
ridicule et l'odieux de tout cela retombent sur moi. On m'accuse d'avoir
une maîtresse dans ma maison. On dit même, tant l'espionnage imbécile et
les interprétations erronées font vite la tour du monde, que j'ai essayé
de la faire passer pour ma soeur, mais que madame de Theursan est venue
démasquer l'imposture. C'est quelque servante, c'est peut-être madame de
Theursan elle-même qui répand ce bruit! Voilà le parti que les coeurs
vils tirent de la patience et de la générosité des autres. En un mot, je
suis bafoué à Tours. M. Lorrain, un ancien officier de mon régiment à
qui j'ai eu affaire il y a vingt ans, s'amuse à mes dépens le plus qu'il
peut. Mais tout cela me regarda, et je m'en charge.

Tu ne prononces pas le nom d'Octave, je devine que tu crois me devoir ce
ménagement; mais ne crains rien. Il est bien vrai que je ne puis lire et
tracer ce nom fatal sans un frémissement de haine de la tête aux pieds;
mais il faut bien que je m'y accoutume. Il faut que je sache tout ce qui
se passe là-bas, s'il l'aime, s'il la rend heureuse. Adieu, Sylvia, qui,
seule entre tous, ne m'as jamais fait de mal. Je n'ai pas besoin de te
dire qu'il faut cacher à Fernande ma présence à Tours.



LXXXIII.

DE SYLVIA A JACQUES.

Mon Dieu! que fais-tu donc à Tours? cela m'épouvante. Songes-tu à te
venger des calomnies qu'on répand sur nous? Si je te connaissais moins,
je me le persuaderais. Pourtant, j'ai beau me rappeler l'horreur que tu
as pour le duel, je tremble encore que tu ne sois engagé dans quelque
affaire de ce genre; ce ne sérait pas la première fois que tu te serais
cru forcé de manquer à tes principes et de faire une chose antipathique
à ton caractère. Je ne vois cependant pas qu'en cette occasion tu doives
jouer ta vie contre celle d'un autre. En quoi cela réparera-t-il le tort
fait à Fernande? Un autre homme que toi répondrait qu'il a son affront
personnel à venger; mais es-tu capable de commettre ce que tu considères
comme un crime pour satisfaire une vengeance porsonnelle? Tu m'as
raconté ton premier duel, c'était précisément avec ce Lorrain; tu cédais
bien alors à une considération de ce genre, mais la nécessité était
urgente; vous étiez tous les jours en présence l'un de l'autre sous les
yeux d'une assemblée, et vous étiez tous deux militaires. Il importait
peu que le canon ou l'épée emportât l'un de vous un jour plus tôt
ou plus tard; qu'était-ce que la vie pour vous dans ce temps-là?
Aujourd'hui que ta position est si différente, comment serait-il
possible que tu fisses tout ce voyage pour te laver de calomnies qui ne
t'atteignent pas, et te venger d'insultes qu'on n'ose t'adresser que
de loin? En vain tu t'efforces de me prouver que ta vie n'est utile
désormais à personne, tu te trompes. Oh! ne laisse pas le courage
t'abandonner ainsi! c'est un calcul de le paresse, qui veut se croiser
les bras, que de se persuader que la tâche est finie. Pourquoi
condamnes-tu ton fils avec ce désespoir? le médecin ne t'a-t-il pas dit
que la nature opérait des miracles au-dessus de toutes les prévisions de
la science, et qu'avec des soins assidus et un régime sévère, ton enfant
pouvait se fortifier? Je maintiens ce régime scrupuleusement, et depuis
quelques jours notre cher petit est réellement bien. Si je mourais
moi-même, qui le soignerait? Fernande ignore son mal, et d'ailleurs sa
sollicitude est presque toujours inhabile. Qui m'impose donc la vie
quand tu te démets si facilement de la tienne. Crois-tu qu'elle soit
bien belle, celle que tu me laisses?

Et Fernande, n'a-t elle plus besoin de toi? que savons-nous d'Octave,
quand il ne sait rien de lui-même, et se pique de ne résister à aucun
des caprices qui lui viennent? Il se dit sûr d'aimer toujours Fernande;
c'est peut-être vrai, c'est peut-être faux. Il s'est bien conduit depuis
qu'il l'a compromise; mais quel homme est-ce là pour te succéder et
pour remplir un coeur où tu as régné? Pourra t-elle l'aimer longtemps?
n'aura-t-elle pas besoin un jour qu'on la délivre de lui?

Tu veux que je te dise exactement la vérité sur leur compte, et je sens
que je dois le faire; dans ce moment ils sont heureux, ils s'aiment avec
emportement, ils sont aveugles, sourds et insensibles. Fernande a des
moments de réveil et de désespoir, Octave a des instants d'effroi et
d'incertitude; mais ils ne peuvent résister au torrent qui les entraîne.
Octave cherche à rassurer ta conscience en rabaissant ta vertu; il
n'oserait en douter, mais il tâche de l'expliquer par des motifs qui en
diminuent le mérite; pour se dispenser de t'admirer et pour se consoler
d'être moins grand que toi, il tâche de saper le piédestal où tu as
mérité de monter. Tu as deviné juste, il nie tes passions, afin de nier
ton sacrifice. Fernande te défend avec plus de vigueur que tu ne penses,
et sa vénération résiste à toutes les atteintes. Elle dit que tu l'aimes
au point de rester aveugle éternellement; elle dit qu'en cela tu es
sublime: et alors elle pleure si amèrement que je suis forcée de la
consoler et de la relever à ses propres yeux. Ma pauvre soeur! il y a
des instants où je lui en veux de t'avoir fait tant de mal. Quand je
vois son visage serein et sa main dans celle d'Octave, je fuis, je me
cache au fond des bois, ou je vais pleurer auprès du berceau de ton
fils, pour exhaler mon indignation sans les faire souffrir. Mais quand
je la vois torturée de remords, je la plains et je souffre avec elle. Je
pense, comme toi, que son aventure est moins grave que la pruderie de
beaucoup de femmes ne voudra le faire croire. Je vois qu'elle ne lui
a point aliéné l'amitié de madame Borel, qui me paraît une personne
généreuse et sensée. Sa vie pourrait être encore bien belle, si Octave
voulait; elle retournerait à toi, j'en suis sûre, si elle avait à se
plaindre de lui, ou s'il lui inspirait le courage qu'au contraire il
cherche à lui ôter. Pourrait-elle rougir d'accepter son pardon d'une âme
aussi noble que la tienne, et souffrirais-tu en le lui accordant? Oh!
combien tu l'aimes encore, et quel amour que le tien! Tu n'es occupé,
au sein de cet océan de douleurs, qu'à lui éviter la centième partie de
celles que tu ressens.
                
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