George Sand

Jacques
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J'ai reçu de madame de Theursan l'étrange envoi de quelques centaines de
francs; ce n'est pas, comme tu penses, la modicité du présent qui me l'a
fait refuser; je sais qu'elle n'a pas de fortune et que ce présent
est libéral eu égard à ses moyens; mais j'admire cette réparation de
l'abandon de toute ma vie. Cela ressemble a une dérision; j'ai pourtant
remercié et n'ai motivé mon refus que sur l'absence de besoins.
Peut-être devrais-je être reconnaissante de l'intention, je ne puis: je
ne lui pardonnerai jamais de m'avoir mise au monde.



LXXXIV.

DE JACQUES A SYLVIA.

Que veux-tu que je te dise? ce Lorrain était un méchant homme, et je
l'ai tué. Il a tiré sur moi le premier, je l'avais provoqué; il m'a
manqué. Je savais que je n'avais qu'à vouloir pour l'abattre, et
j'ai voulu. Est-ce un crime que j'ai commis? Certainement; mais que
m'importe? je ne suis pas capable de savoir ce que c'est que le remords
dans ce moment-ci. Il y a tant d'autres choses qui bouillonnent en moi,
et qui me transportent hors de moi-même! Dieu me le pardonnera. Ce n'est
plus moi qui agis: Jacques est mort; l'être qui lui succède est un
malheureux que Dieu n'a pas béni, et dont il ne s'occupe pas. J'aurais
pu être bon, si mon destin s'était prêté à mes sentiments; mais tout a
échoué, tout m'abandonne; l'homme physique reprend le dessus, et cet
homme a un instinct de tigre comme tous les autres. Je sentais la soif
du sang me brûler; ce meurtre m'a un peu soulagé. En expirant, le
malheureux m'a dit: «Jacques, il était écrit que je mourrais de ta main;
sans cela tu ne m'aurais pas estropié pour une caricature, et tu ne
me tuerais pas aujourd'hui pour te venger d'être...» Il est mort en
m'adressant cette grossièreté qui semblait le consoler. Je suis resté
longtemps immobile à contempler l'expression d'ironie qui restait sur
la face de ce cadavre: ses yeux fixes semblaient me braver, son sourire
semblait nier ma vengeance; j'aurais voulu le tuer une seconde fois. Il
faudra que j'en tue un autre, n'importe lequel; cela me soulage, et cela
fait du bien à Fernande: rien ne réhabilite une femme comme la vengeance
des affronts qu'elle a reçus. On dit ici que je suis fou; peu m'importe!
on ne dira plus que je suis lâche, et que je souffre l'infidélité de ma
femme parce que je ne sais pas me battre; on dira que j'ai pour elle une
passion qui me fait perdre l'esprit. Eh bien! on pensera du moins que
c'est une femme digne d'amour que celle qui exerce un tel empire sur
l'époux qu'elle n'aime plus; les autres femmes envieront cette espèce de
trône où, dans mon délire, je l'aurai placée, et Octave enviera mon rôle
un instant; car il n'y a que moi qui aie le droit de me battre pour
elle, et il est obligé de me laisser réparer le mal qu'il a commis.

Adieu. Ne t'inquiète pas de moi, je vivrai; je sens que c'est mon
destin, et que dans ce moment mon corps est invulnérable. Il y a une
main invisible qui me couvre, et qui se réserve de me frapper. Non, ma
vie n'est au pouvoir d'aucun homme: j'en ai l'intime révélation; j'en ai
fait le sacrifice, et il m'est absolument indifférent de la perdre ou de
la conserver. L'ange qui protège Fernande est venu près de moi, et il me
parle d'elle dans mon sommeil; il étend ses ailes sur moi quand je me
bats pour elle; quand je ne serai plus nécessaire à personne, lui aussi
m'abandonnera. J'ai fait mon testament à Paris; en cas de mort de mon
fils, je laisse les deux tiers de mon bien à ma femme, et à toi le
reste; mais ne crains rien, mon heure n'est pas venue.



LXXXV.

DE M. BOREL AU CAPITAINE JEAN.

Cerisy.

Mon camarade, il faut que vous alliez me remplacer à Tours,
sur-le-champ, auprès de Jacques, qui se bat encore ce soir. Je ne puis
ni lui servir de témoin, ni même aller vous investir de mes fonctions;
j'ai une attaque de goutte si bien conditionnée, qu'il me serait
impossible de faire une lieue en voiture. Jacques vient de m'envoyer
chercher; allez tout de suite, par la traverse, lui offrir mes excuses
et vos services; ces choses-là ne se refusent pas. Je vais tâcher de
vous mettre en trois mots au courant de l'affaire. A peine reposé
d'avoir tué hier Lorrain, à qui Dieu fasse paix, Jacques s'en va au café
comme si de rien n'était; et, avec cette manière glaciale que vous
lui connaissez quand il est en colère, il fume sa pipe et prend sa
demi-tasse en présence de plus de cent paires de moustaches jeunes et
vieilles qui l'examinaient non sans un peu de curiosité, comme vous
pensez. Les jeunes officiers qui ont fait la farce que vous savez à
l'amant de sa femme, se sont crus insultés ou au moins provoqués par sa
présence et par sa figure; ils ont affecté de parler à haute voix des
maris trompés en général, et de répéter, à une table voisine de la
sienne, le mot qui pouvait flatter le moins les oreilles de Jacques.
Comme il restait impassible, ils ont parlé un peu plus clairement de sa
femme, et ils ont fini par la désigner si bien, que Jacques s'est levé
en disant: «Vous en avez menti,» du ton dont il aurait dit: «Je suis
votre serviteur.» Deux de ces messieurs, qui avaient parlé en dernier,
se levèrent en demandant à qui s'adressait le démenti. «A tous deux,
répondit Jacques; que celui qui voudra m'en demander raison le premier
se nomme.--Moi, Philippe de Munck, demain à l'heure que vous voudrez,
dit l'un d'eux.--Non pas, reprit Jacques, ce soir, s'il vous plait;
car vous êtes deux, et il faut que j'aie le temps de rendre raison
à monsieur demain, avant que la police me contrarie.--C'est juste,
répondit M. de Munck; ce soir, à six heures et au sabre.--Au sabre,
soit,» dit Jacques. Vous voyez que c'est une affaire qui ne peut
s'arranger en aucune façon. Deux heures après, j'ai reçu un message de
lui pour me prier de lui servir encore de témoin; mais précisément j'ai
pris la goutte dans la rosée d'hier à l'affaire de Lorrain, et peut-être
ai-je éprouvé aussi un peu d'émotion en voyant tomber ce pauvre diable.
Ce n'est pas une grande perte; mais il y avait longtemps que cela
grisonnait auprès de nous, et nous ne sommes plus à l'âge où un camarade
tombait comme une noix d'un noyer. Ce Jacques est étonnant, et cela
prouve bien qu'un homme ne change qu'en dehors: l'arbre ne fait que
renouveler son écorce, et Jacques est aujourd'hui le même que nous avons
connu il y a vingt ans. On ne dira plus: «Voyez ce que deviennent ces
vieux militaires, et comme leurs femmes les font marcher! en voilà un
qui se battait pour un coup de crayon, et qui se laisse déshonorer sans
rien dire.» Ma foi! je l'ai dit moi-même, et sa situation m'occupait
tellement, qu'avant-hier, une heure avant d'apprendre qu'il était ici,
je rêvais de lui, et je m'éveillai en criant, à ce que m'a dit ma
femme.--«Jacques, Jacques! qu'es-tu devenu!» Mais un homme de coeur se
retrouve toujours. Espérons qu'en sortant de là il ira tuer l'amant de
sa femme; faites-lui sentir qu'il le doit, que sans cela tout ce qu'il
fait maintenant ne sert à rien. Allez vite. Le préfet est un brave
garçon qui laisse aller les duels sans faire de tracasserie; pourtant
trois affaires en trois jours, c'est plus que ne comporte l'ordonnance,
et il pourrait bien arriver que Jacques fût arrêté après la seconde. Il
faut qu'il se dépêche. Écrivez-moi par un exprès, ce soir, quand il
aura fini avec M. de Munck. J'enrage de n'être pas là; j'aimerais mieux
perdre un bras que de voir Jacques manquer à l'appel.



LXXXVI.

DU CAPITAINE JEAN A. M. BOREL.

Tours.

Jacques en a fini avec tous ses adversaires sans recevoir une
égratignure; il a du bonheur au jeu, comme tous ceux qui n'en ont pas
en ménage. M. Munck a une estafilade au travers de la figure, qui lui
sépare le nez en deux, ce qui doit singulièrement le vexer. Cela ne
rendra l'honneur à aucun mari, mais pourra bien en consoler quelques-uns
et en préserver quelques autres. C'est un joli garçon de moins. La
beauté pleurera et lui cherchera un successeur; l'autre jeune homme ne
s'est pas soucié de demander son reste à Jacques. C'était un poulet de
dix-neuf ans, un fils unique, un enfant de famille, que sais-je? Les
témoins ont montré tant de désir d'arranger l'affaire, que nous avons
consenti à dire que nous étions fâchés d'avoir donné un démenti, s'il
était vrai qu'on n'eût pas eu l'intention de nous impatienter. On a
assuré qu'on n'avait pas eu cette intention. Cela pourra bien faire tort
à l'enfant; mais je conçois que, ses témoins ayant rendu un peu la main,
la partie était trop inégale entre lui et Jacques. Nous avons eu assez
de peine à faire entendre raison à celui-ci; il a une bile de tous les
diables, et ce n'est qu'après mûre délibération qu'il s'est un peu
adouci. Savez-vous que le camarade va bien? C'est ce qui s'appelle ne
pas mettre les pouces, et qu'il ait tort ou raison de sabrer par ici
plutôt que de sabrer par là-bas, c'est plaisir et honneur de voir un
ancien camarade faire de pareilles preuves avec la nouvelle armée.
Au reste, le camarade n'est pas de bonne humeur; et pour ceux qui le
connaissent un peu, il est facile de voir qu'il a soif du sang de bien
d'autres. Je ne sais pas ce qu'il compte faire; je lui ai dit, en
recevant ses remerciements pour lui avoir servi de témoin: «Je voudrais
t'en servir dans une quatrième occasion, et je ferais volontiers le
voyage avec toi pour ça. A présent tu as la main remise, est-ce que tu
ne vas pas t'en prendre à qui de droit?» Il m'a répondu moitié figue,
moitié raisin: «Si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien.--Ah
ça, est-ce que tu en veux aussi aux anciens?» lui ai-je dit. Là-dessus,
il m'a embrassé, en me chargeant de te faire ses adieux et ses amitiés.
Il doit être parti maintenant, car le préfet lui a fait dire en dessous
main qu'il allait être forcé de le faire arrêter, s'il ne tirait ses
guêtres bien vite. Je l'ai laissé fermant sa malle, et je suis revenu
à mon _perchoir_, où je vous attends à déjeuner aussitôt que la goutte
vous le permettra. En attendant, j'irai fumer une pipe et jaser de tout
cela avec vous. Il y a beaucoup à dire pour et contre Jacques; c'est un
drôle de corps, mais il fait feu des quatre pieds.



LXXXVII.

DE JACQUES A SYLVIA.

Aoste.

Tu dois avoir reçu un billet que je t'ai envoyé de Clermont, par lequel
je t'annonçais que j'étais sorti sans égratignure de mes trois duels, et
que mon corps se portait aussi bien que mon âme se porte mal: ce sont
les plus mauvaises nouvelles qu'un homme puisse donner de lui-même. Un
corps qui s'obstine à vivre, et qui nourrit avec vigueur les peines de
l'âme, est un triste présent du ciel. Ce que je ne t'ai pas dit, c'est
que j'allais passer à deux pas de toi sans te voir; j'ai refait cette
route de Lyon pour la vingtième fois, et pour la première j'ai passé
auprès de ma vallée chérie sans y entrer. Il était six heures du matin
quand je me suis trouvé sur le haut de la côte Saint-Jean, et les
postillons, qui me connaissent bien, avaient déjà tourné le chemin pour
descendre, quand je leur ai dit de continuer vers le Midi. Penché à
la portière, j'ai longtemps contemplé ce beau site que je ne reverrai
peut-être plus, et tous ces sentiers que nous avons tant de fois
parcourus ensemble; mais j'ai longtemps hésité à regarder ma maison.
Enfin, au moment où le bois Manon allait me la cacher, j'ai fait
arrêter, et je suis monté au-dessus de la route pour la regarder à mon
aise et m'abreuver de ma douleur. Le soleil levant étincelait dans tes
vitres: étais-tu donc déjà levée? Les volets de Fernande étaient fermés:
elle dormait peut-être dans les bras de son amant. Cette maison, ces
jardins et cette vallée m'inspirèrent une espèce de haine. Je viens de
tuer un homme et d'en défigurer un autre sans aucun motif raisonnable
que de satisfaire ma vanité blessée, et j'ai dû regarder tranquillement
le toit qui abrite mon désespoir et ma honte!

Oui, ma honte! Je sais bien que c'est un des mots de convention adoptés
par une société stupide, et qui, devant la raison, ne présentent aucun
sens: l'honneur d'un homme ne peut pas être attaché au flanc d'une
femme, et il n'est au pouvoir de personne de compromettre ou d'entacher
le mien; mais je n'en suis pas moins obligé d'être en guerre avec tout
le monde, parce que je suis dans une position ridicule, et que pour m'en
laver je me couvre en vain de sang. Il n'y en a qu'un, je le sais bien,
qui peut enlever ce sourire cruel que je trouve sur la figure de tous
mes amis. O Fernande! j'aime pourtant mieux faire rire de moi que de
faire couler tes larmes; j'aime mieux les railleries de l'univers entier
que ta haine et ta douleur! Il n'est pas besoin d'être un héros pour
cela; car je suis devenu une espèce de brute vindicative et cruelle, et
j'ai encore assez de bon sens et de justice pour comprendre ce que la
logique de mon affection me démontre.

J'ai eu de singulières discussions avec Borel; quelques autres vieux
amis de l'armée ont essayé de m'entamer adroitement, et de me faire
parler, soit par intérêt, soit par curiosité; j'ai fait à ceux-là des
réponses évasives et même brutales: j'avais horreur de leur amitié comme
de tout le reste. Je n'ai pourtant pas pu me dispenser de parler avec
Borel, parce qu'au fond de ses systèmes imbéciles il y a un certain
bon sens naturel qui entend parfois raison, et, dans le blâme qu'il
me prodigue, un véritable dévouement. Il était si mal disposé contre
Fernande, que j'éprouvais surtout le besoin de la justifier. Nous avons
passé deux jours ensemble à Tours, lui à me faire des remontrances, moi
à chercher, tout en l'écoutant d'une oreille, l'occasion de me battre
avec Lorrain. Nous avons échangé bien des raisonnements inutiles, lui
voulant me prouver que je ne pouvais plus aimer ma femme, et moi tâchant
de lui faire comprendre qu'il m'était impossible de ne pas l'aimer
encore. Il a terminé ses harangues en me demandant à quoi servirait
ma conduite, et si j'espérais servir de modèle et de type aux maris
généreux: à quoi j'ai répondu, en riant, que je n'avais même pas la
prétention de faire suivre mon exemple par les amants. Sa lourde
sollicitude ne m'a, du reste, épargné aucun des coups d'épingle qu'une
âme brisée peut recevoir à la suite d'un désastre. De tous les hommes
que j'ai connus, ami, ennemi ou indifférent, il n'en est pas un qui
n'ait donné un coup de main pour me pousser dans la tombe.

J'ai eu bien de la peine à calmer mon sang irrité; je me serais jeté
devant la bouche d'un canon avec la certitude que je devais servir de
boulet pour tuer les autres. Cette espèce de croyance à la fatalité
aurait fait de moi un héros ou un tigre, suivant la différence d'un
cheveu dans le poids des circonstances qui me portaient. J'ai été au
moment de tuer un enfant de dix-neuf ans pour un mot; et puis je lui
avais fait grâce, quand m'est venu un billet mystérieux qu'une femme
m'écrivait pour me supplier d'épargner sa vie et de renoncer à ma
fureur. C'était un billet sublime d'expression et de sentiment. Je
crus d'abord qu'il était d'une mère, et j'allais y céder avec
attendrissement, lorsqu'en le relisant je m'aperçus qu'il était d'une
maîtresse. Elle me suppliait de lui laisser le bonheur. Le bonheur! ce
mot-là me rendit furieux. Hélas! ma pauvre Sylvia, j'avais perdu la
tête; j'aurais voulu tuer tous ceux qui étaient moins malheureux que
moi; je m'obstinais à faire battre ce jeune homme: il me semblait obéir
à l'impulsion d'une main impitoyable et accomplir quelque rêve terrible.
Le capitaine Jean, un de mes témoins, me parlait depuis longtemps sans
que ses discours présentassent aucun sens à mon esprit; enfin, il
réussit à me faite entendre un seul mot: «Ah ça, Jacques, tu veux donc
massacrer aujourd'hui?» Ce mot de _massacrer_ tomba sur ma poitrine
brûlante comme une goutte d'eau froide; il me sembla que je m'éveillais
d'un rêve. Je fis tout ce qu'il désirait, sans même écouter dans quels
termes on arrangeait la partie de mon honneur; it ne m'importait plus de
faire effet par ma bravoure. Il m'avait semblé d'abord que j'avais envie
de me disculper du reproche d'être lâche, et qu'à ce sentiment d'orgueil
blessé j'aurais sacrifié la vie de mon père; mais ce n'était qu'un
prétexte dont se servait mon désespoir pour me pousser: j'avais un
accès de rage tout simplement; et quand il fut apaisé, je retombai dans
l'apathie, comme un fou furieux, dans l'accablement qui suit une de ses
crises, se laisse tomber sur la paille et regarde autour de lui d'un
air stupide. On fit approcher de moi mon adversaire, pour que, suivant
l'usage, nous eussions à échanger une poignée de main; mais entre
chaque minute il s'écoulait de tels siècles dans ma tête, que j'obéis
machinalement et avec surprise. Je ne me souvenais pas de l'avoir jamais
vu: j'étais déjà à cent ans de ce qui venait de se passer en moi;
j'étais entré dans le néant de l'âme, qui est désormais mon refuge en
cette vie.

Me voilà donc calmé! que Dieu me pardonne à quel prix! Mais il sait bien
que cela n'a pas dépendu de moi, et que mon être a été transformé à
l'insu de ma volonté. Ah! cette colère, elle était affreuse! mais elle
me faisait du bien comme les convulsions et les rugissements à un
épileptique. Je suis maintenant plus pesant qu'une montagne, plus froid
qu'un glacier; je contemple ma vie avec un affreux sang-froid; je me
fais l'effet de ces martyrs des temps fabuleux du christianisme qui,
après le supplice, se relevaient par miracle, ramassaient tranquillement
leur tête ou leur coeur pantelant sur l'arène, et se mettaient à
marcher, emportant leur âme séparée de leur corps, aux yeux des hommes
épouvantés.

Un autre que moi n'aurait pas pu certainement supporter mon destin: Il
n'y a que moi sur la terre qui aie la force d'accomplir une pareille vie
sans mourir de lassitude ou sans me tuer dans un accès de délire. J'ai
pourtant traversé tout cela, et me voici encore! Ce qu'il y avait de
jeune, de généreux et de sensible en moi n'est plus; mais mon corps est
debout, et ma triste raison contemple sans nuage la ruine de toutes ses
illusions. Maudite soit cette organisation régulière et solide que ne
peuvent briser les événements! Don funeste! Avais-je commis quelque
crime avant de naître, pour avoir la malédiction du premier homme,
l'exil dans le désert, et l'injonction de vivre?

Je suis passé ce matin près d'une maison de campagne que là beauté de
la nature fit construite au pied des montagnes et que la rigueur des
climats a fait abandonner. Je me suis arrêté pour entrer dans le clos,
attiré par l'air de tristesse et de destruction qui régnait en ce lieu;
j'y suis resté deux heures, abîmé dans la pensée de mon désespoir et de
mon isolement. Et toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide
et pur, et tu sortis de la main de Dieu fier et sans tache, comme une
statue neuve sort de l'atelier et se dresse sur son piédestal dans une
attitude orgueilleuse; mais te voilà comme une de ces allégories usées
et rongées par le temps, qui se tiennent encore debout dans les jardins
abandonnés. Tu décores très-bien le désert: pourquoi sembles-tu
t'ennuyer de la solitude? Tu trouves le temps long et l'hiver bien rude;
il te tarde de tomber en poussière, et de ne plus lever vers le ciel ce
front jadis superbe que le vent insulte aujourd'hui, et où l'air humide
amasse une mousse noire comme un voile de deuil. Tant d'orages ont terni
ton éclat que ceux qui passent ne savent plus si tu es d'albâtre ou
d'argile sous ton crêpe funèbre. Reste, reste dans ton néant, et ne
compte plus les jours: tu dureras peut-être longtemps encore, pierre
misérable! Tu te glorifiais d'être une matière inattaquable: à présent
tu envies le sort du roseau desséché qui se brise les jours d'orage.
Mais la gelée fend les marbres; le froid te détruira: espère en lui!



LXXXVIII.

D'OCTAVE A HERBERT.

Malgré la colère des uns, les remords des autres, et l'incertitude de
mon esprit au milieu de tout cela, je ne peux pas m'empêcher d'être
heureux, mon cher Herbert, car mon coeur est rempli d'amour et mon sort
est fixé. Une affection indissoluble m'attache à Fernande, n'en doutez
pas: je ne suis pas inconstant. On peut me rebuter; la femme que j'aime,
quand elle s'obstine à me repousser, peut finir par me dégoûter d'elle;
mais ce n'est pas une autre femme qui peut m'en distraire avant qu'elle
l'ait elle-même ordonné. Malgré la différence effrayante de nos
caractères, j'ai longtemps aimé Sylvia, et j'ai lutté contre ses dédains
longtemps après qu'elle ne m'aimait plus. Fernande est une tout autre
femme. C'est celle-là qui est née pour moi, et dont les défauts mêmes
semblent combinés pour resserrer nos liens et rendre notre intimité
nécessaire. Je ne sais pas si je suis aussi criminel que Sylvia veut me
le faire croire, mais il m'est impossible de ne pas me sentir amoureux
et transporté de joie. L'amour est égoïste, il s'assied aveugle et
joyeux sur les ruines du monde, et se pâme de plaisir sur des ossements
comme sur des fleurs. J'ai fait le sacrifice du chagrin d'autrui comme
j'ai fait celui de ma propre vie. Je ne connais plus les lois du tien et
du mien. Fernande s'est confiée a moi, j'ai juré de l'aimer, de vivre
et de mourir pour elle; je ne sais que cela, et tout le reste m'est
étranger. Jacques peut venir à toute heure du jour ou de la nuit me
demander mon sang et le boire à son aise sans que je le lui dispute.
Pour l'acquit de ma conscience, je livre ma poitrine nue; qu'est-ce
qu'un homme peut faire de plus? Et de quoi Jacques peut-il se plaindre?
Je ne porte pas de cuirasse et ne dors pas sous les verrous. Sylvia,
croyant me faire tomber à genoux devant son idole, me lit quelques
fragments de ses lettres. Il commence à faire de la poésie sur sa
douleur; il est à moitié guéri. Il s'est battu bravement, et il a bien
fait. J'en aurais fait autant à sa place, et, si j'en avais eu le droit,
je l'aurais prévenu. Il a bien recommandé de cacher ces événements à
sa femme; il peut être tranquille, je m'en charge. Je n'ai pas envie
qu'elle retombe malade, et je veille sur elle comme sur un bien qui
m'appartient désormais. J'ai trouvé hier à la poste une lettre de
Clémence pour elle. Comme je connais fort bien l'écriture, j'ai
ouvert sans façon la missive, et j'y ai trouvé tous les charitables
avertissements auxquels je m'attendais; de plus, la nouvelle
additionnelle, le mensonge gratuit d'une bonne blessure que, selon la
renommée et selon elle, Jacques aurait reçue dans la poitrine. J'ai
déchiré la lettre, et j'ai pris des mesures pour que toutes les dépêches
adressées à Fernande passent par mes mains en arrivant. Celles de
Jacques seront respectées religieusement; mais gare aux autres! Il m'en
coûte assez pour la voir heureuse et endormie sur mon coeur. Je ne
me soucie pas qu'une prude envieuse ou une mère infâme viennent la
réveiller pour le plaisir de tous faire du mal à tous deux. Elle est
encore délicate; l'absence de Jacques, qui lui écrit rarement, et
la mauvaise santé de son fils, sont pour elle des sujets suffisants
d'inquiétude et de chagrin. Ma sollicitude entretient encore le calme et
l'espoir dans son coeur. Rien ne me coûtera, rien ne me répugnera pour
la préserver le plus longtemps possible des coups qui la menacent. Je
suis égoïste, je le sais; mais je le suis sans honte et sans peur.
L'égoïsme qui se dissimule et rougit de lui-même est une petitesse et
une lâcheté; celui qui travaille hardiment au grand jour est un soldat
courageux qui lutte contre ses ennemis et s'enrichit des dépouilles du
vaincu. Celui-là peut conquérir son bonheur ou défendre celui d'autrui.
Qui donc a jamais songé à accuser de vol et de cruauté celui qui
triomphe et qui fait bon usage de la victoire?



LXXXIX.

DE JACQUES À SYLVIA.

Aoste.

Il faut avoir vécu ma vie peur savoir quelle chose horrible est devenu
pour moi l'isolement. J'ai aimé passionnément la solitude, qui est une
chose bien différente. Alors j'étais jeune. J'avais l'avenir ou le
présent. Je suis venu plusieurs fois dans les montagnes avec le
coeur plein de passions. J'ai peuplé leurs retraites sauvages de mes
sentiments ou de mes rêves. J'y ai savouré mon bonheur ou caché ma
souffrance; j'y ai vécu enfin. Je passais, je quittais une affection
pour la retrouver, ou plutôt je l'apportais là dans le secret de mon
âme pour l'interroger et pour m'en repaître. J'y ai répandu des larmes
chaudes d'espérance; j'y ai pressé sur mon coeur des fantômes adorés et
des spectres de feu. Il est bien vrai qui j'y suis venu aussi maudire et
détester ce que j'avais aimé en d'autres temps; mais j'aimais quelque
autre chose ou j'attendais un autre amour. Mon sein était riche, et je
pouvais mettre une idole de diamant à la place de l'idole d'or qui était
tombée. A présent, j'y viens avec un coeur vide et désolé, et, à la
manière dont je souffre, je vois bien que je ne guérirai plus. Ce qu'il
y a de terrible, ce n'est pas tant le manque d'espoir que le manque
de désir. Ma douleur est morne comme ces pics de glace que le soleil
n'entame jamais. Je sais que je ne vis plus et je n'ai plus envie de
vivre. Ces rochers et ces froides cavernes me font horreur, et je m'y
enfonce comme un fou qui se noie pour fuir l'incendie. Si je regarde au
loin, la peur me prend; la seule vue de l'horizon me fait frissonner,
parce que je crois y voir planer tous mes souvenirs et tous mes maux, et
je m'imagine qu'ils me poursuivent avec des ailes rapides. Où irai-je
pour leur échapper? Ce sera partout de même. Je suis venu jusqu'ici avec
l'intention de voyager ou au moins de parcourir toute cette contrée
romantique. Je sentais comme un reste d'activité, comme une inquiétude
de ne pas être bien mort. Et puis je me suis laissé tomber sur ce rocher
du Saint-Bernard, et je ne songe plus à quitter la cabane où je me suis
arrêté croyant n'y passer qu'une heure. M'y voilà depuis près d'un mois,
chaque jour plus inerte, plus indifférent, plus paralytique. Je ne sens
même plus l'atmosphère, et j'ai souvent chaud là où il doit faire froid,
tandis qu'en d'autres moments un rayon de soleil qui brûle l'herbe à mes
pieds ne rend pas la circulation à mon sang glacé. Il y a des jours
où je marche précipitamment sur le bord des abîmes sans soupçonner le
danger, sans ressentir la lassitude; je suis alors comme une roue qui a
perdu son balancier, et qui tourne follement jusqu'à ce que sa chaîne
trop tendue fasse rompre la machine. Dans ces jours-là, je traverse
comme par miracle des passages où jamais le pied d'un homme ne s'est
hasardé, et quand je m'en aperçois ensuite, je ne peux plus comprendre
comment cela s'est fait. J'espère quelquefois que je suis devenu fou.
Mais à cette exaltation terrible succèdent des jours de mort.
Cette force maladive tombe tout à coup et fait place à une fatigue
épouvantable. La pensée joue un rôle bien effacé dans tout cela.
Quelquefois je cherche, la nuit, à me rappeler ce qui a occupé mon
cerveau dans la journée, et il m'est impossible de le retrouver. Ma
mémoire ne me présente plus que l'image des objets matériels qui m'ont
entouré. Je vois des montagnes, des ravins, de ponts étroits suspendus
sur des abîmes de fumée blanche, et tout cela se succède et s'enchaîne
pendant des heures entières jusqu'à m'obséder. Alors je me lève dans
l'obscurité et je touche les murs de ma chambre en faisant des efforts
incroyables pour sortir de ce rêve sans sommeil. Quelquefois je me
recouche sans avoir pu chasser ces images qui me harcellent, et
j'attends le jour avec impatience pour m'élancer comme malgré moi dans
la campagne. Alors tout s'efface, je marche au hasard, et il me semble
être enveloppé de vapeurs qui me cachent la réalité. D'autres fois il
m'arrive de m'apercevoir que je pense; je vois dans mon imagination des
tableaux affreux: mon fils mourant, ma femme dans les bras d'un autre;
mais je regarde tout cela avec un sang-froid imbécile, jusqu'à ce qu'il
me vienne une sorte de réveil qui me montre à moi-même. Je me vois dans
ce tableau; cette femme est la mienne; cet enfant est à moi. Je suis
Jacques, l'amant oublié, l'époux outragé, le père sans espoir et sans
postérité; et je m'assieds, car mes jambes ne peuvent plus me porter, et
une idée me fatigue plus en un instant qu'une journée d'agitation et de
marche forcée.

Il y a deux ans, j'étais dans un état déplorable d'ennui et de
souffrance. Mais que ne donnerais-je pas pour retourner en arriére! Je
craignais de ne plus pouvoir aimer. Depuis longtemps je n'avais pas
rencontré une femme digne d'amour. Je m'impatientais et je m'effrayais
de ce lomg sommeil da mon coeur; je me demandais si c'était la faute de
son impuissance, et je sentais bien que non. Mais je voyais les années
s'envoler comme des rêves, et je me disais qu'il n'y avait plus pour moi
de temps à perdre si je voulais être heureux encore une fois. Je pensais
que posséder une femme par le mariage, c'était assurer, autant que
possible, la durée de ce bonheur; je ne me flattais pas de le conserver
toute ma vie; mais j'espérais qu'il me conduirait jusqu'à cette dernière
période de la jeunesse où la philosophie devient facile à mesure que les
passions s'éteignent. Il n'en est point ainsi. Je ne suis pas encore
assez vieux pour me détacher de tout et pour me consoler d'avoir tout
perdu. Mon espérance est morte encore verte, et de mort violente; mais
je ne suis plus assez jeune pour croire qu'elle puisse renaître. Cet
effort est le dernier que mes forces morales m'ont permis. Je m'étais
créé une famille, une maison, une patrie; j'avais rassemblé, sur un coin
de terre, les deux seuls êtres qui me fussent chers, elle et toi. Dieu
m'avait béni en me donnant des enfants. Cela eût pu durer cinq à six
ans! Notre vallée était si belle! je prenais tant de soin pour rendre ma
femme heureuse, et elle semblait m'aimer si passionnément! Mais un
homme est venu et a tout détruit; son souffle a empoisonné le lait qui
nourrissait mes enfants. Oui! j'en suis sur, c'est son premier baiser
sur les lèvres de Fernande qui les a tués, comme c'est son premier
regard sur elle qui a tué son amour pour moi.

Je suis peut-être injuste et fou de m'en prendre à lui; peut-être
en eût-elle aimé un autre si celui là ne fût pas venu; peut-être ne
m'a-t-elle jamais aimé. Elle sentait le besoin d'abandonner son coeur,
et elle me l'a confié sans discernement; elle a pris pour une passion
durable ce qui n'était qu'un caprice d'enfant ou un sentiment d'amitié
filiale qui se trompait faute de savoir ce que c'est que l'amour. Avec
moi, elle souffrait sans cesse, elle était mécontente de tout; je ne
réussissais jamais à produire l'effet que je voulais sur son esprit,
et elle attribuait à mes moindres actions des motifs tout opposés à la
réalité; ou nous ne nous comprenions pas, ou nous nous comprenions trop.
Durant notre voyage en Touraine, alors qu'elle essayait un sacrifice
au-dessus de ses forces, et que le dérangement de son être démentait sa
volonté, il lui est arrivé de me dire plusieurs fois, dans un accès de
colère nerveuse insurmontable, qu'elle avait toujours senti que nous
n'étions pas faits l'un pour l'autre. Elle m'a accusé de l'avoir senti
aussi, et de l'avoir épousée malgré cela; elle m'a rappelé mille
circonstances légères qu'elle me présentait comme des preuves. Il
est vrai qu'elle rétractait le lendemain ces paroles, qu'elle disait
échappées à son délire: et je feignais de les avoir oubliées; mais elles
s'étaient enfoncées dans mon coeur comme des poignards, et depuis j'en
ai mis souvent le souvenir sur mes plaies pour les cautériser.

[Illustration: Une certaine issue de derrière par laquelle sortit...]

Hélas! faut-il renoncer ainsi au passé? elle aurait dû au moins me le
laisser; je me serais nourri d'une douleur moins amère. Mais à présent
il faut que tout soit détruit et gâté, même le souvenir du bonheur
perdu! Si elle m'a aimé, elle m'a aimé moins longtemps et moins
fortement que lui; car elle s'est éprise de lui dès le premier jour, il
ne faut plus en douter. Elle s'est trompée elle-même pendant six ou huit
mois; son âge est si riche en illusions! elle croyait m'aimer encore,
mais moi je voyais bien où elle en était. Elle s'est trouvée surprise
tout à coup par un amour nouveau avant de savoir que l'autre était
anéanti.

Ma douleur se calmera, je n'en doute pas; je la laisse s'exhaler, je ne
cherche point à la combattre, je ne rougis pas de crier comme une femme
quand mes accès me prennent. Je sais que j'en viendrai à être tranquille
et résigné; je ne suis pas impatient de ce moment-là, il sera plus
affreux encore que le présent. J'aurai accepté ma sentence; je verrai
mon malheur distinctement, et je le sentirai par tous les pores; je
n'aurai plus rien de jeune dans le coeur, le regret lui-même s'éteindra.
L'orgueil humain ne veut pas lutter contre une espérance perdue, contre
un amour qui se retire; il prend son parti, et, en quelques jours,
l'homme devient un vieillard. J'aime encore Fernande, parce qu'un amour
comme le mien ne peut pas finir sans convulsions et sans une rude
agonie; mais je sens que bientôt je ne pourrai plus l'aimer, et mon sort
sera pire.

Si Dieu faisait un miracle en ma faveur, s'il me conservait mon fil, je
vivrais, non avec une joie, mais avec un devoir, et je m'occuperais à
le remplir. Mais ce pauvre enfant ne fait qu'essayer une existence
languissante et prolonger mes tristes jours sans faire rétracter l'arrêt
qui a mesuré impitoyablement les siens. Il faut que je l'attende, ce
pauvre insecte qui se traîne lentement vers la mort, et sans lequel je
ne veux point partir. Je me souviens que je te disais une fois: «Que
peut-il arriver de pire à un honnête homme? D'être forcé de mourir,
voilà tout.» Aujourd'hui, je vois qu'il y a quelque chose de pis: c'est
d'être forcé de vivre.

[Illustration: Au milieu d'une haie de spectateurs.]



XC.

DE SYLVIA A JACQUES.

Jacques! reviens, Fernande a besoin de toi; elle est malade de nouveau
parce qu'elle vient d'éprouver une grande douleur. Rien ne peut la
calmer. Elle t'appelle avec angoisse, elle dit que tous les maux qui lui
arrivent viennent de ton abandon; que tu étais sa providence, et que tu
l'as quittée. Elle s'effraie de ta longue absence, et dit qu'il faut que
tu sois informé de tout pour avoir pris ainsi en horreur ta famille et
ta maison. Elle craint que tu ne la haïsses, et la douleur que cette
idée lui cause résiste à toutes nos consolations; elle veut mourir,
parce que, dit-elle, il n'est pas un instant de repos et d'espoir sur
la terre pour quiconque a possédé ton affection et l'a perdue. Prends
courage, Jacques, et viens souffrir ici! Tu es encore nécessaire; que
cette idée te donne de la force! Il y a autour de toi des êtres qui ont
besoin de toi. Et puis ta vie n'est pas finie. N'y a-t-il donc rien
autre chose que l'amour? L'amitié que Fernande a pour toi est plus
forte que l'amour que lui inspire Octave. Tous ses soins et tout son
dévouement, qui s'est vraiment soutenu au delà de mon espérance,
échouent auprès d'elle quand il s'agit de toi. Peut-il en être
autrement? Peut-elle vénérer un autre homme comme toi? Reviens vivre
parmi nous. Me comptes-tu pour rien, dans ta vie? ne t'ai-je pas bien
aimé? t'ai-je jamais fait du mal? ne sais-tu pas que tu es ma première
et presque ma seule affection? Surmonte l'horreur que t'inspire Octave,
ce sera l'affaire d'un jour. J'ai souffert aussi pour m'habituer à le
voir à ta place: mais laisse-la-lui et prends-en une meilleure; sois
l'ami et le père, le consolateur et l'appui de la famille. N'es-tu pas
au-dessus d'une vaine et grossière jalousie? Reprends le coeur de ta
femme, laisse le reste à ce jeune homme! L'imagination et les sens de
Fernande ont peut-être besoin d'un amour moins élevé que celui que tu
veux lui inspirer. Tu t'es résigné à ce sacrifice, résigne-toi à en
être le témoin, et que la générosité fasse taire l'amour-propre. Est-ce
quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou détruisent
une affection aussi sainte que la vôtre? Cette jalousie d'enfant n'est
pas digne de ta grande âme, et tu as au front bien des cheveux blancs
qui te donnent le droit d'être le père de ta femme sans avilir la
dignité de ton rôle de mari. Tu ne peux pas douter de la délicatesse
avec laquelle Fernande évitera tout ce qui pourrait te blesser. Octave
lui-même te deviendra supportable; c'est un assez noble caractère, et
depuis ces trois mois, si difficiles pour nous tous, j'ai découvert en
lui des vertus sur lesquelles je ne comptais pas. Il tomberait à tes
pieds si tu t'expliquais à lui, s'il te comprenait et s'il savait ce que
tu es. Reviens donc essuyer les larmes de Fernande, car toi seul pourras
rendre un peu de courage et de calme à son coeur. Elle est encore
frappée d'un de ces malheurs pour lesquels l'amour n'a point de
consolation; toi seul aurais le droit de lui en offrir, parce que tu
es de moitié dans son infortune: Tu comprends ce qui est arrivé? Je
t'attends!



XCI.

DE JACQUES A SYLVIA.

Genève.

J'irai; mais je veux que tu l'avertisses de mon arrivée quelques jours
d'avance: je ne veux surprendre personne. Il me serait horrible de
trouver sur le visage de Fernande une expression d'embarras ou d'effroi.
Dis lui qu'elle se contraigne, s'il le faut, pour ne me laisser rien
apercevoir de ce qui se passe; fais-lui croire toujours que je suis
sans soupçon, et persuade-lui de m'entretenir soigneusement dans cette
confiance. Non, je ne me sens pas assez fort pour être témoin de leurs
amours; je ne suis pas un philosophe stoïcien, et une âme de feu brûle
encore mon front sous mes cheveux blancs. Ce que tu fais maintenant est
bien cruel, Sylvia; j'étais presque enseveli, et tu me rappelles au
monde des vivants pour souffrir quelques jours de plus, et m'assurer
de nouveau de la nécessité de le quitter pour jamais. Soit, Fernande
souffre; elle a besoin de moi, dis-tu: j'en doute; mais je sens que
je ne mourrais pas tranquille si j'avais négligé d'adoucir une de ses
peines. C'est la dernière qui l'atteindra, elle n'aura plus rien à
perdre: privée de ses enfants et délivrée de son mari, elle pourra se
livrer à son amour sans partage et sans crainte. Cette intimité que tu
crois encore possible entre nous est un rêve romanesque; quand même
j'oublierais mes ressentiments, pourraient-ils oublier le mal
qu'ils m'ont fait? La vue d'un homme qu'on a rendu malheureux est
insupportable: c'est comme le cadavre de l'ennemi qu'on a tué.

J'arriverai deux jours après cette lettre. Je vais donc revoir cette
maison funeste! Je comprends ce qui est arrivé: mon fils est mort.



XCII.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Lyon.

Je me suis soumis à ton ordre, et je pense encore que j'ai dû le faire;
mais je n'irai pas plus loin: dix lieues suffisent bien pour mettre le
silence et la paix entre lui et moi. De quoi donc as-tu peur pour moi?
Crois-tu donc que Jacques songe à tirer vengeance de mon bonheur? Il est
trop généreux ou trop sage pour cela. J'ai consenti à m'éloigner parce
que ma présence lui serait désagréable; la sienne me ferait moins
souffrir qu'il ne pense. Je ne saurais m'imputer des torts réels envers
lui: il pouvait m'empêcher d'en avoir, il avait pour lui le droit et la
force. Je n'ai pas commis un vol en profitant du bien qu'il me laissait.
Est-on coupable parce qu'on lutte avec des êtres indifférents au dommage
qu'on leur fait, ou trop magnifiques pour daigner s'en apercevoir? Si
Jacques est sublime en ceci, comme tu le crois, raison de plus pour
que je le voie avec plaisir, et pour que je lui donne la plus franche
poignée de main que j'aie donnée de ma vie. Je ne conçois rien à ces
subtilités de sentiment: idées fausses dont tu t'entoures pour te
torturer, comme si tu n'étais pas déjà assez malheureuse, ma pauvre
enfant! Pleure les pertes cruelles dont le sort t'afflige; je les pleure
avec toi, et rien ne me consolera jamais de la mort de ta fille, pas
même... ô ma Fernande! pas même cet événement que tu ajoutes à la somme
de tes douleurs, et que je considère comme un bienfait du ciel, comme un
acte de réconciliation entre lui et moi. Laisse mon coeur bondir de joie
à cette idée; laisse-moi faire mille rêves, mille projets délicieux.
Elle s'appellera Blanche comme celle qui est morte, car ce sera une
fille aussi; elle aura le joli regard et les cheveux blonds de ce petit
ange qui te ressemblait tant. Tu verras qu'elle sera toute pareille:
aussi belle, aussi caressante, aussi capricieuse et plus forte; car les
enfants de l'amour ne meurent jamais: Dieu les doue de plus d'avenir et
de vigueur que ceux du mariage, parce qu'il sait qu'il leur faut plus de
force pour résister aux maux d'une vie où on les accueille mal; veux-tu
donc que cela soit vrai pour ton enfant? Pleureras-tu sur lui, au lieu
de l'embrasser le jour où il viendra au monde? Ah! si tu le reçois avec
douleur, si tu le repousses, si tu refuses de l'aimer, parce qu'il
n'aura pas Jacques pour père, laisse-le-moi et que la Providence
l'abandonne: je m'en charge; je le recevrai dans mon sein, je le
nourrirai moi-même avec du lait de biche et des fruits, comme les
solitaires des vieilles chroniques que nous lisions l'autre jour
ensemble. Il reposera à mes côtés, il s'endormira au son de ma flûte; il
sera élevé par moi, il aura les talents que tu aimes et les vertus que
tu auras besoin de trouver en lui pour être heureuse; et quand il sera
en âge de garder son secret et le nôtre, il ira t'embrasser; il te dira:
«Je m'appelle Octave, et je n'ai pas besoin d'un autre nom: celui de
votre mari me serait moins cher, et ne me servirait à rien. Je vous
respecte et vous estime; vous n'avez pas assuré mon existence sociale
par un mensonge, vous ne m'avez pas donné pour maître un homme auquel je
ne suis rien; c'est mon père qui m'a élevé et qui m'a appris à me
passer de richesse et de protection. Je n'ai besoin que de tendresse,
donnez-moi la vôtre; je ne vous appellerai jamais ma mère; mais un
baiser de vous en secret sur mon front me fera connaître toutes les
joies de l'amour filial.» Dis-moi, quand il te parlera ainsi, le
repousseras-tu? seras-tu fâchée d'avoir cet ami de plus? Toute la peine
qu'il te causera consiste à cacher son existence à ton mari. Pour le
présent et pour l'avenir, cela me semble une chose si aisée, que je
ne conçois pas comment tu t'en inquiètes. Souffriras-tu de ne pouvoir
avouer et produire ton enfant? Mais songe que Jacques a le double de ton
âge, ma chère Fernande; tu ne peux pas te dissimuler que tu ne doives
lui survivre de beaucoup, et qu'un temps viendra, dans l'ordre de la
nature, où tu seras libre. Avant même cette époque présumable, que
d'accidents, que de hasards peuvent nous permettre d'être époux!
Crois-tu que dans dix ans, comme aujourd'hui, comme dans vingt, je ne
serai pas toujours à tes pieds, et que mon plus grand bonheur ne sera
pas de dire à la société: Cette femme est à moi; je l'ai conquise par
mes prières, par mon obstination, par mes fautes, par mon amour; et si
j'ai entaché sa réputation, du moins je ne l'ai pas abandonnée comme
font les autres. Je suis resté près d'elle; j'ai laissé ma vie couler
tout entière au gré de ce mari, qui certes savait se battre, et qui
pouvait à tout instant venir m'égorger dans les bras de sa femme. Je
suis resté là pour satisfaire au ressentiment de l'un, ou pour protéger
l'autre en cas de besoin; j'ai consacré tous mes instants à celle qui
s'était un jour sacrifiée à moi. J'ai commencé par l'obtenir à force
de persécutions; mais j'ai fini par la mériter à force de tendresse; à
présent, elle m'appartient légitimement. Que les hommes ratifient cette
union qu'ils ont en vain combattue!

Tu sais bien, Fernande, que cela est sûr, quant à moi; la Providence
peut faire le reste, et elle le fera, n'en doute pas. Notre destinée
était de nous rencontrer, de nous comprendre et de nous aimer. Le hasard
finit par se soumettre à l'amour; la force attractive surmonte tous les
obstacles, et l'aimant va embrasser le fer dans les entrailles de
la terre, en dépit du roc qui les sépare. Pauvre femme tremblante,
jette-toi donc dans mes bras, je te protégerai contre l'univers entier!
Pauvre mère désolée, essuie tes larmes; les enfants que nous aurons
ensemble ne mourront pas!

Reviens à l'espérance; souviens-toi des beaux jours que nous avons eus
au milieu de tes plus grandes anxiétés; souviens-toi des miracles que
fait l'amour. Quand nous sommes dans les bras l'un de l'autre, ne
sommes-nous pas perdus dans un monde de délires, où les cris et les
plaintes de la terre n'arrivent pas? Sois sûre d'ailleurs que tu ne fais
pas à ton mari tout le mal que tu penses: c'est un homme trop supérieur
pour se laisser affecter des insultes, de la sottise; il sait qu'elles
ne peuvent l'atteindre, et il ne croit certainement pas que nous nous
fassions un jeu de l'y exposer. Il sait peut-être que nous nous aimons,
ou au moins il s'en doute; et ne vois-tu pas que cela ne lui cause
aucune colère? C'est un homme calme et raisonneur; de plus, c'est un
homme excellent: s'il savait tes anxiétés, il t'en consolerait, il te
rassurerait sur tes craintes, et je gage bien qu'il le fera quelque
jour. Encore deux ou trois ans, et il sera vieux, et l'amour-propre de
l'amant délaissé fera place à la générosité de l'ami consolé. A présent,
il voyage et se tient éloigné, parce que notre position à tous est
difficile, et notre contenance désagréable en présence l'un de l'autre.
Le temps effacera ces répugnances plus vite peut-être que nous ne
l'espérons: l'avenir semble placé au delà de notre atteinte; mais le
temps travaille avec une rapidité dont on s'étonne quand on voit son
oeuvre accomplie. Abandonne-toi donc à l'amour: il sera toujours le
maître; ta résistance ne sert qu'à diminuer les joies qu'il te donne.
Oh! elles sont si belles et si enivrantes! Respecte-les comme les dons
sacrés du ciel; travaille à les préserver des injures du sort, qui est
stupide et aveugle, et qu'il faut gouverner avec force et courage, loin
de l'accepter tel qu'il est. Ne crains pas que Jacques te les reproche;
s'il savait comme notre amour est irrésistible et notre bonheur immense,
il nous permettrait d'en jouir. Réponds-moi vite; dis-moi si Jacques
doit rester longtemps. J'ai toute la vie, j'espère, à passer avec toi,
et pourtant je ne pourrais me soumettre sans douleur à perdre une
semaine. Tu sais que si Jacques, d'accord avec toi, l'exigeait, je
pourrais me soumettre à un long exil; mais à présent il lui semblerait
peut-être que je le fuis; s'il me demandait, dis-lui que je suis à Lyon;
surtout donne-moi de tes nouvelles, et soigne ce que j'ai de plus cher
au monde.




XCIII.

DE FERNANDE A OCTAVE.


Jacques part bientôt; mais il veut te voir auparavant. Tu as raison,
Octave, c'est un homme excellent: il est impossible d'avoir plus de
générosité, de douceur, de délicatesse et de raison. Je vois bien qu'il
sait tout. J'étais au moment de lui tout avouer, tant je souffrais de
ce que je prenais pour un excès de confiance et d'estime; mais, dès
les premiers mots, il m'a fait entendre qu'il ne voulait pas en savoir
davantage, et il m'a témoigné une amitié si vraie, une indulgence si
grande, que je suis pénétrée d'attendrissement et de reconnaissance.
Tu avais bien jugé ses intentions, et notre position à tous, mon cher
Octave. Il a fait de sérieuses réflexions sur la différence de nos âges,
et il a certainement vaincu le reste d'amour qu'il avait pour moi;
car il m'a parlé absolument dans le sens de ta lettre. Il m'a dit que
_certains propos_ l'obligeaient à se tenir éloigné de nous, afin que
le monde ne crût pas qu'il donnait les mains à notre amour. «Et que
penses-tu de cet amour? lui ai-je dit; crois-tu que ce soit une
calomnie?» J'étais tremblante et prête à embrasser ses genoux. Il a fait
semblant de ne pas s'en apercevoir, et il m'a répondu: «Je suis bien sûr
que c'est une calomnie.» Mais j'ai vu qu'il savait à quoi s'en tenir, et
sa tranquillité a dégagé mon coeur d'un poids énorme. Jacques est bon et
affectueux; mais il raisonne. Il n'est plus jeune: il sait que je suis
excusable, et, comme tu le dis, sa générosité naturelle est secondée par
la sagesse de ses réflexions. Il m'a fait espérer qu'il reviendrait tous
les ans passer quelques semaines prés de nous, et que, dans quelques
années, il ne nous quitterait plus.

Ta lettre m'aurait décidée à garder le secret sur ma grossesse, quand
même Jacques ne m'aurait pas aidée à me taire sur tout le reste. Je
me fie et je m'abandonne à toi. Tu savais bien que jamais je n'aurait
l'impudence de profiter de la loi qui forcerait Jacques à donner son
nom et ses biens à l'enfant de nos amours, encore moins aurais-je eu
la bassesse d'aller revendiquer ses caresses pour le tromper sur la
légitimité de cet enfant; tu m'aurais tuée plutôt que de le permettre,
n'est-ce pas? Et tu le recueilleras, tu le cacheras, tu le soigneras,
cet enfant bien-aimé! Nous le confierons à quelque honnête paysanne,
bien propre et bien fidèle, qui le nourrira, et nous irons le voir tous
les jours. Ah! quel que soit mon sort, et dans quelque circonstance
qu'il vienne au monde, sois sûr que je le chérirai autant que ceux qui
ne sont plus, et davantage peut-être, à cause de ce que j'ai souffert
en les perdant! Si quelques jours Jacques découvre la naissance de
celui-là, il ne le haïra pas, il ne le persécutera pas. Qui sait
jusqu'où ira sa bonté? Il est capable de tout ce qui est étrange et
sublime... Mais combien je suis heureuse que sa générosité aujourd'hui
ne lui coûte pas autant que je le croyais! Je n'aurais jamais pu me
tranquilliser et t'aimer sans tourments et sans remords, si j'avais vu
qu'il fallait briser le noble coeur de Jacques. Heureusement il n'est
plus dans l'âge des passions brûlantes; et d'ailleurs il me l'avait
toujours dit, et il savait bien ce qu'il disait alors: «Quand tu ne me
permettras plus d'être ton amant, je deviendrai ton père.» Il a tenu
parole. O mon cher Octave! nous ne passerons jamais une nuit ensemble
sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.
                
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