Et toi! que tu es bon, et comme tu sais aimer! Oh! je n'ai jamais aimé
que toi! J'ai cru avoir de l'amour pour Jacques: mais ce n'était qu'une
sainte amitié, car cela ne ressemblait en rien à ce que j'éprouve pour
toi. Quels transports que les tiens, et comme tu es sans cesse occupé de
moi! Quelle sollicitude! quel dévouement! tu n'es pas mon mari, et tu me
consacres ta vie; mes larmes et mes faiblesses ne te rebutent pas, tu
ne me reproches aucun de mes défauts. Jacques non plus! Il est bien bon
aussi; mais il n'est pas mon égal, mon camarade, mon frère et mon amant
comme toi. Il n'est pas enfant comme nous, et puis il y a dans sa
vie autre chose que l'amour. La solitude, les voyages, l'étude, la
réflexion, il aime tout cela; et nous, nous n'aimons que nous. Aimons-le
aussi, cet ami si parfait; viens le voir. Il désire, m'a-t-il dit, te
donner une poignée de main avant de repartir. Je lui ai demandé avec
un peu d'inquiétude s'il avait quelque chose à te dire. «Non, m'a-t-il
répondu; mais pourquoi s'éloigne-t-il quand j'arrive? quelle raison
a-t-il de me fuir?» J'ai dit que tu avais été voir Herbert, qui venait
de Paris, et qui passait par Lyon pour retourner en Suisse. «Écris-lui
bien vite de venir, m'a-t-il dit, et si Herbert est encore à Lyon, qu'il
l'amène; nous passerons encore une bonne journée tous ensemble comme
autrefois, cela te fera du bien.» Brave Jacques!
_P. S._ J'ai eu ce matin une étrange frayeur pour une circonstance
bien misérable. J'avais laissé ta lettre ouverte sur le bureau de mon
cabinet, sans fermer la porte à clef. Jacques n'a jamais songé de sa vie
à jeter les yeux sur mes papiers. Il est, à cet égard, d'une discrétion
si religieuse, que je n'ai pas pris l'habitude de la prudence. Je fis
cette réflexion, je ne sais comment, en me promenant dans le parc avec
Sylvia. Je me demandai tout à coup où pouvait être Jacques, et la pensée
qu'il devait être dans mon cabinet me troubla tellement, que je quittai
le parc et courus vers la maison. Je montai sans rencontrer Jacques, et
j'entrai dans mon appartement. Il n'y avait personne, et rien n'était
dérangé sur mon bureau. Rassurée, mais encore tremblante, je m'assis
et pris cette lettre pour la plier et la serrer. Je trouvai sur les
dernières lignes une goutte d'eau toute fraîche. Je m'imaginai que
c'était une larme, je faillis m'évanouir d'émotion et de terreur.
Cependant je repris courage en voyant d'autres gouttes d'eau sur les
papiers voisins, tombés d'un bouquet de roses tout humides de pluie que
j'avais mis dans un vase à côté ce ces papiers. Mais alors, vois ma
puérilité et l'état de faiblesse imbécile où le chagrin et l'inquiétude
ont réduit ma pauvre tête! je m'imaginai que la goutte d'eau de la
lettre était chaude, et que les autres étaient froides. Je te vois d'ici
rire de cette folie; le fait est qu'elle s'empara si bien de moi que je
poussai un cri. J'entendis la voix de Jacques qui m'appelait du salon,
pour me demander ce que j'avais, et il monta précipitamment, d'un air
effrayé, croyant que j'avais une attaque de nerfs. Je t'avoue que peu
s'en fallait. Pourtant la physionomie de Jacques me rassura, et il
acheva de me rendre la vie en me disant qu'il voulait que tu vinsses le
voir, et toutes les autres choses que je t'ai déjà racontées. Je vis
bien que la frayeur que je venais d'éprouver était l'ouvrage d'une
imagination malade. Ne suis-je pas tombée dans un état bien ridicule?
Reviens! un baiser de toi me fera plus de bien que tout le reste; et
quand je verrai ta main dans celle de Jacques, je serai tout à fait
tranquille.
XCIV.
DE JACQUES A SYLVIA.
Genève.
Ma chère bien-aimée, j'ai fait le voyage jusqu'ici avec Herbert. Tu t'es
imaginé que je le quitterais à Lyon; pas du tout. Sa société ne m'a fait
nullement souffrir; nous avons constamment parlé de toi. Tu dois t'être
aperçue qu'il est amoureux de toi. Je l'ai examiné et questionné de
manière à le bien connaître. C'est un digne garçon, simple, loyal,
obligeant, sincère. Il a une jolie fortune, une habitation agréable dans
le pays que tu aimes, et ses occupations le préservent de l'esprit de
tracasserie qui est particulier aux hommes rangés. Il m'a prié de te
présenter sa demande en mariage, et je te conseille de l'accepter; non
pas à présent, je comprends que tu n'es pas disposée à t'occuper de
cela, mais plus tard. Tu ne seras jamais heureuse par l'amour, Sylvia.
Tu pourras chercher longtemps un être digne de toi, et, si tu le
trouves, tu auras le même sort que moi, il sera trop tard; tu seras trop
vieille de coeur pour te faire aimer longtemps. Il y a un désaccord trop
complet d'ailleurs entre notre manière de sentir et celle de tous les
autres hommes, pour que nous puissions jamais trouver notre semblable
en ce monde. Il n'y a pourtant qu'une chose dans la vie, c'est l'amour.
Mais l'amour, dans le coeur des femmes surtout, peut être de deux
sortes, l'amour d'un homme et l'amour maternel. J'aurais vécu pour mes
enfants, tout infortuné que je suis. Ils sont morts! C'est un accident
qui me tue. Mais tu pourras élever les tiens, et, à l'abri de tous
les maux qui m'accablent, être heureuse par eux. A la manière dont tu
chérissais et dont tu soignais les miens, il était facile de voir que tu
serais une mère sublime. Deviens-le donc, épouse Herbert. Il suffira que
tu aies pour lui de l'estime et de l'amitié. Il en est digne. C'est une
de ces belles natures calmes qui ne connaissent ni le transport des
passions, ni leurs funestes souffrances. Il ne te demandera pas plus
d'affection que tu ne seras disposée à lui en accorder, et, quand tu le
connaîtras, tu ne lui en accorderas pas moins qu'il n'en mérite. Vous
aurez une vie tranquille et patriarcale. Tu es une véritable Ruth,
active, courageuse et dévouée comme la femme forte des beaux temps
bibliques; tu feras de tes rêves irréalisés et de tes vains désirs un
saint holocauste, et tu répartiras sur tes fils l'amour que tu n'as
pu donner à un homme. Ne m'ôte pas cette espérance, et laisse-moi
l'emporter dans la tombe. Elle m'est venue l'autre jour, comme nous
dînions au rendez-vous de chasse. Je m'étais levé un instant; je revins,
et je contemplai ces deux couples assis sur l'herbe, Octave et
Fernande, Herbert et toi; Herbert suivait tes moindres mouvements avec
sollicitude; il épiait tous tes regards pour trouver l'occasion de te
rendre un petit service e de t'entendre lui dire: Merci, Herbert. Les
deux autres amants étaient radieux de bonheur, et je leur rends justice
avec joie, ils me comblèrent tout le jour d'amitiés e de caresses
délicates. Un calme divin est descendu un instant dans mon coeur en
voyant que vous étiez tous heureux ou du moins que vous pouviez l'être.
Oh! quelle étrange et solennelle journée! c'étaient là des adieux
éternels entre vous et moi! Qui l'eût dit? Il y avait des instants où je
l'oubliais moi-même, et où je me reportais à notre ancien bonheur, au
point de croire que tout ce qui s'est passé depuis était un rêve. Le
temps était si beau, l'herbe si verte, les oiseaux chantaient si
bien, Fernande était si jolie avec ces pâles roses qui renaissent
d'elles-mêmes sur son visage après quelques jours de souffrance! Je
dormis un quart d'heure sur le gazon avant le dîner, et, quand je
m'éveillai, elle était près de moi et chassait les insectes de mon
front avec son bouquet de fleurs sauvages; Octave chantait un duo
avec Herbert; tu préparais les fruits pour le dessert, et mes chiens
dormaient à mes pieds. C'était un tableau de bonheur rustique si frais
et si paisible que je le contemplai quelque temps sans me rappeler la
nécessité de mourir. Mais quand cette idée revint au milieu de tout
cela!...
Je suis très-calme, mais je souffre encore beaucoup; je te l'ai déjà dit
cent fois, tu t'obstines à faire de moi un héros et tu m'invites à vivre
comme si j'en avais la force. Souviens-toi donc que j'aimais encore il
y a peu de jours, et que je serais furieux si je n'étais anéanti.
D'ailleurs tu n'as pas lu ces deux lettres d'Octave et de Fernande! Je
les ai lues, et c'est mon arrêt de mort. J'ai vu combien, malgré leur
estime et leur amitié pour moi, ma vie leur est à charge. Amants
ingénus! ils désirent naïvement que je meure, et se le disent sans s'en
apercevoir. Ils ont des raisons bien légitimes pour cela, des raisons
que je respecte, mais qui ont mis de la glace dans mon sang. Fernande
n'est plus ma femme, c'est celle d'Octave, c'est un être qui ne fait
plus partie de moi, et que je ne pourrais plus presser dans mes bras
quand même elle viendrait s'y jeter sincèrement. Elle est vraiment ma
fille à présent, et toute autre pensée ressemblerait pour moi à celle
d'un inceste. Ne me dis donc plus qu'elle peut revenir à moi, et que je
peux oublier tout; elle est la mère des enfants d'Octave. Je ne la hais
ni ne la méprise pour cela; mais cela rend nécessaire notre éternelle
séparation.
C'est la main de Dieu qui a mis cette lettre sous mes yeux. J'allais
peut-être me perdre et m'avilir; j'allais accepter le rôle faux et
impossible que tu avais rêvé pour moi. Ébranlé par ton éloquence
romanesque, touché des pleurs de Fernande et de ses humbles prières,
j'allais lui promettre de passer le reste de mes jours entre elle et son
amant. J'étais à chaque instant près de lui dire: «Je sais tout, et
je pardonne à tous deux; sois ma fille et qu'Octave soit mon fils;
laissez-moi vieillir entre vous deux, et que la présence d'un ami
malheureux, accueilli et consolé par vous, appelle sur vos amours la
bénédiction du ciel.» Ce rayon d'espérance, cette illusion de quelques
heures, qui est venue briller sur mon dernier jour avant de m'abandonner
à l'éternelle nuit, n'est-ce pas un raffinement de souffrance? Entrevoir
un coin du ciel quand on est condamné à descendre vivant dans la tombe!
N'importe, je suis bien aise d'avoir fait toutes les réflexions et
tous les efforts possibles pour me rattacher à la vie; je mourrai sans
regret. Le destin m'a fait entrer dans la chambre où était écrite cette
sentence. J'allais y chercher de l'encre et du papier pour écrire à
Octave de revenir; en me penchant sur la table, je vis son écriture,
et mes yeux rencontrèrent cette phrase terrible qui s'attachait à ma
prunelle comme du feu: _Les enfants que nous aurons ensemble ne mourront
pas_. Je voulus savoir mon sort; je sentis que les considérations
ordinaires de la délicatesse devaient se taire devant l'oracle du
destin; et d'ailleurs, incapable comme je le suis de nuire à Fernande,
je pouvais, sans scrupule, violer ses secrets. Sans cela, je me trompais
de route, et j'entrais dans une nouvelle série de maux qui m'auraient
également conduit où je vais, mais moins courageux et moins pur que
je ne le suis aujourd'hui. Oui! j'ai bien fait de lire; tu as vu ma
conduite aussitôt après cela. Mon parti a été pris bien vite, et j'ai eu
dès ce moment la sérénité du désespoir dans l'âme et sur le visage.
[Illustration: Ce soir à six heures, et au sabre.]
Il a raison, leurs enfants ne mourront pas; la nature bénit et caresse
celui qui est aimé, le froid de la mort s'étend sur celui qui ne l'est
plus. Tout l'abandonne, et les plantes mêmes se dessèchent sous la main
du maudit; la vie s'éloigne de lui, et le cercueil s'ouvre pour le
recevoir, lui et les premiers-nés de son amour; l'air qu'il respire
est empoisonné, et les hommes le fuient: Ce malheureux, disent-ils, ne
mourra donc jamais!
Cette lettre m'a dicté mon devoir, j'ai vu ce qu'il fallait dire à
Fernande pour la consoler et la guérir; il le sait, lui, il la connaît
mieux que moi maintenant. J'ai réalisé tout ce qu'il lui promettait de
ma part; je me suis conformé au caractère qu'il me suppose, et j'ai vu
qu'en effet tout ce qu'elle désirait, c'était d'être délivrée de mon
amour. Dès que je lui ai dît qu'il était éteint, je l'ai vue renaître,
et ses yeux semblaient me dire: «Je puis donc aimer Octave à mon aise!»
Qu'elle l'aime donc! Un homme moins malheureux que moi eût peut-être
trouvé l'occasion de se sacrifier pour l'objet de son amour et d'en être
récompensé à sa dernière heure par les bénédictions des heureux qu'il
eût faits; mais mon sort est tel qu'il faut que je me cache pour mourir.
Mon suicide aurait l'air d'un reproche; il empoisonnerait l'avenir que
je leur laisse; il le rendrait peut-être impossible; car, après tout,
Fernande est un ange de bonté, et son coeur, sensible aux moindres
atteintes, pourrait se briser sous le poids d'un remords semblable.
D'ailleurs le monde la maudirait, et, après m'avoir poursuivi de ses
féroces railleries pendant ma vie, il poursuivrait ma veuve de ses
aveugles malédictions après ma mort. Je sais comment les choses se
passent; un coup de pistolet dans la tête fait tout à coup un héros ou
un saint de celui qu'on méprisait ou qu'on détestait la veille. J'ai
horreur de cette ridicule apothéose; je dédaigne trop les hommes au
milieu desquels j'ai vécu pour les appeler à mon agonie comme à un
spectacle; nul ne saura pourquoi je meurs; je ne veux pas qu'on accuse
ceux qui me survivent, et je ne veux pas qu'on fasse grâce à ma mémoire.
J'ai voulu voir Octave avant de partir, et m'assurer par mes yeux que je
pouvais lui léguer sans inquiétude ce que j'ai eu de plus cher au monde.
C'est un homme d'un étrange égoïsme, mais il sait faire une vertu de ce
vice, et sa hardiesse me plaît. J'espère qu'il la rendra heureuse. Il
m'a embrassé avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils
étaient bien contents!
XCV.
DE SYLVIA A JACQUES.
A présent je ne me flatte plus, et ton désespoir est passé dans mon âme;
mais le tien est auguste et résigné, et le mien est sombre et amer.
C'en est donc fait, ton parti est pris! O Dieu! ô Dieu! un homme comme
Jacques va se tuer, et vous ne ferez pas un miracle pour l'en empêcher!
Vous allez laisser tomber cette vie sainte et sublime dans le gouffre
de l'éternité, comme un grain de sable dans l'Océan; elle s'en ira
pêle-mêle avec celles des méchants et des lâches, et la création tout
entière ne se révoltera pas contre vous pour refuser son sacrifice! Ton
malheur fera de moi un athée à mon dernier soupir, ô Jacques!
Tu me parles d'avenir, de bonheur, de mariage, de maternité! Mais tu ne
sais donc pas... non, tu ne connais pas mon amitié, si tu t'imagines que
je puisse te survivre. Quand ce ne serait que par indignation, je hais
la vie désormais, je la hais encore plus que tu ne fais; car tu acceptes
ton sort, et moi je me révolte contre le ciel et contre les hommes qui
l'ont fait ce qu'il est. Je hais Octave, et je ne puis regarder ma soeur
en face; je la fuis, tant j'ai peur de la haïr aussi. Voilà comme elle
t'a compris, la femme que tu aimais! et voilà l'homme qu'elle t'a
préféré! Oui, ils sont faits l'un pour l'autre, ils ont raison; qu'ils
s'aiment et qu'ils dorment sur ton cercueil: ce sera leur couche
nuptiale.
Mais pourquoi faut il que tu meures! Du moment qu'ils le désirent,
n'es-tu pas affranchi de tout devoir envers eux? Parce qu'ils ont une
pensée criminelle, tu t'offres à Dieu comme une victime d'expiation pour
leur forfait! Que deviendra donc dans le coeur des hommes l'amour de
la justice et la foi à la Providence, si les premiers d'entre eux se
condamnent et s'immolent ainsi pour laver les fautes des derniers? Ne
peux-tu abandonner pour jamais cette maudite Europe où tous tes maux
ont pris racine, et chercher quelque terre vierge de tes larmes, où tu
pourras recommencer une vie nouvelle? Est-il bien vrai que tu n'as plus
rien dans le coeur, pas même de l'amitié pour moi, qui te suivrais au
bout du monde? Ah! cette amitié qui remplissait toute mon âme, et qui
étouffait à chaque instant l'amour que j'aurais pu concevoir pour
d'autres hommes, ne t'a jamais suffi; tu venais te reposer et te
consoler près de moi, mais tu retournais bien vite à cette vie de
passions orageuses qui a fini par te briser. A présent que tes passions
sont mortes, ne peux-tu vivre doucement, et vieillir avec ta soeur sous
quelque beau ciel, dans une des solitudes enchantées du Nouveau-Monde?
Viens, partons, oublions ce que nous avons souffert: toi, pour aimer
trop, et moi, pour ne pouvoir pas aimer assez. Nous adopterons, si tu
veux, quelque orphelin; nous nous imaginerons que c'est notre enfant,
et nous l'élèverons dans nos principes. Nous en élèverons deux de sexe
différent, et nous les marierons un jour ensemble à la face de Dieu,
sans autre temple que le désert, sans autre prêtre que l'amour; nous
aurons formé leurs âmes à la vérité et à la justice, et il y aura
peut-être alors, grâce à nous, un couple heureux et pur sur la face de
la terre.
Ah! laisse-moi faire de ces rêves, et fais-en avec moi. Il doit y avoir
autre chose dans la vie que l'amour. Tu dis que non. Comment se fait-il
qu'un homme comme toi, doué de tous les talents, sage de toutes les
sciences, riche de toutes les idées, de tous les souvenirs, n'ait jamais
voulu vivre que par le coeur? Ne peux-tu te réfugier dans la vie de
l'intelligence? que n'es-tu poète, savant, politique ou philosophe!
Ce sont des existences que l'âge rend chaque jour plus belles et plus
complètes. Pourquoi faut-il que tu meures à quarante ans d'un désespoir
de jeune homme? O Jacques! c'est que ton âme est trop brûlante; elle ne
veut pas vieillir, elle aime mieux se briser que de s'éteindre. Trop
modeste pour entreprendre d'éclairer les hommes par la science, trop
orgueilleux pour pouvoir briller par le talent aux yeux d'êtres si peu
capables de te comprendre, trop juste et trop pur pour vouloir régner
sur eux par l'intrigue ou par l'ambition, tu ne savais que faire de la
richesse de ton organisation. Dieu aurait dû créer un ange exprès pour
toi, et vous envoyer vivre tous deux seuls dans un autre monde; il
aurait dû au moins te faire naître dans le temps où la foi et l'amour
divin servaient à éclairer et à régénérer les nations. Il t'eût fallu
une tâche immense, héroïque, humble et enthousiaste à la fois; une vie
toute de larmes saintes et de souffrances philanthropiques; une destinée
comme celle du Christ.
Mais quand un homme comme toi naît dans un siècle où il n'y a rien à
faire pour lui; quand, avec son âme d'apôtre et sa force de martyr, il
faut qu'il marche mutilé et souffrant parmi ces hommes sans coeur
et sans but, qui végètent pour remplir une page insignifiante de
l'histoire, il étouffe, il meurt dans cet air corrompu, dans cette
foule stupide qui le presse et le froisse sans le voir. Détesté par
les méchants, raillé par les sots, craint des envieux, abandonné des
faibles, il faut qu'il cède et qu'il retourne à Dieu, fatigué d'avoir
travaillé en vain, triste de n'avoir rien accompli. Le monde reste vil
et odieux: c'est ce qu'on appelle le triomphe de la raison humaine.
Tu m'as fait jurer de rester auprès de ta femme jusqu'à ce qu'elle
fût consolée de ta mort, tu m'as arraché ce serment, ne peux-tu le
rétracter? Sera-t-il en mon pouvoir de le tenir quand je saurai que le
jour est venu, et que tu touches à ta dernière heure? Crois-tu, Jacques,
que je n'abandonnerai pas tout pour aller partager avec toi le poison ou
les balles! Tu me fais sourire avec la demande d'Herbert! Souviens-toi
que tu m'as juré, de ton côté, de ne pas exécuter ta résolution sans me
prévenir, et sans me laisser le temps d'aller t'embrasser une dernière
fois.
XCVI.
DE JACQUES A SYLVIA.
Des montagnes du Tyrol.
Calme ta douleur, ma soeur chérie; elle réveille la mienne, et ne
change rien à ma résolution. Quand la vie d'un homme est nuisible à
quelques-uns, à charge à lui-même, inutile à tous, le suicide est un
acte légitime et qu'il peut accomplir, sinon sans regret d'avoir manqué
sa vie, du moins sans remords d'y mettre un terme. Tu me fais bien plus
vertueux et bien plus grand que je ne suis; mais il y a quelque chose de
profondément vrai dans ce que tu dis de la tristesse qu'éprouvé une âme
pleine de bonnes intentions inutiles et de dévouements perdus, quand
elle est forcée d'abandonner sa tâche sans l'avoir remplie. Ma
conscience ne me reproche rien, et je sens qu'il m'est permis de me
coucher dans ma fosse et et de m'y délasser d'avoir vécu. J'ai traversé,
il y a quelques jours, un champ de bataille où je me suis trouvé, pour
la première fois, au milieu du sang, du feu et de la poussière, il y
a une quinzaine d'années; j'étais jeune alors, et une belle carrière
s'ouvrait devant moi, si j'avais su en profiter. C'était un temps de
gloire et d'enivrement pour mes compagnons. Je me souviens que je
passais la nuit de la veillée sur up de ces toits de chaume à fleur
de terre qui servent de grange et de bergerie au pied des montagnes.
J'étais à mi-côte de la colline; j'avais sous les yeux une arène
magnifique: le camp français à mes pieds, les feux de l'ennemi au loin,
et Napoléon, général, au milieu de tout cela. Je fis bien des réflexions
sur cette destinée qui s'offrait à moi, et sur cet homme de génie qui
commandait à tant de destinées. Je me trouvai froid au milieu de ces
travaux sanglants et de cette gloire funeste; seul peut-être dans
l'armée je ne regrettai pas de ne pas être Napoléon. J'acceptai les
horreurs de la guerre avec la force d'âme que donne la raison à celui
qui ne peut pas reculer; mais en galopant le lendemain sur ces crânes
que brisait le pied de mon cheval, sur ces cadavres qui gémissaient
encore, je me sentis pénétré d'une haine si profonde pour les hommes qui
appelaient cela la gloire, et d'une aversion si insurmontable pour ces
scènes hideuses, qu'une pâleur éternelle s'étendit sur mon visage, et
que mon extérieur prit cette glaciale réserve qu'il n'a jamais perdue
depuis. Dès ce jour, mon caractère rentra en lui-même: je fis une espèce
de scission avec mes pareils, je me battis avec un désespoir et une
répugnance qu'ils appelaient du sang-froid, et sur lesquels je ne
m'expliquai jamais avec eux; car ces brutes n'eussent pas compris qu'il
pût se trouver parmi eux un homme qui n'aimât pas la vue et l'odeur du
sang. Je les voyais se prosterner autour de l'ambitieux qui ouvrait tant
d'artères et se nourrissait de tant de larmes; et quand je le voyais,
lui, marcher sur ces morts au milieu des nuées de vautours qu'il
engraissait de chair humaine, j'avais envie de l'assassiner, afin d'être
maudit et massacré par ses adorateurs.
Non, le génie sans la bonté, sans l'amour, sans le dévouement, ne m'a
jamais ni séduit ni tenté. J'irai vivre aux pieds d'une femme, me
disais-je, et j'aimerai un de ces êtres faibles et sensibles qui
s'évanouissent devant une goutte de sang. J'ai cherché la faiblesse et
je l'ai trouvée; mais la faiblesse tue la force, parce que la faiblesse
veut jouir et vivre, et parce que la force sait renoncer et mourir.
Ne maudis pas ces doux amants qui vont profiter de ma mort. Ils ne sont
pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y a de
l'amour sincère. Ils ont de l'égoïsme, et ils n'en valent peut-être que
mieux. Ceux qui n'en ont pas sont inutiles à eux-mêmes et aux autres.
Pour quiconque veut n'être pas déplacé dans la société, il faut avoir
l'amour de la vie et la volonté d'être heureux en dépit de tout.
Ce qu'on appelle la vertu dans cette société-là, c'est l'art de se
satisfaire sans heurter ouvertement les autres et sans attirer sur soi
des inimitiés fâcheuses. Eh bien! pourquoi haïr l'humanité parce
qu'elle est ainsi? C'est Dieu qui lui a donné cet instinct pour qu'elle
travaillât elle-même à sa conservation. Dans le grand moule où il forge
tous les types des organisations humaines, il en a mêlé quelques-uns
plus austères et plus réfléchis que les autres, il a créé ceux-là de
telle façon, qu'ils ne peuvent vivre pour eux-mêmes, et qu'ils sont
incessamment tourmentés du besoin d'agir pour faire prospérer la masse
commune. Ce sont des roues plus fortes qu'il engrène aux mille rouages
de la grande machine. Mais il est des temps où la machine est si
fatiguée et si usée, que rien ne peut plus la faire marcher, et
que Dieu, ennuyé d'elle, la frappe du pied et la fracasse pour la
renouveler. Dans ces temps-là, il y a bien des hommes inutiles, et qui
peuvent prendre leur parti d'aimer et de vivre s'ils peuvent, de mourir
s'ils ne sont pas aimés et s'ils s'ennuient.
Tu me reproches de ne pas t'avoir pas assez aimée. Au moment de la mort,
on peut tout se dire. Je dois te faire remarquer (c'est la première et
la dernière fois) que nous étions dans une position délicate à l'égard
l'un de l'autre. Tu es de tous les êtres que j'ai connus celui vers
lequel m'entraînait la plus ardente sympathie. Mais tu es jeune et
belle, et je n'ai jamais su si tu étais ma soeur. Cette idée ne t'est
jamais venue, tu m'as accepté pour ton frère, et lors même que ta mère,
qui ne le sait pas elle-même, t'a dit que je ne l'étais pas, notre
destinée à tous deux était faite depuis longtemps, et nous ne pouvions
plus nous aimer autrement que par le passé. Si nous avions su plus tôt,
et d'une manière plus sûre, que nous pouvions être un homme et une femme
l'un pour l'autre, notre vie à tous deux eût été bien différente; mais
l'incertitude eût rendu la seule idée de ce bonheur odieuse à tous deux.
Je fis donc le sacrifice absolu et éternel de ce rêve, la première fois
que je soupçonnai la possibilité de l'accueillir, et j'éteignis dans
mon coeur une partie de mon amitié, de peur de donner le change à ma
conscience.
Que se fût-il passé entre nous si nous n'étions un peu plus forts
qu'Octave et Fernande? quand il ne dépendait que d'une parole incertaine
ou méchante de madame de Theursan pour nous plonger dans des anxiétés
horribles! Pardonne-moi donc cette excessive prudence que tu n'as jamais
comprise ni aperçue, parce que ton âme, plus calme que la mienne, ne te
la commandait pas. Grâce à elle, je meurs pur, et mon coeur n'a pas été
souillé d'une seule pensée que Dieu ait dû haïr et châtier.
Maintenant songe, ô mon amie! que tu ne peux me suivre dans la tombe.
Quelque dégoûtée de la vie que tu sois, quelque isolée que tu doives te
trouver par ma mort, tu ne peux la partager sans souiller ta mémoire et
la mienne de l'accusation qu'on a portée contre nous durant notre vie.
Le monde ne manquerait pas de dire que tu étais ma maîtresse, et que
c'est un désespoir d'amour qui nous a fait chercher le suicide dans
les bras l'un de l'autre. Tu sais comme Octave est soupçonneux, comme
Fernande est faible; eux-mêmes le croiraient. Ah! laissons-leur au moins
mon souvenir sans tache, et qu'ils me respectent quand je ne serai plus,
quand ce respect ne leur coûtera plus rien.
Mais ne m'accuse pas de t'avoir méconnue, ô ma Sylvia, ma soeur devant
Dieu! Je te l'ai dit cent fois, il n'y a que toi au monde qui ne m'aies
jamais fait que du bien. Toi seule me comprenais, toi seule pensais
comme moi. Il semblait qu'une même âme nous animât, et que la plus noble
partie te fût échue en partage. Comme tu m'as préféré à tes amants,
je t'aurais préférée à mes maîtresses, si je n'avais craint, en
m'abandonnant à cette affection si vive, d'aller plus loin que je ne
voulais. Toi, tu t'y livrais tranquillement, belle âme éternellement
calme et solide! C'est que tu étais le diamant et moi la pierre qui le
protège; mes désirs et mes transports ont toujours placé entre nous,
comme une sauvegarde, une amante qui recevait mes caresses, mais qui
n'empêchait pas ma vénération de remonter toujours vers toi. Vois comme
je me fie à ta parole et quelle estime est la mienne: j'ose te révéler
toutes les faiblesses, toutes les souffrances de mon coeur! Depuis que
je te connais, je t'ai eue pour confidente et pour consolatrice, et
avant toi je ne m'étais jamais livré à personne. Sois mon dernier espoir
dans le monde que je quitte; du fond du cercueil, mon âme viendra encore
s'informer avec sollicitude du bonheur de ceux que j'y laisse. Veille
sur ta soeur, je te la confie: si tu veux que je meure en paix,
laisse-moi emporter l'assurance que tu ne l'abandonneras jamais, toi qui
es pleine de raison, et dont l'amitié vaut mieux que l'amour des autres.
XCVII.
DE JACQUES A SYLVIA.
Des glaciers de Raus.
Cette matinée est si belle, le ciel si pur et la nature entière si
sereine, que je veux en profiter pour finir en paix ma triste existence.
Je viens d'écrire à Fernande de manière à lui ôter à jamais l'idée que
je finis par le suicide. Je lui parle de prochain retour, d'espérance et
de calme; j'entre même dans quelques détails domestiques, et je lui fais
part de plusieurs projets d'amélioration pour notre maison, afin qu'elle
me croie bien éloigné du désespoir, et attribue ma mort à un accident.
Toi seule es dépositaire de ce secret d'où dépend tout son bonheur
futur; brûle toutes mes lettres, ou mets-les tellement en sûreté,
qu'elles soient anéanties avec toi en cas de mort. Sois prudente et
forte dans ta douleur; songe qu'il ne faut pas que je sois mort en vain.
Je sors de mon auberge et n'y rentrerai pas. Peut-être ne me tuerai-je
que demain ou dans plusieurs jours; mais enfin je ne reparaîtrai plus.
Mon âme est résignée, mais souffrante encore; et je meurs triste, triste
comme celui qui n'a pour refuge qu'une faible espérance du ciel. Je
monterai sur la cime des glaciers, et je prierai du fond de mon coeur;
peut-être la foi et l'enthousiasme descendront-ils en moi à cette heure
solennelle où, me détachant des hommes et de la vie, je m'élancerai dans
l'abîme en levant les mains vers le ciel et en criant avec ferveur: «O
justice! justice de Dieu!»
[Illustration: En galopant le lendemain sur ces crânes.]
Depuis cette dernière lettre adressée à Fernande, dont parle ici
Jacques, et qui arriva à Saint-Léon en même temps que ce billet à
Sylvia, on n'entendit plus parler de lui; et les montagnards chez qui il
avait logé firent savoir aux autorités du canton qu'un étranger
avait disparu, laissant chez eux son porte-manteau. Les recherches
n'amenèrent aucune découverte sur son sort; et, l'examen de ses papiers
ne présentant aucun indice de projet de suicide, sa disparition fut
attribuée à une mort fortuite. On l'avait vu prendre le sentier des
glaciers, et s'enfoncer très-avant dans les neiges; on présuma qu'il
était tombé dans une de ces fissures qui se rencontrent parmi les blocs
de glace, et qui ont parfois plusieurs centaines de pieds de profondeur.
(_Note de l'éditeur_.)
FIN DE JACQUES