George Sand

Jacques
Go to page: 12345678910111213
«Je voudrais savoir, dit Eugénie après un instant de silence, où il
a trouvé le temps d'apprendre tout ce qu'il sait en littérature, en
poésie, en musique, en peinture!--Qui diable le sait? répondit le
capitaine; moi, je crois qu'il est venu au monde comme ça; ce qu'il y
a de sûr, c'est que ce n'est pas moi qui le lui ai appris.--Sous ce
rapport, dit ma mère, je crois pouvoir présumer que son éducation était
faite avant qu'il entrât au service. Je l'ai connu à l'âge de dix ans,
et il était extraordinairement instruit pour son âge. Il avait l'aplomb
et l'assurance d'un homme; il a dû se développer remarquablement
vite.--Le capitaine Jean a bien un peu raison, observa M. Borel, quand
il dit que Jacques n'appartient pas tout à fait à l'espèce humaine; il
y a dans son corps et dans son esprit une trempe d'acier dont le secret
est perdu sans doute. A insu, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, il a paru
plus âgé qu'il ne l'était en effet, et depuis ce temps-là il parait plus
jeune qu'il ne l'est réellement.

[Illustration: Le hasard voulut que M. Jacques...]

Je n'oublierai jamais, reprit une autre personne, la manière dont il
s'est comporté à son premier duel.--Parbleu! c'était précisément avec
Lorrain, dit le capitaine Jean; c'est moi qui l'ai forcé de se battre;
je l'aimais de tout mon coeur, cet enfant-là!--.Comment! vous l'avez
_forcé_? dit la personne qui ne connaissait pas Jacques, et à qui
s'adressaient presque tous ces récits.--Je vais vous dire comment,
reprit le capitaine. Jacques s'était certainement bien montre à la
bataille de***; mais autre chose est de se faire respecter du canon et
de se faire estimer de ses camarades. Ce n'est pas que dans ce moment-là
on fût très-duelliste dans l'armée: on était assez occupé avec l'ennemi.
Néanmoins; le lieutenant Lorrain ne passait pas un jour sans se faire
une affaire petite ou grande avec quelque nouveau venu. Il n'était pas,
à beaucoup près, aussi solide sur le champ de bataille; mais dans une
affaire particulière, il avait si beau jeu qu'on ne lui reprochait rien
impunément. Je n'aimais pas ce gaillard-là, et j'aurais donné mon cheval
pour qu'on me débarrassât de sa vue. Je l'avais manqué deux fois, et
j'en avais été pour mes frais, une fois ce poignet-ci, et l'autre fois
cette joue-là. Il ne pouvait pas souffrir notre petit Jacques, et il
était furieux de la manière dont il avait mis les rieurs de son côté
à***. Il n'avait rien mérité, rien gagné, lui, pas même une égratignure!
Il se consolait en faisant des caricatures au moyen desquelles il
tournait Jacques en ridicule; car ses diables de charges étaient si bien
faites, qu'en les regardant il fallait rire malgré qu'on en eût. Cela
m'impatientait. Un soir, il avait dessiné le dolman de Jacques sur le
dos d'un petit chien. C'était trop fort; je vais trouver Jacques,
qui dormait sur l'herbe; je lui dis: «Jacques, il faut que tu te
battes.--Avec qui? dit-il en bâillant et étendant-les bras.--Avec
Lorrain.--Pourquoi?--Parce qu'il t'insulte.--Comment?--Est-ce que ses
caricatures ne t'offensent pas?--Pas du tout.--Mais il se moque de toi.
--Qu'est-ce que cela me fait?--Ah ça, Jacques, est-ce que tu n'es brave
qu'à la mêlée?--Je n'en sais rien.» Là-dessus je dis un mot que je ne
répéterai pas devant ces dames. «Parle plus bas, Jacques, et prends
garde de ne jamais répéter devant personne ce que tu viens de me dire
là.--Pourquoi donc, Jean? me dit-il en bâillant comme un désespéré.--Tu
dors, camarade! lui dis-je en le secouant de toute ma force.--Quand tu
m'auras cassé les os, me dit-il avec son sang-froid ordinaire, crois-tu
que je serai plus persuadé? Comment veux-tu que je te dise si je suis
brave en duel? je ne me suis jamais battu. Si tu m'avais demandé, la
veille de la bataille, comment je me conduirais, je t'aurais dit la même
chose. J'ai fait le premier essai de mon caractère militaire ce jour-là;
à présent, s'il faut en faire un second, je ne demande pas mieux; mais
je ne sais pas mieux que toi comment je m'en tirerai.» C'était un
drôle de corps que ce petit Jacques, avec ses petits raisonnements de
philosophe. J'étais sûr de lui comme de moi, malgré tout ce qu'il disait
pour m'en faire douter. «Je t'estime, lui dis-je, parce que tu n'es pas
un fanfaron et que tu as du coeur. L'amitié que j'ai pour toi me force
à te dire qu'il faut te battre.--Je le veux bien; mais trouve-moi une
raison pour le faire sans être un sot. Je t'avoue que vouloir tuer un
homme parce qu'il s'amuse à dessiner ma pauvre personne d'une manière
bouffonne et plaisante, cela ne me paraît pas possible. Moi, je ne suis
pas en colère contre ce Lorrain; il m'amuse beaucoup, au contraire,
et je serais au désespoir de tuer un homme qui fait de si drôles
de calembours.--Il faut tâcher de le toucher au bras droit, et de
l'empêcher de faire jamais la caricature de personne.» Jacques haussa
les épaules et se rendormit. Je n'étais pas content de cela; j'attendis
le lendemain matin, et je dis à Lorrain: «Sais-tu que Jacques ne prend
plus si bien la plaisanterie? Il a dit qu'à la première caricature il
se battrait avec toi.--Bien, dit Lorrain, je ne demande pas mieux.»
Il prend alors un bout de charbon, et, sur un grand mur blanc qui se
trouvait là, il vous fait un Jacques gigantesque, avec le nom et la
décoration; rien n'y manquait. Je rassemble les amis, et je leur dis:
«Que feriez-vous à la place de Jacques?--Cela n'est pas douteux,»
répondent-ils. Je vais chercher Jacques. «Jacques, les anciens ont
décidé qu'il faut te battre.--Je veux bien, dit Jacques en regardant son
portrait; ça n'en vaut, ma foi! pas la peine. Vous pensez donc,
vous autres, que je suis insulté?--_Insultissimus_! répond un
facétieux.--Allons, dit Jacques, qui est-ce qui veut me servir de
témoin?---Moi, dis-je, et Borel.» Lorrain arrive pour déjeuner, Jacques
va droit à lui, et, comme s'il lui eût offert une prise de tabac,
lui dit: «Lorrain, on dit que vous m'avez insulté; si ç'a été votre
intention en effet, je vous en demande raison.--Ç'a été mon intention,
répond Lorrain, et je vous en rendrai raison dans une heure. Je vous
laisse le choix des armes.--A quelles armes faut-il que je me batte? dit
Jacques en revenant allumer sa pipe à la mienne.--A celle que tu connais
le mieux.--Je n'en connais aucune, dit Jacques; je suis une recrue, moi,
Dieu ne m'a pas fait naître soldat.--Comment, malheureux, lui dis-je,
tu ne connais aucune arme, et tu t'engages avec un malin comme
Lorrain?--Vous m'avez dit de le faire, je l'ai fait, dit Jacques.--Eh
bien! tu sais sabrer, bats-toi au sabre.--Comment s'y prend-on?--Comme
on peut, quand on ne sait pas.--A la bonne heure! dit Jacques; quand
Lorrain sera prêt, vous m'appellerez.» El il se met à dormir sur une
table. A l'heure dite, mon Lorrain se présente sur le terrain d'un air
persifleur. Il faisait toutes sortes de moqueries, et affectait de
laisser à Jacques tous les avantages. Voilà Jacques qui prend un
sabre plus long que lui, qui, avec ses petits bras, le fait voltiger
par-dessus sa tête, et vient sur son homme, tapant à droite, à gauche,
en avant, au hasard, mais tapant dru, battant en grange, ne s'inquiétant
pas de parer, mais d'avancer. Quand Lorrain vit cette manière d'agir,
il recula, et demanda ce que cela voulait dire. «Cela veut dire, lui
répondis-je, que Jacques ne sait pas tirer le sabre, et qu'il fait comme
il peut.» Lorrain reprit courage et avança; mais il reçut aussitôt sur
l'épaule droite une si bonne entamure, qu'il s'en trouva satisfait et
n'en demanda pas davantage. De cette affaire-là, il resta plus de six
mois sans se battre et sans dessiner.»

[Illustration: Il prend alors ou tout de charbon.]

On parla encore longtemps de Jacques, et si je ne craignais de te
fatiguer avec mes récits, je te raconterais de quelle manière vraiment
héroïque Jacques supporta ses horribles souffrances de la campagne de
Russie. Ce sera pour une autre fois, si tu veux; aujourd'hui, ce besoin
de te parler de lui m'a conduite assez loin; il est temps que je te
délivre de mon griffonnage et que j'aille me coucher. Adieu, mon amie.



VI.

Cerlay, près Tours.

Quand ma souffrance s'endort, pourquoi la réveilles-tu, imprudente
Sylvia! Je sais bien que je n'en guérirai pas: crains-tu que je ne
l'oublie? Mais de quoi donc as-tu peur? et quelle page de ma vie peut
te paraître bizarre quand elle est signée de Jacques? Est-ce de me voir
amoureux que tu t'étonnes? est-ce mon amour, est-ce mon mariage qui
t'effraie?

Moi, si je pouvais m'épouvanter de quelque chose, ce serait de me sentir
si heureux; mais je l'ai été plus d'une fois, et plus d'une fois j'ai
su y renoncer. Quand le temps sera venu de me vaincre, je me vaincrai.
J'aime du plus profond de mon coeur une vierge, une enfant belle comme
la vérité, vraie comme la beauté, simple, confiante, faible peut-être,
mais sincère et droite comme toi. Pourtant Fernande n'est pas ton égale;
nulle ne l'est en ce monde, Sylvia; c'est pourquoi je ne la cherche pas.
Je ne demanderai pas à cette jeune fille la force et l'orgueil qui te
font si grande, mais je trouverai en elle les douces affections, les
tendres prévenances dont mon coeur sent le besoin. J'ai soif de repos,
Sylyia; il y a longtemps que je marche seul dans un chemin pénible; il
faut que je m'appuie sur un coeur paisible et pur; le tien ne peut pas
m'appartenir exclusivement; il faut que je m'empare de celui-ci, qui n'a
encore connu que moi.

Oui, Fernande est _une sauvage_. Si tu voyais ses longs cheveux blonds
se détacher et tomber en désordre sur ses épaules au moindre mouvement
de sa jeune pétulance; si tu voyais ses grands yeux noirs, toujours
étonnés, toujours questionneurs, et si ingénus quand l'amour en adoucit
la vivacité; si tu entendais le son un peu brusque de cette voix nette
et accentuée, tu reconnaîtrais, à des indices indubitables, la franchise
et l'honnêteté. Fernande a dix-sept ans; elle est petite, blanche, un
peu grasse, mais élégante et légère cependant. Ses yeux et ses sourcils
noirs au-dessous d'une forêt de cheveux blonds, donnent un caractère
particulier à sa beauté. Son front n'est pas très élevé, mais il
est purement dessiné, et annonce une intelligence plutôt docile que
saisissante, plutôt capable de mémoire que d'observation. En effet, elle
arrange et emploie convenablement ce qu'elle sait, et ne découvre rien
par elle-même. Je ne te dirai pas, comme font tous les amants, que son
caractère et son esprit sont faits exprès pour assurer le bonheur de ma
vie. Ce serait une phrase de clerc de notaire, et l'approche du mariage
ne m'a pas encore rendu imbécile à ce point. Le caractère de Fernande
est ce qu'il est; je l'étudie, je le possède, et je traiterai avec lui
en conséquence. Quand j'étais jeune, je croyais à un être créé pour
moi. Je le cherchais dans les natures les plus opposées, et quand je
désespérais de le trouver dans l'une, je me hâtais de l'espérer dans une
autre. C'est ainsi que j'ai aggravé mes maux et que j'ai souvent connu
le découragement, Amour romanesque! tourment et chimère des années
fécondes de la vie!

Ne vous trompez pas sur moi, cependant, Sylvia; je ne suis pas un homme
blasé qui se retire des passions pour vivre bourgeoisement avec une
femme simple, gentille et rangée: je suis un homme encore bien jeune de
coeur, qui aime fortement une jeune fille, et qui l'épouse pour deux
raisons: la première, parce que c'est l'unique moyen da la posséder; la
seconde, parce que c'est l'unique moyen de l'arracher des mains d'une
méchante mère, et de lui procurer une vie honorable et indépendante.
Vous voyez que c'est un mariage d'amour; je ne m'en défends pas. Si
cette détermination entraînait tous les maux que vous craignez, ce qu'il
y a de vieux en moi, l'esprit et la volonté, aurait pris le dessus,
et j'aurais fui avant de m'abandonner à mon coeur; mais ces maux sont
imaginaires, Sylvia, et je vais te le prouver.

Je n'ai pas changé d'avis, je ne me suis pas réconcilié avec la
société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares
institutions qu'elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli,
si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison;
un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura
assurer l'existence des enfants qui naîtront d'un homme et d'une femme,
sans enchaîner à jamais la liberté de l'un et de l'autre. Mais les
hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches pour demander
une loi plus noble que la loi de fer qui les régit: à des êtres sans
conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaîne. Les améliorations
que rêvent quelques esprits généreux sont impossibles à réaliser dans ce
siècle-ci; ces esprits-là oublient qu'ils sont de cent ans en avant
de leurs contemporains, et qu'avant de changer la loi il faut changer
l'homme.

Quand on est de ceux-là, quand on se sent moins brute et moins féroce
que la société où l'on est condamné à vivre et à mourir, il faut ou
lutter corps à corps avec elle, ou s'en retirer tout à fait. J'ai fait
l'un, je veux faire l'autre. J'ai vécu seul, méprisant l'activité
d'autrui, et me lavant les mains devant Dieu des impuretés de la race
humaine; à présent je veux vivre deux, et donner à un être semblable à
moi le repos et la liberté qui m'ont été refusés de tous. Ce que j'ai
amassé de force et d'indépendance durant toute une vie de solitude et
de haine, je veux en faire profiter l'objet de mon affection, un être
faible, opprimé, pauvre, et qui me devra tout; je veux lui donner un
bonheur inconnu ici-bas; je veux, au nom de la société que je méprise,
lui assurer les biens que la société refuse aux femmes. Je veux que la
mienne soit un être noble, fier et sincère; telle que la nature l'a
faite, je veux la conserver; je veux qu'elle n'ait jamais ni besoin ni
envie de mentir. J'ai embrassé cette idée-là comme un but à ma triste et
stérile existence, et je me persuade que, si je réussis, ma vie ne sera
pas absolument perdue.

Ne souris pas, Sylvia; ce ne sera pas une petite chose, cela sera
peut-être plus grand devant Dieu que les conquêtes d'Alexandre. J'y
emploierai tout mon courage, toute ma force; j'y sacrifierai tout, s'il
le faut: ma fortune, mon amour, et ce que les hommes appellent leur
honneur; car je ne me dissimule pas les difficultés de mon entreprise et
ce que la société y apportera d'obstacles. Je sais combien ses préjugés,
sa jalousie, ses menaces, sa haine, entraveront mes pas et glaceront de
terreur celle que j'ai prise par la main pour la faire marcher avec moi
dans ce chemin désert; mais je surmonterai tout, je le sens, je le sais.
Si mon courage faiblissait, ne serais-tu pas là pour me dire: «Jacques,
souviens-toi de ce que tu a promis à Dieu?»



VII.

DE FERNANDE A CLÉMENCE

Tilly, le...

Tu es une moqueuse; tu dis que j'imite le jargon des grognards, comme si
j'avais composé dix vaudevilles; cependant tu dis que j'ai bien fait de
te raconter tout cela; et moi aussi, je le pense, car te voilà à demi
réconciliée avec Jacques; ce caractère froidement brave te plaît, et à
moi donc!

J'ai suivi ton conseil, et je ne sais trop quelle conclusion je
dois tirer de la conversation que j'ai eue avec les Borel. Je te la
transmets, au risque d'être encore traitée de petite perruche: tu me
diras ce que tu en penses.

L'occasion s'est offerte à moi on ne peut meilleure. Maman avait été
faire une visite à notre voisine, madame de Bailleul, quand Eugénie
et son mari sont arrivés. Jacques avait été appelé à Tours pour une
affaire. «Je suis enchantée de me trouver seule avec vous, leur ai-je
dit; j'ai beaucoup de questions à vous faire à tous deux. D'abord
êtes-vous bien mes amis? suis-je indiscrète de compter sur vous comme
sur moi-même?» Eugénie m'a embrassée, et son mari m'a tendu la main
d'une grosse façon militaire que ma mère eût trouvée de bien mauvais
ton, mais qui m'a inspiré plus de confiance que tous les compliments du
monde. «Il faut que vous me parliez de Jacques, leur ai-je dit; vous ne
m'en avez jamais dit que du bien; il est impossible que vous n'ayez pas
un peu de mal à m'en dire.--Qu'est-ce que cela signifie? s'est écriée
Eugénie.--Ma bonne amie, lui ai-je répondu, je vais m'engager sans
retour et bien précipitamment avec un homme que je connais très-peu; ce
serait une grande folie, si vous n'étiez garants du noble caractère de
cet homme-là. Maintenant je ne songe pas à m'en dédire, car il sait et
vous savez tous que je l'aime; mais, malgré cela, et même à cause de
cela, je voudrais le connaître mieux et pouvoir me tenir en garde contre
les défauts grands ou petits qu'il peut avoir. Vous m'avez dit, dans un
temps où aucun de nous ne songeait qu'il pouvait devenir mon mari, qu'il
avait beaucoup de singularités, maintenant il m'intéresse extrêmement
de savoir quelles sont ces singularités, afin de n'en pas blesser
quelqu'une involontairement et d'éviter tout ce qui peut les éveiller.
Je n'en ai encore aperçu que l'ombre, et je me demande souvent s'il est
possible qu'un homme soit aussi parfait que Jacques me semble l'être. Je
veux me défendre de l'aveuglement et de l'enthousiasme; je vous en prie,
mes amis, parlez-moi, éclairez-moi.

--Cela est embarrassant en diable, a répondu M. Borel, et je ne sais que
vous dire. Vous êtes si franche et si bonne enfant, Mademoiselle, que,
si vous étiez ma propre soeur, je ne pourrais pas avoir plus d'estime et
d'amitié pour vous que je n'en ai. D'un autre côté, Jacques est mon plus
ancien, mon meilleur ami: il m'a porté sur ses épaules en Russie pendant
plus de trois lieues. Oui, Mademoiselle, le petit Jacques a porté le
gros animal que voilà, qui sans lui serait crevé de froid à côté de son
cheval; et il a manqué de mourir lui-même par suite de ce léger fardeau.
Je vous ai raconté cela, peut-être; je pourrais vous raconter tant
d'autres choses! des dettes payées, des duels accommodés, des coups
parés tant à la bataille qu'au cabaret, des services à n'en pas finir;
et moi, qu'est-ce que j'ai fait pour lui? rien du tout. Ai-je le droit
à présent de parler de lui comme je le ferais d'un autre?--À tout autre
qu'à moi, non certainement, ai-je répondu; mais à moi, je crois que vous
le devez.--Je ne sais pas! je ne sais pas! Je vous aime bien, ma chère
mademoiselle Fernande; mais, voyez-vous, j'aime Jacques encore plus que
vous,--Je le crois bien, mais ce n'est pas dans mon intérêt seulement,
mais dans celui de Jacques, que je vous interroge.--Fernande a raison,
a dit Eugénie; il faut qu'elle connaisse son mari pour lui épargner de
petits chagrins, et peut-être de grandes contrariétés. Elle dit qu'elle
aime Jacques, et que ce ne seront pas de petites raisons qui pourront la
dégoûter de lui: il faut croire ce que dit Fernande; elle ne ment pas:
moi, je tiens sa parole pour sacrée. Comme, d'un autre côté, je sais
qu'il est impossible de trouver un reproche un peu grave a faire à
Jacques, je ne vois pas le moindre inconvénient à lui dire tout ce que
tu sais. Pour moi, j'ai souvent entendu raconter les originalités de
Jacques; mais je déclare que je n'en ai vu aucune, et que, depuis trois
mois qu'il demeure chez nous, je n'ai jamais eu sujet de m'étonner de
rien, si ce n'est de sa douceur, de son égalité de caractère et du calme
de son esprit.--Voilà que tu fais ce que je ne voudrais pas faire,
interrompit son mari; tu parles contre la vérité. Il est vrai que tu
mens sans le savoir. Toutes les femmes voient Jacques avec prévention,
jusqu'à la mienne, qui certainement est une femme sensée.--Eh bien! moi,
je veux l'être encore plus, ai-je dit; je veux le voir tel qu'il est.
Parlez, mon cher colonel; Jacques est-il d'un caractère fantasque?
a-t-il des caprices, des emportements?--Des emportements? non; ou, s'il
en a, je ne les ai jamais aperçus: il est doux comme un agneau.--Mais
des caprices?--Je vous répondrai à une condition: c'est que vous me
permettrez de raconter à Jacques notre conversation mot pour mot, et dès
ce soir.» Cette demande m'a un peu embarrassée. «Comment! me suis-je
dit, Jacques saura que je l'ai soupçonné de n'être pas toujours dans
son bon sens? que j'ai demandé à ses amis les petits secrets de son
caractère, au lieu de l'interroger franchement et de m'en rapporter à
lui?--Vous ne vous en souciez pas, a dit le colonel: eh bien! laissons
là ce sujet; dispensez-moi de vous répondre: je vous promets sur
l'honneur de ne pas dire à Jacques que vous m'avez interrogé.---J'ai
peut-être eu tort de le faire, ai-je répondu; mais, puisque je l'ai
fait, j'en veux subir toutes les conséquences; il me paraîtrait plus
déloyal de m'en cacher que de persister. Parlez donc, j'accepte les
conditions.» Il s'est enfin décidé, et il m'a parlé de Jacques à peu
près dans ces termes:

«Je ne sais pas comment Jacques est avec les femmes; ainsi je ne vois
pas trop à quoi vous servira ce que je vais vous dire. Toutes les femmes
que j'ai vues raffolent de lui, et je ne sache pas qu'aucune de celles
qui l'ont aimé ait eu un seul reproche à lui faire. Mais moi, qui l'aime
de tout mon coeur, je lui en veux souvent; pourquoi? je n'en sais trop
rien. Je le trouve sec, fier, méfiant; je suis en colère de ce qu'il
sait si bien se faire aimer en de certains moments. Il y en a d'autres
où il semble qu'il ne vous connaît plus. «Mais qu'as-tu donc,
Jacques?--Rien.--Souffres-tu?--Non.--As-tu quelque chose qui te
contrarie?--Bah!--Mais enfin tu n'es pas dans ton humeur ordinaire?--Si
fait.--Tu veux que je te laisse tranquille?--Oui.--A la bonne heure.»
Cela n'est rien, nous avons tous de mauvais moments; mais quand nous
sommes sûrs d'un ami, nous lui demandons tous les services dont nous
avons besoin. Il n'y a pas de danger que Jacques en demande jamais un
seul, fût-ce un verre d'eau _in articulo mortis_, et cela non pas tant
peut être par orgueil que par méfiance. Il ne dit jamais la raison de
son silence, mais on s'en aperçoit tout de suite à la manière dont il
vous conseille en pareille occasion. «Ne faites pas cela, dit-il, mettez
l'amitié à l'épreuve le moins que vous pourrez.» Vous m'avouerez que
pour un homme dont l'amitié est capable de tous les sacrifices, il y a
une espèce de folie superbe à nier l'amitié des autres. C'est injuste,
et cet orgueil-là m'a souvent mis en colère contre lui. Cette
singularité en entraîne d'autres. Quand il a rendu un service, il ne
peut pas souffrir qu'on l'en remercie, et il est capable de fuir et
d'éviter longtemps, de quitter même tout à fait celui qu'il a obligé; il
semble qu'il prenne en aversion la figure des gens qui ont reçu de
lui quelque chose. Il y a là-dedans excès de délicatesse, mais il y a
quelque chose de plus encore: il y a la conviction cruelle que tous ceux
à qui il fait du bien doivent devenir ses ennemis. Il a d'autres manies
inexplicables: il n'aime pas qu'on le regarde en de certains moments,
et l'on ne sait jamais pourquoi. Il ne veut pas qu'on le questionne ni
qu'on le soigne dans ses souffrances. Ce qu'il y a de plus déplaisant,
c'est qu'il ne peut pas souffrir qu'on parle de guerre et qu'on raconte
les campagnes qu'on a faites; il s'en va quand on commence à bavarder au
dessert. Il ne s'enivre jamais, eût-il avalé de l'eau-forte. Il ne sort
jamais de son sang-froid; cela le met dans une sorte de désaccord avec
nous autres, et fait qu'il a toujours été estimé plutôt qu'aimé au
régiment. Sans les services qu'il a rendus d'une manière toujours
magnifique, on l'aurait détesté comme un mauvais camarade; car les
militaires n'aiment pas ceux qui se taisent à table et qui ont l'air
d'en penser plus long qu'eux.

--D'après cela, dis-je à M. Borel, je crois voir qu'il a le fond du
coeur chagrin et l'esprit mélancolique.--Le fond du coeur de Jacques
n'est pas facile à voir, reprit-il, mais son caractère n'est pas plus
mélancolique qu'un autre. Il a, comme nous tous, ses bons et ses mauvais
jours; il s'égaie volontiers, mais il ne s'abandonne jamais. Il a une
petite joie tranquille qui fait mourir de rire quand on a encore un
demi-sens pour aimer la gaieté douce; mais quand on casse les pots,
Jacques n'en est plus; il disparaît comme la fumée des pipes et
s'éclipse tout doucement, sans qu'on sache s'il est sorti par la
porte ou par la fenêtre.--Cela ne me semble pas un grand défaut,
repris-je.--Ni à moi non plus, dit Eugénie.--Ni à moi non plus
maintenant, dit Borel; je me suis rangé, et le tapage ne me paraît plus
nécessaire. Mais j'ai été un grand mauvais sujet autrefois, et j'avoue
que dans ce temps-là je faisais un crime à Jacques de l'être moins que
moi. Il y en avait parmi nous qui ne lui pardonnaient pas de conserver
toujours sa raison, et qui disaient qu'il faut se méfier de l'homme à
qui le vin ne desserre jamais les dents. Voilà le reproche le plus
grave qu'on ait eu à lui faire; c'est à vous de juger si vous devez
le corriger de cela.---Non pas! répondis-je en riant. Est-ce là
tout?--Tout, ma parole d'honneur! A présent que je vois avec quelle
philosophie vous prenez ces choses-là, je suis enchanté de vous les
avoir dites; car je parie que vous vous imaginiez des choses bien plus
terribles.--Je ne sais pas, répondis-je en riant, s'il est un plus
terrible défaut que celui de boire avec prudence et modération. Eugénie
est bien heureuse de n'avoir pas cela à vous reprocher.--Vous êtes une
méchante, dit-il en me piquant la main avec ses grosses moustaches. A
présent vous ne me questionnerez plus?»

La manière dont il s'était plaint de Jacques m'avait paru si singulière
que je ne songeai qu'à en rire avec eux; mais quand ils furent partis,
je me mis à penser à certaines parties de ce discours qui ne m'avaient
pas assez frappée d'abord, à ces paroles surtout: «Il semble qu'il
prenne en aversion la figure des gens qui ont reçu de lui quelque
chose.» Je ne sais pourquoi je me sentis tellement effrayée à cette idée
que j'eus presque envie d'écrire à Jacques pour rompre avec lui; car
enfin je suis pauvre, et je vais recevoir la fortune de Jacques. Il ne
m'épouse peut-être que pour me la donner; et quand je serai son obligée
à ce point, le plus léger tort de ma part lui semblera une ingratitude;
il s'imaginera peut-être que je lui dois plus qu'une autre femme ne doit
à son mari, et il aura peut-être raison. Pour la première fois je me
sens alarmée sérieusement de ma position; mon orgueil souffre, et mon
amour encore davantage.



VIII.

DE SYLVIA A JACQUES.

Peut-être que tu te trompes, Jacques; peut-être que l'amour seul
t'aveugle et t'entraîne, ou que la volonté de faire de cet amour une
chose belle et grande dans ta vie est un rêve conçu dans le moment même
où tu m'as répondu. Je te connais, enthousiaste! autant qu'on peut te
connaître, car ton âme est un abîme au fond duquel tu n'es peut-être
jamais descendu toi-même. Peut-être sous le masque de la force vas-tu
commettre la plus insigne faiblesse. Je sais bien que tu t'en tireras de
quelque manière étrangement héroïque; mais à quoi bon te faire souffrir?
N'as-tu pas assez vécu?

Hélas! voici que je te dis le contraire de ce que je t'ai dit d'abord.
Je craignais que tu ne vinsses à enterrer l'éclat de ta vie, et
maintenant il me semble que tu vas chercher ce qu'il y a de plus
difficile et de plus douloureux, pour le plaisir d'exercer tes forces et
de sortir vainqueur d'une lutte plus terrible que les autres. Je ne
peux pas me laisser persuader que ce soit là une chose dont je doive me
réjouir; les plus funestes pressentiments s'attachent à cette nouvelle
phase de ta vie. Pourquoi ta figure pâle vient-elle s'asseoir les nuits
à côté de mon lit et reste-t-elle immobile et silencieuse à me regarder
jusqu'au jour? Pourquoi ton spectre erre-t-il avec moi dans les bois
au lever de la lune? Mon âme est habituée à vivre seule, Dieu le veut
ainsi; que vient faire la tienne dans ma solitude? Viens-tu m'avertir de
quelque danger, ou m'annoncer quelque malheur plus épouvantable que tous
ceux auxquels a suffi mon courage? L'autre soir, j'étais assise au pied
de la montagne; le ciel était voilé, et le vent gémissait dans les
arbres; j'ai entendu distinctement, au milieu de ces sons d'une triste
harmonie, le son de ta voix. Elle a jeté trois ou quatre notes dans
l'espace, faibles, mais si pures et si saisissables que j'ai été voir
les buissons d'où elle était partie pour m'assurer que tu n'y étais pas.
Ces choses-là m'ont rarement trompée; Jacques, il faut qu'il y ait un
orage sur nos têtes.

Je vois bien que l'amour te précipite dans un piège nouveau; la seule
parole vraie de ta lettre est celle-ci: «J'épouse cette jeune fille
parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de la posséder.» Et quand tu ne
l'aimeras plus, Jacques, qu'en feras-tu?

Car il viendra un jour où tu seras aussi fatigué de l'avoir aimée que tu
es avide maintenant de t'abandonner à ta passion. Pourquoi cet amour-là
différerait-il des autres? As-tu tellement changé depuis un an que tu
sois devenu capable de ce qu'il y a de plus antipathique à ton âme,
l'obstination? Car de quel autre nom peut-on appeler l'amour qui résiste
à l'intimité? Tu es capable de comprendre, d'éprouver et d'exécuter, en
beaucoup de choses, ce que les hommes regardent comme impossible; mais,
en revanche, ce qui est facile à plusieurs, et possible à beaucoup
d'entre eux, Dieu, pour compenser sa magnificence envers toi par quelque
grave infirmité, t'en a rendu absolument incapable. Ne pouvoir tolérer
les faiblesses d'autrui, voilà ta faiblesse, voilà le côté misérable el
sacrifié de ton grand caractère; voilà en quoi Dieu te châtie de n'être
pas soumis aux misères communes.

Et tu as raison, Jacques; je te l'ai toujours dit, tu as bien raison de
ne rien pardonner à cette boue humaine; tu as raison de retirer tout ton
coeur aussitôt que tu vois une tache sur l'objet de ton amour! L'être
qui pardonne s'avilit! Je sais bien, moi pauvre femme, combien l'âme
perd de sa grandeur et de sa sainteté quand elle accepte une idole
souillée. Il faut toujours qu'elle en vienne plus tard à briser l'autel
où elle s'est prosternée devant un faux dieu; au lieu de la résignation
froide qui devrait accompagner cet acte de justice, la haine et le
désespoir font trembler la main qui tient la balance. La vengeance se
mêle de juger... Oh! alors il vaudrait mieux être né sans coeur que
d'avoir aimé.

Toi, homme fort, tu couvres mystérieusement les fautes d'autrui du
manteau de ton silence; ta main généreuse relève celui qui est tombé,
essuie la fange de son vêtement, et efface la trace que sa chute a
laissée sur ton chemin; mais tu n'aimes plus alors' Le jour où tu
commences à pardonner, tu cesses d'aimer! Et je t'ai vu dans ces
jours-là, oh! combien tu soufres! Vas-tu t'exposer encore à ce que tu
appelais _le mal de la miséricorde_?

Elle a beau être aimable, elle aura beau être sincère et bonne; elle est
femme, elle a été élevée par une femme, elle sera lâche et menteuse, un
peu seulement peut-être; cela suffira pour te dégoûter. Tu auras besoin
de la fuir alors, et elle t'aimera encore; car elle ne comprendra pas
qu'elle est indigne de toi et qu'elle n'a dû ton amour qu'au besoin
d'aimer qui dévore ton âme, et au voile que ce besoin aura étendu sur
tes yeux jusqu'au jour de sa première faute. Infortunée! je la plains et
je l'envie. Elle aura de beaux moments; elle en aura un terrible! Tu as
prévu cela, je le vois bien; tu as pensé au temps où, lui retirant ton
affection, tu lui laisserais l'indépendance; qu'en fera-t-elle si elle
t'aime? Oh! Jacques, j'ai toujours frémi quand je t'ai vu devenir
amoureux; j'ai toujours prévu ce qui est arrivé depuis; j'ai toujours
su d'avance que tu romprais brusquement ton lien, et que l'objet de ton
amour t'accuserait de froideur et d'inconstance le jour où l'ardeur et
la force de cet amour te feraient le plus souffrir. Mais à présent, quel
effroi ne dois-je pas avoir quand le mariage va sceller ce lien à ta
conscience et à celle d'une femme; quand les lois, la croyance et
l'usage vous défendront à tous les deux de vous consoler par un autre
amour! les lois, la croyance et l'usage sont des mots pour toi; ce
seront des chaînes de fer pour cette femme, quel que soit son caractère;
pour les secouer, il faudra qu'elle subisse tout ce que la société peut
faire de mal à un de ses enfants rebelles. Comment sortira-t-elle de
cette lutte? Désolée comme moi, robuste comme toi, ou écrasée comme
un roseau! Pauvre femme! elle t'aime sans doute avec confiance, avec
espoir; elle ne sait pas où elle va, l'aveugle enfant! elle ne sait pas
quel rocher elle veut porter sur sa faible tête, et à quel colosse de
vertu farouche s'attaque sa tranquille et fragile innocence. Oh! quel
serment étrange est celui que vous allez prononcer! Dieu n'écoutera ni
l'un ni l'autre, il n'enregistrera pas cette monstruosité sur le livre
du destin! À quoi me sert de t'avertir? J'empoisonne ta joie, et je ne
déracine pas ce terrible espoir de bonheur qui te dévore. Je sais ce que
c'est, et je ne m'offense pas de ta résistance: j'ai aimé, j'ai désiré,
j'ai espéré comme toi, et j'ai été désabusée comme tu l'as été tant de
fois, comme tu le seras encore!



IX.

DE CLÉMENCE A FERNANDE.

Une autre que moi perdrait son temps et sa peine à te dire que tu vis
dans un monde où l'on a singulièrement mauvais ton, et où tout se passe
de la façon la plus inconvenante. Je ne puis que te plaindre, car je
suis sûre que la bonne compagnie est la classe la plus raisonnable et la
plus éclairée de toutes, et que ses usages et ses délicatesses sont les
meilleurs guides possibles vers le bon et l'utile. Ta mère le sait de
reste, et, parmi tous ses défauts, je lui reconnais au moins un extrême
bon sens et une excellente manière d'être; cela n'empêche pas que,
sacrifiant tout au désir de te voir épouser un homme riche, elle ne
t'ait jetée dans la mauvaise compagnie. Eugénie a toujours été une
espèce de bourgeoise très-commune, et le couvent, où l'on prend en
général une meilleure tenue, ne l'a corrigée de rien. Qu'elle aime à la
folie les lazzi soldatesques des amis de son mari, que son château soit
devenu une tabagie, cela ne me surprend nullement; mais que ta mère
t'ait abandonnée à ces amitiés-là, cela me révolte un peu.

N'importe! il faut bien que je m'y fasse, car M. Jacques est en plein
dans la société dite _du Champ d'Asile_, du moins je le présume. Je
n'ai pas de préjugés; je vois toutes sortes de gens, je me pique d'être
impartiale en politique, et je m'accoutume à supporter les différences
dont la société abonde, sans m'étonner de rien; je te parlerai donc
comme je dois parler à une personne qui est dans ta position; et je
m'écarterai de tout système et de toute habitude pour me mettre au même
point de vue que toi.

Ainsi, je te dirai que, dans son bon sens grossier, M. Borel n'a
peut-être pas tort, et qu'il faut beaucoup réfléchir à cette parole: «Il
ne s'abandonne jamais, et le vin ne lui desserre jamais les dents.» Si
l'on me disait cela de M. de Vence ou du marquis de Noisy, je rirais
comme tu as fait à propos de M. Jacques; mais moi, à propos de M.
Jacques, je n'en rirais pas. M. Jacques a vécu parmi les gens qui
boivent, qui s'enivrent et qui bavardent; quelle qu'ait été sa première
éducation, dès l'âge de seize ans il a été soldat de Bonaparte; cela
l'oblige à être un homme comme M. Borel ou à lui être infiniment
supérieur; prends garde à cela, Fernande. Je suis très-portée à le
croire tel, d'après tout ce que tu m'en dis; mais si nous nous trompions
l'une et l'autre? s'il était inférieur à tous ces braves butors que tu
aimes tant, et qui ont du moins pour eux la franchise et la loyauté? si
toute cette réserve, que tu prends peut-être pour de la noblesse dans
les manières, était seulement la prudence d'un homme qui cache quelque
vice? Je te dirai naturellement ce que je crains; je m'imagine que
M. Jacques est un de ces hommes d'un certain âge qui ont beaucoup de
dépravation et beaucoup d'orgueil. Ces gens-là sont tout mystère; mais
on fait bien de ne pas chercher à lever le voile dont ils se couvrent.
Je ne puis me résoudre à t'en dire davantage, d'autant plus qui je me
trompe peut-être absolument.



X.

DE JACQUES A SYLVIA.

Eh bien! oui, c'est de l'amour, c'est de la folie, c'est ce que tu
voudras, un crime peut-être! Peut-être que je m'en repentirai et qu'il
sera trop tard; peut-être aurai-je fait deux malheureux au lieu d'un;
mais il n'est déjà plus temps: le pente m'entraîne et me précipite;
j'aime, je suis aimé. Je suis incapable de penser et de sentir autre
chose.

Tu ne sais pas ce que c'est qu'aimer pour moi! Non, je ne te l'ai jamais
dit, parce que dans ces moments-là j'éprouve un besoin égoïste de me
replier sur moi-même et de cacher mon bonheur comme un secret. Tu es le
seul être au monde avec lequel il m'ait été possible de m'épancher,
et encore cela ne m'a été possible qu'en de rares instants. Il en est
d'autres où Dieu seul a pu être le confident de ma douleur ou de ma
joie. Aujourd'hui j'essaierai de te montrer mon âme tout entière et de
te faire descendre au fond de cet abîme que tu dis inconnu à moi-même.
Peut-être verras-tu que je ne suis pas ce lutteur terrible que tu crois;
peut-être m'aimeras-tu moins, fière Sylvia, en voyant que je suis plus
homme que tu ne penses.

Mais pourquoi serait-ce une faiblesse que de s'abandonner à son propre
coeur? Oh! la faiblesse, c'est l'épuisement! C'est quand on ne peut plus
aimer qu'on doit pleurer sur moi-même et rougir d'avoir laissé éteindre
le feu sacré; moi, je le sens avec orgueil qui se ravive de jour en
jour. Ce matin je respirais avec volupté les premières brises du
printemps, je voyais s'entr'ouvrir les premières fleurs. Le soleil de
midi était déjà chaud, il y avait de vagues parfums de violettes et
de mousses fraîches répandus dans les allées du parc de Cerisy. Les
mésanges gazouillaient autour des premiers bourgeons et semblaient les
inviter à s'entr'ouvrir. Tout me parlait d'amour et d'espérance; j'eus
un si vif sentiment de ces bienfaits du ciel, que j'avais envie de
me prosterner sur les herbes naissantes et de remercier Dieu dans
l'effusion de mon coeur. Je te jure que mon premier amour n'a pas connu
ces joies pures et ces divins ravissements; c'était un désir plus âpre
que la fièvre. Aujourd'hui il me semble être jeune et ressentir l'amour
dans une âme vierge de passions. Et pendant ce temps tu vois mon spectre
épouvanté errer autour de toi, rêveuse! Oh! jamais je n'ai été si
heureux! jamais je n'ai tant aimé! Ne me rappelle pas que j'en ai dit
autant chaque fois que je me suis senti amoureux. Qu'importe? on sent
réellement ce qu'on s'imagine sentir. Et d'ailleurs je croirais assez à
une gradation de force dans les affections successives d'une âme qui
se livre ingénument comme la mienne, je n'ai jamais travaillé mon
imagination pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n'y était
pas encore ou celui qui n'y était plus; je ne me suis jamais imposé
l'amour comme un devoir, la constance comme un rôle. Quand j'ai senti
l'amour s'éteindre, je l'ai dit sans honte et sans remords, et j'ai obéi
à te Providence qui m'attirait ailleurs. L'expérience m'a bien vieilli;
j'ai vécu deux ou trois siècles, mais du moins elle m'a mûri sans me
dessécher. Je sais l'avenir, mais pour rien au monde je n'aurais la
froide lâcheté de lui sacrifier le présent. Qui, moi! moi qui suis
si bien habitué à la souffrance, je reculerais devant elle, je ne
disputerais pas à cette avare destinée les biens que je peux lui
arracher encore! Ai-je donc été si heureux? n'ai-je plus rien à
connaître, rien à posséder de nouveau sous le soleil de ce monde-ci? Je
sens bien que je n'ai pas fini, que je ne suis pas rassasié; je sens
qu'il y a encore des joies pour mon coeur, puisque mon coeur a encore
des désirs et des besoins. Je veux conquérir ces joies et les savourer,
dussé-je les payer plus chèrement que toutes celles que Dieu m'a fait
expier déjà. Si la destinée de l'homme, ou si la mienne du moins, est
d'être heureux pour souffrir ensuite, et de tout posséder pour tout
perdre, soit! Si ma vie est un combat, une révolte continuelle de
l'espérance contre l'impossible, j'accepte! Je me sens encore la force
de combattre et d'être heureux un jour au prix de tout le reste de mes
jours futurs. Je défie le sort de m'épouvanter avant le combat; qu'il me
brise s'il est le plus fort.

Ne me dis pas que j'expose le bonheur d'un autre avec le mien. D'abord
cet être, là où je le prends, ne serait qu'infortuné en d'autres mains
que les miennes; et puis ce qu'il est destiné à souffrir avec moi est
peu de chose au prix de ce que je suis résigné à souffrir avec lui. Les
tourments qui m'attendent, je les connais, et je sais ce que sont les
douleurs des autres au prix des miennes. Comment veux-tu que j'aie de la
compassion pour quelqu'un? Songerais-tu à établir une comparaison entre
moi et le reste des hommes? En fait de souffrance, ne suis-je pas une
exception? Tout autre que toi rirait de cette prétention et la prendrait
pour un imbécile orgueil; mais tu sais bien que je ne m'en vante pas,
et que je m'en plains dans l'amertume de mon coeur. Tu sais que j'ai
souvent maudit le ciel pour m'avoir refusé la faculté qu'il accorde si
généreusement à tous les hommes, l'oubli! De quoi ne se consolent-ils
pas et de quoi me suis-je jamais consolé? La douleur les effleure; je ne
sais quel vent souffle sur leurs plaies et les sèche aussitôt. Pourquoi
les miennes saignent-elles éternellement? Pourquoi la première douleur
de ma vie, au lieu de s'en aller dans la nuit de l'oubli, est-elle
toujours devant mes yeux, terrible et vivante comme le sang prolifique
de l'hydre? Pour tous les humains, le malheur est une hymne funèbre qui
passe, et dont les notes se perdent peu à peu dans l'éloignement; quand
la dernière s'envole, l'oreille n'en conserve pas le son. Pourquoi
mugissent-elles toutes autour de moi? Pourquoi cet éternel chant de
mort qui s'élève à toute heure dans mon âme et qui me force à pleurer
continuellement mes pertes? Pourquoi mon front est-il ceint d'épines qui
le déchirent à chaque souffle du vent dans les fleurs dont les autres se
couronnent?

Oh! je vois bien que les autres ne souffrent pas la centième partie de
mon mal. Ils se désolent cent fois plus haut, parce qu'ils ne savent
vraiment pas ce que c'est que la douleur. Insolents sybarites, ils se
plaignent du pli d'une rose; je vois comme ils se guérissent, comme ils
se consolent, comme ils sont aveuglément dupes d'une illusion nouvelle.
Race stupide et lâche! ils n'affronteraient pas ces illusions s'ils
savaient comme moi ce qu'elles valent! quand ils sont terrassés par
le destin, ils avouent qu'ils se sont trompés. «Ah! si j'avais su,
disent-ils, que cela devait finir ainsi!» Et moi je sais comment tout
finit, et je commence un amour nouveau! Tu vois bien que je suis cent
fois plus courageux, cent fois plus infortuné que les autres.

Fernande souffrira donc avec moi, tu veux que je trace d'avance l'arrêt
de mort de mon bonheur. Eh bien! sois satisfaite, âme stoïque, vigueur
impitoyable! l'un de nous cessera d'aimer, elle ou moi, qu'importe?
celui qui se détachera le dernier ne sera pas le plus malheureux!
Fernande se consolera; elle est sincère et bonne; mais elle est faible,
la pauvre enfant; faible sera sa douleur.

Au milieu de mon amour et de ma joie, il y a une chose qui me déchire et
qui m'indigne contre moi, et contre toi aussi, Sylvia: contre moi, parce
que je n'ai pas songé dans ma dernière lettre à te questionner; contre
toi, parce que tu gardes un dédaigneux silence, comme si tu me croyais
devenu indifférent à ton sort. Si tu avais cette idée-là, Sylvia, je
serais capable de partir à l'heure même et d'aller te redemander à
genoux ta confiance et ton estime. Oh! dis-moi comment va ton coeur,
infortunée! parle-moi de toi! Comment! depuis trois semaines il n'est
question que de moi, et nous n'avons pas dit un mot de ta nouvelle
situation! La dernière fois que tu m'en as parlé, tu semblais assez
satisfaite; mais je ne puis me tranquilliser absolument sur la solitude
où je t'ai laissée. Cela est bien rude à ton âge, Sylvia, et avec ta
force! plus on a d'énergie pour résister à la douleur, plus on en a pour
la ressentir. Dis-moi, dis-moi si tu as pris le dessus. Il ne me semble
pas, à la manière dont tu envisages ma position, que tu aies trouvé le
repos de l'esprit. Parle-moi de ce coeur qui me juge et me dissèque si
sévèrement, et qui a toutes mes folies, toute mon audace. N'oublie
pas du moins, Sylvia, qu'il y a entre nous un sentiment plus fort que
l'amour, et que tu n'as qu'un mot à dire pour m'envoyer d'un bout du
monde à l'autre.



XI.

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

Ma chère, ta lettre me fait horriblement mal. D'abord je n'y comprends
rien; qu'est-ce que tu entends par la dépravation? Est-ce l'inconstance,
est-ce le besoin de changer d'amour? En ce cas, j'ai une peur affreuse.
Voici la conversation que je viens d'avoir avec le gros capitaine Jean,
dont je t'ai parlé; tu jugeras ce qui se passe en moi. Nous avons fait
ce matin une promenade dans le bois de Tilly; nous étions cinq hommes et
cinq femmes, tous en tilbury. Comme il fallait que dans chacune de ces
petites voitures il se trouvât un homme avec une femme pour diriger le
cheval; comme ma mère n'a pas jugé convenable que je fisse deux lieues
dans le tilbury de Jacques en présence de huit personnes (quoiqu'elle me
laisse tous les jours quatre ou cinq heures seule avec lui dans notre
jardin); comme M. Jacques ne voulait pas, je suis bien sûre, être le
cavalier de ma mère, et que M. Borel s'est dévoué à sa place; comme
enfin je ne pouvais aller convenablement qu'avec un homme marié, et
que le capitaine Jean est père de quatre grands enfants, on a décidé
unanimement que je devais avoir ce joli page. Du moment que je n'étais
pas avec Jacques, j'aimais autant celui-là qu'un autre; il me semblait
obligeant et bon homme. Mais c'est le butor le plus bavard et le plus
niais que je connaisse à présent, et il m'a mis l'esprit dans une telle
perplexité que je suis au désespoir d'avoir fait route avec lui.

Il est vrai que c'est bien ma faute. Quand je me suis trouvée tête à
tête en conversation avec un homme qui connaît Jacques depuis vingt ans
et qui ne demandait pas mieux que de causer, je n'ai pu y tenir, et je
l'ai mis sur la voie. D'abord d'un ton moitié amical, moitié goguenard,
il s'est hasardé à me parler de son caractère, et peu à peu, pressé par
mes questions et encouragé par l'air de plaisanterie que j'affectais, il
m'a raconté des aventures de sa vie. Je ne sais quelle impression cela
m'a faite dans le moment; à présent je suis en proie à une agitation
affreuse; il me semble que je dois conclure de cette conversation que
Jacques est un enthousiaste et un inconstant, du moins le capitaine
me l'a dit plus de vingt fois. «Vous devez être fière, me disait-il,
d'avoir enchaîné le faucon; il a joliment chassé de petites perdrix
comme vous! mais le voilà dompté et chaperonné sur le poing de
sa châtelaine; coupez-lui les ailes, si vous voulez qu'il y
reste.--Qu'est-ce que cela veut dire? lui ai-je demandé. Est-ce donc si
difficile de garder le coeur de M. Jacques?--Ah! il y en a plus d'une
qui s'est vantée d'en venir à bout, a-t-il repris. Mais elle comptait
sans son hôte, la pauvrette! Brrr...t! quand on croyait avoir bien fermé
la cage, l'oiseau était parti à travers les barreaux. Mais je vois que
cela ne vous inquiète pas, et que vous faites votre affaire de le guérir
de cette envie de changer.--Certainement, répondis-je en tâchant de
cacher mon effroi sous un rire forcé. Mais vous, capitaine, qui êtes
un modèle de fidélité, à ce que dit M. Borel, comment n'avez-vous pas
morigéné un peu M. Jacques?--Ah! que diable voulez-vous! répondit-il en
prenant un air capable, un enthousiaste, un fou! L'engouement pour les
jupons est une vraie maladie chez lui. Autant il est froid et réservé
avec les hommes, autant il est tendre et empressé auprès des belles; et
à qui est-ce que je le dis? Vous le savez mieux que moi, mademoiselle
Fernande!» Et il se mit à rire d'un gros rire insupportable. «Il a donc
fait bien des folies dans sa vie? demandai-je. Des folies, répondit-il,
des folies dignes des Petites-Maisons; et pour quelles pécores! les plus
altières _carognes_ (je te répète son expression, parce que cela me
parait nécessaire pour te donner une idée juste de la manière dont il
traite les amours de Jacques), les plus insolentes _chipies_ que j'aie
jamais rencontrées; de ces femmes belles comme des anges et méchantes
comme des démons, avides, ambitieuses, intrigantes, despotiques; de
ces femmes comme il y en tant, et auxquelles vous ressemblez si peu,
mademoiselle Fernande!--Comment M. Jacques a-t-il pu s'attacher à de
pareilles femmes?--Il était leur dupe, il les prenait pour de petits
anges, et il voulait couper la gorge à tous ceux qui n'étaient pas de
son avis. Ah! si vous saviez ce que c'est que Jacques amoureux! Mais
qu'est-ce que je dis? Qui le sait mieux que vous? Il est vrai qu'à cause
de vous il ne rencontre de contradictions nulle part. Quand il annonce
son mariage, tout le monde lui dit qu'il épouse un petit ange; et
la première fois que j'en ai entendu parler, je me suis écrié: «Ah!
parbleu! Jacques, il est bien temps que tu aimes une femme digne de
toi!» Il m'a serré la main, et en même temps il m'a regardé de travers;
car, s'il est content de vous entendre louer, il n'en est pas moins
furieux quand on parle mal des diablesses qu'il a aimées. Savez-vous que
j'ai failli me battre avec lui plus de dix fois parce que je voulais
l'empêcher de se ruiner, de se retirer du service et de se marier avec
la plus grande dévergondée de la terre? J'aime Jacques comme mon enfant;
j'ai reçu de lui des services que je n'oublierai jamais; mais si je me
suis un peu acquitté envers lui, c'est en l'empêchant de faire
cette belle équipée.--Comment l'en avez-vous empêché? Contez-moi
cela.--C'était la marquise Orseolo. Parbleu! c'est une histoire connue
dans tout Milan! La plus belle femme de l'Italie, et de l'esprit comme
un démon. Jacques ne se trompe pas, du moins sur ces choses-là, et il y
a bien un peu de vanité dans tous ses choix. Il y en avait surtout dans
ce temps-là. Toute l'armée d'Italie était, ma foi! aux pieds de madame
Orseolo, qui se donnait des airs de patriotisme, chose bien rare parmi
les Italiennes, et qui affichait pour les pauvres Français le plus
profond mépris. Cela tente mon fou de Jacques, et le voilà, avec sa mine
pâle et ses grands yeux tristes, qui se promène autour de la belle,
et la suit comme son ombre, jusqu'à ce qu'il ait enfin vaincu ce fier
courage et soumis cette farouche vertu. Tout allait bien; Jacques allait
jeter le froc aux orties et emmener cette charmante conquête en France,
non sans l'épouser, comme elle le désirait, et compléter la plus grande
folie qu'il eût jamais faite, lorsque, par bonheur, j'acquis des preuves
flagrantes de l'intimité un peu trop tendre qui existait entre la dame
et son confesseur, et je me hâtai, comme vous pensez bien, de les
fournir à Jacques, qui ne me dit pas seulement grand merci, mais qui du
moins quitta Milan un quart d'heure après et disparut pendant six mois.
Nous le retrouvâmes à Naples, aux pieds d'une chanteuse célèbre, qui
ne le subjugua pas moins et qui le trompa de même. Pour celle-là, il
a failli perdre la raison. Je n'en finirais pas si je vous racontais
toutes les aventures de Jacques. C'est le garçon le plus romanesque,
avec cette mine tranquille que vous lui voyez; mais si bon avec toutes
ses extravagances, si généreux, si brave! Vous serez heureuse avec lui,
mademoiselle Fernande. Si vous ne l'êtes pas, prenez-moi pour le plus
méchant hâbleur de la terre, et venez me tirer les oreilles.»
                
Go to page: 12345678910111213
 
 
Хостинг от uCoz