George Sand

Jacques
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Tu dois voir ce que c'est que Jacques maintenant; dis-le-moi, ma chère
Clémence; car, pour moi, je le sais un peu moins qu'auparavant. Mais je
suis triste à mourir. Ce Jacques, qui dit m'aimer tant, et qui a déjà
usé son coeur pour des êtres si méprisables; ces enthousiasmes aveugles
auxquels il est sujet, et qui le poussent à sacrifier tout à l'objet de
son fol amour, et à lui faire des serments éternels qu'il doit bientôt
après rompre et détester!... Et s'il me traitait ainsi! si la veille
de mon mariage il se dégoûtait de moi; le lendemain, ce serait encore
pis!... Oh! Clémence, Clémence, dans quel abîme suis-je près de tomber!
Dis-moi ce qu'il faut faire. Depuis quelques jours je vois Jacques à
peine. Il est occupé de préparer tout pour ce mariage, et il va à Tours
et à Amboise deux ou trois fois par semaine. D'ailleurs, l'effroi
qu'il m'inspire commence à devenir si grand que je crains d'avoir une
explication avec lui et de me laisser rassurer. Cela lui est si facile,
et j'ai tant besoin de croire en lui! Je me sens si malheureuse quand je
doute!



XII.

De SYLVIA A JACQUES.

Va donc où t'emporte ta destinée! J'aime mieux cette lettre-ci que
l'autre: elle est franche, du moins. Ce que je crains le plus, c'est de
te voir retomber dans les illusions de ta jeunesse. Mais si tu abordes
hardiment le péril, si tu vois clair à les pieds, tu franchiras
peut-être l'abîme. Qui sait ce qui peut vaincre le courage d'un homme?
Tu es las de disputer lentement la partie, et tu joues tout ton avenir
sur un dernier coup de dés. Si tu perds, souviens-toi qu'il te reste un
coeur ami pour t'aider à supporter le reste de ta vie, ou pour te tenir
compagnie, si tu veux t'en débarrasser.

Tu me dis de te parler de moi, et tu me reproches de garder un
dédaigneux silence. Sais-tu pourquoi, Jacques, j'envisage si sévèrement
la nouvelle phase d'amour où entre ta destinée? Sais-tu pourquoi j'ai
peur, pourquoi je t'ai averti du danger, pourquoi je te vois d'un oeil
sombre marcher à sa rencontre? Tu ne l'as pas deviné? C'est que moi
aussi je suis perdue sur cette mer orageuse; moi aussi je m'abandonne
au destin, et je place tout ce qui me reste de force et d'espoir sur le
hasard d'un chiffre. Octave est ici; je l'ai vu, je lui ai pardonné.

J'ai fait une grande faute en ne prévoyant pas qu'il viendrait. J'ai
arrangé toute ma situation pour oublier son absence, et non pour
combattre son retour. Il est venu, j'ai été surprise; la joie a été plus
forte que la raison.

Je parle de joie! et toi aussi tu en parles. Quelle joie que la nôtre!
Sombre comme la flamme de l'incendie, sinistre comme les derniers rayons
du soleil qui perce les nues avant la tempête! Nous joyeux! quelle
dérision! Oh! quels êtres sommes-nous, et pourquoi voulons-nous toujours
vivre la même vie que les autres?

Je sais que l'amour seul est quelque chose, je sais qu'il n'y a rien
outre sur la terre. Je sais que ce serait une lâcheté que de le fuir par
crainte des douleurs qui l'expient; mais vraiment, quand on voit si bien
sa marche et ses résultats, peut-on goûter des joies bien pures? Pour
moi, cela m'est impossible. Il y a des moments où je m'échappe des
bras d'Octave avec haine et avec terreur, parce que je vois dans le
rayonnement de son front l'arrêt de mon futur désespoir. Je sais que son
caractère n'a aucun rapport avec le mien; je sais qu'il est trop jeune
pour moi, je sais qu'il est bon sans être vertueux, affectueux, mais
incapable de passion; je sais qu'il ressent l'amour assez fortement pour
commettre toutes les fautes, mais pas assez pour faire quelque chose de
grand. Enfin je ne l'_estime_ pas, dans l'acception particulière que toi
et moi donnons à ce mot.

[Illustration: J'étais assise au pied de la montagne.]

Quand j'ai commencé à l'aimer, j'ai chéri en lui cette faiblesse qui
me fait souffrir maintenant. Je n'ai pas prévu qu'elle me révolterait
bientôt. En vérité, j'ai fait ce que tu fais sans doute à présent. J'ai
trop compté sur la générosité de mon amour. Je me suis imaginé que, plus
il avait besoin d'appui et de conseil, plus il me deviendrait cher en
recevant tout de moi; que le plus heureux, le plus noble amour d'une
femme pour un homme devait ressembler à la tendresse d'une mère pour son
enfant. Hélas! j'avais tant cherché la force, et mes tentatives avaient
été si déplorables! En croyant m'appuyer sur des êtres plus grands que
moi, je m'étais sentie si durement repoussée par un froid de glace! Je
me disais: La force chez les hommes, c'est l'insensibilité; la grandeur;
c'est l'orgueil; le calme, c'est l'indifférence. J'avais pris le
stoïcisme en aversion après lui avoir voué un culte insensé. Je me
disais que l'amour et l'énergie ne peuvent habiter ensemble que dans des
coeurs froissés et désolés comme le mien, que la tendresse et la douceur
étaient le baume dont j'avais besoin pour me guérir, et que je les
trouverais dans l'affection de cette âme ingénue. Qu'importe, pensai-je,
qu'il sache ou non supporter la douleur? Avec moi, il n'aura pas à la
connaître. Je prendrai sur moi tout le poids de la vie. Son unique
affaire sera de me bénir et de m'aimer.

C'était là un rêve comme les autres; je n'ai pas tardé à souffrir de
cette erreur, et à reconnaître que si, dans l'amour, un caractère devait
être plus fort que l'autre, ce ne devait pas être celui de la femme. Il
faudrait du moins qu'il y eût quelque compensation; ici il n'y en a pas.
C'est moi qui suis l'homme; ce rôle me fatigue le coeur, au point que je
deviens faible moi-même par dégoût de la force.

[Illustration: Tu gardais les chèvres sur le versant des Alpes
maritimes.]

Et pourtant il y a de bien belles choses dans le coeur de cet enfant!
Quels trésors de sensibilité, quelle pureté de moeurs, quelle foi naïve
dans le coeur d'autrui et dans le sien propre! Je l'aime parce que je ne
connais pas d'homme meilleur. Celui qui est à part de tous les autres ne
m'inspire et ne ressent pour moi que de l'amitié.--L'amitié, c'est une
sorte d'amour aussi, immense et sublime en de certains moments, mais
insuffisante, parce qu'elle ne s'occupe que des malheurs sérieux et
n'agit que dans les grandes et rares occasions. La vie de tous les
jours, cette chose si odieuse et si pesante dans la solitude, cette
succession continuelle de petites douleurs fastidieuses que l'amour seul
peut changer en plaisirs, l'amitié dédaigne de s'en occuper. Vous êtes
capable, comme vous le dites fort bien, de tout quitter pour venir me
tirer d'une situation malheureuse et de courir d'un bout du monde à
l'autre pour me rendre un service; mais vous n'êtes pas capable de
passer huit jours tranquilles avec moi, sans penser à Fernande, qui vous
aime et vous attend. Et cela doit être ainsi, car pour moi c'est la même
chose. Je sacrifierais tout mon amour pour vous sauver d'un malheur, je
n'en détacherais pas une parcelle pour vous préserver d'une contrariété.
Il semble donc que la vie doive être divisée en deux parts: l'intimité
avec l'amour, le dévouement avec l'amitié. Mais j'ai beau faire pour me
persuader que je suis contente de cet arrangement, j'ai beau me répéter
que Dieu m'a servie avec prodigalité en me donnant un amant comme Octave
et un ami comme vous; je trouve l'amour bien puéril et l'amitié bien
austère. Je voudrais avoir pour Octave la vénération que j'ai pour vous,
sans perdre la douce tendresse et la vive sollicitude que j'ai pour
lui. Rêve insensé! Il faut accepter la vie comme Dieu l'a faite. C'est
difficile, Jacques, bien difficile!



XIII.

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

Ne m'écris pas, ne me réponds pas. Ne me parle plus de prudence, et ne
cherche plus à me mettre en garde contre le danger. C'est fini; je m'y
jette les yeux bandés. J'aime: est-ce que je suis capable de voir clair
à quelque chose! Il en sera ce que Dieu voudra. Qu'importe, après tout,
que je sois heureuse ou non? Suis-je donc un être si précieux, pour que
nous nous en occupions tant? Et à quoi mènent toutes les prévisions?
Elles n'empêchent pas qu'on se risque, et elles font qu'on se risque
lâchement. Ne me décourage donc plus, ne me parle plus de Jacques, mais
laisse-moi t'en parler toujours.

Hier il est venu me surprendre dans le parc. J'étais assise sur un banc;
j'avais la tête dans mes deux mains, et je pleurais. Il a voulu savoir
la cause de mon chagrin, et il s'est mis en colère parce que je refusais
de parler. Mais quelle colère! Il me prenait dans ses bras et me serrait
avec tant de force qu'il me faisait mal, et pourtant je n'avais ni peur
ni ressentiment de le voir me brutaliser ainsi. Il me secouait la main
d'un air d'autorité, en me disant: «Parle donc, je veux que tu
parles, réponds-moi tout de suite; qu'as-tu?» Et moi, qui déteste le
commandement, j'ai eu du plaisir à entendre le sien. Le coeur m'a bondi
de joie, comme lorsqu'il m'a tutoyée pour la première fois, en me
faisant traverser un ruisseau et me disant: «Saute donc, peureuse!» Oh!
bien plus cette fois! Ce que j'ai ressenti, Clémence, est inexplicable.
Tout mon coeur a été au-devant du sien, comme un esclave qui se
jetterait aux pieds de son maître, ou comme un enfant dans le sein de sa
mère. Ces choses-là ne peuvent pas tromper; je sens que je l'aime,
parce que je dois l'aimer, parce qu'il le mérite, parce que Dieu ne
permettrait pas que j'éprouvasse cette confiance et cet entraînement
pour un méchant homme. Pressée par ses questions, je lui ai parlé de ma
conversation avec le capitaine Jean, et de l'effroi insurmontable qu'il
m'avait laissé. «Ah! en effet, m'a-t-il dit, je voulais te parler des
craintes auxquelles tu t'abandonnes et des questions que tu as faites à
Borel et à sa femme. Cela m'embarrassait un peu; que puis-je te dire?
que les reproches de Borel ne sont pas fondés, que les histoires du
capitaine sont fausses? Il m'est impossible de mentir. Il est vrai que
j'ai des défauts très-graves, et que j'ai fait beaucoup de folies. Mais
qu'est-ce que cela a donc de commun avec toi et avec l'avenir qui nous
attend? Je ne puis rien le jurer, sinon que je suis un honnête homme, et
que je n'aurai jamais avec toi un mauvais procédé. Prends acte de ces
paroles-là, s'il te faut des paroles pour te rassurer, et quitte-moi la
première fois que j'y manquerai. Mais si tu as cru que tu ne souffrirais
jamais de mon caractère et que tu n'aurais jamais rien à lui reprocher,
tu as compté faire en ce monde le voyage d'Eldorado, et tu as rêvé une
destinée qui n'es permise à personne sur la terre.» Puis il s'est tu
tout à coup, et il est resté triste et silencieux; moi aussi. Enfin,
il a fait un effort sur lui-même, et il m'a dit: «Vous voyez bien, ma
pauvre enfant, que vous souffrez déjà. Ce n'est pas la première fois,
et ce ne sera pas malheureusement la dernière. N'avez-vous donc jamais
entendu dire que la vie est un tissu de douleurs, une vallée de larmes?»
Le ton triste et amer dont il a dit ces paroles m'a tellement brisé le
coeur, que mes pleurs ont recommencé à couler malgré moi. Il m'a serrée
dans ses bras, et il s'est mis à pleurer aussi. Oui, Clémence, il a
pleuré, cet homme ci grave et si accoutumé sans doute à voir couler les
larmes des femmes. Les miennes l'ont gagné. Oh! comme son coeur est
sensible et généreux! C'est en ce moment que je l'ai bien senti: il
importe peu que Jacques ait trente-cinq ans. A-t-il pu être meilleur et
plus digne d'amour à vingt-cinq?

Quand je l'ai vu ainsi, j'ai jeté mes bras autour de son cou. «Ne pleure
pas, Jacques, lui ai-je dit; je ne mérite pas ces nobles larmes. Je
suis un être lâche et sans grandeur; je ne m'en suis pas aveuglément
rapportée à toi, comme je devais le faire. Je t'ai soupçonné, j'ai voulu
fouiller dans les secrets de ta vie passée! Pardonne-moi; ton chagrin
est une punition trop sévère.--Laisse-moi pleurer, m'a-t-il dit, et sois
bénie pour m'avoir donné cette heure d'attendrissement et d'effusion; il
y a bien longtemps que cela ne m'était arrivé. Ne sens-tu pas, Fernande,
que ce qu'il y a de plus doux au monde, c'est la tristesse qu'on
partage, et que les larmes qui se mêlent à d'autres larmes sont un baume
pour la douleur? Puissé-je pleurer souvent avec toi, et puisses-tu ne
jamais pleurer seule!»

Oh! c'est fini, qu'on me dise de Jacques tout ce qu'on voudra, je
n'écoute plus que lui. Ne me blâme pas, mon amie, ne me fais pas
souffrir inutilement. Je m'abandonne à mon destin; qu'il soit ce
qu'il plaira à Dieu! pourvu que Jacques m'aime, je suis sûre de tout
supporter.



XIV.

DE JACQUES A FERNANDE.

Je voulais vous dire bien des choses l'autre soir, et je n'ai pu parler;
nos larmes se sont mêlées, nos coeurs se sont entendus. Cela suffit pour
deux amants, mais pour deux époux ce n'est peut-être pas assez. Votre
esprit a peut-être besoin d'être rassuré et convaincu. Je demande à
votre affection une preuve de confiance bien grande, ô mon enfant! en
vous priant d'accepter mon nom et de partager mon sort; et je m'étonne
de l'abandon avec lequel, me connaissant aussi peu, vous vous en êtes
jusqu'ici rapportée à moi. Il faut que votre âme soit bien noble et bien
généreuse, ou que vous ayez deviné que vous n'aviez rien à craindre du
vieux Jacques. Je crois à l'un et à l'autre, à votre confiance et à
votre pénétration. Mais je sens bien que jusqu'ici votre coeur a fait
tous les frais de cette sécurité, et que j'ai été muet et nonchalant;
enfin qu'il est temps que je vous aide à m'estimer un peu.

Je ne vous parlerai pas d'amour. Il me serait impossible de vous prouver
que le mien doit vous rendre éternellement heureuse; je n'en sais rien,
et je puis dire seulement qu'il est sincère et profond. C'est du mariage
que je veux vous parler dans cette lettre, et l'amour est une chose à
part, un sentiment qui entre nous sera tout à fait indépendant de la loi
du serment. Ce que je vous ai demandé, ce que vous m'avez promis, c'est
de vivre avec moi, c'est de me prendre pour votre appui, pour votre
défenseur, pour votre meilleur ami. L'amitié seule est nécessaire à
ceux qui associent leur destinée par une promesse mutuelle. Quand cette
promesse est un serment dont l'un peut abuser pour faire souffrir
l'autre, il faut que l'estime soit bien grande des deux côtés, et
surtout du côté de celui que les lois humaines et les croyances sociales
placent dans la dépendance de l'autre. C'est de cela, Fernande, que
je veux m'expliquer formellement avec vous, afin que si vous livrez
aveuglément votre coeur à l'amour, vous sachiez du moins à qui vous
confiez le soin de votre indépendance et de votre dignité.

Vous devez avoir pour moi cette estime et cette amitié, Fernande; je les
mérite, je le dis sans orgueil et sans forfanterie; je suis assez vieux
pour me connaître, et pour savoir de quoi je suis capable. Il est
impossible que j'aie jamais envers vous un tort assez grave pour les
perdre, ou même pour les compromettre. Je vous parle ainsi parce que je
vous estime et que je crois en vous. Je sais que vous êtes juste, que
vous avez l'âme pure et le jugement sain. Avec cela il est également
impossible que vous m'accusiez sans motif, ou que du moins vous
n'acceptiez pas ma justification quand elle sera éclatante de vérité.

Il faut cependant tout prévoir: l'amour peut s'éteindre, l'amitié peut
devenir pesante et chagrine, l'intimité peut être le tourment de l'un
de nous, peut-être de tous les deux. C'est dans ce cas que votre estime
m'est nécessaire! Pour avoir le courage de m'abandonner votre liberté,
il faut que vous sachiez que je ne m'en emparerai jamais. Êtes-vous
bien sûre de cela? Pauvre enfant! vous n'y avez peut-être pas seulement
songé. Eh bien! pour répondre aux terreurs qui pourraient naître en
vous, pour vous aider à les chasser, j'ai à vous faire un serment; je
vous prie de l'enregistrer, et de relire cette lettre toutes les fois
que les propos du monde ou les apparences de ma conduite vous feront
craindre quelque tyrannie de ma part. La société va vous dicter une
formule de serment. Vous allez jurer de m'être fidèle et de m'être
soumise, c'est-à-dire de n'aimer jamais que moi et de m'obéir en tout.
L'un de ces serments est une absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne
pouvez pas répondre de votre coeur, même quand je serais le plus grand
et le plus parfait des hommes; vous ne devez pas me promettre de
m'obéir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. Ainsi, mon
enfant, prononcez avec confiance les mots consacrés sans lesquels votre
mère et le monde vous défendraient de m'appartenir; moi aussi je dirai
les paroles que le prêtre et le magistrat me dicteront, puisqu'à ce prix
seulement il m'est permis de vous consacrer ma vie. Mais à ce serment de
vous protéger que la loi ma prescrit, et que je tiendrai religieusement,
j'en veux joindre un autre que les hommes n'ont pas jugé nécessaire à
la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m'accepter pour
époux. Ce serment, c'est de la respecter, et c'est à tes pieds que je
veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu m'auras accepté pour
amant.

Mais dès aujourd'hui je le prononce, et tu peux le regarder comme
irrévocable. Oui, Fernande, je te respecterai parce que tu es faible,
parce que tu es pure et sainte, parce que tu as droit au bonheur, ou du
moins au repos et à la liberté. Si je ne suis pas digne de remplir à
jamais ton âme, je suis capable au moins de n'en être jamais le bourreau
ni le geôlier. Si je ne puis t'inspirer un éternel amour, je saurai
t'inspirer une affection qui survivra dans ton coeur à tout le reste, et
qui t'empêchera d'avoir jamais un ami plus sûr et plus précieux que moi.
Souviens-toi, Fernande, que quand tu me trouveras le coeur trop vieux
pour être ton amant, tu pourras invoquer mes cheveux blancs, et réclamer
de moi la tendresse d'un père. Si tu crains l'autorité d'un vieillard,
je tâcherai de me rajeunir, de me reporter à ton âge, pour te comprendre
et pour t'inspirer la confiance et l'abandon que tu aurais pour un
frère. Si je ne réussis à remplir aucun de ces rôles; si, malgré mes
soins et mon dévouement, je te suis à charge, je m'éloignerai, je te
laisserai maîtresse de tes actions, et tu n'entendras jamais une plainte
sortir de ma bouche.

Voilà ce que je puis te promettre; le reste ne dépend pas de moi. Adieu,
mon ange, réponds-moi; ta mère te laisse toute la liberté possible. Mon
domestique ira chercher ta lettre demain matin. Je serai forcé de passer
la journée à Tours.

Ton ami, JACQUES.



XV.

DE FERNANDE A JACQUES

Oui, j'ai confiance en vous, je crois à votre honneur. Je n'avais pas
besoin de vos serments pour savoir que je ne serai jamais ni avilie ni
opprimée par vous. Je suis une enfant, et l'on ne s'est guère donné la
peine de former mon esprit; mais j'ai le coeur fier, et ma simple
raison a suffi pour m'éclairer sur certaines choses. J'ai horreur de la
tyrannie, et si, dès les premiers regards que j'ai jetés sur vous, je
ne vous avais pas deviné tel que vous êtes, je ne vous aurais jamais
estimé, jamais aimé. Ma mère m'a toujours dit qu'un mari était un
maître, et que la vertu des femmes est d'obéir. Aussi j'étais bien
résolue à ne pas me marier, à moins de rencontrer un prodige. Cela
n'était guère probable, et il m'était beaucoup plus facile de croire que
j'arriverais tranquillement à l'espèce d'indépendance assurée aux vieux
jours des filles sans dot. Cependant je me figurais quelquefois que Dieu
ferait un miracle en ma faveur, et qu'il m'enverrait un de ses anges
sous les traits d'un homme, pour me protéger en cette vie. C'était
un rêve romanesque, dont je ne me vantais pas à ma mère, mais que je
n'avais pas la force de repousser. Quand j'étais assise à mon métier
auprès de la fenêtre, et que je voyais le ciel si bleu, les arbres si
verts, toute la nature si belle et moi si jeune! oh! alors, il m'était
impossible de croire que j'étais destinée à la captivité ou à la
solitude. Que voulez-vous? J'ai dix-sept ans; à mon âge on n'a pas toute
la raison possible, et voilà que la Providence se met en tête de me
traiter en enfant gâté. Vous arrivez un beau matin, Jacques, avant que
j'aie encore souffert de l'ennui, avant que les larmes du découragement
aient gâté ma fraîcheur de pensionnaire, tout au beau milieu de mes
rêves et de mes folles espérances. Voilà que vous venez tout réaliser
sans que j'aie eu le temps de douter et de craindre! Vraiment, il n'y a
pas longtemps que je lisais encore des contes de fées; c'était toujours
la même chose, mais c'était bien beau! C'était toujours une pauvre fille
maltraitée, abandonnée, ou captive, qui, par les fentes de sa prison, ou
du haut d'un des arbres du désert, voyait passer, comme dans un rêve, la
plus beau prince du monde, escorté de toutes les richesses et de toutes
les joies de la terre. Alors la fée entassait prodiges sur prodiges pour
délivrer sa protégée; et, un beau jour, Cendrillon voyait l'amour et le
monde à ses pieds. Il me semble que c'est là mon histoire. J'ai dormi
dans ma cage, et j'ai fait des songes dorés que vous êtes venu changer
en certitudes, si vite, que je ne sais pas encore bien si je dors ou si
je veille.

Aussi j'ai eu un peu peur. Le bonheur m'est venu si promptement et
si magnifiquement, que je n'ose y croire. Je crois pourtant que vous
m'aimez et que vous êtes le meilleur des hommes; je sais que votre
conduite sera telle que vous me l'annoncez; je sais, de mon côté, que je
n'en serai pas indigne, et ces serments que vous me faites de ne point
m'asservir, je vous les fais aussi: je m'engage à ne point exercer sur
vous la tyrannie des prières, des reproches et des convulsions, dont
les femmes savent si bien tirer parti. Quoique je n'aie pas votre
expérience, je crois pouvoir répondre de ma fierté.

Ce n'est donc pas l'austérité du mariage qui m'effraie. Vous m'aimez et
vous m'offrez tout ce que vous possédez; j'accepte, parce que je vous
aime. Si un jour nous cessions de nous estimer, je ne suis pas inquiète
de mon sort: je sais assez travailler pour gagner ma vie, et je ne vois
en ce genre aucun malheur capable de m'épouvanter assez pour m'empêcher
d'accepter le bonheur que vous m'offrez aujourd'hui; ce n'est pas
la misère, ce ne sont pas les malheurs vulgaires de la société qui
m'inquiètent, c'est l'amour que vous avez pour moi, c'est surtout celui
que je ressens pour vous. Vous ne voulez pas m'en parler, Jacques, et
c'est la seule chose qui m'occupe et qui m'intéresse.

Peu t'être que j'agis contre la pudeur en vous parlant de cela,
maintenant que vous affectez de m'entretenir de tout autre sentiment;
mais vous m'avez habituée à vous dire sans détour tout ce qui me vient à
l'esprit. Vous m'avez dit souvent qu'il n'y avait rien au monde de plus
hypocrite et de moins pur que certaines habitudes de réserve que les
femmes s'imposent dans leur conduite et dans leurs discours. Je me livre
donc sans crainte et sans honte, avec vous, à toutes les impulsions de
mon coeur.

Si je vous épousais pour les raisons qui décident au mariage les trois
quarts des jeunes personnes avec lesquelles j'ai été élevée, je me
contenterais de ce que vous me promettez; et, pourvu que je fusse
assurée d'être riche et indépendante, je ferais bon marché de votre
amour et du mien. Mais il n'en est pas ainsi, Jacques. Comment avez-vous
pu croire qua j'eusse peur d'autre chose que de perdre cet amour que
vous avez pour moi maintenant? Je sais bien que vous resterez mon ami,
mais pensez-vous que cela me suffise et me console? Ah! tenez, ne
parlons pas de notre mariage, parlons comme si nous étions seulement
destinés à être amants. Il y a quelque chose de bien plus solennel que
la loi et le serment, comme vous dites, il y a ce qui se passe en moi,
l'attachement que j'ai pour vous, la force que cet attachement prend de
jour en jour, le besoin da m'isoler de tout le reste, de n'aimer et de
ne plus voir que vous sur la terre. C'est là ce qui me fait frémir,
car je sens que mon amour sera éternel, et vous, vous ne savez rien du
vôtre. Cette incertitude est affreuse, après ce qui m'a été dit de votre
caractère enthousiaste, et de la facilité avec laquelle vous savez
passer d'une passion à une autre. Oh! Jacques, il vous en coûtait si
peu de me dire deux mots qui m'auraient rassurée plus que toute votre
lettre, et que j'aurais crus aveuglément: _Je t'aimerai toujours!_
Pourquoi, au moment de les dire, vous arrêtez-vous comme frappé de la
crainte de commettre un sacrilège? Vous pouvez répondre d'une éternelle
amitié, vous pouvez promettre un dévouement sublime, un désintéressement
héroïque, une générosité au-dessus de tous les préjugés, capable de tous
les sacrifices, de toutes les douleurs, mais quant _au reste, il ne
dépend pas de vous_! Ces paroles sont affreuses, Jacques, effacez-les;
je vous renvoie votre lettre. Je ne veux pas de ces autres serments, je
n'en ai pas besoin; ils ont l'air d'un traité, d'une capitulation entre
nous. Quand vous me pressez sur votre coeur en me disant: «O mon enfant,
que je t'aime!» je suis bien plus sûre de mon bonheur.



XVI.

DE JACQUES A FERNANDE.

De Tours, le...

Ange de ma vie, dernier rayon du soleil qui luira sur mon front chauve!
ne me rends pas fou, épargne ton vieux Jacques, il a besoin de sa raison
et de sa force... Tu ne sais pas, tu ne sais pas, pauvre enfant, ce que
tu promets et ce que tu demandes. Tu ne songes pas que tu as dix-sept
ans et moi le double; que tu seras encore une enfant quand je serai
vieux; que l'avenir est plein d'effroi pour moi, si je m'abandonne à de
trop riants désirs, à de trop folles ambitions. Et tu crois que c'est la
crainte de changer d'amour qui m'empêche de te promettre le même amour
que tu me jures? Sais-tu que je n'ai jamais changé le premier, et
que, dès les jours les plus ardents de ma jeunesse, après ma première
déception, je suis resté cinq ans entiers sans aimer et sans regarder
une seule femme? Est-ce là passer aisément d'une passion à une autre?
Va, ceux qui prétendent m'avoir étudié et qui essaient de te raconter ma
vie ne connaissent guère ni l'un ni l'autre. T'ont-ils dit qu'avant de
renoncer à une affection j'y avais été contraint par le mépris? Savent
ils ce qu'eût été pour moi une passion fondée sur une estime réelle?
Savent-ils seulement ce qu'il m'en a coûté pour ne pas pardonner, et
combien j'ai été près de m'avilir à ce point? Mais qui est-ce qui me
connaît? qui est-ce qui m'a jamais compris? Je n'ai jamais rien raconté
de mes souffrances ni de mes joies à ces hommes qui se mêlent de me
juger, et qui n'ont de commun avec moi que le sang-froid au champ de
bataille et le stoïcisme du soldat en campagne. Il faut t'en rapporter à
moi, Fernande, à moi seul, qui me connais bien et qui n'ai jamais rien
promis en vain. Oui, je t'aimerai toujours, si tu le veux, si tu peux le
désirer toujours. Peut-être sera-ce possible entre nous, qui sait? Tu es
sûre de toi, cher ange? Oh! qu'il est triste, le sourire qui me vient
sur les lèvres quand je lis les serments! qu'il est difficile de
résister à l'espérance que tu me donnes et de ne pas m'y abandonner
follement! Vieillesse de l'esprit, que tu es difficile à concilier avec
la jeunesse du coeur!

Tu le vois, pour vouloir nous tourmenter de l'avenir, nous arrivons à
douter l'un de l'autre et à nous le dire, ce qu'il y a de plus cruel et
de plus triste au monde. Pourquoi chercher à soulever les voiles sacrés
du destin? Les coeurs les plus fermes ne résistent pas toujours à son
choc inévitable. Quelles promesses, quels serments peuvent lier l'amour?
Sa plus sûre garantie, c'est la foi et l'espoir; ah! gardons-nous
d'interroger trop souvent le livre mystérieux où la durée de notre
bonheur est écrite de la main de Dieu; acceptons le présent avec
reconnaissance, et sachons en jouir sans le laisser empoisonner par
la crainte du lendemain. Quand il ne devrait durer qu'un an, qu'une
semaine; quand je devrais payer un seul jour de ta tendresse par toute
une vie de solitude et de regrets, je ne me plaindrais pas, et mon coeur
conserverait envers Dieu et envers toi une éternelle reconnaissance.
Lance-toi donc avec courage sur cette mer incertaine de ta vie, où les
prévisions ne servent de rien, où la force elle-même n'est bonne qu'à
périr vaillamment. Il n'y a pas de conquête pour ceux qui ne veulent pas
combattre; il n'y a pas de jouissance pour ceux que la peur inquiète.
Viens dans mes bras sans crainte et sans fausse honte; sois toujours
naïve comme l'enfance, ô ma vierge! ô ma sainte, ne rougis pas de me
dire ton amour. La chasteté est nue comme Ève avant sa faute. L'homme
qui a vécu vingt ans soldat au milieu des nations avilies, des moeurs
méprisées, des coutumes foulées aux pieds; qui a traversé l'Europe
bouleversée au milieu d'une société de vainqueurs grossiers et vains,
sans contracter un vice, sans recevoir une souillure, celui-là peut-être
est digne de toi, au moins pour quelques années. Si plus tard la
vieillesse dessèche son coeur, si l'égoïsme et la triste jalousie
remplacent en lui l'amour et le dévouement, cesse de l'aimer, tu en
auras le droit; car ce ne sera plus le Jacques que tu auras connu et à
qui tu auras promis de l'aimer toujours.

Si tout cela ne te rassure pas, si tu exiges de moi d'autres serments,
il m'est impossible de te rien dire de plus. Je suis honnête, mais je ne
suis pas parfait; je suis un homme et non pas un ange. Je ne puis pas
te jurer que mou amour suffira toujours aux besoins de ton âme; il me
semble que oui, parce que je le sens ardent et vrai; mais ni toi ni
moi ne connaissons ce qu'a de force et de durée en toi la faculté de
l'enthousiasme, qui seule fait différer l'amour moral de l'amitié. Je
ne puis te dire que chez moi cet enthousiasme survivrait à de grandes
déceptions; mais la tendresse paternelle ne mourrait pas dans mon coeur
avec lui. La pitié, la sollicitude, le dévouement, je puis jurer ces
choses-là, c'est le fait de l'homme; l'amour est une flamme plus subtile
et plus sainte, c'est Dieu qui le donne et qui le reprend. Adieu; ne
dédaigne pas l'amitié de ton vieux Jacques.



XVII.

DE SYLVIA A JACQUES.

Maintenant que vous êtes à la veille de vous marier, maintenant que nous
entrons dans une phase nouvelle de ce sentiment sans nom que nous avons
l'un pour l'autre, il faut que vous me disiez la vérité sur un des
points les plus importants de ma destinée. Jusqu'ici j'ai dû et j'ai pu
respecter votre silence; à présent je ne le puis plus. Vous étiez mon
seul appui sur la terre, je vais peut-être vous perdre; dois-je accepter
encore votre protection et vos dons? Quand vous étiez indépendant, il
m'importait peu de savoir si vous étiez mon tuteur ou mon bienfaiteur;
à présent, vous allez avoir une famille étrangère à moi, vos biens lui
appartiendront légitimement; je n'en veux pas prendre la plus légère
partie si je n'ai des droits sacrés à votre sollicitude. D'ailleurs,
cette incertitude m'est pénible, et l'obscurité répandue à mes propres
yeux sur nos relations jette dans ma vie des doutes effrayants et
bizarres. Octave lui-même n'est pas tranquille; il n'a pas assez de
grandeur d'âme pour se fier aveuglément à ma parole, et pas assez
d'énergie dans la volonté pour m'accuser franchement. Les commentaires
insolents des curieux de cette ville se réduisent à ceci, que vous avez
été mon amant, et que vous me faites _un sort_ par délicatesse. Je
méprise ces inconvénients inévitables de mon isolement et de ma
naissance. Habituée de bonne heure à n'avoir pas de famille et à faire
péniblement ma route au milieu d'un monde froid et méprisant, qui
me disait à chaque pas: «Qui êtes vous? d'où venez-vous? à qui
appartenez-vous?» je n'ai jamais compté sur ce qu'on appelle la
_considération_. J'aurais pu l'acquérir peut-être en me faisant
connaître, en me cherchant des amis; mais je n'en sentais pas le besoin:
votre affection me suffisait et remplissait ma vie quand l'amour ne
l'occupait pas.

A présent, vous allez peut-être me manquer; vos nouvelles affections
vont nous séparer; il faut que j'essaie de me rattacher plus intimement
à Octave; il faut que je lui pardonne d'avoir douté de moi, ce que je
n'aurais pardonné en aucune autre circonstance de ma vie, et que je
descende à lu rassurer en lui donnant une preuve de mon innocence. Cette
preuve, je suis presque sûre qu'un mot de vous peut la fournir; en vain
vous me l'avez refusé, j'ai deviné depuis longtemps ce que nous sommes
l'un à l'autre. Tracez-la donc, celle parole, afin qu'elle mette entre
nous une ligne sacrée que le soupçon n'ose pas franchir, afin qu'elle
m'autorise à dormir tranquille sous le toit d'une maison qui vous
appartient. Avouez que je ne suis pas la fille d'un de vos amis; avouez
que vous êtes mon frère. Vous avez fait un serment au lit de mort de
celui qui m'a donné le jour; vous devez le rompre, il y va de tout le
repos de ma vie. Qu'importe que je sache le nom de mon père? je ne l'ai
pas connu, je ne peux pas l'aimer; mais je lui pardonne de m'avoir
abandonnée. Quel qu'il soit, je ne le maudirai jamais; je le bénirai
peut-être, s'il est ton père.



XVIII.

DE JACQUES A SYLVIA.

J'ai beaucoup réfléchi à ta demande. Lorsque j'ai fait un serment au lit
de mort de ton père, je me suis réservé le droit de le rompre un jour,
si certaines circonstances le rendaient nécessaire à ton repos et à ton
honneur. Je crois, en effet, que ce moment est venu; mais vraiment ce
que j'ai à te dire est si peu satisfaisant, si incertain, que je ferais
peut-être mieux de me taire et de rester ton frère adoptif. Pourtant, si
tu refuses mon appui, il faut parler, il faut rassurer ta fierté, et
te dire que tu ne dois pas mon dévouement à la compassion, mais à un
sentiment de devoir, à un lien du sang que mon coeur a accepté et
légitimé du jour où il t'a connue. J'ai la conviction intime que tu es
ma soeur: je n'en ai pas la certitude, je n'en pourrai jamais fournir la
preuve; mais tu peux dire à l'univers entier que je n'ai jamais eu pour
toi que les sentiments d'un frère.

Cette petite image de saint Jean Népomucène, dont tu as une moitié et
moi l'autre, c'est là toute la preuve sociale de notre fraternité. Mais
elle est auguste et sainte à mes yeux, et mon âme s'y rattache avec
transport. Quand mon père mourut, j'avais vingt ans; j'étais son ami
plutôt que son fils. C'était un homme bon et faible; j'avais un autre
caractère. Il craignait mon jugement; mais il avait confiance dans
ma tendresse. Depuis plusieurs heures il était en proie aux lentes
convulsions de l'agonie; de temps en temps il se ranimait, faisait un
effort pour parler, regardait avec inquiétude autour de lui, m'adressait
un serrement de main convulsif, et retombait sans force. Au dernier
moment, il réussit à prendre un papier sous son chevet et à me le mettre
dans la main, en disant: «Tu feras ce que tu voudras, ce que tu jugeras
devoir faire; je m'en rapporte à toi. Jure-moi le secret.--Je vous le
jure, répondis-je après avoir jeté les yeux sur le papier, jusqu'au
jour où mon silence compromettrait la destinée de l'être que ce secret
concerne. Croyez que j'aurai soin de l'honneur de mon père.» Il fit un
signe affirmatif et répéta: «Je m'en rapporte à toi.» Ce furent ses
dernières paroles.

Voici ce que contenait le papier: trois parcelles détachées; sur l'une
était écrit: _Le 15 mai 17.. fut déposé à l'hospice des Orphelins,
à Gênes, un enfant du sexe féminin, avec le signe de saint Jean
Népomucène_. Sur la seconde: «J'ai commis ce crime, et voici mon excuse.
Madame de*** avait un autre amant en même temps que moi. L'incertitude,
la compassion, me décidèrent à l'assister dans ses souffrances. Elle
était seule. L'autre l'avait abandonnée; mais je ne pus pas me résoudre
à emporter son enfant. D'un commun accord, nous l'avons mis à l'hospice.
Cela acheva de me faire haïr et mépriser cette femme. J'ai gardé le
signe, afin que si, quelque jour, il m'était prouvé que l'enfant
m'appartint... Mais c'est impossible; je ne le saurai jamais.» Le nom de
cette femme est écrit en toutes lettres de la main de mon père, et je la
connais. Elle vit, elle passe pour vertueuse; elle en a la prétention du
moins! Je ne le la nommerai jamais, Sylvia, cela ne servirait à rien, et
l'honneur me le défend. Le troisième papier était le coupon de l'image
du saint, dont l'autre moitié avait été attachée à ton cou.

J'étais presque aussi incertain que mon père avait pu l'être. Il m'avait
souvent parlé de cette madame de ***. Elle avait désolé sa vie; je
l'avais vue dans mon enfance; je la détestais. Aller au secours de sa
fille, du fruit d'un double amour, infâme et menteur, c'était une
audace de générosité pour laquelle je me sentis d'abord une invincible
répugnance. Mon père m'avait dit de faire ce que je jugerais convenable.
J'essayai d'ensevelir ce secret dans l'oubli et de t'abandonner au
destin, pauvre infortunée! Mais il y a une voix du ciel qui parle sur
la terre aux _hommes de bonne volonté_, comme dit naïvement le saint
cantique. Du moment où j'eus résolu de te délaisser, il me sembla que
Dieu me criait à toute heure d'aller à ton secours. Je fis plusieurs
songes où j'entendais distinctement la voix de mon père mourant qui me
disait: «C'est ta soeur! c'est ta soeur!» Une fois, je me souviens que
je vis passer un groupe d'anges dans mon sommeil. Au milieu d'eux, il
y avait un bel enfant sans ailes, qui était pâle et qui pleurait. Sa
beauté, sa douleur, me firent une impression si vive que je m'éveillai
au moment où je m'élançais pour l'embrasser. Je me persuadai que ton
âme m'était apparue en s'envolant vers les cieux. «Elle est morte, me
disais-je: mais avant de retourner à Dieu, elle a voulu venir me dire:
J'étais ta soeur, et je pleure, parce que tu m'as abandonnée.» Je pris
un jour l'image du saint; cette mauvaise petite gravure, prise au hasard
et à la hâte sans doute dans quelque livre de prières, au moment où
l'on t'abandonna, me fit une impression étrange. C'était là tout ton
héritage, tous les titres que tu possédais à la tendresse et aux soins
d'une famille; toute une destinée humaine, tout l'avenir d'un pauvre
enfant était là! Voilà le don que tes parents t'avaient fait en te
mettant au monde; voilà à quoi s'étaient bornées la protection et la
générosité d'une mère! Elle t'avait mis sur la poitrine ce présent
magnifique, et elle t'avait dit: «Vis et prospère.»

Je me sentis pénétré d'une compassion si vive, que les larmes me vinrent
aux yeux et que je me mis à sangloter, comme si tu avais été mon
enfant, et qu'on t'eût enlevée à moi pour te jeter parmi les orphelins.
L'émotion que me causa cette gravure est telle que je ne puis la voir
encore sans être prêt à pleurer. Nous l'avons souvent regardée ensemble,
et quand tu étais encore enfant tu la baisais avec transport chaque fois
que je te la confiais pour la rapprocher de la moitié suspendue à
ton cou. Que ces baisers, pauvre fille, me semblaient un éloquent et
angélique reproche à ton odieuse mère! On t'avait dit dans tes premières
années que ce saint était ton protecteur, ton meilleur ami; qu'il
t'aiderait à retrouver tes parents, et quand je suis venu à toi, tu l'as
remercié, tu as redoublé de confiance et d'amour pour lui; et je me suis
mis à l'aimer moi-même. Si ce n'est le saint, c'est au moins l'image
qui m'est chère. A force de la regarder avec les yeux du coeur, j'ai
découvert sur cette figure une expression qu'elle n'a peut-être pas.
J'en ai les trois quarts sur mon coupon; c'est une tête de jeune homme
avec des cheveux courts et des traits communs; mais elle est penchée
dans une attitude douce et mélancolique sur une Bible que la main
soutient. Dans ce livre, me disais-je avant de t'avoir vue, et lorsque
je m'imaginais que tu étais morte, le triste patron semble lire la
courte et misérable destinée de l'enfant confiée à sa protection. Il la
contemple avec tendresse et compassion; car nul autre que lui n'a eu
pitié de l'orphelin sur la terre.»

Entraîné vers toi par un sentiment indéfinissable, je dirais presque par
une attraction surnaturelle, je quittai Paris six mois après la mort de
mon père et je me rendis à Gènes. Je pris des informations à l'hospice.
Cette recherche était loin d'être certaine, j'avais la date du jour où
l'on t'avait déposée, mais non pas l'heure. Plusieurs enfants avaient
été déposés le même jour. D'après le témoignage des registres, on me
donna trois indications différentes. Le signe de saint Jean Népomucène
était le seul renseignement que je pusse donner, et tu pouvais l'avoir
perdu depuis longtemps. Mes premières tentatives furent vaines; l'enfant
qu'on me désigna avait un autre signe: il était contrefait, hideux;
j'avais tremblé que ce ne fût là ma soeur. Je partis ensuite pour un
petit village situé dans les montagnes de la côte, où l'on m'indiqua une
famille de paysans qui avait encore un des enfants abandonnés dans la
journée du 18 mai 17... Quelles amères réflexions je fis sur ton sort
durant le chemin! Combien tu pouvais être avilie, maltraitée, misérable
entre les mains de ces hommes rudes et grossiers, qui font une
spéculation de leur charité à l'égard des orphelins, et qui ne se
chargent de les élever qu'afin d'avoir en eux plus tard des serviteurs
non salariés! J'arrivai à Saint..., ce romantique hameau où tu as vécu
tes dix premières années, et dont tu as gardé un si cher souvenir, et je
te trouvai au sein de cette honnête famille qui te chérissait à l'égal
de ses propres membres, et dont tu gardais les chèvres sur le versant
des Alpes maritimes. Cette journée ne sortira jamais de notre mémoire,
n'est-ce pas, chère Sylvia? Combien de fois nous nous sommes raconté
l'impression que nous causa la première vue l'un de l'autre! Mais je
ne t'ai pas dit avec quelle émotion je fis mes premières recherches.
J'étais bien incertain encore. Tes parents adoptifs m'avaient assuré que
tu avais une image de saint, mais ils ne savaient pas lire; et comme le
coupon ne portait que les dernières lettres du nom de Népomucène, ils ne
se rappelaient pas quel saint le curé du village avait nommé plusieurs
fois en examinant le signe. La femme, qui t'avait nourrie, faisait son
possible pour me persuader que tu n'étais pas l'enfant que je cherchais.
L'espoir d'une récompense n'adoucissait pas pour elle l'idée de te
perdre. Tu étais si aimée! tu avais déjà su exercer une telle puissance
d'affection sur tous ceux qui t'entouraient! La manière presque
superstitieuse dont cette famille parlait de toi me semblait un
témoignage de la protection mystérieuse et sublime que Dieu accorde
à l'orphelin, en le douant presque toujours de quelque attrait ou de
quelque vertu qui remplace la protection naturelle de ses parents, et
qui lui attire forcément le dévouement de ceux que le hasard lui donne
pour appui. D'après les commentaires de ces honnêtes montagnards, tu
devais appartenir à la plus illustre famille, car tu avais autant de
fierté dans le caractère que si un sang royal eût coulé dans tes veines.
Ton intelligence et ta sensibilité faisaient l'admiration du curé et du
maître d'école du village. Tu avais appris à lire et à écrire en moins
de temps que les autres n'en mettaient pour épeler. Je me souviendrai
toujours des paroles de ta nourrice. «Orgueilleuse comme la mer,
disait-elle en parlant de toi, et méchante comme la bourrasque, il faut
que tout le monde lui cède. Ses frères de lait lui obéissent comme des
imbéciles; ils sont si simples, mes pauvres enfants, et celle-là
si fière! Avec cela, caressante et bonne comme un ange quand elle
s'aperçoit qu'elle a fait de la peine. Elle a été trois jours au lit
avec la fièvre, pour le chagrin qu'elle a eu d'avoir fait mal au petit
Nani une fois qu'elle était en colère. Elle l'a poussé, l'enfant est
tombé et a saigné on peu. Quand j'ai vu cela, la colère m'est venue à
moi-même; j'ai couru d'abord relever le petit, et puis j'ai cherché le
démon de petite fille pour l'assommer; mais je n'ai pas eu le courage de
la toucher quand je l'ai vue venir à moi toute pâle et se jeter au cou
du petit Nani, en criant: «Je l'ai tué! je l'ai tué!» L'enfant n'avait
pas grand'chose, et la Sylvia a été plus malade que lui.» Le curé, à son
tour, arriva, et m'assura que ton saint était bien Jean Népomucène. Le
coeur me bondit de joie, car je t'aimais passionnément depuis une
heure. Ce qu'on me racontait de ton caractère ressemblait tellement aux
souvenirs de mon enfance que je me sentais ton frère de plus en plus à
chaque instant. Pendant ce temps, on te cherchait; tu avais conduit tes
chèvres aux pâturages; mais la montagne était haute, et je t'attendais
impatiemment à la porte de la maison. Le curé me proposa de me conduire
à ta rencontre, et j'acceptai avec joie. Que de questions je lui
adressai en chemin! que de traits de ton caractère je lui fis raconter!
Je n'osais pas lui demander si tu étais belle; cela me semblait une
question puérile, et cependant je mourais d'envie de le savoir. J'étais
encore un peu enfant moi-même, et l'intérêt que je sentais pour toi
était, comme mon âge, romanesque. Ton nom, étrangement recherché pour
une gardeuse de chèvres, résonnait agréablement à mon oreille. Le curé
m'apprit que tu t'appelais Giovanna; mais qu'une vieille marquise
française, retirée dans les environs depuis l'émigration, t'avait prise
en amitié dès tes premiers ans, et t'avait donné ce nom de fantaisie,
qui avait, malgré l'avis el les remontrances du bonhomme, remplacé celui
de ton saint patron. Il n'aimait pas beaucoup la marquise, le brave
curé; il prétendait qu'elle te gâtait le jugement et t'exaltait
l'imagination en te faisant lire les contes de Perrault et de madame
d'Aulnoy, qu'il qualifiait de livres dangereux. «Il est heureux,
disait-il, que la petite fortune de cette dame ne lui ait pas permis de
donner aux parents adoptifs de l'enfant une somme assez forte pour les
engager à la lui confier entièrement. Ils ont mieux aimé en faire une
bergère, et, dans l'incertitude de l'avenir de cette pauvre petite, ils
avaient raison, autant pour elle que pour eux. Maintenant la Providence
lui envoie une autre destinée; ce doit être pour le mieux, car elle est
mère de l'orphelin, et se charge de celui que les hommes abandonnent.
Mais je vous en supplie, Monsieur, me disait-il, surveillez cette
éducation-là. Vous êtes bien jeune pour vous en occuper vous-même;
mais faites que cette bonne terre reçoive le bon grain d'une main bien
entendue. Il y a là le germe d'une vertu peu commune, si on sait le
développer. Qui sait si la négligence ou des leçons imprudentes n'y
feraient pas éclore le vice? Elle sera belle, quoiqu'un peu brûlée par
notre soleil, et la beauté est un don funeste aux femmes que la
religion ne protège pas...--Elle est belle, dites-vous? lui
demandai-je.--Parbleu! la voilà, me dit le curé en me montrant une
enfant endormie sur l'herbe. Nous l'aurions attendue longtemps au train
dont elle vient à nous.»

Oh! que tu étais belle en effet dans ton sommeil, ma Sylvia, ma soeur
chérie! quelle enfant robuste, courageuse et fière tu me semblas,
étendue ainsi sur la bruyère entre le ciel et la cime des Alpes, exposée
aux rayons ardents du jour et au vent de la mer qui par instants passait
par bouffées et séchait la sueur sur ton large front ombragé de cheveux
humides! Que tes grands cils jetaient une ombre pure sur les joues
hâlées, plus douces que le velours de la pêche! Il y avait de
l'insouciance et de la mélancolie en même temps dans le demi-sourire de
ta bouche entr'ouverte; de la sensibilité et de l'orgueil, pensais-je,
le caractère que cette montagnarde m'a naïvement dépeint!... J'arrêtai
le bras du curé, qui voulait te réveiller. Je voulus te contempler
longtemps, chercher scrupuleusement, dans la forme de ta tête et dans
les lignes de ton visage, une ressemblance vague avec mon père ou avec
moi. Je ne sais si elle existe réellement ou si je l'imaginai, je crus
reconnaître notre fraternité dans ce grand front, dans ce teint brun,
dans la profusion de ces cheveux noirs qui tombaient en deux longues
tresses jusqu'à ton jarret, peut-être encore dans certaines courbes
des traits; mais rien de tout cela n'est assez prononcé pour faire foi
devant les hommes. Cette fraternité existe dans notre âme et dans les
ressemblances de notre caractère d'une manière bien plus frappante.

Le curé t'appela; tu entr'ouvris les yeux sans le voir; puis tu fis un
mouvement dédaigneux de l'épaule et du coude, et tu te rendormis. Il
détacha alors le scapulaire suspendu à ton cou, l'ouvrit, et rapprocha
le coupon d'image qu'il contenait de celui que je lui avais présenté.
Nous les reconnûmes aussitôt. Tu t'éveillas en cet instant; ton premier
regard fut sauvage comme celui d'un chamois. Tu cherchas le scapulaire à
ton cou, et, ne l'y trouvant pas, tu le vis entre nos mains et tu fis un
brusque élan pour nous l'arracher. Mais le curé te mit devant les yeux
les deux moitiés réunies de l'image, et tu compris aussitôt ce qui se
passait. Tu bondis sur moi comme un chevreau, et, m'étreignant le cou
avec la vigueur d'une montagnarde, tu t'écrias: «Voilà mon père, mon
père est retrouvé!»

On eut beaucoup de peine à te persuader que je n'étais pas ton père; tu
prétendais que je ne voulais pas en convenir. Le curé tâcha de te faire
comprendre que c'était impossible, que j'avais dix ans seulement de plus
que toi. Alors tu me demandas impétueusement où étaient ton père et ta
mère, et tu me commandas presque de te mener vers eux. Je te répondis
qu'ils étaient morts l'un et l'autre, et tu frappas la terre de ton
pied nu, en disant: «J'en étais sûre; à present, il faut que je reste
ici.--Non, te dis-je, c'est moi qui remplace ton père. Il était mon
meilleur ami, il m'a cédé ses droits sur toi; veux-tu me suivre?--Oui,
oui, répondis-tu avec avidité en m'embrassant.--Voilà les enfants! dit
le curé avec tristesse; on les aime, on les élève, on ne vit que
pour eux, et quand on croit jouir de leur reconnaissance et de leur
affection, ils vous abandonnent avec joie pour suivre le premier inconnu
qui passe, et sans demander seulement où il les mène.»
                
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