Tu compris fort bien ce reproche, car tu répondis au curé: «Est-ce que
vous croyez que je vous abandonne? Est-ce que je ne reviendrai pas vous
voir et garder les chèvres de ma mère Élisabeth? Mais, voyez-vous, il
faut que je voyage et que je voie tous les pays du monde; un jour je
reviendrai sur un vaisseau, avec beaucoup d'argent que je donnerai à mes
frères de lait, et nous achèterons un grand troupeau de chèvres, et
nous bâtirons une bergerie sur la montagne des Coquilles.» Tu parlais
toujours ainsi une sorte de langage à la fois féerique et biblique, que
tu avais appris dans tes lectures. Je passai plusieurs jours dans ton
village. J'eus presque envie de t'y laisser, tant cette vie me semblait
heureuse, tant les avantages de la société où j'allais te jeter me
parurent misérables et dérisoires, auprès de cette existence laborieuse,
saine et tranquille. Mais en t'observant, en faisant de longues
promenades avec toi dans la montagne, et criblant de questions ton
esprit ardent et naïf, en commentant scrupuleusement tes réponses
bizarres, parfois éclatantes de bon sens et de raison, souvent folles
comme les idées fantastiques de l'enfance, je m'assurai que tu n'étais
pas faite pour cette vie pastorale, et que rien ne pourrait t'y
attacher. Depuis, dans des douleurs de la vie, tu m'as doucement
reproché de t'avoir tirée de cet engourdissement où tu aurais vécu
tranquille, pour te lancer dans un monde de souffrances et de
déceptions. Hélas! ma pauvre enfant, le mal était fait avant que je
vinsse, et je ne crois pas qu'il faille même en accuser les contes de
fées que te prêtait la marquise. Ton intelligence avide et pénétrante
était seule coupable, et le germe du désespoir était caché en toi, dans
le bouton à peine entr'ouvert de l'espérance. Tu n'avais pas la tête
courte et pesante de tes soeurs de lait, et tu n'aurais jamais su, aussi
bien qu'elles, faire le fromage et filer la laine. Je me fis raconter,
par toi et par ta nourrice, les premières sensations de ta vie. Je sais
comme tu te tourmentais pour deviner de qui tu pouvais être fille, quand
tu appris qu'Elisabeth n'était pas ta mère. Tu te tenais alors tout le
jour sur le bord du sentier qui mène à la mer, et lorsque tu voyais
paraître une voile, tu disais: «Voilà maman qui vient me voir avec
une robe blanche.» La lecture des féeries joignit à cette continuelle
rêverie de ta famille des idées de voyages, de richesse et de
générosité. Tu ne songeais qu'à devenir reine, afin de combler de
largesses tes parents adoptifs. Ces songes dorés n'auraient jamais
pu habiter impunément ton cerveau. Ils ne se seraient pas évanouis
tranquillement au jour de la raison, pour faire place aux occupations
d'une vie toute matérielle. Le sentiment d'une destinée différente de
celles qui t'entouraient les avait fait naître; ton coeur les aurait
regrettés avec amertume, ou tu te serais perdue en cherchant à les
réaliser. Tu étais une adorable enfant avec ton caractère franc, hardi
et entreprenant, avec ta candeur affectueuse et tes bizarres volontés.
Mais il était temps que des occupations plus élevées et des idées plus
justes vinssent régler l'élan impétueux de cette jeune tète; l'éducation
te devenait indispensable, non pour être heureuse, ton organisation
supérieure ne le permettait guère, mais du moins pour ne pas descendre
de l'échelon élevé où Dieu avait placé ton intelligence. Tu quittas
Elisabeth, tes frères de lait, le curé, ta vieille marquise, tous tes
amis et jusqu'à tes chèvres, avec une sorte de désespoir passionné.
Tu les embrassais alternativement en versant des torrents de larmes.
Cependant, quand on te proposait de rester, tu t'écriais: «C'est
impossible! c'est impossible! il faut que je voyage.» Tu le sentais,
Sylvia, cette vie n'était pas faite pour toi. Du fond des abîmes de
l'inconnu, une voix mystérieuse s'élevait incessamment vers toi et te
réclamait dans cette région des orages que tu devais traverser. Tu es
devenue ce que tu es sans rien perdre de ta grâce sauvage et de ta rude
franchise. Tu as vu notre civilisation, et tu es restée l'enfant de la
montagne. Faut-il s'étonner que tu aies si peu de sympathie avec ce
monde imbécile et faux, quand tu rapportes du désert l'âpre droiture et
le sévère amour de la justice que Dieu révèle aux coeurs purs et aux
esprits robustes, quand tout ton être, et jusqu'à ta vigueur physique,
diffère des êtres qui sont autour de toi? Ils ne te viennent pas à la
cheville, pauvre Sylvia, et tu te fatigues à regarder à terre sans
trouver un coeur qui soit digne d'être ramassé. Je le crois bien, Octave
n'est pas fait pour toi! et pourtant, s'il est au monde un jeune homme
sincère, doux et affectueux, c'est bien lui; mais le meilleur possible
entre tous n'est pas ton égal, et tu dois souffrir. Que veux-tu que je
te dise? aime-le aussi longtemps que tu le pourras.
Quant au secret de ta naissance, je te conjure de ne lui donner aucun
détail; réponds à ses soupçons que je suis ton frère. Les personnes qui
ont l'esprit bien fait devraient l'imaginer sans demander d'explication.
Les inquiétudes d'Octave m'offensent pour toi. J'ai tort sans doute; il
ne te connaît pas comme moi, il souffre comme souffriraient à sa place
les dix-neuf vingtièmes des hommes; il est jaloux parce qu'il est épris.
Je me dis tout cela; mes je ne puis chasser l'espèce d'indignation qui
soulève mon sang à l'idée d'un doute injurieux sur Sylvia. Nous sommes
ainsi l'un pour l'autre. Ah! ma soeur, nous sommes trop orgueilleux!
notre vie sera un combat éternel. Mais que faire? Je vivrais cent ans
que je ne pourrais consentir à m'avouer coupable des lâchetés dont le
monde accuse ses enfants. Je sens mon coeur qui se révolte à la seule
idée des turpitudes qu'il trouve présumables et naturelles; et quand je
vois le sourire sur les lèvres de celui qui refuse de me croire pur;
quand, après m'avoir accusé d'une scélératesse, il s'en va en me
secouant la main et en me disant: «N'importe! qu'il en soit ce qu'il
voudra, tout à vous;» il me prend des envies de l'insulter, pour mettre
entre nous une franche haine au lieu de cette indigne et salissante
amitié.
Et toi, juste et sainte créature, qui seule au monde comprends le vieux
Jacques et compatis aux souffrances de son orgueil, sois ce que tu
voudras pour lui, mais laisse-le se croire, se sentir éternellement ton
frère.
DEUXIÈME PARTIE
XIX.
DE FERNANDE A CLEMENCE
Saint-Léon en Dauphine, le....
Pardonne-moi, mon amie, d'avoir passé un mois sans t'écrire. C'est bien
mal de ma part, et tu as raison de me gronder. Oui, il est bien vrai que
je t'ai accablée de mes lettres quand j'étais tourmentée, quand j'avais
besoin de tes conseils et de tes consolations! Et maintenant que je suis
heureuse, je te délaisse. L'amour est égoïste, dis-tu, il n'appelle
l'amitié à son secours que lorsqu'il souffre; j'ai agi du moins comme
si cela était inévitable, j'en suis toute honteuse, et je t'en demande
Pardon.
[Illustration: J'arrêtai le bras du curé...]
Pour réparer ma faute; ce que je puis faire de mieux, c'est de répondre
à toutes tes questions, et de te prouver ainsi que je ne t'ai rien
retiré de ma confiance; mais si je reviens à toi, n'en conclus pas,
malicieuse, que ma lune de miel est finie; tu vas voir que non.
Si j'aime toujours mon mari autant que le premier jour? Oh!
certainement, Clémence, et même je puis dire que je l'aime bien plus.
Comment pourrait-il en être autrement? Chaque jour me révèle une
nouvelle qualité, une nouvelle perfection de Jacques. Sa bonté pour moi
est inépuisable, sa tendresse, délicate comme celle d'une bonne mère
pour son enfant. Aussi chaque jour me force à l'aimer plus que la
veille. A cette félicité du coeur, à ces joies de l'amour heureux et
satisfait, se joignent pour moi mille petites jouissances qu'il y a
peut-être de la puérilité à mentionner, mais qui sont très-vives, parce
qu'elles m'étaient absolument inconnues. Je veux parler du bien-être de
la richesse, qui succède pour moi à une vie d'économie et de privations.
Je ne souffrais pas de cette médiocrité, j'y étais habituée; je ne
désirais pas devenir riche, je ne songeais pas plus à la fortune de
Jacques, en l'épousant, que si elle n'eût pas existé; pourtant je ne
crois pas qu'il y ait de la bassesse à m'apercevoir des avantages
qu'elle procure et à savoir en jouir. Ces plaisirs journaliers, ce luxe,
ces mille petites profusions dont je suis entourée, me seraient aussi
amers qu'ils me sont précieux, si je les devais à un contrat avilissant,
ou si je les recevais d'une main orgueilleuse et détestée; mais recevoir
tout cela de Jacques, c'est en jouir deux fois! Il y a tant de grâce, je
pourrais même dire de gentillesse dans ses dons et dans ses prévenances!
Il semble que cet homme soit né pour s'occuper du bonheur d'autrui, et
qu'il n'ait pas d'autre affaire dans la vie que de m'aimer.
Tu me demandes si cette vie de château me plaît, si je ne m'en
dégoûterai pas, si la solitude ne m'effraie point. La solitude! quand
Jacques est avec moi! Ah! Clémence, je le vois bien, tu n'as jamais
aimé. Pauvre amie, que je te plains! tu n'as pas connu ce qu'il y a
de plus beau dans la vie d'une femme. Si tu avais aimé, tu ne me
demanderais pas si je me trouve isolée, si j'ai besoin des plaisirs et
des distractions de mon âge; mon âge est fait pour aimer, Clémence, et
il me serait impossible de me plaire à quelque chose qui fût étranger à
mon amour. Quant aux amusements que je partage avec Jacques, je les aime
et je les ai à discrétion; j'en ai même plus que je ne voudrais,
et souvent j'aimerais mieux rester seule avec lui à parcourir
tranquillement les allées de notre beau jardin, que de monter à cheval
et de courir les bois à la tête d'une armée de piqueurs et de chiens.
Mais Jacques a tellement peur de ne pas me divertir assez! Brave
Jacques, quel amant! quel ami!
[Illustration: Quand je suis arrivée ici...]
Tu veux des détails sur mon habitation, sur le pays, sur l'emploi de mes
journées; je ne demande pas mieux que de te raconter tout cela, ce sera
te parler de tous les bonheurs que je dois à mon mari.
Quand je suis arrivée ici, il était onze heures du soir; j'étais
très-fatiguée du voyage, le plus long que j'aie fait de ma vie. Jacques
fut presque forcé de me porter de la voiture sur le perron. Il faisait
un temps sombre et beaucoup de vent; je ne vis rien que quatre ou cinq
grands chiens qui avaient fait un vacarme épouvantable autour des roues
de la voiture pendant que nous entrions dans la cour, et qui vinrent se
jeter sur Jacques en poussant des hurlements de joie, dès qu'il eut mis
pied à terre. J'étais tout épouvantée de voir ces grandes bêtes danser
ainsi autour de moi. «N'en aie pas peur, me dit Jacques, et sois bonne
pour mes pauvres chiens. Quel est l'homme qui donnerait de semblables
témoignages de joie à son meilleur ami, en le retrouvant après une
absence de quelques mois?» Je vis ensuite arriver une procession de
domestiques de tout âge qui entourèrent Jacques d'un air à la fois
affectueux et inquiet. Je compris que mon arrivée causait beaucoup
d'anxiété à ces braves gens, et que la crainte des changements que je
pourrais apporter au régime de la maison balançait un peu le plaisir
qu'ils pouvaient éprouver à voir leur bon maître. Jacques me conduisit à
ma chambre, qui est meublée à l'ancienne mode avec un grand luxe. Avant
de me coucher, je voulus jeter un regard sur les jardins, et j'ouvris
ma fenêtre; mais l'obscurité m'empêcha de distinguer autre chose que
d'épaisses masses d'arbres autour de la maison et une vallée immense
au delà. Un parfum de fleurs monta vers moi. Tu sais comme j'aime les
fleurs, et tout ce qui me passe par la tête quand je respire une rose;
ce vent tout chargé de senteurs délicieuses me fit éprouver je ne sais
quel tressaillement de joie; il me sembla qu'une voix me disait: «Tu
seras heureuse ici.» J'entendis Jacques qui parlait derrière moi; je me
retournai, et je vis une grande jeune fille de seize ou dix-huit ans,
belle comme un ange et vêtue à la manière des paysannes du Dauphiné,
mais avec beaucoup d'élégance, «Tiens, me dit Jacques, voilà ta
soubrette; c'est une bonne enfant qui fera son possible pour te bien
servir. C'est ma filleule, elle s'appelle Rosette.» Cette Rosette, qui a
une figure si intelligente et si bonne, et qui me baisait la main d'un
petit air caressant et respectueux, fut pour moi une autre circonstance
de bon augure. Jacques nous laissa ensemble et alla s'occuper de payer
les postillons. Quand il revint, j'étais couchée. Il me demanda la
permission de se faire apporter le café dans ma chambre; pendant que
Rosette le lui versait, je m'endormis doucement. Je vivrais cent ans que
je ne pourrais oublier cette soirée, où pourtant il ne s'est rien passé
que de très-ordinaire et de très-naturel. Mais quelles idées riantes,
quel sentiment de bien-être ont bercé ce premier sommeil sous le toit de
Jacques! Je puis bien dire que je me suis endormie dans la confiance de
mon destin. La fatigue même du voyage avait quelque chose de délicieux;
je me sentais accablée, et je n'avais la force de penser à rien; mes
yeux étaient encore ouverts et ne cherchaient plus à se rendre compte de
ce qu'ils voyaient, mais n'étaient frappés que d'images agréables. Ils
erraient des rideaux de soie à franges d'argent de mon lit à la figure
toujours si belle et si sereine de mon Jacques, et de la tasse de
porcelaine du Japon, où il prenait un café embaumé, à la grande taille
élégante de Rosette, dont l'ombre se dessinait sur une boiserie d'un
travail merveilleux. La clarté rose de la lampe, le bruit du vent au
dehors, la douce chaleur de l'appartement, la mollesse de mon lit,
tout cela ressemblait à un conte de fée, à un rêve d'enfant. Je
m'assoupissais et me réveillais de temps en temps pour me sentir bercée
par le bonheur; Jacques me disait avec sa voix douce et affectueuse:
«Dors, mon enfant, dors bien.» Je m'endormis en effet, et ne me
réveillai que le lendemain à huit heures. Jacques était déjà levé depuis
longtemps; assis auprès de mon lit, comme la veille, il me regardait
dormir, et vraiment je ne sus pas d'abord s'il s'était passé une nuit ou
un quart d'heure depuis le dernier baiser qu'il m'avait donné. «Ah! mon
Dieu! quel bon lit! m'écriai-je; je veux me lever bien vite, et voir
ce beau château où l'on dort si bien. Quel temps fait-il, Jacques? Tes
fleurs sentent-elles aussi bon ce matin qu'hier soir?» Il m'enveloppa
dans mon couvre-pied de satin blanc et rose et me porta auprès de la
fenêtre. Je jetai un cri de joie et d'admiration à la vue du sublime
aspect déployé sous mes yeux. «Aimes-tu ce pays? me dit Jacques. Si tu
le trouves trop sauvage, j'y ferai bâtir des maisons; mais, quant à
moi, j'aime tant les lieux déserts, que j'ai acheté cinq ou six petites
propriétés éparses ça et là, afin d'enlever de ce point de vue les
habitations qui, pour moi, le déparaient. Si tu n'es pas du même goût,
rien ne sera plus facile que de semer cette vallée de maisonnettes et de
jardins; je ne manquerai pas, pour la peupler, de familles pauvres, qui
y feront prospérer leurs affaires et les nôtres.--Non, non, lui dis-je,
tu es assez riche pour secourir toutes les familles que tu voudras sans
contrarier tes goûts et les miens. Cet aspect sauvage et romantique me
plaît à la folie; ces grands bois sombres semblent n'avoir jamais plié
leur libre végétation à la culture; ces prairies immenses doivent
ressembler à des savanes; cette petite rivière, avec son cours
désordonné, vaut mieux qu'un beau fleuve. Ah! ne changeons rien aux
lieux que tu aimes. Comment aurais-je d'autres goûts que les tiens?
Crois-tu donc que j'aie des yeux à moi?» Il me pressa sur son coeur
en s'écriant: «Oh! premier temps de l'amour! oh! délices du ciel!
puissiez-vous ne finir jamais!»
Il m'a fallu plus de huit jours pour voir toutes les beautés de cette
maison et des alentours. Cette terre a appartenu à la mère de Jacques;
c'est là qu'il a passé ses premières années, et c'est son séjour de
prédilection. Il a un pieux respect pour les souvenirs que ce lieu lui
retrace, et il me remercie tendrement de partager ce respect, et de ne
désirer aucun changement ni dans les choses ni dans les gens dont il est
entouré. Bon Jacques! quel monstre stupide il faudrait être pour lui
demander de pareils sacrifices!
Dès le lendemain de notre arrivée, il m'a présenté les vieux serviteurs
de sa mère et ceux plus jeunes qui lui sont attachés depuis plusieurs
années. Il m'a dit les infirmités des uns et les défauts des autres, en
me priant d'avoir quelque patience avec eux, et d'être aussi indulgente
qu'il me serait possible de l'être, sans m'imposer de réelles
contrariétés. «Sois sûre, m'a-t-il dit, que je ne mettrai jamais en
balance le bien-être de ta vie domestique et le plaisir de conserver
autour de moi ces visages auxquels le temps et l'habitude m'ont
attaché. Il me sera toujours facile de les éloigner de ta vue s'ils
t'importunent, sans les abandonner à la misère et sans qu'ils aient le
droit de te maudire; mais si ton repos peut ne pas souffrir de leur
présence, si je puis accorder ta satisfaction et la leur, je serai plus
heureux. Désires-tu mon bonheur, Fernande?» a-t-il ajouté avec un doux
sourire. Je me suis jetée dans ses bras, je lui ai juré d'aimer tout ce
qu'il aime, de protéger tout ce qu'il protège; je l'ai supplié de me
dire tout ce que j'avais à faire pour ne lui causer jamais l'ombre d'un
chagrin.
Si tu veux savoir comment se passent nos journées, je te dirai que je
le sais à peine quant à ce qui me concerne, mais que Jacques a
continuellement quelque chose d'utile à faire. La conduite de ses biens
l'occupe Sans l'absorber. Il a su s'entourer d'honnêtes gens, et il les
surveille sans les tourmenter. Il a pour système une stricte équité;
l'incurie d'une générosité romanesque ne l'éblouit pas; il dit que celui
qui se laisse dépouiller ne peut plus avoir ni mérite ni plaisir à
donner, et que celui qui à trouvé l'occasion de voler, et qui en a
profité, est plus à plaindre que s'il s'était ruiné. Jacques est grand
et libéral, son coeur est plein de justice, et il regarde comme un
devoir de soulager la misère d'autrui; mais sa fierté se refuse à être
dupe des impostures dont les pauvres se servent comme de gagne-pain,
et il est dur et implacable envers ceux qui veulent spéculer sur sa
sensibilité. Je suis bien loin d'avoir le même discernement que lui, et
souvent je me laisse tromper. Jacques ne s'occupe pas de cela, ou,
s'il s'en aperçoit, il entre apparemment dans ses idées de ne pas me
réprimander et même de ne pas m'avertir. Quelquefois j'en suis un peu
mortifiée, et j'ai presque des remords d'avoir mal employé l'or précieux
qui peut soulager tant de réelles infortunes.
Je m'occupe de ces choses-là aux heures où Jacques est occupé ailleurs.
Quand nous nous retrouvons, nous faisons de la musique ou nous sortons
ensemble; Jacques fume ou dessine chaque fois que nous nous asseyons;
pour moi, je le regarde, et je puis dire que cette espèce d'extase est
la principale occupation de ma journée. Je m'abandonne avec délices à
cette heureuse indolence, et je crains presque les plaisirs qui peuvent
m'en arracher. Il est si bon d'aimer et de se sentir aimé! La durée
des jours est trop bornée pour épuiser ce qu'il y a dans le coeur
d'enthousiasme et de joie. Que m'importe de cultiver le peu de talents
que j'ai ou d'en acquérir de nouveaux? Jacques en a pour nous deux, et
j'en jouis comme s'ils m'appartenaient. Quand un beau site me frappe, il
m'est bien plus doux de le trouver dans mon album, retracé par la main
de Jacques, que par la mienne. Je ne désire pas non plus former et orner
mon esprit: Jacques se plaît à ma simplicité; et lui, qui sait tout,
m'en apprendra certainement plus en causant avec moi que tous les livres
du monde. Enfin je suis contente de l'arrangement de ma vie; tant de
bonheurs m'environnent, qu'il m'est impossible de souhaiter quelque
chose de mieux ordonné. Jacques est un ange; et ne t'avise plus de
dire, Clémence, que je me trompe ou qu'il changera, car à présent je le
connais et je le défendrai.
Adieu, ma bonne amie; tu dois être heureuse de mon bonheur, tu as eu
tant d'inquiétude pour moi! A présent sois tranquille et félicite-moi.
Donne-moi souvent de tes nouvelles, et sois sûre que je ne le négligerai
plus. Il faut pardonner quelque chose à l'enivrement des premiers jours.
_P. S._ J'ai reçu une lettre de ma mère; elle est encore au Tilly, et ne
retournera à Paris qu'à l'entrée de l'hiver. Elle me demande si je
suis contente de Jacques, et s'effraie aussi de la solitude où il m'a
emmenée. Je ne lui ai pas répondu, comme à toi, que l'amour remplissait
cette solitude et me la faisait chérir; elle aurait trouvé cela fort
inconvenant. Je lui ai parlé des avantages qu'elle estime, des beaux
chevaux que Jacques me donne et des grandes chasses qu'il organise pour
moi, des vastes jardins où je me promène, des fleurs rares et précieuses
dont regorge la serre chaude, et des présents dont mon mari me comble
tous les jours. Avec tout cela, elle ne pourra plus supposer que je ne
sois pas heureuse.
XX.
DE JACQUES A SYLVIA.
Je m'abandonne comme un enfant aux délices de ces premiers transports
de la possession, et ne veux pas prévoir le temps où j'en sentirai les
inconvénients et les souffrances; quand il viendra, n'aurai-je pas la
force de l'accepter? Est-il nécessaire de passer les heures de repos que
le ciel nous envoie à se préparer pour la fatigue à venir? Quiconque a
aimé une fois sait tout ce qu'il y a dans la vie de douleur et de joie,
n'est-ce pas, Sylvia?
Ce que tu demandes est bien antipathique à mon caractère et à l'habitude
de toute ma vie. Raconter une à une toutes les émotions de ma vie
présente, jeter tous les jours un regard d'examen sur l'état de mon
coeur, me plaindre du mal que j'endure et me vanter du bien qui
m'arrive, me surveiller, me chérir, me révéler ainsi, c'est ce que je
n'ai jamais songé à faire. Jusqu'ici, mes amours ont été cachées, mes
joies silencieuses; je ne t'ai raconté mes plaisirs que quand je les
avais perdus, et mes chagrins que lorsque j'en étais guéri; encore j'ai
cru faire en cela un grand acte de confiance et d'épanchement; car, avec
toute autre créature humaine, je m'en sentais absolument incapable, et
nul n'a obtenu de ma bouche l'aveu des événements les plus évidents de
ma vie morale. Cette vie était si agitée, si terrible, que j'aurais
craint de perdre mes rares bonheurs en les racontant, ou d'attirer sur
moi l'oeil du destin, auquel j'espérais dérober furtivement quelques
beaux jours.
Cependant je ne sens plus la même répugnance, aujourd'hui, à briser le
sceau de ce nouveau livre où mon dernier amour doit être inscrit. Il me
semble même, comme à toi, que cette connaissance exacte et détaillée de
tout ce qui se passera en moi me sera salutaire et me préservera de ces
inexplicables dégoûts dont l'amour est rempli. Peut-être qu'étudiant le
mal dans sa cause, j'en préviendrai le développement; peut-être qu'en
observant avec attention les secrètes altérations de nos âmes, je saurai
forcer les petites choses à ne point acquérir une valeur exagérée, comme
il arrive toujours dans l'intimité. J'essaierai de conjurer la destinée;
si cela est impossible, j'accepterai du moins mes défaites avec le
stoïcisme d'un homme qui a passé sa vie à chercher la vérité et à
cultiver l'amour de la justice au fond de son coeur.
Mais, avant de commencer ce journal, il convient que je te dise d'où
je pars, quel est l'état de mon âme et comment j'ai arrangé ma vie
présente. Tu sais que j'ai entraîné Fernande au fond du Dauphiné pour
l'éloigner bien vite de sa mère, femme méchante et dangereuse qui me
hait particulièrement, qui m'a lâchement adulé tant qu'elle a désiré
me voir assurer la fortune de sa fille, et qui a commencé à me braver
aussitôt qu'elle n'a plus rien redouté à cet égard. Pauvre femme! si
elle savait comme d'un mot je pourrais la faire pâlir! Mais je ne
descendrai jamais jusqu'à combattre avec les méchants. Je savais qu'elle
ne manquerait pas d'une certaine habileté pour gâter le jugement de sa
fille sur mon compte et pour empoisonner notre bonheur par mille petites
tracasseries d'une terrible importance. J'ai donc enlevé ma compagne le
jour même de mon mariage; par là je me suis soustrait à tout ce que la
publicité imbécile d'une noce a d'insolent et d'odieux. Je suis venu
ici jouir mystérieusement de mon bonheur, loin du regard curieux des
importuns; j'ai trouvé inutile, du moins, de mettre la pudeur de ma
femme aux prises avec l'effronterie des autres femmes et le sourire
insultant des hommes. Nous n'avons eu que Dieu pour témoin et pour juge
de ce que l'amour a de plus saint, de ce que la société a su rendre
hideux ou ridicule.
Depuis un mois rien encore n'a altéré notre bonheur; il n'est pas tombé
le plus petit grain de sable dans le sein de ce lac uni et limpide;
penché sur son onde transparente, je contemple avec extase le ciel qui
s'y réfléchit; attentif à la plus légère perturbation qui pourrait le
menacer, je suis sur mes gardes pour que le grain de sable n'entraîne
pas une avalanche. Et pourtant je ne saurais beaucoup me tourmenter; que
peut la prudence humaine contre la main toute-puissante du destin? Tout
ce que je puis tenter et espérer, c'est de ne pas perdre par ma faute le
trésor que Dieu me confie; s'il doit m'être retiré, cette certitude du
moins me consolera, que je n'ai pas mérité de le perdre.
Et puis à présent, toutes les prévisions, toutes les craintes de ce
monde me font un peu sourire. Qu'est-ce qui peut arriver de pis à un
honnête homme? d'être forcé de mourir? Qu'est-ce que cela, je te le
demande? Je ne vois pas que la certitude de mourir un jour empêche
personne de jouir de la vie. Pourquoi la crainte du malheur futur
nuirait-elle à mon bonheur présent?
Ce n'est pas que l'occasion de souffrir ne se soit déjà présentée à moi,
et certainement j'en aurais profité dans ma jeunesse, alors qu'avide
d'une félicité impossible, j'avais l'ambitieuse folie de demander des
cieux sans nuages et des amours sans déplaisirs; ce besoin inconcevable
qui entraîne l'homme à exercer sa sensibilité quand elle est toute neuve
et surabondante, n'existe plus chez moi. J'ai appris à me contenter de
ce que je dédaignais, à me soumettre aux contrariétés contre lesquelles
je me serais révolté autrefois. Il m'est impossible de ne pas sentir la
piqûre des chagrins journaliers; mon coeur n'est pas encore pétrifié,
et je crois au contraire qu'il n'a jamais été plus véritablement ému.
Heureusement la raison m'a appris à étouffer la légère convulsion
que produit la blessure, à ne pas mettre au jour par un mot, par une
plainte, par un geste, cet embryon de souffrance qui éclot et meurt si
aisément, mais qui se développe si vite et qui grossit d'une manière si
effrayante quand on le laisse essayer ses forces et briser sa prison.
Puisse mon âme servir de cercueil à tous ces songes pénibles qui la
tourmentent encore! Puisse-je ne pas me trahir par un signe extérieur de
souffrance! Entre amants la douleur est sympathique, et le premier qui
l'éprouve et ne sait pas la recéler la communique à l'autre, même sans
la lui expliquer.
Adieu pour aujourd'hui, ma soeur chérie. À présent, nous sommes presque
voisins; j'irai te voir certainement; et, quoi que tu en dises, je
n'abandonne pas le projet de te faire connaître Fernande et de t'attirer
auprès de nous.
XXI.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Je ne sais pas ce que Jacques a depuis deux jours, il me semble qu'il
est triste, et cela me rend si triste moi-même, que je viens causer avec
toi pour me distraire et me consoler. Qu'est-ce que peut avoir Jacques?
quels chagrins peuvent l'atteindre auprès de moi? Il me serait
impossible, pour ma part, de me réjouir ou de m'attrister d'une chose
qui n'aurait pas rapport à lui; il est vrai que, hors de lui, ma vie
se réduit à si peu! Je n'existe réellement que depuis trois mois, et
Jacques a dû horriblement souffrir avant d'arriver à l'âge qu'il a.
Peut-être aussi a-t-il été plus heureux qu'il ne l'est avec moi;
peut-être quelquefois, dans mes bras, regrette-t-il le temps passé. Oh!
cette idée est affreuse; je veux l'éloigner bien vite!
Mais qui peut l'attrister ainsi? et pourquoi ne me le dit-il pas? je
n'ai pas de secrets, moi! et lui, il en a certainement. Il a dû se
passer tant de choses extraordinaires dans sa vie! Sais-tu, Clémence,
que cette idée me fait souvent frissonner? Une femme ne connaît pas son
mari en l'épousant, et c'est une folie de penser qu'elle le connaîtra
en vivant avec lui. Il y a derrière eux un grand abîme où elle ne peut
descendre, le passé, qui ne s'efface jamais et qui peut empoisonner tout
l'avenir! Quand je songe qu'il y a trois mois, je ne savais pas encore
ce que c'était qu'aimer, et que, depuis vingt ans peut-être, Jacques n'a
pas fait autre chose! Tout ce qu'il me dit de tendre et d'affectueux,
il l'a peut-être dit à d'autres femmes; ces caresses passionnées... Ah!
quelles horribles images me passent devant les yeux! je me sens un peu
folle aujourd'hui, en vérité...
Je viens de me mettre à la fenêtre pour me distraire de ces agitations,
j'ai vu Jacques traverser une allée et s'enfoncer dans le parc: il avait
les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée en avant, comme s'il
eût été absorbé par une méditation profonde. Mon Dieu! je ne l'ai jamais
vu ainsi. Il est bien vrai que son humeur est grave, que la douceur de
son caractère tourne un peu à la mélancolie, que son maintien est plutôt
rêveur que sémillant; mais il a aujourd'hui sur le visage quelque chose
d'inaccoutumé, je ne saurais dire quoi; peut-être un peu plus de pâleur.
Il aura eu quelque mauvais rêve, et comme il me sait superstitieuse, il
n'aura pas voulu m'en parler; si ce n'est que cela, il aurait mieux
fait de me le raconter que de m'exposer aux inquiétudes que j'éprouve.
Peut-être est-il malade! Oh! je parie que oui! On m'a dit qu'il n'aimait
pas à être observé dans ces moments-là; cependant je l'ai déjà vu malade
une fois, je m'en suis aperçue à cette petite chanson dont je t'ai
parlé; je l'ai interrogé et il m'a répondu qu'il était un peu souffrant,
et qu'il me priait de ne pas m'en occuper. S'il a souffert peu ou
beaucoup ce jour-là, c'est ce que je ne puis savoir; je craignais tant
de le contrarier que je n'ai pas osé le regarder. Le fait est qu'il n'y
a guère paru à son humeur, et que maintenant le malaise, soit physique,
soit moral, qu'il éprouve, est tout à fait visible. Hier soir il m'a
semblé qu'il m'embrassait un peu froidement; j'ai mal dormi, et, m'étant
éveillée au milieu de la nuit, j'ai vu de la lumière dans sa chambre.
J'ai tremblé qu'il ne fût indisposé; mais, craignant encore plus de lui
être importune, je me suis levée sans bruit et j'ai été sur la pointe
du pied regarder par la fente de sa porte; il lisait en fumant. Je
suis venue me recoucher, un peu rassurée, mais triste de voir qu'il
ne dormait pas. Je suis si nonchalante et si enfant que, malgré ma
tristesse, je me suis rendormie tout de suite. Pauvre Jacques! il a des
insomnies, il souffre peut-être beaucoup, il s'ennuie sans doute durant
ces longues nuits si tristes! Pourquoi ne m'appelle-t-il pas? Je
surmonterais certainement mon sommeil avec joie, je causerais avec lui,
ou je lui ferais la lecture pour le distraire. Je devrais peut-être
le prier de me laisser veiller avec lui; je n'ose pas. C'est
extraordinaire; j'ai découvert ce matin que je crains Jacques presque
autant que je l'aime; je n'ai jamais eu le courage de lui demander ce
qu'il avait. Ce que les Borel m'ont dit de ses singulières fiertés
n'est pas sorti de mon esprit, malgré tout ce qui aurait dû me le faire
oublier, ou me persuader, du moins, que Jacques ne les aurait pas avec
moi. Je devrais peut-être vaincre celle timidité, et le conjurer de me
confier sa souffrance; car je ne suis pas de ceux qu'elle peut ennuyer,
et je ne vois pas qu'il ait besoin de se fatiguer à faire du stoïcisme
avec moi. Mon silence lui fait peut-être croire que je ne m'aperçois de
rien. Ah! alors quelle idée doit-il avoir de ma grossière insouciance!
Je ne puis la lui laisser. Il faut que j'aille le trouver tout de suite,
n'est-ce pas, Clémence? Oh! mon Dieu, que n'es-tu ici! toi qui as tant
de prudence et un jugement si délié, tu me conseillerais. A défaut de la
voix de la raison et de l'amitié, j'écoute celle de mon coeur et je m'y
abandonne; je vais rejoindre Jacques dans le parc, et le conjurer à
genoux, s'il le faut, de m'ouvrir son coeur. Je reviendrai te dire ce
qu'il a et fermer ma lettre.......
Eh bien, mon amie, j'étais folle et j'avais fait moi-même un mauvais
rêve; pardonne-moi de t'avoir importunée de cette terreur puérile. J'ai
été trouver Jacques; il était couché sur l'herbe et il sommeillait. Je
me suis approchée de lui si doucement qu'il ne s'en est pas aperçu, et
je suis restée quelques instants, penchée sur lui, à le contempler.
J'avais sans doute une expression d'anxiété sur la figure, car à peine
éveillé, il a tressailli et s'est écrié en jetant ses bras autour
de moi: «Qu'as-tu donc?» Alors je lui ai avoué naïvement toutes mes
inquiétudes et tout mon chagrin. Il m'a embrassée en riant et m'a assuré
que je m'étais absolument trompée. «Il est bien vrai, m'a-t-il dit, que
je n'ai pas dormi beaucoup cette nuit; j'étais un peu souffrant et je
me suis mis à lire.--Et pourquoi ne m'as-tu pas éveillée? lui ai-je
dit.--Est-ce qu'on s'éveille à ton âge? a-t-il répondu.--Savez-vous,
Jacques, que vous me traitez en petite fille?--Oh! grâce à Dieu, je te
traite comme tu le mérites, s'est-il écrié en me pressant contre son
coeur, et c'est parce que tu es une enfant que je t'adore.» Là-dessus
il m'a dit tant de choses délicieusement bonnes, que je me suis mise à
pleurer de joie. Tu vois si j'avais sujet de me tourmenter! mais je ne
regrette pas d'avoir un peu souffert; je n'en sens que plus vivement le
bonheur que j'avais laissé s'altérer et que je ressaisis dans toute sa
fraîcheur. Oh! Jacques avait bien raison: il n'est rien de plus précieux
et de plus sublime que les larmes de l'amour.
Adieu, ma chère Clémence; réjouis-toi encore avec moi; je suis plus
heureuse aujourd'hui que je ne l'ai jamais été.
XXII.
DE JACQUES A SYLVIA.
Depuis quelques jours nous sommes tristes sans savoir pourquoi; tantôt
c'est elle, tantôt c'est moi, tantôt tous deux ensemble. Je ne me
fatigue pas à en chercher la raison; ce serait pire. Nous nous aimons et
nous n'avons pas le plus léger tort l'un envers l'autre. Nous ne nous
sommes blessés par aucune action, par aucune parole. Avoir l'humeur
mélancolique un jour plus qu'un autre est une chose si simple! Un ciel
pluvieux, un degré de froid de plus dans l'atmosphère, suffisent pour
rembrunir les idées. Mon vieux corps criblé de blessures est plus
disposé qu'un autre à la souffrance; la jeune tête active et inquiète de
Fernande est prompte à se tourmenter de la moindre altération dans mes
manières. Quelquefois cette vive sollicitude me chagrine un peu; elle
me poursuit, elle m'oppresse, elle me tient en arrêt et me force à
m'observer et à me contraindre. Comment pourrais-je m'en offenser?
Cette espèce de fatigue qu'elle m'impose est douce en comparaison de
l'horrible isolement où je vivais quand j'ai connu Fernande, et où j'ai
souvent consumé les plus belles années de ma vie dans un stoïcisme
insensé. Si elle devait souffrir réellement de mes souffrances, je
regretterais le temps où elles ne retombaient que sur moi; mais j'espère
que je saurai l'accoutumer à me voir un peu triste et préoccupé sans se
tourmenter.
Fernande a toute l'adorable puérilité de son âge. Qu'elle est belle et
touchante quand elle vient avec ses cheveux blonds en désordre, et ses
grands yeux noirs tout pleins de grosses larmes, se jeter dans mes bras
et me dire qu'elle est bien malheureuse, parce que je lui ai donné un
baiser de moins que la veille! Elle ne sait pas ce que c'est que la
douleur, elle s'en effraie à l'excès; et vraiment Fernande m'effraie
quelquefois moi-même. Je crains qu'elle n'ait pas la force de supporter
la vie. Je suis un peu incertain de ce que je dois lui dire pour
l'habituer au courage. Il me semble que c'est un crime ou du moins un
acte de raison cruelle, que de répandre les premières gouttes de fiel
dans ce coeur si plein d'illusions; et pourtant il viendra un moment où
il faudra lui révéler ce que c'est que la destinée de l'homme. Comment
résistera-t-elle au premier éclair? Puisse-je lui cacher longtemps cette
funeste lumière!
Je viens de recevoir une nouvelle qui me fait beaucoup de mal; cet ami
dont je t'ai parlé est de nouveau en fuite. Les sacrifices que j'ai
faits pour lui, loin de le sauver, l'ont replongé dans le désordre. A
présent, son déshonneur ne peut plus être masqué, son nom est souillé,
sa vie perdue; là, comme partout où j'ai passé, j'ai travaillé en vain.
Voilà donc à quoi sert l'amitié, et ce que peut le dévouement! Non, les
hommes ne peuvent rien les uns pour les autres; un seul guide, un seul
appui leur est accordé, et il est en eux-mêmes. Les uns l'appellent
conscience, les autres vertu; je l'appelle orgueil. Cet infortuné en
a manqué; il ne lui reste que le suicide. La calomnie n'atteint et ne
déshonore personne, le temps ou le hasard en fait justice; mais une
bassesse ne s'efface pas. Avoir donné sur soi à un autre homme le droit
du mépris, c'est un arrêt de mort en cette vie; il faut avoir le courage
de passer dans une autre en se recommandant à Dieu.
Mais il n'aura pas même cet orgueil-là, je le connais, c'est un esprit
corrompu et avili par l'amour du plaisir. Sa vanité seule le fera
souffrir; mais la vanité ne donne de courage à personne; c'est un fard
que le moindre souffle fait tomber, et qui ne résiste pas à l'air de la
solitude.
Cette destinée, qu'un instant je m'étais flatté d'avoir réhabilitée
par mes reproches et par mes services, est donc tombée plus bas
qu'auparavant! Encore un homme dont la vie est manquée, et que personne,
excepté moi peut-être, ne plaindra. Quand je me rappelle les temps
heureux que j'ai passés avec lui, lorsqu'il était jeune, et que ni lui
ni personne ne pensait que ce beau visage riant et ce caractère vif et
joyeux pussent servir d'enveloppe à l'âme d'un lâche! Il avait une mère
qui le chérissait, des amis qui se fiaient à lui; et à présent!... Si
je n'étais pas marié, je courrais après lui, j'essaierais encore de le
relever; mais cela ne servirait à rien, et Fernande souffrirait trop de
mon absence. Pauvre homme! je suis triste à la mort; je veux pourtant
cacher cette tristesse, qui se communiquerait bien vite à ma pauvre
enfant. Non, je ne veux pas voir ce beau front se rembrunir encore; je
ne veux pas couvrir de larmes ces joues si fraîches et si veloutées.
Qu'elle aime, qu'elle rie, qu'elle dorme, qu'elle soit toujours
tranquille, toujours heureuse! Moi je suis fait pour souffrir; c'est mon
métier, et j'ai l'écorce dure.
XXIII.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Je suis encore triste, mon amie, et je commence à croire que tout n'est
pas joie dans l'amour; il y a aussi bien des larmes, et je ne les
répands pas toutes dans le sein de Jacques, car je vois que j'augmente
sa tristesse en lui montrant la mienne. Depuis un mois nous avons eu
plusieurs accès de mélancolie sympathique sans cause réelle, mais qui
n'en ont pas moins des effets douloureux. Il est vrai que, quand ils
sont passés, nous sommes plus heureux qu'auparavant, et nous nous
chérissons avec plus d'enthousiasme; mais je me dis toujours que c'est
la dernière fois que je tourmente Jacques de mes enfantillages, et je
ne sais comment il arrive que je recommence toujours. Je ne peux pas le
voir triste sans le devenir aussitôt; il me semble que c'est une preuve
d'amour et qu'il ne doit pas s'en fâcher; aussi ne s'en fâche-t-il
pas. Il me traite toujours avec tant de douceur et de bonté! comment
ferait-il pour me dire une parole dure, ou même froide? Mais il prend
du chagrin et me fait de doux reproches; alors je pleure de remords,
d'attendrissement et de reconnaissance, et je me couche fatiguée,
brisée, me promettant bien de ne plus recommencer; car, au bout du
compte, cela fait du mal, et ce sont autant de jours que je retranche
de mon bonheur. J'ai certainement des idées folles, mais je ne sais pas
s'il es possible d'aimer sans les avoir. Par exemple, je me tourmente
continuellement de la crainte de n'être pas assez aimée, et je n'ose pas
dire à Jacques que c'est à la cause de toutes mes agitations. Je crois
bien qu'il a des jours de souffrance physique; mais il est certain que
son esprit n'est pas toujours paisible. Certaines lectures l'agitent;
certaines circonstances, indifférentes en apparence, semblent lui
retracer des souvenirs pénibles. Je m'en inquiéterais moins s'il me les
confiait; mais il est silencieux comme la tombe et me traite comme une
personne tout à fait à part de lui. L'autre jour je me mis à chanter une
vieille romance qui me tomba, je ne sais comment, sous la main; Jacques
était étendu sur le grand canapé du salon, et il fumait dans une grande
pipe turque à laquelle il tient beaucoup. Dès que j'eus chanté les
premières mesures, il frappa le parquet avec cette pipe, comme saisi
d'une émotion convulsive, et la brisa. «Ah! mon Dieu, qu'as-tu fait?
m'écriai-je; tu as cassé ta chère pipe d'Alexandrie.--C'est possible,
dit-il, je ne m'en suis pas aperçu. Remets-toi à chanter.--Mais je
n'ose pas trop, repris-je; il faut que j'aie fait quelque fausse note
épouvantable tout à l'heure; car tu as bondi comme un desespéré.--Non
pas que je sache, répondit-il; continue, je t'en prie.» Je ne sais
comment il se fait que je suis toujours à l'affût des impressions que
Jacques cherche à me dissimuler; il y a un secret instinct qui m'abuse
ou qui m'éclaire, je ne sais lequel des deux, mais qui me force a
reporter tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit vers une cause funeste
à mon bonheur. Je m'imaginai qu'il avait entendu chanter cette romance
par quelque maîtresse dont le souvenir lui était encore cher, et je
ressentis tout à coup une jalousie absurde; je la jetai de côté, et me
mis à en chanter une autre. Jacques l'écouta sans l'interrompre, puis il
me redemanda la première, en disant qu'il la connaissait et qu'elle lui
plaisait beaucoup. Ces paroles, qui semblèrent confirmer mes doutes,
m'enfoncèrent un poignard dans le coeur; je trouvai Jacques insensé et
barbare de chercher à ressaisir dans notre amour le souvenir des autres
amours de sa vie, et je chantai la romance, tandis que de grosses larmes
me tombaient sur les doigts. Jacques me tournait le dos, et s'imaginait,
parce que son corps avait une attitude immobile, que je ne m'apercevais
pas de son émotion; mais je faisais, malgré ma douleur, une sévère
attention à lui, et je surpris deux ou trois soupirs qui semblaient
partir d'une âme oppressée et briser tout son corps. Quand j'eus fini,
il y eut entre nous un long silence: je pleurais, et je laissai échapper
malgré moi un sanglot. Jacques était tellement absorbé qu'il ne s'en
aperçut pas, et sortit en fredonnant, d'un ton mélancolique, le refrain
de la romance.
J'allai dans le bois pour me désoler en liberté; mais, au détour d'une
allée, je me trouvai face à face avec lui. Il m'interrogea sur ma
tristesse avec sa douceur accoutumée, mais beaucoup plus froidement que
les autres fois. Cet air sévère m'imposa tellement que je ne voulus
jamais lui avouer pourquoi j'avais les yeux rouges; je lui dis que
c'était le vent, la migraine; je lui fis mille contes dont il feignit
de se contenter, car il insista fort peu, et chercha à me distraire. Il
n'eut pas grand peine: je suis si folle que je m'amuse de tout. Il me
mena voir des chèvres de Cachemire qui venaient de lui arriver, avec un
berger dont la bêtise me fit mourir de rire. Mais vois comme je suis!
dès que je me retrouvai seule, mon chagrin me revint, et je me remis à
pleurer en pensant à cette histoire de la matinée. Ce qui me faisait
surtout de la peine, c'était d'avoir été importune à Jacques.
L'indifférence qu'il avait montrée me prouvait de reste qu'il n'était
plus disposé à écouter mes puériles confessions et à s'affliger avec
moi de mes souffrances. Peut être avait-il cette idée; peut-être
éprouvait-il un peu de remords de m'avoir fait chanter cette romance;
peut-être nous sommes-nous parfaitement compris tous les deux sans nous
expliquer. Le fait est que le soir il prit un air tout à fait insouciant
en me demandant si je savais par coeur la romance que j'avais chantée
le matin. «Tu aimes bien cette romance? lui dis-je avec un peu
d'amertume.--Beaucoup, répondit-il, surtout dans ta bouche; tu l'as
chantée ce matin avec une expression qui m'a ému jusqu'au fond du
coeur.» Poussée par je ne sais quel besoin de me faire souffrir pour
me dévouer à sa fantaisie, je lui offris de la chanter de nouveau; et
j'allais allumer une bougie pour la lire, lorsqu'il m'arrêta en me
disant que ce serait pour une autre fois, et qu'il aimait mieux se
promener avec moi au clair de la lune. Le lendemain matin, je cherchai
la romance et ne la trouvai plus sur mon piano. Je la cherchai tous les
jours suivants sans succès. Pressée par la curiosité, je me hasardai
à demander à Jacques s'il ne l'avait pas vue. «Je l'ai déchirée par
distraction, me répondit-il; il n'y faut plus penser.» Il me sembla
qu'il disait cette parole, _il n'y faut plus penser_, d'une manière
particulière, et que cela exprimait beaucoup de choses. Je me trompe
peut-être, mais jamais je ne croirai qu'il ait déchiré cette romance par
distraction. Il a voulu savoir d'abord si je pourrais la chanter par
coeur, et quand il a été sûr que non, il l'a anéantie. Elle lui causait
donc une émotion bien véritable; elle lui rappelait donc un amour bien
violent!
Si Jacques devine tout cela, si en lui-même il traite d'enfantillages
méprisables ce qui se passe en moi, il a tort. S'il était à ma place,
il souffrirait peut-être plus que moi; car il n'a pas de rivaux dans
le passé; rien de ce que je fais, rien de ce que je pense ne peut
l'affliger: il peut sans frayeur regarder dans ma vie, l'embrasser tout
entière d'un coup d'oeil, et se dire qu'il est mon seul amour. Mais sa
vie est pour moi un abîme impénétrable; ce que j'en sais ressemble à ces
météores sinistres qui éblouissent et qui égarent. La première fois que
j'ai recueilli ces lambeaux de renseignements incertains, j'ai craint
que Jacques ne fût inconstant ou menteur; j'ai craint que son amour
n'eût pas tout le prix que j'y attachais; ma vénération fut comme
ébranlée. Aujourd'hui je sais ce que c'est que Jacques et ce que vaut
son amour; le prix en est si grand que je sacrifierais toute une vie de
repos où je ne l'aurais pas connu, aux deux mois que je viens de passer
avec lui. Je le sais incapable de m'abuser et de promettre son coeur
en vain. Je ne songe presque plus à l'avenir, mais je me tourmente
horriblement du passé; j'en suis jalouse. Oh! que serait le présent si
je n'étais pas sûre de lui comme de Dieu! Mais je ne pourrais pas douter
de la parole de Jacques, et je ne serais pas jalouse sans raison.
L'espèce de jalousie que j'ai maintenant n'est pas vile et soupçonneuse;
elle est triste et résignée; oh! mais elle me fait bien mal!
XXIV.
DE JACQUES A SYLVIA.
Je ne sais auquel des deux le pied a manqué, mais le grain de sable est
tombé. J'ai fait bonne garde, je me suis dévoué de tout mon pouvoir à
prévenir cet accident; mais la surface du lac est troublée. D'où est
venu le mal? On ne le sait jamais; on s'en aperçoit quand il existe.
Je le contemple avec tristesse et sans découragement. Il n'y a pas de
remède à ce qui est arrivé; mais on peut mettre une digue à l'avalanche
et l'arrêter en chemin.
Cette digue, ce sera ma patience. Il faut qu'elle s'oppose avec douceur
aux excès de sensibilité d'une âme trop jeune. J'ai su mettre ce rempart
entre moi et les caractères les plus fougueux; ce ne sera pas une tâche
bien difficile que d'apaiser une enfant si simple et si bonne. Elle a
une vertu qui nous sauvera l'un et l'autre, la loyauté. Son âme est
jalouse; mais son caractère est noble, et le soupçon ne saurait le
flétrir. Elle est ingénieuse à se tourmenter de ce qu'elle ne sait
pas, mais elle croit aveuglément à ce que je lui dis. Me préserve Dieu
d'abuser de cette sainte confiance et de démériter par le plus léger
mensonge! Quand je ne puis pas lui donner l'explication satisfaisante,
j'aime mieux ne lui en donner aucune; c'est la faire souffrir un peu
plus longtemps, mais que faire? Un autre descendrait peut-être à ces
faciles artifices qui raccommodent tant bien que mal les querelles
d'amour; cela me paraît lâche, et je n'y consentirai jamais. L'autre
jour, il s'est passé entre elle et moi une petite tracasserie assez
douloureuse, et très-délicate pour tous deux. Elle se mit à chanter une
romance que j'ai entendu chanter pour la première fois à la première
femme que j'ai aimée. C'était un amour bien romanesque, bien idéal,
une espèce de rêve qui ne s'est jamais réalisé, grâce peut-être a ma
timidité et au respect enthousiaste que je professais pour une femme
très-semblable aux autres, à ce qu'il m'a semblé depuis. Certes, ni
cette femme, ni l'amour que j'eus pour elle, ne sont de nature à causer
raisonnablement de l'ombrage à Fernande; ce fut pourtant la cause
d'un nuage qui a passé sur notre bonheur. J'eus un plaisir très-vif à
entendre ce chant mélodieux et simple qui me rappelait les illusions et
les songes riants de ma première jeunesse. Il me retraçait toute une
fantasmagorie de souvenirs: je crus revoir le pays où j'avais aimé pour
la première fois, les bois où j'avais rêvé si follement, les jardins
où je me promenais en faisant de mauvaises poésies que je trouvais si
belles, et mon coeur palpita encore de plaisir et d'émotion. Certes, ce
n'était pas de regret pour cet amour qui n'a jamais existé que dans les
rêves d'une imagination de seize ans, mais il y a dans les lointains
souvenirs une inexplicable magie. On aime ses premières impressions
d'un amour paternel, on se chérit dans le passé, peut-être parce qu'on
s'ennuie de soi-même dans le présent. Quoi qu'il en soit, je me sentis
un instant transporté dans un autre monde, pour lequel je ne changerais
pas celui où je suis maintenant, mais où j'avais cru ne retourner
jamais, et où je fis avec joie quelques pas. Il me sembla que Fernande
devinait le plaisir qu'elle me causait, car elle chanta comme un ange,
et je restai enivré et muet de béatitude après qu'elle eut cessé. Tout à
coup je m'aperçus qu'elle pleurait, et, comme nous avons eu déjà quelque
chose de pareil, je devinai ce qui se passait en elle, et j'en conçus un
peu d'humeur. La première impression est au-dessus des forces de l'homme
le plus ferme. Dans ces moments-là, il n'est donné qu'aux scélérats de
savoir feindre. Tout ce qu'un homme sincère peut faire, c'est de se
taire ou de se cacher. Je sortis donc, et quelques tours de promenade
dissipèrent cette légère irritation. Mais je compris qu'il m'était
impossible de consoler Fernande par une explication. Il eût fallu ou lui
faire accroire quelle se trompait dans ses soupçons, en lui faisant un
mensonge, ou tenter de lui expliquer la différence qu'il y a entre aimer
un souvenir romanesque et regretter un amour oublié. Voilà ce qu'elle
n'eût jamais voulu comprendre et ce qui est réellement au-dessus de
son àge, et peut-être de son caractère. Cet aveu d'un sentiment bien
innocent lui eût fait plus de mal que mon silence. J'ai tout réparé en
lui prouvant que j'étais prêt à faire à sa susceptibilité le sacrifice
de mon petit plaisir; j'ai refusé d'entendre de nouveau la romance que,
par une petite malice boudeuse de femme, elle m'offrait de me chanter
une seconde fois, et je l'ai brûlée sans ostentation.