George Sand

Jacques
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J'espère que cet événement distraira Fernande et dirigera toutes ses
sollicitudes vers un but plus utile que de tourmenter et d'interroger
sans cesse un coeur qui lui appartient et qui ne s'est rien réservé en
s'abandonnant à elle; si elle n'est pas guérie de cette maladie morale
lorsqu'elle aura son enfant dans les bras, il faudra que tu viennes
t'asseoir entre nous, Sylvia, pour rendre notre vie plus douce, et
prolonger autant que possible ce demi-amour, ce demi-bonheur qui nous
reste. J'espère de ta présence un grand changement: ton caractère fort
et résolu étonnera Fernande d'abord, et puis lui fera, je n'en doute
pas, une impression salutaire; tu protégeras mon pauvre amour contre les
conseils de sa pusillanimité, et peut-être contre ceux de sa mère. Elle
reçoit des lettres qui l'attristent beaucoup; je ne veux rien apprendre
à cet égard, mais, je le vois clairement, quelque dangereuse amitié ou
quelque malice cruelle envenime ses douleurs. Oh! que ne peut-elle les
verser dans un coeur digne de les adoucir! Mais les épanchements de
l'amitié sont funestes pour un caractère comme le sien, quand ils ne
sont pas reçus dans une âme d'élite. Je n'ai rien à faire pour remédier
à ce mal: jamais je n'agirai en maître, dût-on égorger mon bonheur dans
mes bras.



XXXII.

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

Nos jours s'écoulent lentement et avec mélancolie. Tu as raison, il me
faudrait quelque distraction; avec l'espèce de spleen que j'ai, on meurt
vite à mon âge si l'on est abandonné a la mauvaise influence; on guérit
vite aussi et facilement si l'on est arraché à ces préoccupations
funestes; car la nature a d'immenses ressources; mais le moyen dans ce
moment-ci! Je touche au dernier terme de ma grossesse, et je suis si
souffrante et si fatiguée que je suis forcée de rester tout le jour sur
une chaise longue; je n'ai pas la force de m'occuper par moi-même. Je
surveille les travaux de ma layette, que je fais exécuter par Rosette;
j'ai obtenu de Jacques qu'il la rappelât; elle travaille fort bien, elle
est fort douce e quelquefois assez drôle. Quand Jacques n'est pas auprès
de moi, je la fais asseoir près de mon sofa pour me distraire; mais au
bout d'un instant elle m'ennuie. Jacques est devenu, ce me semble, d'une
gravité effrayante, il fume cinq heures sur six. Autrefois, j'avais un
plaisir extrême a le voir étendu sur un tapis et fumant des parfums; il
est vraiment très-beau dans cette attitude nonchalante et avec une robe
de chambre de soie à fleurs, qui lui donne l'air tout à fait sultan.
Mais c'est un coup d'oeil dont je commence à me lasser à force d'en
jouir; je ne comprends pas qu'on puisse rester si longtemps dans ce
morne silence et dans cette immobilité, sans devenir soi-même tapis,
carreau ou fumée de tabac. Jacques semble noyé dans la béatitude. A
quoi peut-il penser si longtemps? Comment un esprit aussi actif peut-il
subsister dans un corps si indolent? Je me permets quelquefois de croire
que son imagination se paralyse, que son âme s'endort, et qu'un jour
on nous trouvera changés tous deux en statues. Cette pipe commence à
m'ennuyer sérieusement; je serais très-soulagée si je pouvais le dire
un peu; mais aussitôt Jacques casserait toutes ses pipes d'un air
tranquille et se priverait à jamais du plus grand plaisir qu'il ait
peut-être dans la vie. Les hommes sont bien heureux de s'amuser de si
peu de chose! Ils prétendent que nous sommes des êtres puérils; pour
moi, il me serait impossible de passer les trois quarts de la journée
à chasser de ma bouche des spirales de fumée plus ou moins épaisses.
Jacques y trouve de telles délices que jamais femme ne me fera plus de
tort dans son coeur que sa pipe de bois de cèdre incrustée de nacre.
Pour lui plaire, je serai forcée do me faire envelopper d'une écorce
semblable, et de me coiffer d'un turban d'ambre surmonté d'une pointe.

Voilà la première fois, depuis bien des jours, que je me sens la force
de rire de mon ennui; ce qui m'inspire ce courage, c'est l'espoir d'être
bientôt mère d'un beau petit enfant qui me consolera de tous les dédains
de M. Jacques. Oh! comme je l'aime déjà! comme je le rêve joli et
couleur de rose! Sans les châteaux en Espagne que je fais sur son compte
du matin au soir, je périrais de mélancolie; mais je sens que mon enfant
me tiendra lieu de tout, qu'il m'occupera exclusivement, qu'il dissipera
tous les nuages qui ont obscurci mon bonheur. Je suis très-occupée à lui
chercher un nom, et je feuillette tous les livres de la bibliothèque
sans en trouver un qui me semble digne de ma tille ou de mon fils.
J'aimerais mieux avoir une fille, Jacques dit qu'il le désire à cause de
moi; je le trouve un peu trop indifférent à cet égard. Si je lui donne
un fils, il prendra cela comme une grâce du hasard et ne m'en saura
aucun gré. Je me souviens des transports de joie et d'orgueil de M.
Borel, lorsque Eugénie est accouchée d'un garçon. Le pauvre homme ne
savait comment lui prouver sa reconnaissance; il a été à Paris en
poste lui acheter un écrin magnifique. C'est bien enfant pour un vieux
militaire, et pourtant cela était touchant comme toutes les choses
simples et spontanées. Jacques est trop philosophe pour s'abandonner à
de semblables folies: il se moque des longues discussions que j'ai
avec Rosette pour la forme d'un bonnet et le dessin d'une chemisette.
Cependant il s'est occupé du berceau avec beaucoup d'attention; il l'a
fait refaire deux ou trois fois, parce qu'il ne le trouvait pas assez
aéré, assez commode, assez assuré contre les accidents qui pouvaient y
atteindre son héritier. Certainement il sera bon père; il est si
doux, si attentif, si dévoué à tout ce qu'il aime, ce pauvre Jacques!
vraiment, il mériterait une femme plus raisonnable que moi. Je gage
qu'avec toi, Clémence, il eût été le plus heureux des hommes. Mais il
faudra qu'il se contente de sa pauvre folle de Fernande, car je ne suis
pas disposée à l'abandonner aux consolations d'une autre, pas même aux
tiennes. Je te vois d'ici pincer les lèvres d'un petit air dédaigneux et
dire que j'ai bien mauvais ton; que veux-tu? quand on s'ennuie!

Ma mère m'écrit lettres sur lettres, elle est réellement très-bonne
pour moi; Jacques et toi, vous avez tort de lui en vouloir. Elle a des
défauts et des préjugés qui, dans l'intimité, la rendent quelquefois un
peu desagréable; mais elle a un bon coeur, et elle m'aime véritablement.
Elle s'inquiète de mon état plus que de raison, et parle de venir
m'assister dans mes couches; je le désirerais pour moi, mais je crains
pour Jacques, qui ne peut pas la souffrir. Je suis malheureuse en tout;
pourquoi cette antipathie pour une personne qu'il connaît assez peu
et qui n'a jamais eu que de bons procédés envers lui? cela me semble
injuste, et je ne reconnais pas là la calme et froide équité de Jacques.
Il faut donc que chacun ait son caprice, même lui qui est si parfait et
à qui cela sied si peu!



XXXIII.

DE JACQUES A SYLVIA.

Ma femme est mère de deux jumeaux, un fils et une fille, tous deux forts
et bien constitués; j'espère qu'ils vivront l'un et l'autre. Fernande
les nourrit alternativement avec une nourrice, afin, dit-elle, de ne pas
faire de jaloux; elle est tellement occupée d'eux que désormais j'espère
qu'elle aura peu de temps pour s'affliger de tout ce qui leur sera
étranger. Maintenant elle reporte sur eux toute sa sollicitude, et je
suis obligé d'interposer mon autorité pour qu'elle ne les fasse pas
mourir par l'excès de sa tendresse: elles les réveille quand ils sont
endormis pour les allaiter, et les sèvre quand ils ont faim; elle joue
avec eux comme un enfant avec un nid d'oiseaux; elle est vraiment bien
jeune pour être mère! Je passe mes journées auprès de ce berceau; je
vois que déjà, moi homme, je suis nécessaire à ces créatures à peine
écloses. La nourrice, comme toutes les femmes de sa classe, est remplie
d'imbéciles préjugés auxquels Fernande ajoute foi plus volontiers qu'aux
simples conseils du bon sens; heureusement elle est si bonne et si
douce, qu'elle accorde à une prière affectueuse ce que ne lui inspire
pas son jugement.

J'éprouve, depuis que j'ai ces deux pauvres enfants, une mélancolie plus
douce; penché sur eux durant des heures entières, je contemple leur
sommeil si calme et ces faibles contractions des traits qui trahissent,
à ce que je m'imagine, l'existence de la pensée chez eux. Il y a, j'en
suis sûr, de vagues rêves des mondes inconnus dans ces âmes encore
engourdies; peut-être qu'ils se souviennent confusément d'une autre
existence et d'un étrange voyage à travers les nuées de l'oubli. Pauvres
êtres, condamnés à vivre dans ce monde-ci, d'où viennent-ils? seront-ils
mieux ou plus mal dans la vie qu'ils recommencent? Puissé-je leur en
alléger le poids pendant quelque temps! mais je suis vieux, et ils
seront encore jeunes quand je mourrai...

J'ai eu une légère contestation avec Fernande pour leurs noms; je la
laissais absolument libre de leur donner ceux qui lui plairaient, à
condition que ni l'un ni l'autre ne recevraient celui de sa mère,
et précisément elle désirait que sa fille s'appelât Robertine; elle
m'objectait l'usage, le devoir. J'ai été presque obligé de lui dire que
son devoir était de m'obéir; j'ai horreur de ces mots et de cette idée;
mais je haïrais ma fille si elle portait le nom d'une pareille femme.
Fernande a beaucoup pleuré en disant que je voulais la brouiller avec sa
mère, et elle s'est rendue malade pour cette contrariété. En vérité, je
suis malheureux. Tu devrais venir près de nous, mon amie; tu devrais
essayer de combattre l'influence que l'on exerce sur elle à mon
préjudice. Je ne sais pas si ma prière est indiscrète; tu ne m'as
rien dit d'Octave depuis bien longtemps, et comme il me semble que tu
affectes de ne m'en point parler, je n'ose pas t'interroger. S'il est
auprès de toi, si tu es heureuse, ne me sacrifie pas un seul des beaux
jours de ta vie; ces jours-là sont si rares! Si tu es seule, si tu n'as
pas de répugnance à venir, consulte-toi.



XXXIV.

DE SYLVIA A OCTAVE.

Des circonstances étrangères à vous et à moi, et sur lesquelles il m'est
impossible de vous donner le moindre renseignement, me forcent à
partir, je ne saurais vous dire pour combien de temps. Je tâcherais
de m'expliquer davantage et d'adoucir par des promesses ce que cette
nouvelle peut avoir pour vous de désagréable, si je croyais que votre
amour pût supporter cette épreuve; mais, si légère qu'elle soit, elle
sera encore au-dessus de vos forces, et je ne prendrai point une peine
inutile, dont vous ririez vous-même au bout de quelques jours. Vous
êtes donc absolument libre de chercher les distractions qui vous
conviendront, je ne puis rien pour votre bonheur, et vous encore moins
pour le mien. Nous nous aimons réellement, mais sans passion. Je me suis
imaginé quelquefois, et vous bien souvent, que cet amour était beaucoup
plus fort qu'il ne l'est en effet; mais, à voir les choses comme elles
sont, je suis votre ami, voire frère, bien plus que votre compagne et
votre maîtresse; tous nos goûts, toutes nos opinions diffèrent; il n'est
point de caractères plus opposés que les nôtres. La solitude, le besoin
d'aimer, et des circonstances romanesques, nous ont attachés l'un à
l'autre; nous nous sommes aimés loyalement, sinon noblement. Votre amour
inquiet et soupçonneux me faisait continuellement rougir, et ma fierté
vous a souvent blessé et humilié. Pardonnez-moi les chagrins que je vous
ai causés, comme je vous pardonne ceux qui me sont venus de vous; après
tout, nous n'avons rien à nous reprocher mutuellement. On ne refait pas
son âme tout entière, et il eût fallu que ce miracle s'opérât en vous ou
en moi, pour faire de notre amour un lien assorti et durable. Nous ne
nous sommes jamais trompés, jamais trahis; que ce souvenir nous console
des maux que nous avons soufferts, et qu'il efface celui de nos
querelles. J'emporte de vous l'idée d'un caractère faible, mais honnête,
d'une âme non sublime, mais pure; vous avez bien assez de qualités pour
faire le bonheur d'une femme moins exigeante et moins rêveuse que moi.
Je ne conserve aucune amertume contre vous. Si mon amitié a pour vous
quelque prix, soyez assuré qu'elle ne vous manquera jamais; mais ce que
j'ai encore d'amour pour vous dans le coeur ne peut servir qu'à nous
faire souffrir l'un et l'autre. Je travaillerai à l'étouffer; et,
quoi qu'il en arrive, vous pouvez disposer de vous-même comme vous
l'entendrez; jamais vestige de cet amour n'entravera les voies de votre
avenir.



XXXV.

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

L'inconnue est arrivée. Ce matin, Rosette est venue appeler Jacques
d'un air tout mystérieux, et, peu d'instants après, Jacques est rentré,
tenant par la main une grande jeune personne en habit de voyage, et la
poussant dans mes bras, il m'a dit: «Voilà mon amie, Fernande; si tu
veux me rendre bien heureux, sois aussi la sienne.» Elle est si belle,
cette amie, que, malgré moi, j'ai fait un pas en arrière, et j'ai un peu
hésité à l'embrasser; mais elle m'a jeté ses bras autour du cou en me
tutoyant, et en me caressant avec tant de franchise et d'amitié, que les
larmes me sont venues aux yeux, et que je me suis mise à pleurer, moitié
de plaisir, moitié de tristesse, et vraiment sans trop savoir pourquoi,
comme il m'arrive souvent. Alors Jacques, nous entourant chacune d'un de
ses bras, et déposant un baiser sur le front de l'étrangère et un baiser
sur mes lèvres, nous a pressées toutes deux sur son coeur, en disant:
«Vivons ensemble, aimons-nous, aimons-nous; Fernande, je te donne une
bonne, une véritable amie; et toi, Sylvia, je te confie ce que j'ai de
plus cher au monde. Aide-moi à la rendre heureuse, et quand je ferai
quelque sottise, gronde-moi; car, pour elle, c'est un enfant qui ne sait
pas exprimer sa volonté. O mes deux filles! aimez-vous, pour l'amour
du vieux Jacques qui vous bénit.» Et il s'est mis à pleurer comme un
enfant. Nous avons passé tout le jour ensemble; noua avons promené
Sylvia dans tous les jardins. Elle a montré une tendresse extrême pour
mes jumeaux, et veut remplacer Rosette dans tous les soins dont ils
auront besoin. Elle est vraiment charmante, cette Sylvia, avec son ton
brusque et bon, ses grands yeux noirs si affectueux et ses manières
franches. Elle est Italienne, autant que j'en puis juger par son accent
et par une espèce de dialecte qu'elle parle avec Jacques. Ce dernier
point me contrarie bien un peu; ils peuvent se dire tout ce qu'ils
veulent, et je comprends à peine quelques mots de leur entretien. Mais
que je sois jalouse ou non, il m'est impossible de ne pas aimer une
personne qui semble si dévouée à m'aimer. Elle s'est retirée de bonne
heure, et Jacques m'a remerciée du bon accueil que je lui avais fait,
avec une chaleur de reconnaissance qui m'a fait à la fois de la peine et
du plaisir. Je suis bien contente de trouver une occasion de prouver à
Jacques que je lui suis soumise aveuglément, et que je puis sacrifier
les faiblesses de mon caractère au désir de le rendre heureux. Mais
enfin, sais-tu, Clémence, que tout cela est bien extraordinaire, et
qu'il y a bien peu de femmes qui pussent voir, sans souffrir, une amitié
si vive entre leur mari et une autre femme jeune et belle? Quand j'ai
consenti à la recevoir, je ne savais pas, je ne pouvais pas imaginer
qu'il l'embrasserait, qu'il la tutoierait ainsi. Je sais bien que cela
ne prouve rien. Il m'a juré qu'il n'avait jamais eu et qu'il n'aurait
jamais d'amour pour elle. Ainsi je ne puis pas m'inquiéter de leur
intimité. Il la regarde et il la traite comme sa fille. Néanmoins, cela
me fait un singulier effet d'entendre Jacques tutoyer une autre femme
que moi. Il devrait bien ménager ces petites susceptibilités; qui ne les
aurait à ma place? Dis-moi ce que tu penses de tout cela, et si tu crois
que je puis me fier à cette Sylvie. Je le voudrais bien, car elle me
plaît extrêmement, et il m'est impossible de résister à des manières si
naturelles et si affectueuses.

[Illustration: De temps en temps elle frappait un accord mélancolique
sur le piano.]



XXXVI.

DE CLEMENCE A FERNANDE.

Je pense, mon amie, qu'il serait absurde, vil et injuste de soupçonner
M. Jacques d'avoir amené sa maîtresse dans la maison. Ainsi je ne vois
pas de quoi tu te tourmentes, car tu ne peux pas mépriser ton mari au
point d'avoir contre lui un pareil soupçon. Que t'importe la beauté de
cette jeune personne? Cela pourrait être d'un grand danger si ton mari
avait dix-huit ans; mais je pense qu'il est d'âge à savoir résister à de
pareilles séductions, et que, s'il eût dû être sensible à celle-là, il
n'aurait pas attendu, pour s'y livrer, qu'il fût marié avec yoi. Sois
donc sûre que tu es très-folle, et je dirais presque très-coupable de ne
pas accueillir cette amie avec une confiance entière. Si cette confiance
est au-dessus de tes forces, pourquoi as-tu demandé la parole de ton
mari, et comment ressens-tu de la bienveillance et de l'amitié pour
elle, si tu la crois assez infâme et assez effrontée pour venir te
supplanter jusque chez toi?

[Illustration: Alors un homme est sorti aussitôt des buissons.]

La pensée de ce danger ne m'est jamais venue; mais, du moment que tu
m'as raconté l'entretien que tu as eu à son égard avec M. Jacques, j'ai
prévu de très-graves inconvénients à cette triple amitié. Je ne sais si
je dois te les signaler maintenant; tu n'aurais pas assez de caractère
pour les éviter, et tu t'en apercevras bien assez tôt. Le moindre de
tous sera le jugement que le monde portera sur cette trinité romanesque.
J'ai observé assez de choses qui sortaient de l'ordre accoutumé, pour
savoir que les apparences ne prouvent pas toujours. Ainsi tu vois que,
de tout mon coeur, je crois à l'honnêteté de votre intimité; mais le
monde, qui ne tient aucun compte des exceptions, vous couvrira d'infamie
et de ridicule si vous n'y prenez garde. Ce tutoiement entre vous,
qui, par lui-même, est une chose innocente et naturelle, suffira pour
noircir, dans l'esprit de tous, l'affection de M. Jacques pour madame
ou mademoiselle Sylvia. Et toi-même, pauvre Fernande, tu ne seras pas
épargnée. Il serait bon de donner tout de suite à votre étrangère, aux
yeux du monde, un autre titre à votre intimité que celui d'amie et de
fille adoptive de M. Jacques. Il faudrait qu'il la fît passer pour ta
demoiselle de compagnie, et qu'elle ne montrât pas devant les étrangers
combien elle est familière avec vous. Puisque ton mari ne veut révéler
sa naissance à personne, il pourrait faire un honnête mensonge, et dire
à l'oreille de plusieurs, en feignant de confier une espèce de secret,
que Sylvia est sa soeur naturelle. Le secret passerait tout bas de
bouche en bouche et arrêterait sur-le-champ les insolents commentaires.
Je te conseille d'en parler à ton mari, et de lui présenter mes craintes
comme venant de toi, et d'obtenir qu'il mette en ceci la prudence qui
convient. Je m'étonne qu'il ne l'ait pas eue de lui-même. Peut-être
qu'en effet Sylvia est sa soeur, et que c'est là précisément ce qu'il
veut cacher; mais comment a-t-il manqué de confiance envers toi au point
de ne pas te le dire en secret?



XXXVII.

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

Ce que tu m'as conseillé ne m'a pas réussi. Je n'ai exposé à Jacques
qu'une bien petite partie des inconvénients que tu me signales, et il
m'a regardée d'un air stupéfait en me disant: «Où as-tu pris toute cette
prudence? Depuis quand t'inquiètes-tu du monde à ce point?» Il a ajouté
d'un air triste: «Il est vrai que tu es destinée à y vivre. Je me suis
abusé en m'imaginant que tu t'ensevelirais avec moi dans cette solitude.
Tu sens déjà le désir de te lancer dans la société, et tu t'inquiètes de
ce qui pourrait y gêner ton entrée. C'est tout simple.--Oh! ne crois
pas cela, Jacques, lui ai-je répondu; je ne serai heureuse que là où tu
seras, et où tu seras joyeux d'être. Je ne pense jamais au monde, je
sais à peine ce que c'est; mais je parle dans l'intérêt de Sylvia et
dans le tien. Votre réputation à tous deux m'est plus chère que la
mienne.» Jacques est resté quelque temps sans répondre, et j'ai remarqué
cette légère contraction du sourcil qui chez lui exprime un dépit
concentré. En même temps, il y avait sur ses lèvres un sourire d'ironie,
et j'ai compris que ce que je disais lui semblait très-ridicule dans ma
bouche. Cependant il a étouffé l'envie qu'il avait de me railler, et
il m'a répondu d'un air sérieux et calme: «Il y a longtemps, ma chère
enfant, que j'ai rompu avec le monde. Il dépendra de toi que je vive
encore au milieu de ses plaisirs et de son oisive turbulence. Si cela te
tente, nous irons; mais sache qu'il n'y aura jamais la moindre sympathie
entre lui et moi, et que, comme je ne cède qu'aux conseils de mon coeur
ou de ma conscience, jamais, pour obtenir son appui et son approbation,
je ne lui ferai le plus léger sacrifice. Je dirai plus, mon orgueil ne
se pliera jamais à la moindre concession. Le monde en pensera ce qu'il
voudra; j'ai trente ans d'honneur derrière moi; si cela ne suffit pas
pour me mettre à l'abri des plus infâmes soupçons, tant pis pour le
monde. Je crois pouvoir dire que cette profession de foi est à peu près
celle de Sylvia; et, en outre, Sylvia n'aura jamais de relations avec la
société. Elle n'aura donc jamais à combattre les inconvénients de son
indépendance. Quant à toi, ma chère enfant, tu es ici au fond d'un
désert, où personne ne viendra épier nos paroles, nos pensées ou nos
regards; la méchanceté ne t'atteindra pas jusque-là. Quand tu voudras
sortir de cette solitude, sois sûre que Sylvia ne te suivra pas à Paris,
et que la société de ta mère n'aura pas lieu de te faire sur son compte
des questions embarrassantes.»

Il m'a semblé que Jacques avait raison et que j'avais fait une sottise.
J'ai essayé de la réparer, mais sans succès. «Je ne m'inquiète pas du
monde, je n'y veux pas aller, ai-je répondu; mais nos domestiques,
que diront-ils, que penseront-ils de votre intimité?--Je ne suis pas
habitué, a répondu Jacques avec beaucoup de hauteur, à m'occuper de ce
que mes domestiques disent et pensent de moi. J'agis de manière à ne
leur donner jamais d'exemple scandaleux, et je crois qu'il n'y a pas de
meilleurs juges de l'innocence de notre conduite que ces témoins dont
nous sommes entourés, et qui, à toute heure, savent les moindres détails
de notre vie. Je ne sais pas s'ils trouveront la présence de Sylvia et
sa familiarité avec nous conforme aux lois du décorum; mais, à coup sûr,
ils ne la trouveront jamais contraire à celles de l'honnêteté.» Jacques
s'est tu, et s'est promené dans la chambre d'un air sombre. Je lui ai
adressé plusieurs fois la parole sans qu'il m'entendit. Enfin il allait
sortir de l'appartement quand je me suis élancée vers lui. J'ai vu que
je lui avais horriblement déplu, et j'ai cru deviner qu'il prenait
en lui-même quelque résolution dans le genre de celles qui ont fait
disparaître l'année dernière la maudite romance et la pauvre Rosette.
Je l'ai arrêté. «Ecoute, Jacques, lui ai-je dit, tout effrayée, j'ai eu
tort, sans doute, et j'ai dit mille absurdités. Pour l'amour du ciel,
n'en parle pas à Sylvia, ne me retire pas son amitié; c'est bien assez
de me retirer ton amour.» Je suis tombée sur une chaise; j'étais près de
me trouver mal. Jacques m'a embrassée avec la tendresse et la ferveur
des premiers jours. «Je te promets d'oublier absolument cette
conversation, m'a-t-il dit, et de n'en jamais parler à Sylvia. Il est
trop évident que ce n'est pas toi, mais une autre, qui a parlé par ta
bouche. Tu es bonne, ma pauvre Fernande; aie donc la force de n'écouter
d'autres conseils que ceux de ton coeur.»

Jacques est toujours préoccupé de l'idée que ma mère m'excite contre
lui. Il est bien vrai qu'elle ne l'aime pas beaucoup; mais il se trompe
s'il croit que je lui raconte ce qui se passe dans notre intérieur.
Ce n'est qu'avec toi que je puis avoir cette confiance. Maudit soit
l'éloignement qui me rend souvent tes conseils plus nuisibles qu'utiles!
Tantôt je t'explique ma situation trop mal pour que tu puisses la bien
juger; d'autres fois j'emploie maladroitement les moyens que tu me
donnes de l'améliorer. Aussi il faut convenir que je suis bien étourdie
ou bien bornée de ne savoir pas suppléer à ce que tu ne peux prévoir!
J'étais bien tranquille et bien heureuse quand l'idée m'est venue
de faire cette belle ouverture qui a troublé et affecté Jacques
sérieusement. Notre vie était devenue beaucoup plus agréable. Dieu
veuille qu'elle ne redevienne pas malheureuse par ma faute!

La présence de Sylvia nous a fait vraiment beaucoup de bien. Il est
impossible d'être meilleure et plus aimable. C'est un caractère original
et comme je n'en ai jamais rencontré. Elle est active, fière et décidée.
Rien ne l'embarrasse, rien ne l'étonne; elle a plus d'esprit et de
savoir dans son petit doigt que moi dans toute ma personne, et sa
conversation est plus instructive pour moi que tous les livres que j'ai
lus. Moins silencieuse et plus expansive que Jacques, elle devine mieux
que lui tout ce que je ne puis comprendre, et elle va au-devant de mes
questions. Quoiqu'elle ait le caractère enjoué et un peu moqueur, elle
me semble avoir l'esprit rempli d'idées fort tristes, et cela m'étonne.
A son âge, et avec tous les avantages qu'elle tient de la nature,
il faut qu'elle ait eu quelque passion malheureuse. Je la crois
enthousiaste. À la manière dont elle témoigne son amitié, on voit que
son coeur est plein de feu et de dévouement; peut-être, étant plus
jeune, a-t-elle mal placé ses affections. Elle semble avoir conservé une
sorte de dépit contre l'amour, car elle en parle comme d'un rêve sans
lequel la vie est prosaïque, mais douce et facile. Elle me demande
souvent si je ne pense pas qu'on puisse s'en passer. Moi je prétends
que, quand on l'a connu, on ne peut y renoncer sans mourir d'ennui et de
tristesse. Jacques nous écoute d'un air mélancolique, et à tout ce que
nous disons, répond la même sentence; «C'est selon.» Avec cela il ne se
compromettra pas. Nous faisons de grandes promenades; Sylvia m'apprend
la botanique et l'entomologie. Le soir, nous chantons des trios qui
vraiment vont très-bien. Sylvia a un contralto admirable, et chante
d'une manière tellement supérieure, qu'elle pourrait certainement faire
une grande fortune comme cantatrice. «Avec le mépris que tu as pour les
préjugés les plus enracinés de ce monde, lui disais-je hier soir,
je m'étonne qu'une destinée si libre et si brillante ne t'ait pas
tentée.--Je l'aurais essayée bien certainement, m'a-t-elle répondu, si
je n'avais pas eu d'autre moyen d'existence; mais le petit héritage que
Jacques m'a transmis de la part de mes parents a toujours suffi à mes
besoins. J'ai été libre de suivre mes goûts, qui me portaient vers
une vie obscure et solitaire. Ce qui me serait odieux, ce serait la
dépendance. Si je me sentais condamnée à vivre d'une telle manière et
dans un tel lieu, je prendrais ce lieu et cette vie en horreur, quelque
conformes qu'ils fussent d'ailleurs à mes penchants. Avec l'idée que je
puis demain aller où bon me semble, je suis capable de rester vingt ans
dans un ermitage.--Toute seule? ai-je dit.--Si j'y pouvais vivre avec un
coeur qui comprît bien le mien, j'y vivrais heureuse; sinon mieux vaut
la solitude, et toute seule je puis vivre calme. N'est-ce pas déjà
beaucoup?--Eh quoi! lui ai-je dit, la solitude ne t'a jamais effrayée
pour l'avenir? tu n'as jamais désiré te marier pour avoir un appui, un
ami de toute la vie; pour être mère, Sylvia, ce qu'il y a de plus
doux au monde?--Je n'ai peur ni de l'avenir ni du présent, m'a-t-elle
répondu; j'aurai la force de vieillir sans désespoir. Je ne sens pas le
besoin d'un appui; j'ai assez de courage pour suffire à tous les maux de
la vie. Quant à trouver un ami qui ne me manque jamais, c'est un bonheur
accordé à une femme sur mille. Tu es bien enfant, Fernande. si tu crois
qu'il entre dans la destinée de toutes de rencontrer un mari comme le
tien; et, quant au bonheur de la maternité, je le comprends, je saurais
l'apprécier; mais je n'ai pas encore rencontré l'homme que j'eusse été
joyeuse d'associer à ce rôle sacré. Je ne me flatte pas de le rencontrer
jamais. Si cela m'arrive, j'en profiterai; mais je ne suis pas assez
romanesque pour espérer ce qui est invraisemblable, ni assez faible pour
souffrir d'un désir que je ne puis réaliser.--Tu as l'âme bien forte,
lui dis-je. Quant à moi, si je perdais mon mari et mes enfants, je
n'espérerais pas remplacer Jacques; je ne désirerais pas associer, comme
tu dis, un autre homme au rôle sacré de la paternité; je me laisserais
mourir.--Tu le pourrais peut-être, a-t-elle dit. Pour moi, je suis douée
d'une telle vigueur, que je ne pourrais me débarrasser de la vie que
d'une manière violente.» Elle parlait avec sa voix de basse dans le
grand salon, où l'obscurité nous avait peu à peu gagnées; de temps on
temps elle frappait un accord mélancolique sur le piano; en ce moment
elle fit une modulation si bizarre et si triste, qu'il me passa un
frisson dans tous les nerfs. «Oh! mon Dieu, m'écriai-je, tu me fais
peur ce soir; je ne sais pas de quoi nous nous avisons de parler!» J'ai
traversé le salon pour tirer la sonnette et demander des bougies, et je
me suis figuré que quelqu'un se levait de dessus le sofa en même temps
que moi. J'ai fait un grand cri et me suis élancée vers Sylvia à demi
morte de frayeur. «Oh! que tu es enfant et pusillanime pour être la
femme de Jacques!» m'a-t-elle dit d'un ton où il entrait un peu de
reproche. Elle s'est levée pour aller tirer la sonnette. «Ne me quitte
pas! me suis-je écriée; il y a quelqu'un dans la chambre, j'en suis
sûre, là, du côté du canapé.--Si cela est, je ne vois pas de quoi tu
as pour, car ce ne peut être que Jacques.--Est-ce, toi, Jacques?» me
suis-je écriée d'une voix tremblante. Jacques s'est approché de nous,
nous a entourées de ses bras, et nous a embrassées toutes deux. «Va
donc chercher de la lumière, méchant!» lui ai-je dit. Il est sorti sans
répondre et n'est rentré qu'une demi-heure après. Nous étions installées
déjà, moi à mon métier, Sylvia à copier de la musique. «Tu as une femme
bien brave,» lui a dit Sylvia avec son ton de gaieté qui est toujours un
peu brusque. Il a fait semblant de n'y rien comprendre, sans doute pour
me mystifier, et il a prétendu qu'il était dans le parc depuis plus
d'une heure, et qu'il n'en était pas sorti un instant.

Mes enfants se portent à merveille et grossissent à vue d'oeil comme des
poussins. Jacques me contrarie bien un peu quelquefois à leur égard. Il
s'en occupe plus qu'il ne convient à un homme, et prétend que je n'y
entends rien. Sylvia se met entre nous; elle emporte le berceau et dit:
«Cela ne vous regarde ni l'un ni l'autre; ces enfants-là sont à moi.»



XXXVIII

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

Lundi.

Décidément, ma chère, il y a un revenant dans la maison; Jacques et
Sylvia en rient; pour moi, je ne suis pas rassurée du tout. Ou c'est un
monsieur très-effronté qui vient faire un petit roman sous nos fenêtres,
ou c'est un voleur bien élevé, qui s'y prend de cette manière pour
s'introduire dans la maison. Le jardinier a vu se promener une ombre
autour de la pièce d'eau, à deux heures du matin, et il a eu une telle
peur qu'il en est malade. Pauvre homme! il n'y a que moi qui le plaigne.
Les chiens ont fait des hurlements épouvantables toute la soirée. J'ai
conjuré Jacques d'y faire attention, et il n'en a tenu compte; il est
sorti avec Sylvia pour voir rentrer les foins dans une métairie voisine,
et ils n'ont pas voulu me laisser aller avec eux, parce qu'il tomba
beaucoup d'humidité dans notre vallée à cette heure-ci, et que je suis
très-enrhumée. Je commençais à rire moi-même de mes frayeurs, et je
m'apprêtais à t'écrire tranquillement, quand j'ai entendu sous ma
fenêtre le son d'un hautbois. Je n'ai d'abord songé qu'au plaisir de
l'écouter, persuadée que c'était un de ces mille talents que Jacques
possède et que je découvre en lui tous les jours. Je me suis mise à la
fenêtre, et, après qu'il a eu fini, je lui ai dit en me penchant sur le
balcon: «Comme un ange! Voilà mon gage, beau ménestrel.» Alors j'ai
jeté sur la terrasse sablée, qu'éclairait la lune, un bracelet d'or que
j'avais au bras. Un homme est sorti aussitôt des buissons, l'a ramassé
et l'a emporté en courant; mais au même instant j'ai entendu derrière
moi la voix de Jacques, et je suis restée stupéfaite. J'ai raconté ce
qui venait de m'arriver, et pourtant je n'ai pas osé parler du bracelet.
J'ai trouvé ma mystification si complète et si ridicule, que j'ai craint
les railleries de Sylvia et peut-être les reproches de Jacques; car
c'est lui qui m'avait donné ce bracelet; son chiffre y est gravé avec le
mien, et je suis désespérée de le savoir dans les mains d'un étranger.
Plaise à Dieu que ce soit un voleur! J'aurai fait la niaiserie la plus
parfaite qu'on puisse faire en lui jetant mes bijoux à la tête; mais le
présent de Jacques ira chez le fondeur, et ne servira pas de trophée à
quelque impertinent. J'ai seulement raconté que j'avais entendu jouer
du hautbois, que j'avais appelé, croyant m'adresser à Jacques, et que
j'avais vu fuir un homme qui m'avait semblé à peu près de sa taille et
vêtu comme lui. Alors nous nous sommes rappelé l'aventure de ma frayeur
dans le grand salon d'été; Jacques a persisté à nier qu'il y fût entré
et qu'il se fût diverti à nous écouter. Dans le doute, je n'ai jamais
osé parler du baiser que nous avions reçu, Sylvia et moi; pour elle,
elle est si distraite et si peu susceptible de s'étonner ou de
s'épouvanter de quelque chose, que je gagerais qu'elle ne s'en souvient
plus; le fait est qu'elle n'en a rien dit ni à Jacques ni à moi, et que
je ne sais que penser de cette singulière et fâcheuse aventure. Pour le
bracelet, ce n'est certainement pas Jacques qui l'a ramassé; pour le
baiser, j'en doute, car il assure très-sérieusement n'être pas sorti du
parc dans ce moment-là. Il est vrai qu'il plaisante quelquefois avec un
sang-froid imperturbable, et qu'il s'amuse peut-être en lui-même de ma
honte et de mon incertitude.

En attendant que nous sachions ce que signifient ces mauvaises
plaisanteries de notre follet, je veux te parler de l'éternelle affaire
de la naissance de Sylvia. Est-ce que tu penses qu'elle serait la soeur
de Jacques? Je le pense aussi parfois, mais cette idée m'attriste.
Pourquoi alors Jacques m'en fait-il un mystère? Me juge-t-il incapable
de garder un secret? Si elle est sa soeur, j'en suis plus jalouse que si
elle ne l'était pas; car je gage alors qu'il l'aime plus que moi. Tu
te trompes bien, Clémence, si tu crois que je suis capable de cette
grossière jalousie qui consisterait à craindre de la part de mon
mari une infidélité des sens; ce que je surveille avec envie, ce que
j'interroge avec angoisse, c'est son coeur, son noble coeur, ce trésor
si précieux, que l'univers devrait me le disputer, et que je n'ose me
flatter d'être digne de le posséder à moi seule tout entier. Sylvia est
bien plus raisonnable, bien plus courageuse, bien plus instruite que
moi; son âge, son éducation et son caractère la rapprochent de Jacques,
et doivent établir entre eux une confiance bien mieux fondée. Moi je
suis une enfant qui ne sait rien et qui ne comprend guère. Pour les arts
et les petites sciences que Sylvia me démontre, il me semble que je ne
manque pas d'intelligence; mais quand il est question de la science du
coeur, je n'y comprends plus rien, et je ne conçois même pas qu'il y en
ait une; je n'entends rien à leur courage, à leurs principes d'héroïsme
et de stoïcisme. Que cela soit fait pour eux, c'est possible; mais
que Dieu m'impose la force, à moi, pourquoi faire? J'ai toujours été
habituée à l'idée d'obéir par nécessité, et quand j'ai agité en moi-même
l'aride pensée de l'avenir, je n'ai jamais souhaité d'autre bonheur que
d'être protégée, aidée et consolée par l'affection d'un autre. Il me
semblait, dans les premiers jours, que mon mariage avec Jacques était
la plus parfaite réalisation de ce rêve. D'où vient donc qu'il paraît
quelquefois regretter de ne pas trouver en moi son égale? D'où vient que
sa protection et sa bonté me font si souvent souffrir?

Jeudi.

Je ne sais que penser de ce qui se passe; je croirais volontiers que
Sylvia, avec son nom fantastique, son caractère étrange et son regard
inspiré, est une espèce de fée qui attire sous diverses formes le diable
autour de nous. Hier, on vint nous dire qu'un sanglier était sorti des
grands bois et s'était retiré dans un des taillis de notre vallée. Cette
chasse me fit bien un peu peur, non pour moi, qui suis toujours entourée
et gardée comme une princesse, mais pour Jacques, qui s'expose à tous
les dangers. Sa prudence, son adresse et son sang-froid ne me rassurent
pas tout à fait; aussi j'essayai de le détourner de la pensée de lui
donner l'assaut; mais Sylvia sautait de joie à l'idée de frapper la bête
et de donner cours à son humeur énergique et un peu féroce, à ce que
nous prétendons. En une demi-heure nous fûmes habillées pour la chasse;
nos chevaux furent prêts; les piqueurs, les chiens et les cors étaient
déjà en avant. Sylvia montait un petit cheval arabe très-fringant que je
n'ai jamais osé monter, et aussitôt que je vis comme elle s'en faisait
obéir, elle quia beaucoup moins de principes d'équitation que moi, j'en
fus toute jalouse et toute boudeuse. Elle s'amusait à me dépasser, à
caracoler dans des chemins étroits et dangereux, où les excellentes
jambes de sa monture faisaient miracle. J'ai une très-belle et bonne
jument anglaise; mais je suis si poltronne, et j'exige d'un cheval tant
de soumission et de tranquillité, que j'étais loin de briller comme
Sylvia, et qu'elle m'éclipsait aux yeux de Jacques. «Je parie, me
dit-elle comme nous entrions dans le taillis, que tu meurs d'envie à
présent d'être à ma place?» Elle ne pouvait pas deviner plus juste. «Eh
bien, me dit-elle, changeons vite de cheval, et que Jacques te voie sur
son cher Chouiman au moment où il s'y attend le moins.» Nous étions
seules avec deux domestiques; Sylvia avait déjà sauté à terre et
tenait Chouiman par la bride, avant qu'un des deux butors qui nous
accompagnaient eût songé à quitter l'étrier. Au même instant, le
sanglier, débusqué par les chiens, vint droit à nous et passa à trois
pas de moi sans songer à attaquer personne; mais le cheval arabe eu
peur, se cabra et faillit renverser Sylvia, qui s'obstinai à ne pas lui
lâcher la bride. Alors un homme qui me semblait être un de nos piqueurs,
car il était vêtu à peu près comme eux, sortit de je ne sais où, et
retint le cheval prêt à s'échapper. Je n'avais plus aucune envie de
l'essayer. Cet homme aida Sylvia à remonter; mais aussitôt qu'elle fui
en selle, et comme il lui présentait sa bride, elle lui cingla les
doigts de sa cravache, en disant: _Ah! ah!_ d'une manière qui semblait
exprimer la surprise et la moquerie. L'inconnu disparut comme il était
venu au milieu des branches, et je demandai à Sylvia, avec une avide
curiosité, ce que cela signifiait. «Oh! rien répondit-elle, un piqueur
maladroit qui m'a écorché la main avec ses bons offices.--Et tu
cravaches un homme pour cela? lui dis-je.--Pourquoi non?» dit-elle.
Puis elle repartit au galop, et je fus forcée de la suivre, assez peu
satisfaite de cette explication, et au moins très-étonnée des manières
de Sylvia avec les piqueurs de mon mari. Je demandai aux domestiques le
nom de cet homme; ils me dirent qu'ils ne l'avaient jamais vu.

La chasse nous occupa pendant plusieurs heures, et Sylvia semblait ne
pas avoir autre chose dans l'esprit. Je l'observais, car je soupçonnais
un peu ce revenant d'être quelque amant au désespoir. Ce qui se passa au
retour de la chasse me rejette dans de nouvelles incertitudes.

Nous revenions par la traverse aux premières clartés le la lune; c'était
une des plus belles soirées que nous ayons eues cette année. Il faisait
un peu frais; mais le paysage était si bien éclairé, l'air était si
parfumé des plantes aromatiques qui croissent dans les ruisseaux, le
rossignol chantait si bien, que j'étais vraiment disposée aux idées
romanesques. Jacques proposa de prendre un chemin encore plus court que
celui que nous suivions. «Il est assez difficile pour les chevaux, me
dit-il, et je n'ai pas encore osé t'y conduire; mais puisque tu as
eu aujourd'hui un si grand accès de courage que de vouloir essayer
Chouiman, tu auras bien celui de descendre au pas un sentier un peu
raide.--Certainement, lui dis-je, puisque tu crois qu'il n'y a pas de
danger.» Et nous nous mîmes en route dans un ordre très-pittoresque. Un
groupe de chasseurs, escorté des limiers et des cors, marchait en tête,
portant le sanglier, qui était énorme; les cavaliers venaient ensuite,
nous au centre; nous entourions le flanc de la colline d'une ligne noire
d'où partait de temps en temps un éclair quand le sabot d'un cheval
heurtait le roc. Derrière nous, un autre corps de piqueurs et de chiens
suivait lentement, et les fanfares s'appelaient et se répondaient des
deux extrémités de la caravane. Quand nous fûmes au plus rapide du
sentier, Jacques dit à un des piqueurs de prendre la bride de mon
cheval, et de le soutenir pour descendre; puis il proposa à Sylvia de
faire une folie. «Une folie? dit-elle; lancer nos chevaux d'ici à la
plaine?--Oui, dit Jacques; je te réponds des jambes de Chouiman si tu ne
le contraries pas.--Allons!» répondit la mauvaise tête; et, sans écouter
mes reproches et mes cris, ils partirent comme la fondre par une pente
lisse, mais rapide, qui formait le flanc de la colline. Il me passa une
sueur froide par tous les membres, et mon coeur ne reprit le mouvement
que quand je les vis arriver sans accident au bas de la pente. Alors je
m'aperçus que les cavaliers qui étaient devant étaient allés plus vite
que mon cheval guidé par un piéton, et que ceux qui étaient derrière,
stupéfaits sans doute de l'audace de Jacques et de Sylvia, s'étaient
arrêtés pour les regarder, de manière que je me trouvais seule sur le
sentier avec l'homme qui tenait ma bride à une assez grande distance des
uns et des autres.

Toutes les histoires de voleurs et de revenants qui m'ont trotté par la
cervelle depuis cinq ou six jours me revinrent à l'esprit, et cet homme
qui marchait auprès de moi commença à me faire une peur épouvantable.
Je le regardais avec attention et ne reconnaissais en lui aucun des
piqueurs de mon mari. Il me semblait au contraire reconnaître l'homme
mystérieux que Sylvia avait gratifié le matin d'un si joli coup de
cravache sur les doigts. Cependant je n'avais pas eu le temps de faire
grande attention à son vêtement, et de son visage enfoncé sous un grand
chapeau de paille je n'avais vu qu'une barbe noire, qui m'avait paru
sentir le brigand d'une lieue. En ce moment, quoiqu'il fût bien près de
moi, je le voyais encore moins, parce qu'il était plus bas que moi et
que son chapeau me le cachait entièrement; cependant, comme il était
paisible et silencieux, je me rassurai peu à peu. Je ne connais pas tous
les gardes forestiers et paysans amateurs de la chasse qui viennent,
avec la permission de Jacques, s'adjoindre à nous quand ils entendent le
son du cor dans la vallée, et que souvent, au retour, mon mari invite
à venir se rafraîchir avec ses piqueurs. Presque tous sont vêtus d'une
blouse et coiffés d'un chapeau de paille. Le fait est que je commençais
à ne plus rien craindre, et à croire Sylvia très-capable de frapper un
piqueur ni plus ni moins qu'un nègre. J'eus donc la hardiesse d'adresser
la parole à mon guide, et de lui demander si le chemin ne me permettait
pas d'aller seule.» Oh! pas encore!» me répondit-il. Le son de sa voix
et l'expression presque suppliante de sa réponse étaient si peu d'un
piqueur, que la peur me prit de nouveau. Si j'avais le courage de
Sylvia, pensais-je, je donnerais un grand coup de cravache à ce brigand,
et pendant qu'il se frotterait les doigts d'un air consterné, j'irais
en un temps de galop rejoindre les autres chasseurs. Mais outre que je
n'oserais jamais, si c'est un vrai domestique, j'aurais fait la chose
du monde la plus insolente et la plus singulière. Au milieu de ces
réflexions, je vis pourtant que nous approchions sans accident des
cavaliers, et au moment où j'allais presser mon cheval avec le talon
pour le dégager des mains de l'homme mystérieux, celui-ci se retourna à
demi vers moi, et, élevant le bras, il retroussa la manche de sa blouse.
Je vis alors briller quelque chose que je reconnus pour mon bracelet. Je
n'eus pas la force de crier, et l'inconnu, lâchant ma bride, resta
sur le bord du chemin, en me disant à demi-voix ces étranges paroles:
«J'espère en vous.» Puis il s'enfonça dans un massif d'arbres, et je
m'enfuis au galop plus morte que vive.

Ce qui me tourmente et m'afflige le plus dans tout cela, c'est l'espèce
de mystère que la finalité a établi entre moi et cet homme. À présent,
je vois tous les inconvénients qui résultent du bracelet, et j'ose moins
que jamais en parler à Jacques. S'il allait le chercher et le provoquer
en duel! S'il allait m'accuser d'imprudence et de légèreté! Je suis bien
malheureuse, car j'ai cru certainement jeter mon bracelet à Jacques
lui-même; et celui qui l'a reçu croit que je suis une petite personne
romanesque, facile à conquérir avec un baiser dans l'obscurité et un air
de hautbois. Je suis fâchée à présent de ne lui avoir pas parlé pour
lui expliquer ma méprise et lui redemander mon bracelet. Peut-être me
l'eût-il rendu. Mais j'ai perdu la tête, comme je fais toujours dans les
occasions où un peu de sang-froid me serait nécessaire. J'ai essayé de
savoir ce que Sylvia pense de cet homme. Elle prétend que je suis folle,
et qu'il n'y a point d'autre _homme_ dans la vallée que Jacques. Celui
que le jardinier a vu est, selon elle, un voleur de fruits; celui qui a
joué du hautbois, un comédien ambulant, ou bien un commis voyageur qui
aura couché à l'auberge du village, et se sera amusé à sauter le fossé
du jardin, afin de se vanter dans quelque estaminet d'avoir eu une
aventure romanesque dans son voyage. Quant à l'homme au coup de
cravache, elle persiste à dire que c'est un paysan; et je n'ose parler
de l'homme au bracelet, car l'idée qu'un commis voyageur ou un musicien
ambulant croit avoir reçu ce gage de ma bienveillance, me cause une
mortification extrême.

Au fait, quant à cela, l'explication de Sylvia me paraît assez
admissible; si je ne craignais de causer quelque malheur, je confierais
tout à Jacques, et il irait châtier cet impertinent comme il le mérite.
Mais cet homme peut être brave et habile duelliste. L'idée d'engager
Jacques dans une affaire de ce genre me fait dresser les cheveux sur la
tète. Je me tairai.



XXXIX.

D'OCTAVE A M. ***.

De la vallée de Saint-Léon.

Tu m'as souvent dit que j'étais fou, mon cher Herbert, et je commence à
le croire. Ce qu'il y a de certain, c'est que je suis fort content de
l'être, car sans cela je serais fort malheureux.

Si tu veux savoir où je suis et de quoi je suis occupé, j'aurai quelque
embarras à le répondre. Je suis dans un pays où je n'ai jamais mis
le pied, que je ne connais pas, où je n'ose marcher que sous un
déguisement. Quant à mes occupations, elles consistent à errer autour
d'un vieux château, à jouer du hautbois au clair de la lune, et à
recevoir de temps en temps un coup de cravache sur les doigts.

Tu as dû être peu surpris de mon brusque départ, quand tu auras su que
Sylvia avait quitté Genève un mois auparavant. Tu auras supposé que
j'étais allé la rejoindre, et tu ne te seras pas trompé. Mais ce que tu
ne supposes certainement pas, c'est que, sans invitation et même sans
permission, je me sois mis à courir sur ses traces. Elle a quitté
son ermitage du Léman avec la bizarrerie qu'elle met dans toutes ses
résolutions, et par suite d'une de ces idées spontanées qui lui viennent
au moment où l'on se croit le plus tranquille et le plus heureux des
hommes à ses pieds. Étrange créature, trop passionnée ou trop froide
pour l'amour, je ne sais, mais, à coup sûr, trop belle et trop
supérieure à son sexe pour passer devant les yeux d'un homme sans le
rendre un peu fou. Je savais que M. Jacques était marié, et je pensais
bien qu'elle était allée s'installer auprès de lui; car, depuis
plusieurs mois, elle m'annonçait ce projet chaque fois qu'elle était de
mauvaise humeur et qu'elle voulait me désespérer. Mais je ne savais pas
si M. Jacques était maintenant en Touraine ou en Dauphiné; car dans
l'orgueilleux billet que Sylvia avait laissé pour moi à l'ermitage,
elle n'avait pas daigné me dire où elle portait ses pas; c'est donc
absolument au hasard que je suis venu ici. Je me suis installé dans la
cabane d'un vieux garde-chasse avare et sournois, que j'ai choisi
pour hôte sur sa mauvaise mine, et qui pour de l'argent m'aiderait à
assassiner tous les hommes et à enlever toutes les femmes du pays. C'est
donc au milieu des bois que peuvent me chercher tes conjectures, dans la
plus romantique vallée du monde, protégé par un déguisement de chasseur
braconnier plutôt que vêtu en honnête homme, braconnant en effet sous la
protection de mon hôte, et préparant avec lui, tous les soirs, le souper
que nous avons conquis les armes à la main; dormant sur un grabat,
lisant quelques chapitres de roman à l'ombre des grands chênes de la
forêt, hasardant des excursions sentimentales et mystérieuses autour de
la demeure de mon inhumaine, ni plus ni moins que le comte Almaviva, et
t'écrivant sur un genou, à la lueur d'une torche de résine. Ce qu'il y a
de plus ridicule dans tout cela, c'est que je le fais sérieusement, et
que je suis vraiment triste et amoureux comme un ramier. Cette Sylvia
fait le désespoir de ma vie, et je donnerais un de mes bras pour ne
l'avoir jamais rencontrée. Tu la connais assez pour concevoir ce qu'un
homme aussi peu charlatan que moi doit avoir à souffrir de ses caprices
romanesques et du dédain superbe qu'elle a pour tout ce qui sort du
monde idéal où elle s'enferme. Il y a bien un peu de ma faute dans mon
malheur. Je l'ai trompée, ou plutôt je me suis trompé moi-même en lui
faisant croire que j'étais un transfuge de ce monde-là, et que je me
sentais capable d'y retourner. Oui, je l'ai cru en effet, et, dans les
premiers jours, j'ai été tout à fait l'homme qu'elle devait ou qu'elle
pouvait aimer. Mais peu à peu l'indolence et la légèreté de mon
caractère ont repris le dessus. La raison m'a fait de nouveau entendre
sa voix, et Sylvia m'a semblé ce qu'elle est en effet, enthousiaste,
exagérée, un peu folle.
                
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