George Sand

Jacques
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Mais cette découverte ne suffisait pas pour m'empêcher de l'aimer à la
passion. L'exagération, qui rend les filles de province si ridicules,
rendait Sylvia si belle, si frappante, si inspirée, que c'est là
peut-être son plus grand charme et sa plus puissante séduction. Mais
elle l'a reçu de Dieu pour son malheur et pour celui de ses amants, car
elle peut se faire admirer, et ne peut persuader. Orgueilleuse jusqu'à
la folie, elle veut agir comme si nous étions encore au temps de l'âge
d'or, et prétend que tous ceux qui osent la soupçonner sont des lâches
et des pervers. Du moment que j'ai vu avec inquiétude la singularité de
sa conduite, et que j'ai pris de la jalousie à cause de la liberté de
ses démarches, j'ai donc été perdu dans son esprit; et précipité de
cette région céleste où elle m'avait fait asseoir avec elle, je suis
tombé dans le monde fangeux des humains, où cette belle sylphide n'a
jamais daigné poser son pied d'ivoire. De ce moment, notre amour a été
une suite de ruptures et de raccommodements. Je me souviens que tu m'as
dit, un jour que je te racontais tristement une de ces querelles
après la réconciliation: «De quoi te plains-tu?» Ah! mon ami, tu peux
connaître les femmes; mais tu ne connais pas Sylvia. Avec elle, le
moindre tort est de la plus terrible importance, et chaque nouvelle
faute creuse une tombe où s'ensevelit une partie de son amour. Elle
pardonne, il est vrai; mais ce pardon est pire que sa colère. La colère
est violente est pleine d'émotion; le pardon de Sylvia est froid
et inexorable comme la mort. En proie à mille soupçons, tourmenté,
incertain, tantôt craignant d'être dupe de la plus insigne coquette,
tantôt craignant d'avoir outragé la plus pure des femmes, j'ai vécu
malheureux auprès d'elle, mais je n'ai jamais eu la force de m'en
détacher. Vingt fois elle m'a chassé, et vingt fois j'ai été lui
demander ma grâce après avoir vainement essayé de vivre sans elle. Dans
les premiers jours de mon bannissement, j'espérais m'applaudir d'avoir
recouvré ma liberté et mon repos. Je me laissais aller délicieusement
au bien-être de l'indifférence et de l'oubli. Mais bientôt l'ennui
me faisait regretter les agitations et les nobles souffrances de la
passion. Je jetais mes regards autour de moi pour chercher un autre
amour; mais l'indolence de mon esprit et l'activité de mon caractère
m'éloignaient également des autres femmes. Mon caractère me portait à
leur préférer la chasse, la pêche, tous ces plaisirs énergiques de la
campagne que Sylvia partageait avec moi. Mon esprit s'effrayait de
recommencer un apprentissage et de tenter une nouvelle conquête. Et puis
quelle femme peut être comparée à Sylvia pour la beauté, l'intelligence,
la sensibilité et la noblesse du coeur? Oui, quand je l'ai perdue, je
lui rends justice, je m'étonne et m'indigne d'avoir pu soupçonner une
femme si grande, et dont la conduite hautaine me prouve à quel point
elle était incapable de descendre au mensonge. Mais quand je la
retrouve, je souffre de son caractère raide et inflexible, de son humeur
violente, de son mysticisme intolérant et de ses exigences bizarres.
Elle ne se plie à aucune de mes imperfections; elle ne pardonne à aucun
de mes défauts; elle tire argument de tout pour me démontrer à quel
point son âme est supérieure à la mienne, et rien n'est plus funeste à
l'amour que cet examen mutuel de deux coeurs jaloux et orgueilleux de se
surpasser. Le mien se lassait bien vite de cette lutte; j'aurais mieux
aimé un amour moins difficile et moins sublime. Sylvia m'accablait de
son dédain, et quelquefois me prouvait la pauvreté de mon coeur avec
tant de chaleur et d'éloquence, que je me persuadais n'être pas né pour
l'amour et que je n'oserais me persuader encore que je suis digne de le
connaître. Mais, s'il en est ainsi, pourquoi suis-je né, et à quoi
Dieu me destine-t-il en ce monde? Je ne vois pas vers quoi ma vocation
m'attire. Je n'ai aucune passion violente, je ne suis ni joueur, ni
libertin, ni poète; j'aime les arts, et je m'y entends assez pour y
trouver un délassement et une distraction; mais je n'en saurais faire
une occupation prédominante. Le monde m'ennuie en peu de temps; je sens
le besoin d'y avoir un but, et nul autre but ne m'y semble désirable que
d'aimer et d'être aimé. Peut-être serais-je plus heureux et plus sage si
j'avais une profession; mais ma modeste fortune, qu'aucun désordre n'a
entamée, m'a laissé la liberté de m'abandonner à cette vie oisive et
facile à laquelle je me suis habitué. M'astreindre aujourd'hui à un
travail quelconque me serait odieux. J'aime la vie des champs, mais non
pas sans une compagne qui me fasse goûter les plaisirs de l'esprit et
du coeur, au sein de cette vie matérielle où l'effroi de la solitude
me gagnerait bientôt. Peut-être suis-je propre au mariage; j'aime les
enfants, je suis doux et rangé, je crois que je ferais un très-honnête
bourgeois dans quelque ville du second ordre de notre paisible Helvétie.
Je pourrais me faire estimer comme cultivateur et père de famille;
mais je voudrais que ma femme fût un peu plus lettrée que celles qui
tricotent un bas bleu du matin au soir. Et moi-même je craindrais de
m'abrutir en lisant mon journal et en fumant au milieu de mes dignes
concitoyens et des pots de bière; presque aussi simples et inoffensifs
les uns que les autres.

Enfin, il me faudrait trouver une femme inférieure à Sylvia, et
supérieure à toutes celles que je pourrais obtenir, à ma connaissance.
Mais, avant tout, il faudrait guérir de l'amour que j'ai pour Sylvia, et
c'est une maladie dont mon âme est encore loin d'être délivrée.

Ne sachant que faire, je suis venu ici essayer encore mon destin.
D'abord j'avais l'intention de me jeter à ses pieds, comme à
l'ordinaire, et puis le caprice m'a pris de l'épier un peu, de consulter
l'opinion de ce qui l'entoure, de la connaître, et de la voir enfin sans
qu'elle s'en doutât, afin de m'ôter de l'esprit, une fois pour toutes,
les soupçons qui m'ont tourmenté si souvent, et qui me tourmenteront
peut-être encore; car Sylvia a un talent extraordinaire pour les faire
naître, un mépris profond pour les explications les plus faciles, et moi
une pauvre tête qui se crée promptement des tourments cruels. Je n'ai pu
obtenir aucune des lumières que je cherchais, car mon impératrice Sylvia
n'est ici que depuis trois semaines, et on n'avait jamais entendu parler
d'elle dans le pays. Si elle savait que ces idées m'ont passé par la
tète, elle ne me pardonnerait jamais; mais elle le saura d'autant moins
que le cours de mes observations est à peu près terminé. Hier, elle
m'a reconnu sous mon déguisement et m'a accueilli d'une manière fort
impertinente. Je serai donc obligé de me montrer. Jacques me connaît et
me découvrirait bientôt. Ils riraient peut-être ensemble à mes dépens,
si je ne prenais le parti d'aller en rire moi-même avec eux.

Ce Jacques est certes un galant homme, dont le caractère froid et
l'extérieur réservé ne m'ont jamais permis beaucoup de familiarité, et
contre lequel jusqu'ici je me suis senti d'ailleurs des mouvements de
jalousie épouvantables. A présent, j'ai des raisons pour savoir que j'ai
été injuste et grossier dans mes soupçons. Mais je lui en veux un peu
d'avoir été de moitié dans la fierté superbe avec laquelle Sylvia a
refusé longtemps de me rassurer en m'expliquant leur parenté et leurs
relations. Je lui en veux aussi d'être pour Sylvia le type de tout ce
qu'il y a de plus grand et de plus beau dans le monde, la seule âme
digne de voler sur la même ligne que la sienne dans les champs de
l'empyrée, en un mot l'objet d'un amour platonique et d'un culte
romanesque dont je ne suis plus jaloux, mais qui me cause assez de
mortification. Je n'en serai pas moins l'ami et le serviteur de M.
Jacques en toute occasion; mais si, avant de lui donner une poignée
de main, je pouvais le taquiner un peu et me venger de Sylvia en me
montrant épris d'une autre, cela me divertirait.

Pour t'expliquer cette nouvelle folie, il faut que tu saches que M.
Jacques a le plus joli joyau de petite femme couleur de rose qu'on
puisse imaginer. Moins belle que Sylvia, elle est certainement plus
gentille, et, à coup sûr, son âme romanesque à sa manière est moins
altière et moins cruelle. J'en ai pour gage un bracelet qui m'a été jeté
par une fenêtre avec de très-douces paroles, un soir que je croyais
adresser à ma tigresse les accents passionnés de mon hautbois. Je suis
loin d'être assez fat pour en tirer grande vanité, car je ne sache pas
qu'elle ait encore pu voir ma figure, et ce soir-là elle n'avait pas
même entrevu mon spectre; c'est donc au son du hautbois, à l'enivrement
d'un soir de printemps et à quelque rêve de pensionnaire en vacances
qu'elle aura accordé ce gage de protection. Je suis un trop honnête
homme et un héros de roman trop maladroit pour abuser sérieusement de
cette petite coquetterie; mais il m'est bien permis de faire durer
encore le roman pendant quelques jours. J'ai débuté par un baiser, qui
peut-être a laissé quelque émotion dans le coeur de la blonde Fernande,
quand elle a su qu'elle avait été embrassée avec Sylvia, dans
l'obscurité, par un autre que son mari. Ne me trouves-tu pas devenu
bien scélérat par dépit, moi qui le suis si peu par nature? Ce soir-là,
vraiment, j'étais tout occupé de Sylvia; j'étais entré par une des
portes de glace du salon qui donne sur les bosquets du jardin, avec
l'intention d aller ouvertement demander pardon à Sylvia des torts que
j'ai et de ceux que je n'ai pas. Elles jouaient du piano; il faisait
sombre; elles ne s'aperçurent pas de la présence d'un tiers. Je m'assis
sur le sofa. Une d'elles vint s'asseoir auprès de moi sans me voir.
J'allais la saisir dans mes bras, quand je reconnus au piano la voix de
Sylvia. J'écoutai une petite conversation sentimentale qu'elles eurent
ensemble, et, au moment où elles me découvrirent, j'embrassai Sylvia,
et j'allais parler, lorsque Fernande, me prenant pour son mari et
m'entendant embrasser sa compagne, approcha son visage du mien, avec
une petite manière d'enfant jaloux à laquelle je t'aurais bien défié de
résister. Je ne sais comment, dans l'obscurité, mes lèvres rencontrèrent
les siennes. Ma foi! je fus si troublé de cette aventure que je m'enfuis
sans leur faire savoir que je n'étais pas Jacques. Depuis ce temps, je
sais par mon vieux hôte, qui est l'oncle de Rosette, soubrette de ces
dames, que la belle Fernande a des terreurs paniques, et n'entend pas
remuer une feuille dans le parc ou trotter une souris dans le château,
sans se trouver mal. Rien n'est plus propre à l'audace d'un lutin que
les frayeurs et les évanouissements de sa châtelaine; heureusement pour
Fernande, je ne suis ni audacieux ni amoureux à ce point.

Mais ces aventures m'amusent et m'occupent; j'ai vingt-quatre ans, cela
m'est bien permis. Le beau temps, le clair de lune, cette vallée sauvage
et pittoresque, ces grands bois pleins d'ombre et de mystère; ce château
à mine vénérable, qui est assis gravement sur le doux penchant d'une
colline; ces chasseurs qui arpentent la vallée et la font retentir des
hurlements des chiens et des sons du cor; ces deux chasseresses, plus
belles que toutes les nymphes de Diane, l'une brune, grande, fière et
audacieuse, l'autre blanche, timide et sentimentale, montées toutes deux
sur des chevaux superbes et galopant sans bruit sur la mousse des bois:
tout cela ressemble à un rêve, et je voudrais ne pas m'éveiller.



XL.

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

Mardi.

Cette histoire se complique et commence à me causer beaucoup de trouble
et de chagrin: J'ai eu grand tort de cacher tout cela à Jacques; mais
à présent, chaque jour de silence agrandit ma faute, et je crains
réellement ses reproches el sa colère. La colère de Jacques! je ne sais
ce que c'est, je ne puis croire qu'il me la fasse jamais connaître; et
pourtant, comment un mari peut-il apprendre tranquillement que sa femme
a reçu d'un autre une déclaration d'amour?

Oui, Clémence, voilà où m'a conduite cette fatale méprise du bracelet.
Hier soir, j'étais dans ma chambre avec mes enfants et Rosette; ma
fille semblait souffrante et ne pouvait s'endormir. Je dis à Rosette
d'emporter la lumière, qui peut-être l'incommodait. J'étais depuis
quelque temps dans l'obscurité avec ma petite sur mes genoux, et je
tâchais de l'apaiser en chantant; mais elle ne criait que plus fort, et
cela commençait à m'inquiéter, lorsque le son du hautbois s'éleva, de
l'autre extrémité de l'appartement, comme une voix plaintive et douce.
L'enfant se tut aussitôt et resta comme ravi à l'écouter; pour moi, je
retenais ma respiration; la surprise et la peur me rendaient incapable
de mouvement. L'inconnu était dans ma chambre, seul avec moi! Je n'osais
appeler, je n'osais fuir. Rosette entra comme le hautbois venait de se
taire, et s'émerveilla de voir la petite silencieuse et calmée. «Va
chercher de la lumière, bien vite, bien vite, lui dis-je, j'ai une peur
épouvantable; pourquoi m'as-tu laissée seule?--Il va falloir que madame
reste encore seule, répondit-elle, pendant que j'irai chercher la
lumière en bas.--Ah! mon Dieu! pourquoi n'en as-tu pas dans ta chambre?
lui répondis-je. Non! n'y va pas, ne me laisse pas ainsi. N'as-tu rien
entendu, Rosette? Es-tu sûre qu'il n'y ait personne avec nous dans la
chambre?--Je ne vois personne que madame, les enfants et moi, et je n'ai
entendu que la flûte.--Qui est-ce qui jouait de la flûte?--Je ne
sais pas; monsieur, apparemment; quel autre dans la maison saurait en
jouer!--Est-ce toi qui es là, Jacques? m'écriai-je; si c'est toi, ne
t'amuse pas à m'effrayer, car je mourrais de peur.» Je savais bien
que ce n'était pas Jacques, mais je parlais ainsi pour forcer notre
persécuteur à s'expliquer ou à se retirer. Personne ne répondit. Rosette
ouvrit les rideaux, et, au clair de la lune, examina tous les recoins de
l'appartement sans y découvrir personne. Elle trouvait, sans doute, mes
frayeurs bien ridicules, et j'en eus honte moi-même; je lui dis d'aller
chercher de la lumière, et quand elle fut sortie, j'allai tirer le
verrou derrière elle. Mais c'était bien inutile, car l'inconnu entra
par la fenêtre. Je ne sais comment il s'y prit, et si de la galerie
supérieure il a eu l'audace de se risquer sur ma persienne, ou si, à
l'aide d'une échelle, il sera venu d'en bas; le fait est qu'il entra
aussi tranquillement que dans la rue. La colère me donna des forces, et
je m'élançai devant le berceau de mes enfants, en criant au secours;
mais il s'agenouilla au milieu de la chambre, en me disant d'une voix
douce: «Comment est-il possible que vous ayez peur d'un homme qui
voudrait pouvoir vous prouver son dévouement en mourant pour vous?--Je
ne sais qui vous êtes, Monsieur, lui répondis-je d'une voix tremblante;
mais, à coup sûr, vous êtes bien insolent d'entrer ainsi dans ma
chambre; partez, partez! que je ne vous revoie jamais, ou j'avertirai
mon mari de votre conduite.--Non, dit-il en se rapprochant, vous ne
le ferez pas; vous aurez pitié d'un homme au désespoir.» Je vis en ce
moment le bracelet, et l'idée me vint de le redemander. Je le fis d'un
ton d'autorité et en jurant que j'avais cru le jeter à mon mari. «Je
suis prêt à vous obéir en tout, dit-il d'un air résigné; reprenez-le,
mais sachez que vous me reprenez le seul honneur et le seul espoir de ma
vie.» Alors il s'agenouilla de nouveau tout près de moi et me tendit son
bras. Je n'osais reprendre moi-même le bracelet; il eût fallu toucher sa
main ou seulement son vêtement, et je ne trouvais pas cela convenable.
Alors il crut que j'hésitais, car il me dit: «Vous avez compassion de
moi, vous consentez à me le laisser, n'est-ce pas, ô ma chère Fernande!»
Et il saisit ma main, qu'il baisa plusieurs fois très-insolemment. Je
me mis à crier, et des pas se firent entendre aussitôt dans la galerie
voisine; mais avant que l'on eût le temps d'entrer, l'inconnu avait
disparu, comme un chat, par la fenêtre.

Jacques et Sylvia frappèrent alors à la porte, que j'avais fermée au
verrou et que je ne songeais plus à ouvrir, tout en leur criant d'entrer
au nom du ciel. Cette circonstance du verrou, qui se trouvait fatalement
liée à l'entrée d'un homme dans ma chambre, m'empêcha de raconter ce
qui s'était passé; je dis que j'avais entendu le hautbois, que j'avais
envoyé Rosette chercher de la lumière, qu'elle m'avait enfermée par
mégarde; que j'avais cru entendre du bruit dans ma chambre et que
j'avais perdu la tête. Comme on me tient pour folle de peur, on ne m'en
demanda pas davantage. Rosette assura bien avoir entendu le hautbois en
traversant la galerie, on fit quelques recherches dans la maison et dans
le jardin. On ne trouva personne, et on décréta, en riant, qu'on ferait
venir un piquet de gendarmerie pour me garder. Sylvia alla chercher
le dolman et le shako de Jacques, et s'en affubla avec de fausses
moustaches; elle se planta ainsi derrière moi le sabre en main,
affectant de suivre tous mes pas par la chambre pour me servir
d'escorte. Elle était jolie comme un ange avec ce costume. Nous avons ri
jusqu'à minuit, et le reste de la nuit s'est passé fort tranquillement.
Mais mon esprit est bien agité! Je sens que je suis engagée dans une
aventure folle et imprudente, qui peut-être aura des suites fatales.
Fasse te ciel qu'elles retombent toutes sur moi seule!

Jeudi.

Je viens de recevoir le billet suivant, qui a été remis à Rosette par
son oncle le garde-chasse: «Belle et douce Fernande, ne soyez pas
irritée contre moi, et ne vous méprenez pas sur les motifs de ma
conduite. Vous pouvez me sauver du malheur éternel et me rendre le plus
heureux des amis et des amants; j'aime Sylvia, et j'en ai été aimé. Je
ne sais par quel crime irréparable j'ai perdu sa confiance et mérité sa
colère. Je ne renoncerai à elle qu'avec la vie; et _j'espère en vous_,
en vous seule. Vous avez une âme aimante et généreuse, je le sais; je
vous connais plus que vous ne pensez. Le bracelet que vous avez cru
jeter à voire mari et que je vous rendrai, si vous ne l'accordez à la
sainte amitié d'un frère, est à mes yeux un gage de confiance et de
salut. Pardonnez-moi de vous avoir effrayée; j'espérais pouvoir vous
parler en secret; je vois que cela sera impossible si vous ne m'accordez
vous-même cette grâce; et vous me l'accorderez, n'est-ce pas, bel ange
aux cheveux blonds? Votre mission sur la terre est de consoler les
infortunés. J'irai vous attendre ce soir sous le grand ormeau des quatre
sentiers, à l'entrée du Val-Brun; faites-vous accompagner, si vous
voulez, d'une personne sûre, mais que ce ne soit pas votre mari. Il me
connaît, et je me flatte de posséder son estime et son amitié; mais
en ce moment-ci il m'est contraire, et si vous ne travaillez à me
justifier, je n'ai aucun espoir de rentrer en grâce. Si vous ne venez
pas, je déposerai votre bracelet sous la pierre du grand ormeau; vous
l'y ferez prendre; mais il sera teint du sang «D'OCTAVE.»

[Illustration: Avec l'homme qui tenait ma bride.]

Qu'en penses-tu? que dois-je faire? Mais à quoi sert de te le demander?
Tu ne me répondras que dans huit jours, et il faut qu'avant ce soir
j'aie pris un parti. Accorder un rendez-vous à ce jeune homme, surtout
quand je sais que Jacques n'est pas dans ses intérêts, pour le
réconcilier avec Sylvia, c'est une grande imprudence peut-être selon le
monde; selon ma conscience je n'y vois pourtant aucun mal. S'il y a
des inconvénients, il n'y en a que pour moi, qui risque de déplaire à
Jacques et d'encourir ses reproches, tandis que je puis rendre, si je
réussis, un service à Sylvia et à Octave, peut-être assurer le bonheur
de leur vie entière; car il n'est pas de bonheur sans l'amour. Sylvia
cache en vain son chagrin; je vois maintenant pourquoi ses pensées sont
si noires et son avenir si sombre à ses yeux. Si elle a pu aimer ce
jeune homme, il doit être au-dessus du commun et avoir une belle âme;
car Sylvia est bien exigeante dans ses affections, et trop fière pour
avoir jamais pu s'attacher à un être qui n'en eût pas été digne. Je vois
bien maintenant qu'elle a reconnu son amant dans le chasseur qu'elle a
si bien corrigé de l'envie d'être prévenant avec elle, et je vois aussi,
dans ce coup de cravache, accompagné d'un silence si complet sur sa
découverte, plus de moquerie malicieuse que de véritable colère. Je
parie qu'elle meurt d'envie qu'on amène son ami à ses genoux; il est
impossible qu'il en soit autrement; cet Octave l'aime à la folie,
puisqu'il fait des choses si extraordinaires pour la retrouver. Il a une
figure charmante, du moins à ce qu'il m'a semblé quand je l'ai entrevu
dans ma chambre au clair de la lune. Jacques est sévère et inexorable,
il traite trop Sylvia comme un homme; il ne devine pas les faiblesses
du coeur d'une femme, et ne comprend pas, comme moi, ce que son courage
doit cacher d'ennui et de souffrance. Si je refuse d'aider cette
réconciliation, c'en est peut-être fait de son bonheur; peut-être se
condamnera-t-elle à une éternelle solitude; et ce jeune homme, s'il
allait se tuer en effet! Je l'en croirais assez capable; il semble
véritablement épris. Que faire? Je n'ose me décider à rien; heureusement
j'aurai le temps d'y penser d'ici à ce soir.

[Illustration: Dans la cabane d'un vieux garde-chasse.]



XLI.

D'OCTAVE À HERBERT.

Mon ami, je me suis hâté de remettre les choses sur le pied où elles
doivent être; car mes affaires commençaient à s'embrouiller. Fernande
prenait mes plaisanteries au sérieux, et il était temps de la désabuser;
autrement je courais le risque ou d'être découvert et recommandé par
elle à son mari, ou d'être forcé de lui faire la cour tout de bon. Je
ne voulais ni l'un ni l'autre. Peut-être, avec ce caractère de femme
craintif, nerveux, et toujours dans le paroxysme d'une émotion
quelconque, m'eût-il été facile, aidé par le romanesque des
circonstances, de tourner les choses à mon profit et de faire beaucoup
de progrès en peu de temps. Les femmes comme Sylvia se donnent par
amour; mais, ou je me trompe bien, ou celles qui ressemblent à Fernande
se laissent prendre sans savoir pourquoi, sauf à en être au désespoir
le lendemain. Je ne pense pas; que Lovelace, à ma place, eût agi aussi
vertueusement que moi; mais je n'ai pas l'honneur d'être M. Lovelace, et
j'agis selon ma manière, qui n'a rien de scélérat. Surprendre les sens
d'une jeune femme pour laquelle je n'ai point d'amour, et la livrer à la
honte et à la colère, en m'adressant le lendemain sous ses yeux à une
autre, ce ne serait pas seulement le fait d'un lâche, mais celui d'un
sot. Car, assurément, après avoir possédé ces deux femmes, je serais
chassé et détesté de toutes deux; et je ne crois pas que le souvenir
d'avoir pressé Fernande une heure dans mes bras valût le bonheur de
m'asseoir pendant un an seulement à côté de Sylvia.

J'ai donc coupé court à cette intrigue, qui prenait une tournure trop
folle; mais trop fou moi-même pour me résoudre à détruire tout à fait
mon roman en un jour, j'ai pris Fernande pour confidente et pour
protectrice. Je lui ai écrit un billet bien sentimental, où, avec un
peu de flatterie, un peu d'exagération et un peu de mensonge, je l'ai
engagée à m'accorder une entrevue pour traiter de la grande affaire de
ma réconciliation avec Sylvia. J'ai arrangé mon plan de manière à faire
durer le plus longtemps possible le mystérieux mais innocent commerce
que j'ai établi avec mon bel avocat. J'aurai donc pour quelques jours
encore le clair de lune, les appels du hautbois, les promenades sur la
mousse, les robes blanches à travers les arbres, les billets sous la
pierre du grand ormeau, en un mot ce qu'il y a de plus charmant dans une
passion, les accessoires. Je suis bien enfant, n'est-ce pas? Oh bien,
oui! et je n'en ai pas honte. Il y a si longtemps que je suis triste et
ennuyé!



XLII.

DE FERNANDE A CLÉMENCE.

Eh bien! je me suis décidée à aller consoler cet amant infortuné. Tu
diras ce que tu voudras, mais il me semble que j'ai bien fait, car je me
sens le coeur heureux et attendri. J'ai emmené Rosette, après lui avoir
bien recommandé le secret (elle était déjà dans la confidence), et nous
avons été ensemble au grand ormeau. Le pauvre désolé est venu à moi avec
des transports de joie et de reconnaissance. C'est un bien bon jeune
homme que cet Octave, et je suis sûre à présent qu'il est digne de
Sylvia. Il m'a raconté toutes ses peines, et m'a dépeint le caractère de
Sylvia et le sien de manière à me faire comprendre par quels endroits
ils s'étaient souvent offensés sans raison apparente. Sais-tu que ce
récit m'a fait une singulière impression, et qu'il m'a semblé lire
l'histoire de mon coeur depuis un an? Pauvre Octave! je le plains plus
qu'il ne peut l'imaginer; je comprends le malheur dont il souffre; et je
ne sais trop si je ne devrais pas lui conseiller d'oublier à jamais son
amour et de chercher quelque âme plus semblable à la sienne. Oui, c'est
la même souffrance, c'est la même destinée que moi! Une tête jeune,
confiante et sans expérience comme la mienne, aux prises avec un
caractère fier, obstiné et grave comme celui de Jacques. Maintenant
qu'il m'a fait connaître Sylvia, je vois bien qu'elle est la soeur de
mon mari; si elle n'est que son élève, il est certain qu'il lui a bien
enseigné et fidèlement transmis sa manière d'aimer. Que ne sont-ils
époux! ils seraient à la hauteur l'un de l'autre.

Ce ne sera pas une chose aisée, je ne sais pas même si ce sera une chose
possible, que cette réconciliation. Nous n'avons rien conclu, Octave et
moi, dans cette première entrevue; je ne pouvais rester qu'une heure,
et elle a été toute employée à me mettre au fait de leur position
respective. Il m'a promis que le lendemain il me dirait ce qu'il faut
faire; j'y retournerai donc ce soir. Il m'est très-facile de m'absenter
une heure sans qu'on s'en aperçoive au château. Jacques et Sylvia
ne sont pas fâchés de se trouver seuls pour faire ensemble de la
philosophie aussi sombre que possible; ils ne tiennent donc pas
grand'note de ce que je fais pendant ce temps-là. Dieu sait, d'ailleurs,
si Jacques m'aimerait assez à présent pour être jaloux!

Ah! que les temps sont changés, ma pauvre amie! Il est vrai que nous
sommes heureux maintenant, si le bonheur est dans la tranquillité et
dans l'absence de reproches; mais quelle différence avec les premiers
temps de notre amour! Il y avait alors en nous une joie toujours vive,
un transport continuel, et notre âme, pour être remplie de passion, n'en
était pas moins calme et sereine. Qui a détruit ce repos? qui a emporté
ce bonheur? Je ne puis croire que ce soit moi seule. Il y a eu de ma
faute, il est vrai; mais avec un être plus imparfait et plus indulgent
que Jacques, au lieu de relâcher nos liens, ces premières souffrances
les auraient peut-être resserrés. D'où vient qu'Octave, malgré toutes
les duretés et les bizarreries de Sylvia, l'aime davantage chaque jour,
en proportion des maux qu'il souffre pour elle? D'où vient que Jacques
ne peut se faire enfant avec moi, comme Octave se fait esclave et
victime patiente avec Sylvia? A présent Jacques semble content, parce
que mes enfants me distraient de lui, et que Sylvia le distrait de moi;
il n'est pas jaloux de mes enfants, et moi je suis jalouse de sa soeur.
Il n'y a plus en apparence entre nous que de l'amitié; il n'en souffre
pas, et je passe les nuits à pleurer notre amour.

Cette Sylvia, avec son âme de bronze, est-ce là une femme? Jacques ne
devrait-il pas préférer celle qui mourrait en le perdant à celle qui est
toujours préparée à tous les malheurs, et toujours sûre de se consoler
de tout? Mais on n'aime que son pareil en ce monde. D'où vient donc,
alors, que j'aime toujours Jacques? Toute sa force, toute sa grandeur,
ne servent pas à rendre son amour aussi solide et aussi généreux que le
mien.

Sylvia ne s'occupe pas plus d'Octave que s'il n'avait jamais existé;
elle sait pourtant qu'il est ici et qu'il n'y est venu que pour elle.
Elle dort, elle chante, elle lit, elle cause avec Jacques des étoiles
et de la lune, et ne daigne pas jeter sur la terre un regard à l'amant
dévoué qui pleure à ses pieds. Octave est pourtant digne d'un meilleur
sort et d'un plus tendre amour. Il a une si douce éloquence, un coeur si
pur, une figure si intéressante! Je le connais à peine, et je me sens
pour lui de l'amitié, tant il a su m'intéresser à son sort et me
montrer ingénument le fond de son âme! Combien je voudrais pouvoir le
réconcilier avec Sylvia et le voir fixé près de nous! Quel aimable ami
ce serait pour moi! Quelle douce vie nous mènerions à nous quatre! Je
mettrai tous mes soins à ce que ce beau rêve se réalise; ce sera une
bonne action, et Dieu peut-être bénira mon amour, pour avoir rallumé
celui d'Octave et de Sylvia.



XLIII.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Vous m'avez laissé, ce soir, si consolé, si heureux, ô ma belle amie! ô
mon cher ange tutélaire! que j'ai besoin, en rentrant sous mon toit de
fougères, de vous remercier et de vous dire tout ce que j'ai dans le
coeur d'espoir et de reconnaissance. Oui, vous réussirez! vous le voulez
fortement, avez-vous dit; vous vous mettrez à genoux prés de moi, s'il
le faut, pour implorer la fière Sylvia, et vous vaincrez son orgueil.
Que Dieu vous entende! Comme j'ai bien fait de m'adresser à vous et
d'espérer en votre bonté! Votre extérieur ne m'avait pas trompé; vous
êtes bien cet être angélique qu'annoncent vos grands yeux et votre doux
sourire, et cette taille mignonne, gracieusement courbée comme une fleur
délicate, et ces cheveux teints du plus beau rayon du soleil. Quand je
vous vis pour la première fois, j'étais caché dans le parc, et vous
passâtes près de moi en lisant. Au premier aspect d'une femme, j'avais
cru que vous étiez celle que je cherchais. Ah! vous étiez réellement
celle dont j'avais besoin alors, et que Dieu m'envoyait dans sa
miséricorde. Je me cachai dans le feuillage, et je restai à vous
regarder pendant que vous passiez lentement. Vous teniez bien le livre,
mais de temps en temps vous leviez vers l'horizon un regard mélancolique
et distrait, vous aussi vous sembliez n'être pas heureuse, et s'il faut
que je vous dise tout, Fernande, il me semble encore que vous ne l'êtes
pas autant que vous le méritez. Quand je vous raconte mes souffrances,
elles semblent trouver un écho dans votre coeur, et quand je vous dis
que l'amour est les premier des maux, plus souvent que le premier
des biens, vous me répondez: Oh! oui, avec un accent de douleur
inexprimable. Oh! ma bonne Fernande, si vous avez besoin d'un ami, d'un
frère, si je puis être assez heureux pour vous rendre ce service, ou au
moins pour alléger vos peines en pleurant avec vous, initiez-moi à ces
saintes larmes, et que Dieu m'aide à vous rendre le bien que vous m'avez
fait.

De ce premier jour où je vous ai vue, j'ai retrouvé le courage de vivre
désespéré; je venais tenter un dernier effort, résolu à mourir s'il
échouait. Le soir j'entrai dans le salon, et j'entendis votre entretien
avec Sylvia. Là je connus toute votre âme, elle se révéla à moi en peu
de mots; vous parliez d'amour malheureux; vous parliez de mourir. Vous
ne conceviez pas l'avenir solitaire que votre amie envisageait sans
frayeur. Oh! celle-ci est ma soeur, me disais-je en vous écoutant; elle
pense comme moi qu'il faut être aimé ou mourir; son coeur est un refuge
que je veux implorer; là, du moins, je trouverai de la compassion, et si
elle ne peut me secourir, elle me plaindra, sa pitié descendra du ciel
comme la manne, et je la recevrai à genoux. Si je suis chassé d'ici, si
je dois renoncer à Sylvia, j'emporterai dans mon coeur le souvenir sacré
de cette amitié sainte, et je l'invoquerai dans mes souffrances. O
Fernande! pourquoi Sylvia est-elle si différente de vous? Ne pouvez-vous
pas adoucir son âme indomptable? ne pouvez-vous lui communiquer cette
douceur et cette miséricorde qui sont en vous? Dites-lui comment on
aime, apprenez-lui comment on pardonne; apprenez-lui surtout que l'oubli
des torts est plus sublime que l'absence des torts eux-mêmes, et
que, pour m'être véritablement supérieure, il faudrait qu'elle m'eût
pardonné. Son ressentiment la rend plus criminelle devant Dieu que
toutes mes fautes. La perfection qu'elle cherche et qu'elle rêve
n'existe que dans les cieux; mais c'est la récompense de ceux qui ont
pratiqué la miséricorde sur la terre.

Je serai ce soir autour de la maison. La lune ne se lève qu'à dix
heures; si vous avez obtenu quelque succès, mettez-vous à la fenêtre et
chantez quelques paroles en italien; si vous chantez en français, je
comprendrai que vous n'avez rien de favorable à m'apprendre. Mais alors
je n'en ai que plus besoin de vous voir, Fernande; venez au rendez-vous
à onze heures. Ayez pitié de votre ami, de votre frère.

OCTAVE.



XLIV.

DE FERNANDE A OCTAVE.

Je vous ai dit, hier soir, combien j'avais peu de succès: j'ai encore
moins d'espérance aujourd'hui. Ne nous décourageons pourtant pas, mon
pauvre Octave, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai pas. Le temps
affreux qu'il fait aujourd'hui m'ôte l'espoir de vous voir dans la
soirée; je prends donc le parti de vous écrire aussi, et de confier ma
lettre à Rosette, qui la mettra sous la pierre du grand ormeau.

J'ai essayé de parler de vous à Sylvia, mais j'ai rencontré des
difficultés sur lesquelles je n'avais pas assez compté; son caractère
raide et réservé a résisté à toutes les investigations de mon amitié. En
vain je l'ai assaillie de questions aussi adroites et aussi discrètes en
même temps qu'il m'a été possible de les imaginer, je n'ai même pas pu
obtenir l'aveu qu'elle eût jamais aimé. Voyez-vous, Octave, on me traite
ici en enfant de quatre ans; mon mari et Sylvia s'imaginent que je
ne suis pas en état de comprendre leurs sentiments et leurs pensées.
Réfugiés tous deux dans un monde qu'ils croient accessible à eux seuls,
ils m'en ferment impitoyablement l'entrée, et je vis seule entre deux
êtres qui me chérissent, et qui ne savent pas me le témoigner. Je vous
l'ai avoué hier soir, je ne suis pas heureuse; j'ai eu tort peut-être de
vous faire cette confidence; mais vous m'avez pressée de questions si
affectueuses et de reproches si doux, que j'aurais cru faire injure à
votre amitié en vous refusant la confiance que vous m'accordez. Vous
m'avez raconté toutes vos souffrances; l'étais si émue hier que je vous
ai à peine fait comprendre les miennes. Mais il vous est bien facile de
les imaginer, Octave; car ce sont absolument les mêmes que les vôtres,
et quiconque a souffert votre vie depuis trois ans a souffert aussi
celle que je mène depuis un an. Vous avez donc raison de m'appeler votre
soeur. Nous sommes frères d'infortune, et nos destinées ont été mêlées
dans la même coupe de fiel et de larmes; nous sommes tous deux froissés
et méconnus. Jacques est le frère de Sylvia, n'en doutez pas; il a tout
son caractère, toute sa fierté, tout son silence inexorable. Moi,
j'ai bien d'autres défauts que ceux dont vous vous accusez; nous nous
heurtons, nous nous déchirons donc souvent sans cause apparente; un mot,
une question, un regard suffisent pour nous attrister tout un jour;
et pourtant Jacques est un ange, et d'après ce que vous m'avez dit de
Sylvia, je vois qu'elle est loin de posséder sa douceur et sa bonté dans
le pardon. Mais si le caractère de Jacques l'emporte, le fond de leur
coeur est le même; la différence de nos sexes et de nos situations fait
que nous sommes traités différemment. Jacques ne peut me maltraiter et
me bannir comme Sylvia fait de vous, mais dans son âme il s'isole de moi
chaque jour davantage, et il se dit tout bas ce que Sylvia vous dit tout
haut: «Nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre.»

Affreuse parole, arrêt inexorable peut-être! Eh! qu'avons-nous fait pour
le mériter? Je ne puis concevoir qu'on n'aime pas l'être dont on est
n'aimé, par cette seule raison qu'il aime. N'est-ce pas la meilleure
de toutes? n'est-ce pas le mérite qui doit lui faire tout pardonner?
L'expiation tout entière n'est-elle pas dans, cette seule parole:
Je t'aime! Jacques me l'a dit souvent, et avec quel transport je
l'accueille! Quand je me suis imaginé pendant des jours entiers qu'il
est bien cruel et bien coupable envers moi, s'il revient avec cette
douce et sainte parole, je ne lui demande pas d'autre justification;
elle efface à mes yeux tous les torts et tous les maux; pourquoi
n'a-t-elle pas pour lui la même valeur dans ma bouche? Ah! Octave, ils
croient qu'ils savent aimer, eux deux!

Eh bien! ayons courage, aimons-les tristement et patiemment;
peut-être deviendront-ils justes en nous voyant résignés, peut-être
deviendront-ils généreux en nous voyant souffrir; donnons-nous la main,
et marchons ensemble dans la vallée de larmes. Si mon amitié vous aide
et vous console, soyez sûr aussi que la vôtre m'est douce; que ne
puis-je vous donner le bonheur! Mais réussirai-je? donne-t-on ce qu'on
n'a pas?

Il faudrait se décider à parler à Jacques; mais plus je vais et moins je
me flatte que ce message soit bien accueilli en passant par ma bouche.
Depuis deux ou trois jours, il est avec moi d'une distraction et d'une
froideur inconcevables. Sylvia me comble de prévenances, de soins et de
caresses; mais quand je veux causer avec elle de toute autre chose que
de botanique et de partitions, je ne trouve plus que d'habiles
défaites pour éloigner ma sollicitude. Elle est, comme Jacques, bonne,
affectueuse el dévouée; comme lui, méfiante et incompréhensible. Tâchez
de vous décider à écrire, soit à elle, soit à mon mari; je remettrai la
lettre; je dirai que je vous ai vu; je serai alors en droit de parler
de vous et de prendre votre défense. Mais si vous ne me permettez pas
encore de dire que vous êtes ici, que voulez-vous que j'obtienne de gens
qui affectent de ne pas savoir seulement votre nom? Il faudra, si nous
prenons le parti que je vous conseille, cacher un peu de notre amitié
mutuelle à Jacques, et dire que vous m'avez rencontrée et abordée dans
le parc le jour même où je parlerai de vous. Ce sera le premier mensonge
que j'aurai fait de ma vie, mais il me semble nécessaire. Si nous
avons l'air de nous trop bien entendre pour vaincre leur orgueil, ils
s'entendront pour se tenir en garde, ils parleront de nous ensemble, et
s'il leur arrive de faire un parallèle entre nous, un jour de leur plus
sombre philosophie, nous serons perdus. Celui de nous qui n'est pas tout
à fait précipité tombera dans l'abîme avec l'autre. Adieu, Octave; je
suis triste comme le temps aujourd'hui, et je me sens une sorte d'effroi
inexplicable; je crains que vous ne me portiez malheur, ou d'achever de
vous perdre en voulant vous sauver.

Pardonnez-moi de n'avoir pas plus de courage, quand vous avez tant
besoin d'espoir et de consolation; peut-être demain sera-t-il un
meilleur jour pour tous deux.

Songez donc, mon ami, à me rapporter mon bracelet la première fois que
nous nous reverrons. Je vais prier pour que la pluie cesse; je mettrai
un fanal à ma fenêtre ce soir, si je ne puis sortir.



XLV.

DE CLÉMENCE A FERNANDE.

Fernande! Fernande! tu te perds, et en vérité c'est trop tôt; tu me fais
de la peine. Je savais bien que cela devait t'arriver un jour; avec ton
caractère faible et l'absence de sympathie qui existe entre ton mari
et toi, cela m'a toujours semblé inévitable; mais j'espérais que tu
résisterais plus longtemps à ton destin, et que tu soutiendrais contre
lui une lutte plus noble et plus courageuse. C'est se laisser vaincre
trop vite. Ma pauvre Fernande, tu es dans l'âge où l'on ne sait pas
encore tirer parti de son mauvais sort, et conduire au moins prudemment
une affaire de coeur. Tu vas te compromettre, te laisser découvrir par
ton mari; lui demander pardon, l'obtenir; le tromper encore, et peu à
peu devenir son ennemie ou son esclave. Fernande, est-il possible que tu
n'aies pu attendre deux ou trois ans!

Je sais que tu es pure encore, et qu'avant de commettre ta première
faute tu verseras bien des larmes inutiles, et que tu adresseras à tous
les anges protecteurs bien des prières perdues; mais le mal est déjà
fait et le péché commis dans ton coeur. Tu aimes, il n'y a pas à dire,
mon amie, tu aimes un autre homme que ton mari.

Tu ne le savais pas encore en m'écrivant; sans quoi tu ne m'aurais
peut-être pas écrit ce qui se passe; mais cela est aussi clair pour moi
que l'avenir et le passé de ma pauvre Fernande. Cet Octave est jeune, tu
as remarqué qu'il a une figure charmante; il entre par tes fenêtres, il
joue du hautbois et endort tes enfants d'une manière magique; il joue au
roman autour de toi, et te voilà troublée, confuse, émue, c'est-à-dire
éprise. Tu pouvais très-bien raconter dès le commencement à ton mari les
impertinences de M. Octave, et y couper court sans mériter le plus léger
reproche de la part de M. Jacques. Mais ce serait finir trop vite une
aventure qui t'amuse et te charme bien plus qu'elle ne te fait peur;
car tu es prête à te trouver mal de frayeur chaque fois que le lutin
apparaît, et pourtant tu t'arranges toujours de manière à l'évoquer
dans l'obscurité. Enfin l'ennemi change ses batteries, et, pour
t'apprivoiser, te parle d'un amour qu'il n'a peut-être jamais eu pour
Sylvia, et qui bien certainement n'est qu'un prétexte pour arriver à
toi. Tu accueilles ce prétexte avec empressement, et sans concevoir le
plus léger soupçon sur sa sincérité, tu cours au rendez-vous, et
te voilà engagée dans une intrigue d'amour qui aura les résultats
accoutumés, quelques plaisirs et beaucoup de larmes.

Il est bien vrai que, pour te disculper à tes propres yeux du nouvel
amour que tu sens fermenter en toi, tu récapitules les torts de ton
mari, et tu t'efforces de le prouver qu'il t'a fallu bien du courage et
du dévouement pour l'aimer jusqu'ici. Mais toute cette théorie d'amour
et d'infidélité est fondée sur des principes faux. D'abord, tu n'as
jamais eu d'amour véritable pour M. Jacques; ensuite, rien dans sa
conduite n'autorise les fautes que tu vas commettre. D'après tout ce que
tu m'as raconté de lui, je vois qu'il est le meilleur homme du monde, et
qu'il n'a d'autre tort dans tout ceci que d'avoir le double de ton âge.
Pourquoi lui en chercher de plus graves? Pourquoi accuser son caractère
et son coeur? Fernande, cela est injuste et ingrat. Il suffit de tromper
ton mari, il ne faut pas le calomnier. Avoue que tu es jeune, étourdie,
que tes principes ont peu de solidité et ton caractère aucune énergie;
que tu sens le besoin d'aimer et que tu t'y abandonnes. Ce sont là des
malheurs et non pas des crimes; mais aie au moins la noblesse de
rendre justice à ton mari, et de ne l'accuser de rien, sinon d'avoir
trente-cinq ans et de t'avoir épousée.

Je gage qu'à l'heure qu'il est tu as versé dans le sein de M. Octave le
secret de tes chagrins domestiques, car il t'a raconté ce qu'il avait eu
à souffrir de Sylvia ou de quelque autre, et ce récit a éveillé en toi
tant de sympathie que tu as décidé en une heure d'en faire ton ami
et ton frère. Dès lors tu agis en conséquence, les billets et les
rendez-vous vont leur train. Quel billet que ce premier billet de M.
Octave! quelle passion, quels éloges, quelles prières, quelles tendres
expressions! et tout cela pour toi, Fernande! Aussi, tu ne l'as pas fait
attendre, et tu étais au rendez-vous avant lui, je parie. À présent, il
doit t'avoir dit clairement que c'est toi et non Sylvia qu'il aime, ou
du moins que, s'il a jamais connu et aimé celle-ci, tu la lui as fait
parfaitement oublier. Cela aura pu t'empêcher pendant deux jours d'aller
au grand ormeau, mais le troisième tu n'auras pu y tenir, et vous en
êtes maintenant au délire charmant de l'amour platonique. Il est convenu
qu'on respectera l'honneur de M. Jacques, jusqu'à ce que les sens
l'emportent par surprise, quelque beau soir, sur la volonté. Moyennant
quelques louis, sortis de la poche de M. Octave, Rosette n'a-t-elle pas
déjà quelque entorse, une écorchure au pied qui l'empêche de marcher
jusqu'à l'entrée du vallon? Ai-je deviné juste, ou ne s'est-il rien
passé de pareil à tout ce que je suppose?

Il peut se présenter un hasard qui change la marche des choses; c'est
que M. Jacques, étonné de te voir devenue si brave, toi qui n'osais
traverser le salon dans l'obscurité il y a quelques jours, et qui
maintenant traverses le parc et la campagne à neuf heures du soir,
s'avise de te suivre et de t'observer; le moins qu'il puisse faire, en
mari sage et prudent, c'est de t'adresser un sermon laconique, mais un
peu grave, et de prendre des moyens pour éloigner ton amant. Alors le
désespoir allumera la passion, et vous deviendrez plus ingénieux et plus
habiles dans vos rapports secrets; le malheur de M. Jacques n'en sera
que plus sûr et plus prompt. Si M. Octave ne t'aime pas assez pour
risquer d'être tué en escaladant ta fenêtre, tu t'en consoleras et tu
te mettras à détester ton mari, parce que, dans sa mauvaise humeur,
une femme s'en prend surtout à son mari de tous les chagrins qui lui
adviennent. Dans ce cas-là, tu ne seras pas longtemps à trouver un autre
amant, car ton coeur appellera impérieusement quelque affection nouvelle
pour chasser la douleur et l'ennui dont tu seras consumée. Comme tu
n'es pas fort patiente pour observer et pour connaître les caractères
auxquels tu te fies, il pourra bien t'arriver de faire encore un mauvais
choix, et alors malheur à toi! Tu marcheras d'erreur en faute et
d'étourderie en coups de tête. Une des plus belles fleurs d'innocence
que la société ait vues éclore sera flétrie et empoisonnée par son
mauvais destin et sa faible nature.

Quoi qu'il t'arrive, Fernande, je ne t'abandonnerai pas; pour te
secourir et te consoler, je vaincrai les préjugés, trop bien fondés
et malheureusement trop nécessaires, qui soutiennent l'édifice de la
société. Mais mon amitié ne pourra pas te servir à grand'chose, et je
vois avec douleur l'abîme où tu te précipites les yeux bandés. Pardonne
à la dureté de ma lettre; si elle te blesse, je me consolerai de t'avoir
fait de la peine en espétant t'avoir inspiré un peu de prudence, et
retardé peut-être, ne fût-ce que de quelques jours, le déplorable sort
vers lequel tu t'achemines.



XLVI.

DE JACQUES A SYLVIA.

De la ferme de Blosse.

Les affaires qui m'ont attiré ici ne sont qu'un prétexte. J'ai été
frappé d'un malheur inattendu; il m'a été impossible d'en parler, même
à toi. Je suis parti sans rien faire paraître de ma douleur; j'ai voulu
mettre entre moi et _elle_ une quinzaine de lieues, pour me forcer
d'agir avec réflexion. Lorsque les communications qu'on peut avoir
ensemble exigent un intervalle de quelques heures, la violence ne
l'emporte pas sur la volonté aussi aisément. Voici ce que j'ai à
t'apprendre.

Samedi soir, tu te rappelles que je te laissai à la maison de Rémi, pour
aller parler aux gardes forestiers de la côte Saint-Jean. Nous devions,
toi marchant plus lentement que moi, et m'attendant, si tu arrivais la
première, nous rejoindre au carrefour du grand ormeau; mais, par une
singulière combinaison du hasard, tu te trompas de sentier et arrivas
tout droit au château, tandis que je me hâtais de t'aller retrouver au
lieu convenu. Il faisait fort sombre, tu t'en souviens, et un peu
de pluie avait rendu l'herbe humide; le bruit des pas s'y trouvait
entièrement amorti. J'arrivai donc sans être remarqué de ceux qui
étaient là. Ils étaient deux, Fernande et un homme. Ils se donnèrent un
baiser, et ils se séparèrent en disant _demain_; ils avaient échangé
quelques paroles à voix basse où j'avais saisi un seul mot: _bracelet_.
L'homme disparut après avoir sauté par-dessus la haie du taillis,
Fernande appela à plusieurs reprises Rosette, qui était apparemment
assez loin, car elle se fit attendre, puis elles partirent ensemble, et
je les suivis en me tenant à une certaine distance. Fernande avait l'air
parfaitement calme en rentrant au salon, et quand je lui demandai où
elle avait été, elle me répondit qu'elle n'était pas sortie du parc,
avec une assurance étonnante. Je l'accompagnai jusqu'à sa chambre, et
j'attendis qu'elle eût ôté ses bracelets; tandis qu'elle passait dans
son cabinet de toilette, je les examinai: l'un des deux avait été
évidemment changé; quoiqu'il fût exactement pareil à l'autre, quoiqu'il
portât mon chiffre, il n'avait pas une petite marque que le bijoutier
de Genève à qui je les ai commandés avait mise à l'un et à l'autre. Je
souhaitai le bonsoir à Fernande avec calme et sans rien témoigner de
mon émotion: elle me jeta les bras autour du cou avec sa tendresse
accoutumée, et me reprocha, comme elle fait tous les jours, de ne pas
l'aimer assez. Le matin, elle entra dans ma chambre et m'accabla de
caresses auxquelles je me dérobai en inventant un prétexte pour sortir
précipitamment. Alors je sentis qu'il était au-dessus de mes forces
de dissimuler l'horreur que me causait cette femme. Je partis dans la
journée.

Il y a plusieurs jours que j'avais remarqué quelque chose
d'extraordinaire dans la conduite de Fernande. Cette histoire de voleur
ou de revenant, dont la maison était remplie, me paraissait expliquer,
jusqu'à un certain point, son émotion au moindre bruit. Je voyais son
trouble; son agitation, et à Dieu ne plaise que j'accueillisse l'ombre
d'un soupçon! Lorsque, attirés par ses cris, nous la trouvâmes enfermée
dans sa chambre, l'idée ne me vint pas qu'un homme pût avoir été assez
hardi pour tenter de la séduire sans qu'elle m'eût averti, dès le
premier jour, de ses tentatives. Je la vis ensuite errer dans le parc,
écrire plus souvent que de coutume, avoir de fréquents conciliabules
avec Rosette, déployer tout à coup plus d'activité et de gaieté que je
ne lui en avais vu depuis longtemps, et surtout passer d'un excès de
pusillanimité à une sorte de hardiesse. Que le ciel m'écrase si l'idée
me vint de l'observer pour trouver une explication à ces bizarreries!
Elle que j'ai connue si naïve, si chaste, si vraie! elle qui s'accusait
de torts qu'elle n'avait pas et de fautes qu'elle n'avait pas commises!
Infortunée! qui a pu la corrompre et la flétrir si vite?
                
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