Il faut qu'elle ait dans le coeur quelque odieux germe d'impudence et de
perfidie; il faut que sa mère, en la parant de toutes les grâces de la
candeur, lui ait versé dans l'âme une goutte de ce poison que distillent
ses veines; ou il faut que l'homme qui a réussi à la dominer en si peu
de jours ait dans le souffle quelque chose d'infernal, et qu'il soit
impossible à une femme de toucher ses lèvres sans être avilie et
endurcie au mal au même instant. Il y a, je le sais, des libertins si
pervers, qu'ils semblent doués d'un pouvoir surnaturel, et qu'entre
leurs mains l'innocence se change en infamie, comme par miracle. Il y a
aussi des femmes qui naissent avec l'instinct de l'effronterie. Dans les
années de leur première inexpérience, cette impudeur se voile sous
les grâces de la jeunesse et ressemble à la confiante sincérité de
l'enfance; mais, dès leur premier pas dans le vice, tout leur devient
mensonge et bassesse. J'ai vu tout cela, et pourtant je n'aurais jamais
pu soupçonner Fernande; et me voici aussi surpris, aussi atterré de
stupeur, que s'il s'était opéré quelque révolution dans le cours des
astres.
À présent il s'agit de savoir ce que j'ai à faire. Pour moi, je ne suis
pas embarrassé de ce que je deviendrai: le mépris est l'appui le plus
fort sur lequel puisse se reposer une âme désolée; je partirai, et ne la
reverrai que lorsque mes enfants seront en âge de recevoir l'impression
funeste de son exemple et de ses leçons; alors je les lui retirerai et
je lui assurerai une existence riche et indépendante. O Dieu! ô Dieu!
était-ce ainsi que j'avais rêvé son avenir et le mien? Mais elle a menti
sans pâlir, elle m'a embrassé sans honte et sans confusion, elle m'a
reproché de ne pas l'aimer assez, le jour où elle me trompait! Qui
pouvait prévoir que c'était là un coeur vil, avec lequel il n'y aurait
pas d'autre parti à prendre que l'oubli?
Je n'attends de toi qu'un service: c'est que tu ne fasses paraître
aucune émotion et que tu l'observes attentivement pendant plusieurs
jours. Je crois qu'elle aime ses enfants; il m'a semblé qu'elle
redoublait pour eux de soins et de te adresse, depuis qu'elle a trouvé
dans une autre affection que la mienne le bonheur dont elle était avide.
Pourtant je veux savoir si je ne me trompe pas, et si ce nouvel amour ne
lui fera pas oublier et mépriser les lois sacrées de la nature. Hélas!
j'en suis maintenant à la croire capable de tous les crimes! Observe-la,
entends-tu? et si mes enfants doivent souffrir de sa passion,
condamne-la sans pitié; je veux alors les reprendre sur-le-champ, et
partir avec eux sans aucune explication.
Mais non, ce serait trop cruel. Elle peut les négliger pendant quelques
jours sans cesser de les aimer; lui arracher ses enfants au berceau! ses
enfants, qu'elle allaite encore! Pauvre femme! ce serait un trop rude
châtiment. C'est une mauvaise et ignoble nature de femme; mais elle a au
moins pour eux l'amour que les animaux ont pour leur famille. Je les lui
laisserai, et tu resteras auprès d'eux; tu veilleras sur eux, n'est-ce
pas? Adieu. J'attends ta réponse par le courrier que je t'envoie. Dis
à Fernande que mes affaires me retiennent encore ici, et que je fais
demander des nouvelles de mon fils que j'ai laissé souffrant. Mes
pauvres enfants!
XLVII.
DE SYLVIA A JACQUES.
Tu te trompes, sur l'âme de notre père! je jure que tu te trompes:
Fernande n'est pas coupable; l'homme que tu as vu n'est pas son amant,
c'est le mien, c'est Octave. Je l'ai vu, je sais qu'il est ici, et que
c'est lui qui rôde autour de la maison. Je le croyais parti; mais si tu
as vu un homme parler à Fernande, ce ne peut être que lui. Il se sera
adressé à elle pour qu'elle le réconcilie avec moi. Le baiser que tu
as entendu aura été déposé sur sa main. Octave n'est pas un grand
caractère, et il me reste peu d'amour pour lui; mais c'est au moins un
honnête homme, et je le sais incapable de chercher à séduire ta femme.
Quant à elle, il est impossible qu'elle se laisse séduire ainsi et
qu'elle sache mentir avec cet aplomb. Je ne sais rien encore; ce qui
se passe me semble bizarre, et je ne me chargerai pas de t'en donner
l'explication à présent. Je ne sais comment ils peuvent être déjà amis,
mais ils ne sont point amants, j'en réponds. Je connais, non leur
conduite actuelle, mais leur âme. Ne juge donc pas, tiens-toi
tranquille, attends; demain tu sauras tout, j'espère. Je suis fâchée de
ne pouvoir te donner une explication plus satisfaisante aujourd'hui,
mais je ne veux point questionner Fernande; je ne veux pas qu'elle se
doute de tes soupçons. Tout ce que je puis oser te dire, c'est qu'elle
ne les mérite pas. Adieu, Jacques; tâche de dormir cette nuit. Quoi
qu'il arrive, je ferai ce que tu voudras; ma vie t'appartient.
XLVIII.
DE FERNANDE A OCTAVE.
Courage! mon ami, courage! j'ai parlé enfin à Sylvia, et j'espère; j'ai
trouvé une occasion favorable. Vous m'aviez tellement recommandé de ne
rien précipiter, que je tremblais d'agir trop vite; mais, d'un autre
côté, je craignais de ne jamais retrouver un moment aussi propice.
Jamais je n'avais vu Sylvia aussi prévenante, aussi bonne, aussi
expansive avec moi; elle semblait désirer de m'entendre. Elle est venue
dans ma chambre hier soir, et m'a demandé pourquoi j'étais triste. Je le
lui ai dit: Jacques lui avait écrit de Blosse pour avoir des nouvelles
des enfants, et il ne m'avait pas adressé une ligne. Je ne peux pas
m'offenser de cette préférence si marquée pour Sylvia, mais je puis
m'affliger du tort qu'elle me fait. Je le lui ai dit ingénument. Elle
m'a embrassée avec effusion en me disant: «Est-il possible, ma pauvre
enfant, que je sois un sujet de chagrin pour toi, moi qui espérais
contribuer à ton bonheur, et l'entretenir, sinon l'augmenter, par ma
tendresse? Eh quoi! Fernande, crois-tu donc que je sois une femme aux
yeux de Jacques?--Non, lui ai-je répondu; je sais, ou du moins je crois
savoir que tu es sa soeur, mais je n'en suis que plus sûre de mon
malheur: il t'aime mieux que moi.--Non, Fernande! non, s'est-elle
écriée. S'il en était ainsi, j'estimerais et j'aimerais moins Jacques.
Tu es ce qu'il a de plus cher au monde, tu es son amante, la mère de ses
enfants. Et tu l'aimes par-dessus tout, n'est-il pas vrai?--Par-dessus
tout, ai-je répondu.--Et tu n'as jamais eu un tort grave envers
lui?--Jamais, ai-je dit avec assurance, j'en prends Dieu à témoin.--En
ce cas, tu n'as rien à craindre, a-t-elle repris; il est vrai que
Jacques est sévère et inexorable dans de certaines occasions, mais il
est doux et tolérant pour les petites fautes. Sois sûre, Fernande, que
ton sort est bien beau, et que, si tu en es mécontente, tu es ingrate.
Hélas! que ne donnerais-je pas pour changer avec toi? Tu peux aimer de
toutes les forces de ton âme, tu peux vénérer l'objet de ton amour, tu
peux t'abandonner tout entière; c'est un bonheur que je n'ai jamais
goûté.--Est-il bien vrai, me suis-je écriée en passant un bras autour
de son cou; n'as-tu jamais aimé?--J'ai aimé un être que je n'ai point
possédé et que je ne posséderai jamais, a-t-elle dit, parce qu'il
n'existe pas. Tous les hommes que j'ai essayé d'aimer lui ressemblaient
de loin, mais, vus de près, ils redevenaient eux-mêmes, et je ne les
aimais plus du moment où je les connaissais.--Oh! mon Dieu, lui ai-je
dit, tu as donc essayé bien des fois?--Oui, bien des fois, m'a-t-elle
répondu en riant, et presque toujours mon amour était fini la veille du
jour que j'avais fixé pour en faire l'aveu; deux fois seulement il a
été plus loin; la seconde même, il a supporté quelques épreuves assez
graves, et, après s'être presque éteint, il s'est parfois presque
rallumé, mais pas assez pour employer tout ce que mon âme se sent de
force pour aimer.--Ce n'est donc pas par froideur et par impuissance de
coeur que tu veux te vouer à la solitude?--Non, c'est tout le contraire,
c'est par excès de richesse et d'énergie. Je me sens dans l'âme une soif
ardente d'adorer à genoux quelque être sublime et je ne rencontre que
des êtres ordinaires; je voudrais faire un dieu de mon amant, et je n'ai
affaire qu'à des hommes.»
Alors, la voyant si bien en train de causer, je l'ai interrogée plus
particulièrement sur son dernier amour, et lui ai fait beaucoup de
questions sur votre caractère. Elle m'a dit que vous étiez le premier
des hommes qu'elle ait connus, et le dernier des amants qu'elle ait
rêvés. «Mais, m'a-t-elle dit tout à coup, est-ce que Jacques ne t'en
a jamais parlé?--Jamais.--Est-ce qu'il ne t'a pas lu quelquefois mes
lettres depuis ton mariage?--Jamais.--Il a eu tort, a-t-elle repris;
mais toi, ne penses-tu rien de son caractère et de sa figure? Ne l'as-tu
jamais vu rôder dans le parc? Ne trouves-tu pas qu'il joue du hautbois
avec beaucoup d'expression?--Ah! méchante Sylvia! me suis-je écriée; tu
savais donc bien qu'il est ici?--Et que t'a-t-il dit? a-t-elle repris
en riant, car il t'a écrit.» Alors je me suis jetée dans ses bras et
presque à ses pieds, et je lui ai parlé avec tout le dévouement et toute
l'ardeur de l'amitié que je vous ai vouée. En m'écoutant, son visage
avait une étrange expression de plaisir et d'intérêt. Oh! je l'espère,
Octave, elle vous aime plus qu'elle ne le dit, plus qu'elle ne le pense.
Elle m'interrompit pour me demander quel jour je vous avais vu pour la
première fois et comment vous m'aviez abordée. Cela m'embarrassa un peu;
cependant je lui racontai à peu près tout, et je lui demandai à mon tour
comment elle savait nos relations. «Parce que j'ai vu par hasard un
billet à ton adresse dans les mains de Rosette, et que j'ai reconnu
le caractère de la suscription... Ne pourrais-tu me montrer un de ces
billets? a-t-elle ajouté; je serais curieuse de voir de quelle façon
il parle de moi.» J'ai couru chercher l'avant-dernier[1], où il est
exclusivement question d'elle. Elle l'a lu très-vite, et me l'a rendu en
souriant; elle s'est promenée dans l'appartement avec quelque agitation,
comme fait Jacques quand il hésite à prendre un parti, puis elle m'a dit
en prenant son bougeoir: «Adieu, Fernande; donne-moi deux ou trois
jours pour te répondre touchant ce que je compte faire d'Octave;
pour aujourd'hui, je souhaite qu'il dorme aussi bien que moi.» Mais
quoiqu'elle affectât un ton moqueur, il y avait sur son visage un
rayonnement inaccoutumé. Elle m'embrassa si affectueusement, et me dit
des choses si bonnes et si tendres pour mon compte, que je la crois
enchantée de ma conduite; elle ne demandait qu'à écouter votre avocat
pour vous absoudre. Espérez, Octave, espérez; à présent qu'elle sait nos
manoeuvres, il est inutile que nous nous voyions à son insu. Attendons
un peu; si je vois que sa miséricorde fasse d'heureux progrès, je vous
ferai venir ici, et vous vous jetterez à ses pieds. Mais je crois
qu'elle veut consulter Jacques auparavant; laissez-la faire, puisque
cela est inévitable. O mon ami! que je serais fière et heureuse si je
réussissais à vous rendre le bonheur! Est-il encore possible pour moi?
La conduite froide de Jacques à mon égard me désespère et me décourage
presque d'aimer. Je tâcherai de vivre d'amitié; votre joie remplira mon
âme et me tiendra lieu de celle que je ne goûte plus.
[Note 1: Le lecteur ne doit pas oublier que beaucoup de lettres ont
été supprimées de cette collection. Les seules que l'éditeur ait cru
devoir publier sont celles qui établissent certains faits et certains
sentiments nécessaires à la suite et à la clarté des biographies; celles
qui ne servaient qu'à confirmer ces faits, ou qui les développaient
avec la prolixité des relations familières, ont été retranchées avec
discernement. (_Note de l'éditeur_.)]
XLIX.
DE SYLVIA A JACQUES.
Je te l'ai dit, Jacques, tu t'es trompé; Fernande est pure comme le
cristal; le coeur de cette enfant est un trésor de candeur et de
naïveté. Pourquoi t'es-tu fait tant souffrir? Ne sais-tu pas qu'en de
certaines occasions il faut refuser le témoignage même des yeux et des
oreilles? Pour moi, il y a encore des circonstances inexplicables dans
cette aventure, celle du bracelet, par exemple. Je n'ai pu trouver un
moyen d'interroger Fernande à cet égard; il eût fallu laisser percer
tes remarques et tes soupçons, et il ne faut pas que Fernande se doute
jamais que tu l'as condamnée sans l'entendre.
Mais comme son innocence dans tout le reste est aussi évidente pour moi
que le soleil, aussi prouvée que l'existence du monde, je crois pouvoir
assurer que tu t'es trompé en croyant entendre le mot de bracelet, et
que la marque du bijoutier n'a jamais existé que sur l'un des deux. S'il
y a quelque mystère à cet égard entre eux, sois sûr qu'il est aussi
puérilement innocent que le reste. Reviens, je te raconterai tout, je te
donnerai sur tout les explications les plus satisfaisantes. Je sais ce
qu'ils s'écrivaient, j'ai vu les lettres; je sais ce qu'ils se disaient,
Fernande m'a tout dit avec candeur: ce sont deux enfants. Fernande eût
agi d'une manière imprudente avec un autre homme qu'Octave; mais Octave
a l'ingénuité et toute la loyauté d'un Suisse. Reviens, nous parlerons
de tout cela. Ne me demande pas pourquoi je ne t'ai pas dit qu'Octave
était ici; je le savais, je l'avais reconnu sous un déguisement à la
dernière chasse au sanglier que nous avons faite. Il eût fallu, pour
te faire comprendre sa conduite étrange et romanesque, t'avouer que je
t'avais fait un petit mensonge en te disant qu'Octave avait renoncé à
moi, et que nos liens étaient rompus d'un mutuel accord. Il est bien
vrai que j'avais rompu les miens, mais sans le consulter, et sans savoir
à quel point il souffrirait de ce parti. Tu me mandais que ma présence
te devenait nécessaire. J'aimais encore Octave, mais sans enthousiasme
et sans passion. Ce que j'aime le mieux au monde, c'est toi, Jacques,
tu le sais; ma vie t'appartient; je te dois tout, je n ai pas d'autre
devoir, pas d'autre bonheur en ce monde que de le servir. J'ai donc
quitté Genève sans hésiter, et, pour prévenir des explications inutiles
et pénibles, je suis partie sans voir Octave et sans lui faire d'adieux.
Je savais que cette nouvelle séparation lui ferait beaucoup de mal; je
savais que mon affection ne pouvait jamais lui faire de bien, et qu'il
souffrirait moins, s'il parvenait à y renoncer, que s'il continuait
cette lutte entre l'espoir et le découragement, à laquelle il est livré
depuis plus d'un an. Je croyais que cette rupture serait d'autant plus
facile que je ne lui disais point où j'allais, et que le temps qu'il
perdrait à me chercher serait autant de gagné pour se consoler. Je t'ai
dit qu'il m'avait laissée partir sans regret, parce que tu te serais
imaginé que je venais de te faire un sacrifice, et cette idée aurait
gâté le bonheur que tu éprouvais à me voir. Non, ce n'était pas un
sacrifice bien grand, mon ami; je n'ai réellement plus d'amour pour
Octave. Il est vrai qu'il m'est cher encore comme un ami, comme un
enfant adoptif, et que, dans le secret de mon coeur, j'ai pleuré sa
douleur, et demandé à Dieu de l'alléger en me la donnant; mais combien
je suis dédommagée aujourd'hui de ces peines secrètes, en voyant que je
te suis utile et que j'ai fait quelque bien à Fernande.
D'ailleurs, tout est réparé: Octave a découvert ma retraite; il est venu
chanter et soupirer sous mon balcon, comme un amant de Séville ou
de Grenade; il a conté ses chagrins à Fernande, et l'a conjurée
d'intercéder pour lui. Que pourrais-je refuser à Fernande? Reviens;
et, pour que les choses se passent convenablement, charge-toi de nous
présenter l'un à l'autre et de l'inviter à demeurer quelque temps avec
nous. Je prends sur moi de le faire partir sans cris et sans reproches;
car je ne prévois pas que l'envie me vienne de vous quitter pour le
suivre.
L.
DE SYLVIA A OCTAVE.
Vous êtes un fou, et vous avez failli nous faire bien du mal. Ne vous
voyant plus reparaître, j'avais espéré que vous étiez parti, tandis que
vous vous amusiez à jouer avec le repos et l'honneur d'une famille.
Êtes-vous si étranger aux choses de ce monde? Vous qui me reprochez sans
cesse de mépriser trop le côté réel de la vie, ne savez-vous pas que
la plus pure des relations entre un homme et une femme peut être
mal interprétée, même par les personnes les plus douces et les plus
honnêtes? Vous qui m'avez blâmée avec tant d'amertume quand j'exposais
ma réputation aux doutes des indifférents par une conduite trop
indépendante, comment êtes-vous assez irréfléchi ou assez égoïste pour
exposer aujourd'hui Fernande aux soupçons de son mari? Heureusement il
n'en a point été ainsi, et Jacques ne s'est aperçu de rien; mais j'ai
découvert les enfantillages de votre conduite. Tout autre que moi aurait
jugé sur les apparences; heureusement je vous sais honnête homme, et je
connais la sainteté du coeur de Fernande. Mais que doivent penser les
domestiques et les paysans que vous mettez dans la confidence de vos
rendez-vous puérils? L'homme chez qui vous demeurez et la femme de
chambre qui accompagne Fernande aux Quatre-Sentiers, croyez-vous qu'ils
jugent vos entretiens innocents et qu'ils gardent bien scrupuleusement
le secret? Tous ces mystères sont d'ailleurs inutiles: que ne
m'écriviez-vous directement? ou, si vous pensiez avoir besoin d'un
avocat, que ne vous adressiez-vous à Jacques, qui a pour vous de
l'amitié, et qui a sur mon esprit bien plus d'influence que Fernande? Je
ne conçois pas cette niaiserie de n'oser pas vous présenter vous-même;
il faut promptement terminer et réparer vos imprudences. Habillez-vous
comme tout le monde demain, et venez dîner avec nous. Jacques vous
invitera à passer quelque temps au château; vous devez accepter. Mais,
écoutez, Octave.
Je n'ai point d'amour pour vous; j'ai cru en avoir autrefois, peut-être
même en ai-je eu. Depuis longtemps je ne sens plus que de l'amitié dans
mon coeur; n'en soyez pas blessé, et croyez que ce que je vous ai dit
est très-réel et très-sincère. Je n'ai d'amour pour aucun autre et je
ne crois pas en avoir jamais. Cessez d'attribuer à un caprice ou à une
tristesse passagère la résolution que j'ai prise de ne plus être votre
maîtresse. Les embrassements de l'amour ne sont beaux qu'entre deux
êtres qui le ressentent; c'est profaner l'amitié que de les lui imposer.
Quels plaisirs purs pourriez-vous goûter dans mes bras désormais,
sachant que je ne vous y reçois que par dévouement? Cessez donc d'y
songer, et soyons frères. Je ne vous retire qu'un plaisir devenu
stérile; ce n'est pas moi, c'est vous qui avez détruit ce que vous
m'inspiriez d'enthousiasme et de passion. Mais ne revenons pas sur
d'inutiles reproches; ce n'est pas votre faute si je me suis trompée.
Je puis vous dire que l'amitié et l'estime ont survécu dans mon âme à
l'amour, et que rarement une femme peut rendre ce témoignage à l'homme
qu'elle connaît aussi intimement que je vous connais. Si vous dédaignez
mon amitié et si vous la refusez, il est inutile de rester longtemps
ici; quelques jours suffiront pour réparer vos étourderies; si vous
l'acceptez, au contraire, nous serons tous heureux de vous garder
parmi nous le plus que nous pourrons, et la tendresse de mon affection
fraternelle s'efforcera de vous faire oublier la dureté de ma franchise.
LI.
DE JACQUES A SYLVIA.
Je serai demain auprès de toi; aujourd'hui je suis malade. Je me suis
senti comme foudroyé par la fièvre en lisant ta lettre; jusque-là
j'étais si agité que je ne sentais pas mon mal; aussitôt que mon être
moral a été guéri, mon être physique s'est aperçu du choc terrible qu'il
avait reçu, et il a semblé vouloir se dissoudre. Pendant quelques heures
j'ai cru que j'allais mourir, et je songeais à te faire appeler, quand
une saignée, que le médecin du village voisin m'a faite à propos, est
venue me soulager; je serai tout à fait bien demain. Ne prends point
d'inquiétude et ne dis rien à Fernande.
Je l'ai accusée injustement, j'ai été coupable envers elle; je ne lui en
demanderai point pardon, ces sortes d'aveux aggravent le mal; mais je
réparerai ma faute. Je sens que mon affection pour elle n'a rien perdu
de sa ferveur, et que la souffrance n'a point affaibli les facultés
aimantes de mon coeur. J'ignore si je puis encore appeler amour le
sentiment que Fernande a pour moi; j'en doute, car elle a bien souffert
de cet amour, et je ne crois pas qu'elle puisse, comme moi, souffrir
sans se dégoûter. Pour moi, il me semble que je suis le même qu'au jour
où je l'ai pressée dans mes bras pour la première fois; la même chaleur
sainte et bienfaisante entretient la jeunesse de mon coeur; je suis
aussi dévoué, aussi sûr de moi, aussi calme pour supporter les douleurs
journalières qu'engendre l'intimité. Je ne sens pas la moindre amertume
contre le passé, pas le moindre ennui du présent, pas le moindre
découragement devant l'avenir; oui, je l'aime encore comme je l'aimais;
seulement je suis un peu moins heureux.
[Illustration: Mais il s'agenouilla au milieu de la chambre.]
Octave me paraît fort extravagant en tout ceci; mais c'est peut-être son
caractère, et alors il n'y a pas de reproche à lui faire. Tu as raison
de penser qu'il faut couper court promptement à ce manège puéril, et
réparer, aux yeux de nos gens, le mauvais effet qu'il a dû produire. Il
n'y a pas d'explication possible à leur donner; il y en aurait qu'il ne
faudrait pas en prendre la peine. Mais une prompte _bonne intelligence_
entre nous quatre, et Octave assis à notre table pendant une ou
plusieurs semaines, répondront victorieusement à tous les mauvais
commentaires.
Tu t'excuses de m'avoir caché ton sacrifice; car c'en était un, Sylvia.
Je connais ton coeur; je sais ce que ton noble orgueil et ta paisible
fermeté cachent de tendresse et de compassion; je sais que tu as dû
pleurer les larmes d'Octave, et que tu ne l'as pas affligé sans déchirer
ton âme. Tu dis que ce que tu as de plus cher au monde, c'est moi.
Bonne Sylvia! ce que tu as de plus cher au monde, tu ne l'as pas encore
rencontré. Le rencontreras-tu jamais, et, si cela arrive, sera-ce pour
ton bonheur ou pour ton malheur?
Quant à Octave, je te supplie d'avoir beaucoup de douceur et de bonté
avec lui; il est bien assez à plaindre de ne pouvoir être aimé de toi;
épargne-lui les reproches. Pour moi, quelque étrange qu'ait été son
procédé en s'adressant à ma femme plutôt qu'à moi, je lui témoignerai
l'amitié et l'estime qu'il mérite. A demain donc! tu m'as sauvé, Sylvia;
sans toi je partais, j'abandonnais Fernande; j'étais à jamais criminel
et malheureux. Pauvre Fernande! brave Sylvia! oh! je vais être encore
bien heureux, je le sens. Et mes enfants que je croyais ne plus revoir
que dans cinq ou six ans, mes chers enfants que je vais couvrir de
douces larmes!
[Illustration: Elle était jolie comme un ange avec ce costume.]
LII.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Pour le coup, mon amie, je ne puis ni me fâcher, ni m'affliger de ta
lettre; elle est burlesque, voilà tout. Je suis tentée de croire que tu
es gravement malade, et que tu m'as écrit dans l'accès de la fièvre.
S'il en était ainsi, je serais bien triste; et je souhaite me tromper,
d'autant plus que je ne voudrais pas perdre une si bonne occasion de
rire. L'immuable raison et l'auguste bon sens ont donc aussi leurs jours
de sommeil et de divagation! Chère Clémence, ton état m'inquiète, et je
te conjure de présenter ton pouls au médecin.
Malgré tous tes beaux pronostics et tes obligeantes condamnations, rien
de ce que tu as prévu n'est arrivé. Je ne suis pas plus amoureuse de M.
Octave que M. Octave n'est amoureux de moi. Nous nous aimons beaucoup et
très-sincèrement, il est vrai; mais je n'ai d'amour que pour Jacques,
et Octave n'a d'amour que pour Sylvia. Il la connaissait si bien, et il
m'avait si peu trompée, que Sylvia m'a confirmé mot pour mot tout ce
qu'il m'avait dit de leurs amours et de leurs querelles. J'ai obtenu
qu'elle lui rendît au moins son amitié, et ce matin Jacques m'a aidé à
les réconcilier. J'étais un peu inquiète de Jacques, qui a passé quatre
jours à la ferme de Blosse, et qui ne m'a pas écrit pendant tout ce
temps, bien qu'il envoyât tous les jours un courrier à Sylvia; enfin,
ils m'ont avoué ce matin que Jacques avait été très-malade et presque
mourant pendant plusieurs heures. Il est encore d'une pâleur mortelle;
jamais je ne l'ai vu si beau qu'avec cet air abattu et mélancolique. Il
y a dans ses manières une langueur et dans ses regards une tendresse qui
me rendraient folle de lui si je ne l'étais déjà. Mais je te demande
pardon; cela est en contradiction ouverte avec ce que ta sagesse et
ta pénétration ont décrété. Heureusement Jacques n'a pas apposé sa
signature à ces majestueux arrêts, et jamais je ne l'ai vu si expansif
et si tendre avec moi. En vérité, les beaux jours de notre passion sont
revenus, ne t'en déplaise, ma chère Clémence.
Pour continuer ce récit, je te dirai donc que j'avais donné rendez-vous
à Octave, et que pendant le déjeuner, le son du hautbois s'est fait
entendre sous la fenêtre. Il fallait voir la figure des domestiques!
«Le revenant, le revenant en plein jour! disaient-ils d'un air
stupéfait.--Allons, Fernande, m'a dit Jacques en souriant, va chercher
ton protégé;» et, comme Octave achevait son chant, Sylvia et mon mari
ont battu des mains en riant. J'ai quitté la table et j'ai mis ma
serviette sur la tête d'Octave pour en faire un revenant. Il est entré
ainsi d'un air mystérieux, et je l'ai conduit aux pieds de Sylvia, qui
lui a découvert la figure, et lui a donné un soufflet sur une joue et
un baiser sur l'autre. Jacques l'a embrassé et l'a invité à rester
avec nous tant qu'il voudrait, en lui promettant de rendre Sylvia
plus humaine pour lui. Octave était ému et timide comme un enfant; il
s'efforçait d'être gai, mais il regardait Sylvia avec une expression de
crainte et de joie. Moi, qui ai bonne espérance de tout cela, et qui ai
retrouvé aujourd'hui Jacques si aimable pour moi, j'étais transportée au
point de pleurer comme une niaise à chaque mot qu'on disait de part et
d'autre. Enfin, nous avons fait déjeuner Octave, qui n'avait pas mangé
de la journée et qui s'est mis à dévorer. Il était assis entre Sylvia et
moi; Jacques fumait près de la fenêtre, et nous ne nous parlions plus
qu'avec les yeux; mais que de joie et de bien-être nous avions tous dans
le coeur! Sylvia plaisantait un peu Octave sur ce grand appétit, qui
n'avait rien, disait-elle, du héros de roman. Il s'en vengeait en lui
baisant les mains, et de temps en temps il pressait la mienne; il me l'a
baisée aussi en se levant de table, et Jacques, s'approchant de nous,
lui a dit en m'embrassant: «Je vous remercie d'avoir de l'amitié pour
elle, Octave; c'est un ange, et vous l'avez deviné.» Le reste de la
journée s'est passé à courir et à faire de la musique. Le berceau de mes
enfants est toujours auprès de nous, que nous nous mettions au piano ou
que nous soyons assis dans le jardin. Octave a comblé mes jumeaux de
caresses et de petits soins; il aime les enfants à la folie, et trouve
les miens charmants; il les endort au son du hautbois d'une manière
magique, comme tu dis, et Jacques se plaît beaucoup à voir opérer le
magicien. Enfin, nous avons eu un jour bien beau et bien pur. Nous
allons avoir, j'espère, une vie un peu différente de celle que, dans
ta riante imagination, tu m'avais préparée. Je suis vraiment désolée
d'avoir à te contrarier, ma bonne Clémence, en te déclarant que cette
fois ton grand savoir est en défaut, et que je ne suis pas encore
perdue. Je te remercie de l'arrêt irrévocable par lequel tu me condamnes
à l'être avant peu; la prédiction me paraît charitable et l'expression
fort belle; mais je te demanderai la permission d'attendre encore
quelques jours avant de me laisser choir dans le précipice. Et toi,
Clémence, quand te maries-tu? Est-ce que tu ne t'ennuies pas un peu du
célibat? Es-tu toujours bien contente d'être au couvent à vingt-cinq
ans? N'est-ce pas une bien belle chose d'être veuve, indépendante et
sans amour? J'envie ton sort! Tu ne te _perdras_ pas; tu t'es mise
derrière la grille et sous les verrous pour être plus sûre de ton
bonheur et de ta vertu; tu sais qu'ainsi gardés ils ne s'échapperont
pas. Permets-moi d'aimer encore mon mari quelques années avant d'entrer
dans cette auguste permanence. Adieu, ma belle; bien du plaisir! Je vais
tacher de prendre goût à ton sort, et de me détacher des affections
humaines, pour entrer dans l'impassibilité du néant intellectuel.
LIII.
D'OCTAVE A HERBERT.
Je ne sais pas trop ce qui se passe dans ma tète; je ne dors pas, j'ai
la fièvre, je suis comme un homme qui commence à s'énamourer; mais de
qui serais-je amoureux, si ce n'est de Syivia? Pourtant je n'en sais
rien; je vis auprès de deux femmes charmantes, et il me semble être
également épris de toutes deux. Je suis ému, content, actif; je m'amuse
de tout: j'ai des envies de rire comme un enfant et des envies de
gambader comme un jeune chien. Peut-être que j'ai enfin trouvé la
manière de vivre qui me convient. Ne rien faire d'obligatoire; m'occuper
doucement de dessin et de musique, habiter un beau et tranquille pays
avec d'aimables amis, aller à la chasse, à la pêche, voir autour de moi
des êtres heureux du même bonheur et remplis des mêmes goûts; oui, cela
est une douce et sainte vie.
Je t'avouerai que je commençais à devenir sérieusement amoureux de
Fernande lorsque heureusement Sylvia a découvert le roman et l'a terminé
avec quelques reproches et une poignée de main. Elle a bien fait: ce
roman me montait trop au cerveau; ces rendez-vous, ces forêts, ces nuits
d'été, ces billets, ces douces confidences, Fernande affligée de la
froideur de son mari, et répandant ses belles larmes dans mon sein, tout
cela devenait trop enivrant pour ma pauvre tête. Je ne pensais pas
plus à Sylvia que si elle n'eût jamais existé, et je fuyais toutes les
occasions de réussir dans ma prétendue entreprise. Je ne saurais avoir
beaucoup de remords de toutes les folies qui m'ont passé par l'esprit
durant ces jours de bonheur et d'imprudence. Quel autre à ma place n'eût
fait pis? Mais je suis un scélérat fort ingénu, et je trouve mon bonheur
dans la pensée et dans l'espoir du crime plutôt que dans le crime
lui-même. J'ai horreur des plaisirs qu'il faut acheter par des perfidies
et payer par des remords. Attirer Fernande à un rendez-vous et baiser
doucement ses mains, en m'entendant appeler son ami et son frère, me
semblait beaucoup plus agréable que de recevoir les embrassements de la
passion et du désespoir.... Je n'ai jamais séduit personne, et je ne
crois pas que les reproches et les terreurs d'une femme rendent bien
heureux; et puis il y a un étrange plaisir à protéger et à respecter une
pudeur qui se confie et s'abandonne à vous! L'idée que j'étais le maître
de bouleverser cette âme naïve et de ravir ce trésor suffisait à mon
orgueil; je goûtais un raffinement de vanité à la voir se livrer, et à
ne pas vouloir abuser de sa confiance.
Cependant je commençais à être trop ému; je ne savais plus ce que je
disais, et si Fernande n'a pas deviné ce qui se passait en moi, il faut
qu'elle soit aussi pure qu'une vierge. Je crois en effet qu'elle est
ainsi, et cela augmente mon respect, mon enthousiasme, dirai-je mon
amour? Eh bien, oui, pense de moi ce que tu voudras, je suis amoureux
d'elle au moins autant que de Sylvia. Qu'est-ce que cela fait? Je ne
serai plus l'amant de Sylvia, et je ne chercherai jamais à être celui de
Fernande. Sylvia m'a déclaré formellement, clairement et obstinément,
que nous serions désormais amis, et rien de plus. Je ne sais si c'est un
parti pris ou une épreuve à laquelle elle veut me soumettre; pour moi,
je suis un peu las de ses caprices, et je sens que le dépit m'aidera
puissamment à m'en consoler. Ce qu'il y a de certain, c'est que Sylvia
se trompe si elle me croit d'humeur à accepter son pardon plus tard; je
renonce à son amour, et le mien achèvera de s'éteindre avant qu'elle ait
pris soin de le rallumer.
Malgré cette passion étrange et les rapports un peu problématiques que
nous avons ensemble, il est impossible d'avoir une existence plus
douce que la nôtre. Jacques, Sylvia et Fernande sont des amis d'élite
certainement, des intelligences pures et dégagées de tous les préjugés,
de toutes les considérations étroites et vulgaires. Sylvia va trop loin
dans cette indépendance pour rendre un amant heureux; mais, à ne la
contempler qu'à la lumière de l'amitié, c'est un être d'une originalité
sublime. Jacques a beaucoup de ses idées et de ses sentiments; mais il
est moins absolu, et son caractère est plus aimable et plus doux. Je
ne le connaissais pas, je l'avais mal jugé; la manière dont il m'a
accueilli, la confiance qu'il me témoigne, la loyauté avec laquelle il
accepte ma prétendue amitié pour sa femme, ont quelque chose de si
noble et de si grand que je me mépriserais du jour où je songerais à le
trouver ridicule. Trahir cette confiance, c'est une idée qui me fait
horreur, une tentation que je n'ai pas besoin de combattre. L'amour que
Fernande a pour lui, et que j'admire comme un des côtés les plus divins
de son âme, suffit pour la préserver à jamais. Je ne sais pas comment
je ferai pour me séparer d'elle, pour renoncer à passer mes jours à
ses côtés, mais il est certain que je m'en séparerai sans lui laisser
d'amertume et sans emporter de remords.
Je voudrais trouver un moyen de m'établir dans leurs environs et de
les voir tous les jours sans demeurer chez eux, et sans dépendre d'un
caprice de Sylvia, qui peut m'éloigner demain du toit qu'elle habite
sans que j'aie rien à dire, puisque je suis censé n'y être que pour elle
et d'après sa permission. Il y a une jolie petite maison qui a servi
autrefois de presbytère, et qui est dans une situation délicieuse, à
une demi-lieue dans la montagne; si je pouvais faire déguerpir le vieux
militaire qui l'occupe en lui payant le double de son loyer, je serais
le plus heureux et le mieux logé des hommes. Envoie-moi une petite
somme que mon régisseur te portera, et toute la musique qui est dans ma
chambre. Si je m'établis dons mon presbytère, je veux que tu viennes
passer le reste de la belle saison avec moi. Tu es un peu amoureux de
Sylvia, quoique tu ne t'en sois jamais vanté. Nous vivrons tous deux de
chasse, de pèche, de musique et d'amour contemplatif.
LIV.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Non, mon amie, non, je ne suis pas en colère; il est possible que j'aie
eu un moment d'aigreur et d'ironie en te répondant: ta lettre était si
dure et si cruelle! mais je le jure que la mienne a suffi pour épancher
tout mon dépit, et qu'après l'avoir écrite je n'ai pas plus pensé à
notre querelle que s'il ne se fût rien passé. Si j'ai été trop loin dans
ma réponse, pardonne-moi, et, une autre fois, ménage-moi un peu plus.
Vraiment, je n'avais pas mérité des leçons si dures; je m'étais conduite
un peu follement, il est vrai; mais mon coeur était resté si étranger
aux sentiments que tu me supposes, que, cette fois, je ne pouvais
accepter ton arrêt comme une vérité utile. Il me semblait voir dans ta
manière de me traiter une sorte de mépris que je ne pouvais pas et que
je ne devais pas supporter. Pour l'amour de Dieu, n'en parlons plus
jamais! Tu m'as boudée bien longtemps, et tu as attendu trois lettres de
moi pour me dire enfin que tu étais fâchée. J'espère que tu verras dans
ma persévérance à t'écrire une amitié à l'épreuve des mortifications de
l'amour-propre: il en doit être ainsi. Oublie donc toute rancune, et
reviens à moi comme je reviens à toi, sincèrement et avec joie.
Tu me montres tant d'indifférence et tu te déclares si étrangère
désormais à ce qui me concerne, que je n'ose presque plus t'en parler.
Cependant je veux te forcer à reprendre notre correspondance telle
qu'elle était. Il m'était si agréable de te raconter toute ma vie,
semaine par semaine! Il me semblait avoir allégé mes chagrins de moitié
quand je te les avais confiés; il est vrai qu'à présent je n'ai plus de
chagrins. Jamais je n'ai été plus heureuse et plus tranquille. Toutes
les petites blessures que nous nous faisions, Jacques et moi, sont à
jamais cicatrisées; rien ne nous fait plus souffrir: nous nous entendons
sur tout, nous nous devinons. J'étais bien coupable envers lui, et je ne
conçois plus, comment j'ai pu l'accuser si souvent, lui qui n'a qu'une
pensée et qu'un voeu dans l'âme, mon bonheur. Tout cela me semble un
rêve aujourd'hui, et je ne peux m'expliquer ce que j'étais alors;
peut-être que nous étions trop seuls vis-à-vis l'un de l'autre et trop
inoccupés. Un peu de société et de distraction est nécessaire a mon âge
et même à celui de Jacques; car il est aussi plus heureux depuis que
nous vivons en famille. Je t'ai dit qu'Octave s'était installé à une
demi-lieue d'ici, dans une petite habitation charmante où nous allons
tous lui demander à déjeuner une ou deux fois par semaine. Pour lui, il
vient tous les jours nous trouver. Il a eu cet été, pendant deux mois,
un de ses amis, M. Herbert, un brave Suisse plein de franchise et de
douceur. Nous ne faisions que chasser, manger, rire, aller en bateau,
chanter; et quelles bonnes nuits de sommeil après toute cette fatigue et
cette gaieté! Sylvia est l'âme de nos plaisirs. Je ne sais dans quels
termes elle est avec Octave; il ne se plaint pas d'elle, et, quoiqu'ils
se prétendent amis seulement, je crois fort qu'ils sont plus amants que
jamais. Sylvia devient tous les jours plus belle et plus aimable; elle
est si forte, si active, qu'elle nous entraîne dans son activité comme
dans un tourbillon. Elle est toujours éveillée la première, et c'est
elle qui arrange la journée et décrète nos amusements; elle en prend si
bien sa part qu'elle nous force à nous amuser autant qu'elle. Jacques,
avec son sang-froid, est le plus comique et le plus amusant de nous
tous; il fait toutes sortes de drôleries et d'espiègleries avec une
gravité imperturbable, et sa manière d'être fou est si douce, si
gentille et si peu bruyante, qu'on ne s'en lasse jamais. Octave est plus
turbulent, il est si jeune! il saute, il court, il joue dans nos prés
comme un poulain échappé. Son ami Herbert, quand il était ici, était
chargé de la lecture pendant que nous dessinions ou que nous brodions
les jours de pluie ou de trop grande chaleur. Au milieu de ce bonheur,
mes enfants poussent comme de petits champignons; c'est à qui les aimera
le plus. Jamais je n'ai vu d'enfants si gâtés et si caressés; Octave est
celui de tous que ma fille préfère; il se couche par terre sur le tapis
où elle se roule au soleil, et pendant des heures entières elle s'amuse
à passer ses petites mains dans les longs cheveux blonds de son ami.
Sylvia est la favorite de mon fils; elle le tient sur ses genoux en
jouant du piano avec une main, et il l'écoute comme s'il comprenait le
langage des notes; de temps en temps il se tourne vers elle avec un
sourire d'admiration et cherche à parler; mais il ne fait entendre
que des sons inarticulés, qui, au dire de Sylvia, sont des réponses
très-précises et très-logiques au langage du piano. Il faut voir ses
interprétations et la traduction qu'elle fait de ses moindres gestes, et
le sérieux, le recueillement avec lequel Jacques écoute tout cela. Ah!
nous sommes bien enfants tous, et bien heureux!
Depuis qu'Herbert est parti et que le froid commence à se faire sentir,
nous sommes un peu plus sédentaires. Nous avons encore pourtant de
belles journées d'automne, et nos soirées ont pris une tournure de
mélancolie délicieuse. Sylvia improvise au piano, et, pendant ce temps,
nous sommes assis tout pensifs autour de l'âtre où pétille le sarment.
Sylvia ne s'approche jamais du feu; elle est d'un tempérament sanguin,
et craint toujours que le sang ne lui monte à la tête. Mon vieux fumeur
de Jacques va et vient par la chambre, et de temps en temps donne un
baiser à sa soeur et à moi; puis il tape sur l'épaule d'Octave en lui
disant: «Est-ce que tu es triste?» Octave relève la tête, et nous nous
apercevons quelquefois que son visage est couvert de larmes. C'est
l'effet des improvisations étranges et tour à tour tristes et folles de
Sylvia. Alors Jacques et Octave se racontent les divers rêves poétiques
qu'ils ont faits pendant le chant et les modulations de piano. Il
est étrange de voir comme les mêmes notes et les mêmes sons agissent
différemment sur les nerfs de chacun d'eux; quelquefois Jacques est
à cheval sur la bête de l'Apocalypse quand Octave est endormi sur la
paille d'une prison; d'autres fois c'est Jacques qui est atterré de
tristesse dans quelque désert épouvantable, tandis qu'Octave vole avec
les sylphes autour du calice des fleurs au clair de la lune. Bien
n'est plus amusant que d'entendre les fantaisies qui leur passent
par l'esprit. Sylvia s'en mêle rarement: c'est la fée qui évoque les
apparitions et qui les contemple sans émotion et en silence, comme des
choses qu'elle est habituée à gouverner. Ce qui l'amuse le plus, c'est
de voir l'effet de la musique sur le chien de chasse d'Octave, et
d'interpréter les singuliers gémissements qui lui échappent à de
certaines phrases d'harmonie; elle prétend qu'elle a trouvé l'accord et
la combinaison des sons qui agissent sur la fibre de ce vaporeux animal,
et que ses sensations sont beaucoup plus vives et plus poétiques que
celles de ces messieurs. Tu ne saurais t'imaginer combien ces folies
nous occupent et nous divertissent. Quand on est plusieurs à s'aimer
comme nous faisons, toutes les idées, tous les goûts deviennent communs
à tous, et il s'établit une sympathie si vive et si complète, qu'une
seule âme semble animer plusieurs corps.
Adieu, mon amie, écris-moi donc; et, comme tu as pris autrefois part à
mes chagrins, prends part à ma joie.
TROISIEME PARTIE.
LV.
D'OCTAVE A FERNANDE.
Fernande, je n'en puis plus, j'étouffe, cette vertu est au-dessus de
mes forces, il faut que je parle et que je fuie, ou que je meure à vos
pieds; je vous aime, il est impossible que vous ne le sachiez pas.
Jacques et Sylvia sont des êtres sublimes, mais ce sont des fous, et moi
aussi je suis un insensé, et vous aussi, Fernande. Comment ont-ils pu,
comment avons-nous pu croire que je vivrais entre Sylvia et vous, sans
aimer passionnément l'une des deux? Longtemps je me suis flatté que je
n'aimerais que Sylvia; mais Sylvia ne l'a pas voulu. Elle m'a repoussé
avec une obstination qui m'a rebuté, et mon coeur peu à peu lui a obéi;
il s'est rangé sans colère et sans effort à l'amitié, et il est certain
que ce sentiment, entre elle et moi, m'a rendu bien plus heureux que
l'amour. C'est ainsi que j'aurais dû l'aimer toujours, et c'est ainsi
que je l'aimerai toute ma vie, avec calme, avec force, avec vénération.
Mais vous, Fernande, je vous aime mille fois plus que je ne l'ai jamais
aimée, je vous aime avec emportement, avec désespoir, et il faut que je
parte! oh! Dieu! oh! Dieu! pourquoi vous ai-je connue?
Vous me demandez tous les jours pourquoi je suis triste, vous vous
inquiétez de ma santé; vous ne comprenez donc pas que je ne suis pas
votre frère et que je ne peux pas l'être? Vous ne voyez pas que je bois
le poison par tous les pores, et que votre amitié me tue? Que vous
ai-je fait pour que vous m'aimiez avec cette tendresse et cette douceur
impitoyables? Chassez-moi, maltraitez-moi, ou parlez-moi comme à un
étranger. Je vous écris dans l'espoir de vous irriter; quelque chose que
vous fassiez, quelque malheur qui m'arrive, ce sera un changement; le
calme étouffant où nous vivons m'oppresse et me rendra fou. J'ai été
longtemps heureux auprès de vous. Votre amitié, qui m'irrite et me fait
souffrir aujourd'hui, était, dans les premiers mois, un baume divin
répandu sur les blessures d'un coeur déchiré. J'étais incertain, agité,
plein d'un espoir inconnu, transporté de désirs que je ne savais pas
expliquer, et dont le but me semblait être l'éternité avec vous. J'étais
si fatigué des choses de la terre, Sylvia m'avait rendu l'amour si
fâcheux et si rude dans les derniers temps, et ce que j'avais souffert
pour la perdre, la retrouver et la perdre encore, m'avait tellement
brisé, que je n'espérais presque plus rien en ce monde, et que je me
sentais dans une disposition à me nourrir de rêves et de chimères. Il
faut que je vous dise toute ma folie; dès que je vous vis, je vous
aimai, non d'une amitié paisible et fraternelle, comme je m'en vantais,
mais d'an amour romanesque et enivrant. Je m'abandonnais à ce sentiment
à la fois vif et pur; si j'avais été repoussé et contrarié, peut-être
serait-il devenu dès lors une passion violente; mais vous m'accueillîtes
avec tant de confiance et d'ingénuité! Jacques ensuite m'appela si
loyalement à partager le bonheur de vous voir tous les jours, que je
m'habituai à vous contempler sans oser vous désirer. Je pensais alors
que cela me suffirait toujours, ou je me disais du moins que le jour où
ce sentiment me ferait trop souffrir, j'aurais toujours la force de m'en
aller; à présent, je me sens plus volontiers la force de mourir.
Où est-il ce temps où un baiser sur votre main me rendait si heureux? où
un regard de vous me restait dans les yeux et dans l'âme pour toute
une nuit? Je me confesse à vous, Fernande, je vous possédais dans mon
sommeil, et cela me suffisait. L'amour encore mal éteint que j'avais eu
pour Sylvia se rallumait de temps en temps, et je donnais le change à
mon coeur, selon les circonstances qui me rapprochaient d'elle ou de
vous plus intimement. Combien de fois j'ai pressé dans mes bras un
fantôme qui avait vos traits et les siens, et dont la longue chevelure
d'ébène, mêlée à des flocons de soie dorée, reposait éparse sur mon
coeur et sur mes épaules! Dans le délire de ces nuits heureuses, je vous
appelais tour à tour, j'invoquais l'affection de l'une de vous, et il me
semblait vous voir toutes deux descendre du ciel et me donner un baiser
au front; mais insensiblement les traits de Sylvia s'effacèrent, et
le fantôme ne m'apparut que sous les vôtres. Quelquefois encore, par
habitude, par effroi, par remords peut-être, j'appelais l'image de votre
compagne, mais elle ne me répondait plus; et vous passiez sans cesse
devant mes yeux, comme une révélation de mon destin, comme une prophétie
obéissant à l'ordre de Dieu. Alors je m'abandonnai à ma passion, et je
commençai à souffrir; mais je vous offrais ma douleur en sacrifice. Je
vous voyais éprise de Jacques avec raison; j'estime et je vénère cet
homme: pouvais-je désirer lui arracher le bien le plus précieux qu'il
ait au monde? J'aimerais mieux l'assassiner. Longtemps cette idée de
vertu et de dévouement a soutenu mon courage; je me disais bien qu'il
serait plus prudent et plus facile de vous fuir que de me taire
éternellement; mais il était trop tard, je ne le pouvais plus: tout me
semblait supportable plutôt que de cesser de vous voir. Il y a huit mois
que je me tais; j'ai supporté héroïquement ce terrible hiver passé à vos
côtés, sans distraction et presque tête à tête, car vous ne pouvez pas
disconvenir que nous faisons deux à nous quatre: Jacques et Sylvia font
un, vous et moi faisons un autre; ils se comprennent en tout, et nous
nous comprenons de même. Quand nous sommes tous ensemble, nous sommes
comme deux amis qui s'entretiennent de leurs plaisirs et de leurs
peines, et qui se révèlent mutuellement ce qu'ils éprouvent et ce qu'ils
sont. Vous et moi nous ne nous racontons rien, nous n'avons qu'une âme,
et nous n'avons pas besoin de nous exprimer ce que nous sentons en
commun. Cette impérieuse et enivrante sympathie dont je m'abreuve en
silence, j'ai pourtant besoin de l'épancher. Ce n'est pas par des mots
que nous pouvons nous comprendre; ils sont inutiles; nos regards et le
battement de nos coeurs se répondent. Mais il faut des embrassements et
des étreintes ardentes à ce feu qui s'allume et s'avive chaque jour de
plus en plus; car tu m'aimes, peut-être!... Ah! pardonnez-moi, Fernande,
je deviens fou. Adieu, adieu! je partirai demain. Ne me méprisez pas;
j'ai fait ce que j'ai pu, mes forces ne vont pas au delà.
LVI.
DE FERNANDE A OCTAVE.
Octave, Octave, que fais-tu? où t'égares-tu? Tu es fou, mon ami! Tu es
mon frère; tu l'as juré devant Dieu et devant moi; tu ne peux pas te
parjurer, tu ne peux pas te souiller à ce point, toi que je connais si
noble et si pur. Est-ce que je pourrais t'aimer autrement qu'une soeur
aime son frère? Quelles pensées affreuses harcellent ta pauvre tête?
Tu es malade. O mon cher Octave! tu souffres, je le vois; des fantômes
évoqués par la fièvre troublent ton sommeil; la raison, la mémoire et le
jugement t'abandonnent. Tu crois avoir de l'amour pour moi; et, si j'y
répondais, tu aurais horreur de cet amour comme d'un forfait. Non, mon
ami, tu ne m'aimes pas comme tu le crois; tu as besoin d'aimer, et tu te
méprends. C'est Sylvia que tu aimes; et si ce n'est plus elle, c'est un
être que tu désires, et qui existe pour toi dans quelque autre lieu où
il faut aller le chercher. Oui, tu as raison, pars, voyage; il faut
distraire ta folie. Hélas! tu n'as pu vivre ici, et je croyais que nous
pouvions vieillir ensemble, et j'étais si heureuse de cette idée! Mais
tu guériras, et tu reviendras, Octave; tu reviendras avec une compagne
digne de toi, et notre bonheur à tous sera plus pur et plus paisible. Tu
dis que je dois avoir deviné ton amour; j'aurais vécu mille ans ainsi,
près de toi, dans cette confiance sacrée en ta parole, sans jamais
songer qu'il te fût possible de te parjurer, même dans le secret de ton
coeur. Et aujourd'hui encore, je suis sûre que tu t'abuses; je contemple
ta douleur avec la stupeur et la sollicitude que j'aurais si je te
voyais atteint d'un mal subit, d'une attaque de folie ou de terribles
convulsions. Que pourrais-je penser alors? Rien, sinon que ton mal me
ferait autant souffrir que toi-même. Comment pourrais-je m'en irriter ou
m'en croire coupable? Je te soignerais avec tendresse, j'essaierais de
te calmer par de douces paroles, par de saintes caresses, et cela te
ferait du bien. Mon ami bien-aimé, reviens à toi, reviens à nous; oublie
cette funeste secousse. Brûlons ces deux lettres, et qu'il n'en soit
jamais question. Tout cela est un rêve; il ne s'est rien passé. Personne
n'a entendu les paroles que tu as proférées dans le délire; elles sont
ensevelies dans mon coeur, et n'en ont point altéré le calme et la
tendresse. Une amitié comme la nôtre peut-elle être brisée par un
instant d'erreur et de souffrance? Pars, mon ami; mais reviens sans
crainte et sans honte aussitôt que tu seras guéri. Cet éclair n'aura pas
laissé de trace sinistre dans notre beau ciel, et tu nous retrouveras
tels que tu nous laisses.