George Sand

Jacques
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LVII.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Tu as raison, ma soeur bien-aimée, je suis fou; mon cerveau et mon coeur
sont malades; il faut que j'aie du courage et que je parte. Tu es un
ange, Fernande; quel billet tu m'écris! Ah! tu ne sauras jamais le bien
et le mal qu'il me fait. Persuade-toi que c'est une maladie, et tâche de
me persuader que j'en guérirai et que je pourrai revenir, car l'idée de
te quitter pour toujours est au-dessus de mes forces. Invoque ma parole
et la sainteté de nos liens; invoque le nom respecté et chéri de
Jacques; dis-moi tout ce qu'il faut me dire pour me donner la force dont
j'ai besoin. Oh! je l'aurai, Fernande; ta douceur et ta compassion nous
sauvent tous les deux. Je ne m'étais pas attendu à cette tendresse
miséricordieuse avec laquelle tu me plains en me repoussant; j'espérais
que tu me repousserais durement, et que je pourrais t'aimer et t'estimer
moins. Alors, malheur à toi, je serais resté, et j'aurais peut-être
réussi à te perdre. Mais que puis-je faire devant une vertu si calme et
si compatissante? Le dernier des lâches tomberait à genoux devant toi,
et tu sais que je suis un honnête homme; j'aurai du coeur. Adieu,
Fernande; adieu, ma soeur chérie; adieu, mon seul et dernier amour; je
deviendrai ce qu'il plaira à Dieu; je guérirai ou je mourrai. Il ne
s'agit pas de cela; l'important, c'est que tu restes heureuse et pure;
je partirai avec cette idée, et elle me soutiendra.

Il faut que vous me pardonniez un vol que je vous ai fait: le bracelet
que vous m'avez jeté par la fenêtre, un soir que vous me prîtes pour
Jacques, ne m'a jamais quitté. Celui que vous avez est une copie exacte
que j'ai fait faire à Lyon, et que je vous ai rendue pour ne pas vous
offenser par ma résistance. Je n'ai pas eu le courage de me séparer de
ce premier gage d'une affection qui m'est devenue si nécessaire et
si funeste; aujourd'hui que je sens mon coeur criminel, je n'oserais
emporter ce bracelet sans votre permission. Vous ne pouvez pas me le
refuser, quand je pars, peut-être pour toujours. J'accomplis le
plus terrible des sacrifices; serez-vous sans pitié? Je paierai mon
dévouement de ma vie peut-être, et votre générosité ne vous coûtera
rien, car personne ne pourra deviner la supercherie. J'ai fait effacer
de l'écusson de mon bracelet le chiffre de Jacques, qui était enlacé au
vôtre, et je l'ai fait remplacer par le mien. Si, à ce moment affreux
et solennel où je vous quitte, vous m'accordez ce gage d'amitié et de
pardon, il me deviendra plus cher que jamais.

Je dirai ce soir que je pars demain; je trouverai un prétexte; je
promettrai de revenir. Soyez tranquille, je ne me trahirai pas. Mais
partirai-je sans te dire adieu, sans couvrir tes mains de mes larmes?
N'évite pas de te trouver seule avec moi, comme tu fais depuis hier,
Fernande; que crains-tu donc? n'es-tu pas sûre de toi? Et si j'avais un
instant de faiblesse et de désespoir, ne sais-tu pas qu'avec un mot
tu me verrais à tes genoux, le plus silencieux et le plus résigné des
hommes? Ah! ne me fuis pas, ne me fais pas souffrir pendant ce dernier
jour que je vais passer près de toi. Si mes larmes te font du mal, si
mes plaintes te fatiguent, aie du courage aussi; il m'en faut bien
davantage pour te quitter. Songe que ta tâche sera finie demain, et que
la mienne va commencer, affreuse, éternelle! Songe que je suis sur les
marches de l'échafaud, et que Dieu te tiendra compte d'une parole de
miséricorde que tu m'auras accordée en m'envoyant au martyre.



LVIII.

D'OCTAVE A FERNANDE.

O mon ange, ô ma bien-aimée, nous sommes sauvés! que Dieu te couvre de
ses bénédictions, ô la plus pure et la plus sainte de ses créatures!
Oui, tu as raison, on a la force qu'on veut avoir, el le ciel
n'abandonne point au danger ceux qui se recommandent à lui dans la
sincérité de leur coeur. Que serais-je devenu loin de toi? Mon âme
se serait souillée de regrets, de fureurs, de projets, et peut-être
d'entreprises insensées pour te retrouver et te ressaisir, au lieu que
tu m'aideras à être vertueux et tranquille comme toi. Le continuel
spectacle de ta sérénité angélique fera passer le même calme dans
mon coeur et dans mes sens. J'étais perdu si tu me retirais ta main
secourable; laisse-moi la coller à mes lèvres, et qu'elle me conduise où
elle voudra. Je suis résigné à tous les sacrifices; je me tairai et je
guérirai. Eh! ne suis-je pas déjà guéri? n'ai-je pas fait l'essai de mes
forces durant ces heures de la nuit que tu m'as laissé passer dans ta
chambre? J'étais fou quand je me suis levé pour t'aller dire adieu. Et
ce Jacques que le hasard fait partir précisément hier soir, au milieu
du plus terrible accès de ma fièvre et de mon égarement! An! c'était la
volonté de la Providence. Si tu avais refusé de me voir, j'enfonçais ta
porte; je ne savais plus ce que je faisais; mais tu m'as ouvert, et tu
as bien fait. Est-ce qu'il y a au monde un emportement, un délire, qui
puisse résister à la sainte confiance d'un être aussi chaste, aussi
divin que toi? Tu ne dormais pas non plus, ô mon enfant chéri! tu
n'étais pas même déshabillée, et tu priais pour moi! ange du ciel, Dieu
t'a exaucée! Quand je t'ai vue si belle, si candide avec ta robe blanche
et les cheveux blonds épars sur tes épaules, avec ton sourire affectueux
sur les lèvres, et tes grands yeux encore humides des larmes que tu
avais versées pour moi, il m'a semblé voir une vierge de l'Elysée, et je
suis tombé à tes pieds comme devant un autel. Oh! comme tu as écouté ma
douleur, comme tu as essuyé mes larmes avec une ineffable tendresse! et
tu m'embrassais en pleurant toi-même, ô sublime imprudente! Mais quel
être immatériel es-tu donc? et quelle puissance divine as-tu reçue
d'en haut pour calmer les fureurs du désespoir avec les caresses qui
devraient les allumer? Tes lèvres étaient si fraîches sur mon front! Il
me semblait qu'un baume ineffable passait dans toutes mes artères, et
que mon sang devenait aussi pur, aussi paisible que celui de tes enfants
endormis auprès de nous. Oh! qu'ils sont beaux, tes enfants, et combien
je les aime! Il y a déjà sur le visage de ta fille un reflet de ton âme
virginale! Je te l'aurais enlevée, si tu m'avais chassé; je n'aurais pu
abandonner ce berceau où je l'ai endormie si souvent; car mon âme se
brisait à l'idée de vivre seul et abandonné, moi qui, depuis huit mois,
vis d'affections ineffables. Avec toi, mon plus précieux trésor, que
de biens j'allais perdre: l'amitié de Sylvia, qui est si grande, si
éclairée, si belle! et celle de Jacques, que je paierais de mon sang!
Où aurais-je retrouvé des coeurs semblables? Qui m'aurait fait une vie
supportable loin de vous tous?

Bénie sois-tu, ma Fernande! tu n'as pas voulu mon désespoir, et quand je
t'ai demandé si tu croyais qu'il nous fût possible de vivre l'un près de
l'autre sans danger, c'est Dieu qui a dicté ta réponse. Ah! ce _oui_!
comme tu l'as dit avec enthousiasme et avec confiance! il m'a frappé
d'une commotion électrique; je m'attendais si peu à cette parole
d'encouragement et de pardon! Un instant, un mot a suffi pour faire de
moi un autre homme. Puisque tu es sûre de moi, je le suis aussi; c'était
une lâcheté de fuir quand je pouvais me vaincre; et d'ailleurs est-ce
donc si difficile? Je ne conçois plus pourquoi j'ai été en proie à ces
agitations frénétiques; c'est que le danger est toujours plus terrible
de loin que de près; c'est que, d'ailleurs, quand je croyais pouvoir
succomber et t'entraîner avec moi, je ne te connaissais pas; je te
prenais pour une femme comme les autres, et tu es une divinité qu'aucune
souillure humaine ne peut atteindre. Je ne pouvais m'imaginer qu'au lieu
de la crainte ou de la colère, quand je t'aurais avoué mes tourments, je
trouverais sur ton front cette impassible confiance, et sur tes lèvres
ce miséricordieux sourire. Je croyais que tu t'arracherais de mes bras
avec effroi, et quand j'approcherais mes lèvres de ton visage pour
te donner, comme les autres jours, un fraternel baiser, que tu te
détournerais avec indignation. Mais ton innocence brave tous les périls
vulgaires et les surmonte tranquillement. Ah! je saurai m'élever jusqu'à
toi, et planer du même vol au-dessus des orages des passions terrestres,
dans un ciel toujours radieux, toujours pur. Laisse-moi t'aimer, et
laisse-moi donner encore le nom d'amour à ce sentiment étrange et
sublime que j'éprouve; _amitié_ est un mot trop froid et trop vulgaire
pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas de nom pour la
baptiser. Mais n'appelle-t-on pas amour aussi l'amitié des mères
pour leurs enfants et l'enthousiasme de la foi religieuse? Ce que tu
m'inspires participe de tout cela, mais c'est quelque chose de plus
encore. Ah! sache qu'il faut bien t'aimer, Fernande, pour éprouver
ce calme qui est descendu en moi depuis six heures. Chose étrange et
délicieuse! en rentrant dans ma chambre, purifié par mes résolutions,
apaisé par ton chaste embrassement, je me suis endormi du plus profond
et du plus bienfaisant sommeil que j'aie goûté depuis trois mois, et je
viens de m'éveiller plus calme et plus joyeux que je ne l'ai été de ma
vie. Oh! quel bien m'ont fait tes paroles! Écris-moi, répète-moi tout
ce que tu m'as dit, afin que je le relise à genoux si quelque nuage de
mélancolie vient encore à passer dans mon beau ciel, et que je retrouve
la pure lumière, ô étoile radieuse qui me conduis! Il me semble que je
vois le soleil pour la première fois, tant la nature m'apparaît belle
et jeune ce matin! Je viens d'entendre le premier coup de la cloche qui
t'appelle au déjeuner, et j'ai tressailli comme à la voix d'un ami.
Quelle belle vie! comme nous sommes heureux! Comme je demeure près de
toi, Fernande! le vent d'ouest m'apporte les bruits de ta maison et les
parfums de ton jardin. J'ai le temps de m'habiller et d'aller m'asseoir
à la même table que toi, avant que Sylvia ait fini d'arranger
méthodiquement ses livres et ses crayons dans le grand salon. Comment!
je vais revoir tout cela! tout cela que j'ai cru quitter pour toujours,
hier soir. Je vais encore rire et causer à cette table où il est permis
de mettre les deux coudes, et d'où l'on peut se lever autant de fois
qu'on veut pendant le repas? Je vais chanter encore avec toi le duo que
nous aimons? Oh! quel jour de fête! Si tu savais comme la lune était
belle à son coucher ce matin, quand j'ai traversé le vallon pour revenir
chez moi! Comme l'herbe humide était semée de pâles diamants, et comme
les premières fleurs des amandiers exhalaient une odeur fraîche et
suave! Mais tu as joui de tout cela aussi, car tu étais à ta fenêtre, et
je t'ai vue aussi longtemps que me l'a permis la distance. Tu me suivais
des yeux, ô ma belle amie! tu m'accompagnais de tes voeux, tu demandais
à Dieu de conserver pure en moi l'oeuvre de tes pieux efforts, cette
nouvelle âme que tu m'as donnée, cette nouvelle vertu que tu m'as
révélée! Allons, allons, je plie ma lettre et je pars; je viens de
regarder dans la lunette d'approche qui est fixée sur ma fenêtre et
braquée sur ta demeure; j'ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le
jardin. Tu dors encore, mon petit ange, ou tu habilles tes enfants; je
vais t'aider, et jouer du hautbois pour empêcher ta fille de crier quand
tu lui mettras ses bas. Et notre Jacques! il revient ce soir, n'est-ce
pas? je vais l'embrasser comme si je l'avais perdu pendant dix ans! Toi,
je ne t'embrasserai plus, mais tu me laisseras baiser tes pieds et le
bas de ta robe tant que je voudrai.



LIX.

DE FERNANDE A OCTAVE.

Ce qu'il y avait d'affreux et d'impossible, c'était de nous quitter.
Je savais bien que vous auriez la force d'étouffer une pensée funeste
plutôt que celle de m'abandonner. Je comptais sur votre amitié quand
je vous ai dit: «Oui, tu le peux, reste Octave; renonce à des rêves
coupables, fais un noble effort sur toi-même; ouvre les yeux, regarde
comme tu es saintement aimé, comme tu peux être heureux entre ces
trois amis qui te chérissent à l'envi l'un de l'autre, et comme tu vas
souffrir dans la solitude avec le remords d'avoir désolé un de ces
coeurs sincères, et le regret d'avoir affligé les deux autres par ton
départ. Examine ton âme, et vois combien elle est belle, jeune et forte;
ne peut-elle, entre deux sacrifices, choisir le plus noble et le plus
généreux? n'es-tu pas sûr qu'elle gouvernera toujours tes passions?
veux-tu que je croie que les sens chez toi commanderont au coeur? ne
serai-je donc pas toujours là pour relever ton courage s'il venait à
faiblir? seras-tu sourd à ma voix quand elle t'implorera? et ces douces
larmes que tu verses maintenant, seront-elles taries quand les miennes
couleront?» O cher Octave! en te parlant ainsi, je sentais Dieu
m'inspirer; une confiance, une foi miraculeuse, descendaient en moi;
j'avais comme une révélation de ce qui allait s'opérer entre nous, et
ce fut un prodige en effet que ma resolution et ton enthousiasme en ce
moment. Tu ne sais pas comme tu devins beau en tombant à genoux et en
levant les bras vers le ciel pour le prendre à témoin de tes serments;
comme ton visage pâle devint vermeil et animé; comme les yeux fatigués
et presque éteints s'illuminèrent d'une flamme sublime. Ce rayon du
ciel a laissé son reflet sur ta figure, et depuis hier tu as une autre
expression, une autre beauté que je ne te connaissais pas. Ta voix
aussi a changé; elle a quelque chose qui me pénètre comme une musique
délicieuse, et quand tu lis tout haut, je n'écoute pas les mots, je ne
comprends pas le sens des choses que tu dis; la seule harmonie de ta
voix m'émeut et me donne envie de pleurer. Moi-même je me sens toute
changée; j'ai des facultés nouvelles, je comprends mille choses que je
ne comprenais pas hier; mon coeur est plus chaud et plus riche; j'aime
mon mari, ma soeur Sylvia et mes enfants plus que jamais; et pour toi,
Octave, je ressens une affection à laquelle je ne chercherai point de
nom, mais que Dieu m'inspire et que Dieu bénit. Ah! que tu es grand et
pur, mon ami! que tu es différent des autres hommes, et combien peu
d'entre eux sont capables de te comprendre!

Que serais-je devenue si tu nous avais quittés? La seule pensée de te
perdre me fait encore tressaillir douloureusement. Sais-tu, mon ami,
combien tu nous es nécessaire, et à moi surtout? Ce que tu m'écrivais
l'autre jour est bien vrai: nous ne faisons qu'un. Jamais deux
caractères ne se sont convenus, jamais deux coeurs ne se sont compris
comme les nôtres. Jacques et Sylvia se ressemblent et ne nous
ressemblent pas, et c'est pour cela que nous les aimons tant; voilà
pourquoi nous avons pu avoir de l'amour pour eux, mais nous ne pouvons
en avoir l'un pour l'autre. Pour alimenter l'amour, Il faut, je crois,
des différences de goûts et d'opinions, de petites souffrances, des
pardons, des larmes, tout ce qui peut exciter la sensibilité et
réveiller la sollicitude journalière. L'amitié, l'amour fraternel, si
tu veux, est plus heureux et plus également pur; c'est un refuge contre
tous les maux de la vie, c'est une consolation suprême aux douleurs que
cause l'amour. Avant de te connaître, j'avais une amie dans le sein de
laquelle je versais toutes mes douleurs, et quoiqu'elle fût bien acre et
bien sévère dans ses réponses, la seule habitude de lui écrire tous les
petits événements de ma vie me soulageait d'un grand poids. Tu as lu ses
lettres, et tu as conclu en me conjurant de destituer cette confidente
et de t'accorder ses fonctions. Je ne sais pas si elle était, comme
tu le prétends, une fausse et mauvaise amie, mais elle était bien
certainement au-dessous de toi, mon cher et bon Octave. Oh! qu'elle
était loin, cette Clémence, d'avoir ta douceur et ta sensibilité! Elle
m'effrayait, et tu me persuades; elle me menaçait de maux inévitables,
et tu m'apprends à m'en préserver; car tu as au moins autant de raison
et de jugement qu'elle, et, de plus, tu sais comment il faut me parler
et me convaincre. Depuis que tu es ici, et que je me suis habituée à
t'ouvrir mon coeur à chaque instant, je me suis guérie des petites
maladies morales et corrigée des nombreux défauts qui compromettaient et
troublaient mon bonheur. Tu m'as appris à accepter les souffrances de la
vie journalière, à tolérer les imperfections de l'amour, à ne demander
que ce qui est possible au coeur humain; tu m'as enseigné la justice,
et tu m'as appris à aimer Jacques comme il faut l'aimer pour le rendre
heureux. Mon bonheur et le sien sont donc ton ouvrage, ô mon cher ami!
et je suis si accoutumée à avoir recours à toi en tout, que ma félicité
serait ruinée du jour où je le perdrais; je retomberais peut-être dans
mes anciens torts, et je perdrais le fruit de tes conseils. Reste donc,
et ne parle jamais de t'éloigner. Notre vie sera plus belle encore
qu'elle ne l'a été jusqu'ici. Mes enfants grandiront sous tes yeux, et
nous les élèverons; nous prendrons de leur intelligence le même soin que
nous prenons aujourd'hui de leurs petites personnes. Après eux et après
Jacques, tu seras ce que j'aurai de plus cher au monde; car je t'aime
encore mieux que Sylvia, et pourtant je regarde et je chéris Sylvia
comme ma soeur. Mais ton caractère a bien plus de rapport avec le mien,
et je me sens bien plus de confiance et d'entraînement vers toi; à
présent surtout, il me semble que nous avons reçu un nouveau baptême, et
que Dieu nous abandonnerait si nous l'invoquions séparément.

Garde mon bracelet, à une condition: c'est que tu y feras remettre
le chiffre de Jacques, sans effacer le tien; qu'ils soient tous deux
enlacés au mien, et que ton coeur ne me sépare jamais ni de lui ni de
toi.



LX.

DE JACQUES A SYLVIA.

De la ferme de Blosse.


Tu me demandais hier pourquoi je viens si souvent à Blosse, et tu me
reprochais de chercher la solitude depuis quelque temps. Il est vrai que
jamais je n'ai senti si vivement le besoin d'être seul et de réfléchir.
Ce lieu désert et plein d'aspects sauvages me plaît et me fait du bien.
Je sens comme une main inexorable, mais paternelle encore dans sa
rigueur, qui m'attire au fond de ces bois silencieux pour m'y enseigner
la résignation. Je viens m'asseoir au pied de ces chênes séculaires que
ronge la mousse, et j'y résume ma vie. Cela me calme.

Est-ce que tu ne sais pas ce que j'ai? Est-ce que tu ne t'es pas aperçue
qu'Octave aime ma femme? Cet amour a été romanesque et innocent pendant
bien longtemps; mais il prend de la violence, et si Fernande ne le voit
pas encore, elle ne peut tarder à le voir. Nous avons été imprudents;
les laisser ainsi ensemble! ils sont si jeunes! Mais que pouvions-nous
faire? Tu ne pouvais pas feindre de revendiquer un amour que tu avais
repoussé. Ta fierté se refusait à tout ce qui aurait eu l'apparence
d'une ignoble jalousie et d'une vanité blessée. Pour moi, c'était bien
pis; j'avais d'abord accusé injustement ces pauvres jeunes fous; je
sentais que j'avais beaucoup à réparer envers eux, et la crainte de me
tromper encore me forçait à fermer les yeux. Je t'avoue que, malgré
l'évidence, j'hésite encore à croire qu'Octave soit amoureux d'elle. Il
semblait si sûr de lui dans les commencements, et toute l'année dernière
il a été si heureux auprès de nous! Mais depuis l'hiver il a été de
plus en plus agité et distrait; à présent il est réellement malade de
chagrin. C'est un honnête homme, il est devenu froid et sec avec moi.
Il ne sait pas me dissimuler la gêne et le trouble que je lui cause;
pourtant il m'aime sincèrement. Hier soir, quand je suis monté à cheval,
il est venu avec moi, et il m'a parlé d'un voyage qu'il compte faire
bientôt à Genève. J'ai compris qu'il voulait s'éloigner de Fernande;
j'ai pressé sa main sans rien dire, et il s'est jeté dans mes bras en
s'écriant: «Ah! mon brave Jacques!...» puis il s'est arrêté brusquement
et m'a parlé de mon cheval. Pauvre Octave! il est malheureux, et c'est
par notre faute; nous l'avons trop abandonné aux périls de la jeunesse.
Mais où ne les aurait-il pas rencontrés? et où les eût-il combattus avec
autant de vertu?

Il partira, j'en suis sûr, et peut-être à l'heure où je t'écris il est
déjà parti. Il y avait sur sa figure quelque chose d'extraordinaire,
comme s'il eût pris une résolution pénible mais ferme. Ce qui m'a fait
partir sur-le-champ moi-même pour la ferme, c'est la grande altération
que j'ai vue sur la figure de ma femme à l'heure du dîner; jusque-là
j'étais convaincu qu'elle n'avait pas la plus légère idée de l'amour
d'Octave; depuis ce moment je ne sais que penser. Il est vrai qu'elle
est souffrante depuis quelque temps; le sevrage de ses enfants la
fatigue, et l'abondance de son lait l'incommode encore souvent. Je n'ai
pas voulu l'observer attentivement, cela me faisait peur; quoi qu'il pût
s'être passé entre eux, du moment qu'Octave avait le courage de partir,
je ne devais pas lui rendre plus amer le dernier jour peut-être qu'il
avait à vivre auprès d'elle. Je suis sûr maintenant de la raison et
de la prudence de Fernande; elle l'éloignera sans l'offenser et sans
irriter sa passion par d'inutiles démonstrations de force. J'ai vu
que je devais la laisser agir, et que ma confiance aveugle était la
meilleure garantie possible de leur vertu.

Je n'ai aucune inquiétude, mais je suis triste et profondément las de
moi. J'avais un ami sincère, aimable, dévoué, et il faut qu'il parte
désespéré parce que je suis au monde! Vous aviez une belle vie, intime,
riante et pure comme vos coeurs, et voilà qu'elle est gâtée, dérangée,
empoisonnée, parce que je suis M. Jacques, le mari de Fernande! J'espère
si peu en moi et en mon avenir, que je voudrais plutôt mourir et vous
laisser tous heureux, que de conserver mon bonheur au prix de celui de
l'un de vous. Mon bonheur! sera-t-il possible désormais, si Fernande a
dans le coeur un regret profond? Et comment ne l'aurait-elle pas! Voilà
ce qui m'a consterné hier. Elle l'aime peut-être... si cela est, elle
ne le sait pas encore elle-même; mais l'absence et la douleur le lui
apprendront. Et pourquoi partirait-il, s'il faut qu'elle le pleure et
qu'elle me haïsse?

Non, elle ne me haïra pas, elle est si bonne et si douce! et moi je
serai bon et doux avec elle; mais elle sera malheureuse, malheureuse par
nos liens indissolubles... J'ai beaucoup pensé à cela avant que nous
fussions mariés, et depuis quelque temps j'y pense encore; je verrai. Ne
me parle pas, ne m'apprends rien sans que je t'interroge. Je crains que
la première fois tu ne m'aies beaucoup trop rassuré sur leur amitié: ils
étaient purs alors, et ils le sont encore; mais ils pouvaient se séparer
aisément, et aujourd'hui il faut que leurs coeurs se brisent. Que Dieu
nous pardonne, nous n'avons rien fait à mauvaise et coupable intention.
Je retournerai demain au château; si Octave n'est point parti, je
songerai à ce que je dois ou à ce que je puis faire.

[Illustration: Ils étaient deux.]



LXI.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Voici un mois bien étrange que nous passons ensemble, mon amie. Depuis
le jour où vous m'avez commandé d'étouffer mon amour, je l'ai tellement
couvert de cendres que j'ai cru parfois avoir réussi à l'éteindre. Je
suis plus tranquille que je ne l'étais cet hiver, bien certainement;
mais ce transport d'enthousiasme qui m'a fait tout promettre et tout
sacrifier, vous auriez dû prendre un peu plus de soin pour le ranimer de
temps en temps. Votre coeur semble m'avoir abandonné; et je tombe dans
une tristesse chaque jour plus profonde. Est-ce que vous craignez de me
trouver indocile à vos leçons? pourquoi me les avez-vous déjà retirées?
Peut-être ma mélancolie vous fatigue; peut-être craignez-vous l'ennui
que vous causeraient mes plaintes. Et pourtant il vous serait si facile
de me consoler avec quelques mots de confiance ou de compassion! Ne
connaissez-vous pas votre pouvoir sur moi? quand s'est-il trouvé en
défaut? Vous êtes quelquefois cruelle sans vous en douter, et vous
me faites un mal horrible sans daigner vous en apercevoir. Ne
pourriez-vous, par exemple, me cacher un peu l'amour que vous avez pour
votre mari? Votre âme est si généreuse et si délicate dans tout le
reste! mais, en ceci, vous mettez une sorte d'ostentation à me
faire souffrir: laissez cette vaine parade aux femmes qui doutent
d'elles-mêmes. Vous aviez eu tant d'esprit, au milieu de votre
miséricorde, dans les premiers jours! vous saviez si bien me dire les
choses qui pouvaient me consoler, ou du moins adoucir ma peine! Quand
vous parliez de votre mari, sans blasphémer un mérite que personne
n'apprécie mieux que moi, sans nier une affection que je ne voudrais pas
lui arracher, vous aviez le secret ineffable de me persuader que ma part
était aussi belle que la sienne, quoique différente. A présent vous avez
le talent inutile et cruel de me montrer combien sa part est magnifique
et la mienne ridicule. Ne pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants
et de berceaux? me comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je
crains d'être brutal; car je suis aujourd'hui d'une singulière âcreté.
Enfin, vous avez fait emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce
pas? A la bonne heure. Vous êtes jeune, vous avez des sens; votre mari
vous persécutait pour hâter ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez
bien fait: vous êtes moins belle ce matin, et vous me semblez moins
pure. Je vous respectais dans ma pensée jusqu'à la vénération, et en
vous voyant si jeune, avec vos enfants dans vos bras, je vous comparais
à la Vierge mère, à la blanche et chaste madone de Raphaël caressant
son fils et celui d'Élisabeth. Dans les plus ardents transports de ma
passion, la vue de votre sein d'ivoire, distillant un lait pur sur
les lèvres de votre fille, me frappait d'un respect inconnu, et je
détournais mon regard de peur de profaner, par un désir égoïste, un des
plus saints mystères de la nature providente. A présent, cachez bien
voire sein, vous êtes redevenue femme; vous n'êtes plus mère; vous
n'avez plus de droit à ce respect naïf que j'avais hier, et qui me
remplissait de piété et de mélancolie. Je me sens plus indifférent
et plus hardi. Ce sont là de mauvais moyens avec un homme aussi
rustiquement candide que je le suis: vous pouviez bien rendre à votre
mari le droit d'entrer la nuit dans votre chambre, sans le faire savoir
à toute la maison, et à moi surtout.

[Illustration: Attirer Fernande à un rendez-vous...]



LXII.

DE JACQUES A SYLVIA.

De la ferme de Blosse.

Il va falloir que je voyage, je ne sais pour combien de temps, mais il
est nécessaire que je m'éloigne; je deviens antipathique, et c'est ce
qu'il y a de pire au monde. Fernande aime Octave: cela est maintenant
hors de doute pour moi. Hier, quand j'obtins qu'elle fît emporter ses
enfants, dont les cris l'empêchent de dormir et la rendent réellement
malade, je ne sais si tu remarquas la singulière contestation qui
s'éleva entre Octave et elle. «Est-ce que vous êtes sûre que vos enfants
se passeront de vous toute une nuit! disait-il.--Il faut qu'ils
s'y habituent, répondait-elle; il est temps de les sevrer.--Ils me
paraissent bien jeunes pour cela.--Ils ont un an bientôt.---Mais on les
soignera mal. A qui une mère peut-elle remettre le soin de veiller
sur ses enfants la nuit?--Je puis remettre sans inquiétude ce soin à
Sylvia.» Il fit alors un geste d'impatience extrême, et partit sans dire
bonsoir à personne.

Je ne compris pas d'abord le sens de cette conduite; mais, en y
réfléchissant, elle me parut fort claire. J'examinai Fernande: elle
était bien pâle depuis quelque temps! elle me sembla plus triste que
malade. Je résolus de savoir à quoi m'en tenir, et j'entrai dans sa
chambre à minuit.

Le ciel m'est témoin qu'en faisant emporter les enfants je n'avais pas
les intentions qu'Octave m'a supposées. Il y a plus d'un an que je n'ai
endormi ma femme sur mon coeur, et ce serait pour moi une joie aussi
vive et aussi pure aujourd'hui que le premier jour de notre union, si
cette joie était réciproque; mais il y a un mois que je doute, et ce
mois où j'aurais pu, sans la faire manquer aux saints devoirs de la
maternité, la presser dans mes bras, a été pour moi une angoisse
perpétuelle. Elle est sombre et silencieuse, l'as-tu remarqué, Sylvia?
Octave est triste, et quelquefois désespéré. Ils luttent, ils résistent,
les infortunés! mais ils s'aiment et ils souffrent. En vain j'avais tour
à tour accueilli et repoussé la conviction de cet amour réciproque;
elle m'arrivait de plus en plus. Je me décidai enfin hier à l'accepter,
quelque rude qu'elle fût, et à paraître odieux un instant, afin de
n'être plus jamais exposé à le devenir. Je m'approchai de son lit, et je
vis qu'elle feignait de dormir, espérant, la pauvre femme, se soustraire
ainsi à mes importunités; je la baisai au front, elle ouvrit les yeux
et me tendit la main; mais je crus remarquer un imperceptible frisson
d'effroi et de répugnance. Je lui parlai comme autrefois de mon amour,
elle m'appela son cher Jacques, son ami et son ange protecteur; mais le
nom d'amour était oublié; et quand je cherchais à attirer ses lèvres sur
les miennes, sa figure prenait une singulière expression d'abattement
et de résignation. Une douceur angélique résidait sur son front, et son
regard avait la sérénité d'une conscience pure; mais sa bouche était
pâle et froide, ses bras languissants. Je jugeai l'épreuve assez forte;
il m'eût été impossible de trouver du plaisir à la tourmenter. J'avais
horreur du droit dont je suis investi, et dont elle me croyait capable
d'user contre son gré. Je lui baisai les mains, et lui demandai de me
dire sincèrement si elle avait quelque chagrin, et si quelque chose
manquait à son bonheur. «Comment pourrais-je trouver que je ne suis
point heureuse, me répondit-elle, quand tu n'es occupé qu'à me rendre
la vie agréable, et à éloigner de moi les moindres contrariétés? Quelle
femme il faudrait être pour se plaindre de toi!--Quand tu voudras
changer ta vie, lui dis-je, habiter un autre pays, t'entourer d'une
société plus nombreuse, tu sais qu'il te suffira de me dire un mot pour
que je mette ma plus grande joie à le satisfaire; si c'est l'ennui qui
te rend malade et mélancolique, pourquoi ne me l'avoues-tu pas?--Non, ce
n'est pas l'ennui, me répondit-elle avec un soupir.» Et je vis qu'elle
était tentée de m'ouvrir son coeur. Elle l'eût fait certainement si son
secret n'eût appartenu qu'à elle; mais elle ne devait pas me faire la
confession d'un autre. Je l'aidai à la renfermer dans son sein, et je la
quittai en lui disant: «Souviens toi que je suis ton père, et que je
te porterai dans mes bras pour t'empêcher de marcher sur les épines.
Dis-moi seulement quand lu seras lasse de marcher seule; et, dans
quelque circonstance que nous nous trouvions, Fernande, ne me crains
jamais.--Tu es un ange! un ange!» me dit-elle à plusieurs reprises; et
son visage me remercia malgré elle de ce que je m'en allais. Je rentrai
dans ma chambre, et je tombai désolé sur mon lit; je venais de franchir,
pour la dernière fois de ma vie, le seuil de la sienne.

C'en est donc fait irrévocablement; elle ne m'aime plus! Hélas! ne le
sais-je pas depuis longtemps, et avais-je besoin d'une épreuve décisive
pour m'en assurer? N'y a-t-il pas bien des mois qu'elle aime Octave
sans le savoir? Cette paisible affection qu'elle me témoigne désormais,
est-ce autre chose que de l'amitié? Elle est heureuse avec moi
maintenant, el elle commence à souffrir par lui; car l'amour est chez
elle une souffrance. La voilà en proie à toutes les terreurs et à toutes
les difficultés de la vie sociale. Dieu sait combien de remords exagérés
déchirent son coeur; mais que dois-je faire? L'éloignerai-je du danger
et tâcherai-je de lui faire oublier Octave? Si je la lance au milieu du
monde, impressionnable et ingénue comme elle l'est, elle cherchera à
aimer encore et elle fera un mauvais choix; car elle est trop supérieure
à ces poupées de salon qu'on appelle femmes du monde, pour prendre goût
à leur existence vide et à leurs imbéciles plaisirs. Elle pourra en être
étonnée, étourdie pour quelque temps et se distraire de sa passion; mais
bientôt le besoin d'aimer qui est en elle se fera sentir plus vivement,
et l'amour se réveillera dans son coeur, soit pour Octave, soit pour un
autre qui ne le vaudra pas et qui la perdra. Et alors elle me haïra avec
raison pour l'avoir arrachée à une affection qui était innocente encore,
et qui l'aurait peut être été toujours, et pour l'avoir précipitée dans
un abîme de déceptions et de douleurs. Mais si je la laisse ici, un
matin elle se trouvera criminelle à ses propres yeux; elle se noiera
dans ses larmes et m'accusera de l'avoir abandonnée au danger avec une
lâche indifférence, ou avec une confiance stupide. Elle haïra peut-être
son amant pour lui avoir fait souffrir ces agitations et ces remords;
elle me méprisera pour ne l'avoir pas préservée.

Je suis aussi incertain et aussi peu avancé qu'un homme qui n'aurait
jamais prévu ce qui lui arrive. Pourtant voilà bientôt deux ans que
j'emploie à retourner sous toutes les faces possibles l'avenir qui
s'accomplit; mais il y a cent mille manières de perdre l'amour d'une
femme, et la seule qu'on n'ait pas prévue est précisément celle qui se
réalise. Il est absurde de se prescrire une règle de conduite, quand le
hasard seul se charge de vous éclairer sur le meilleur parti à prendre.
Voilà pourquoi les sociétés ne peuvent exister qu'au moyen de lois
arbitraires, bonnes pour les masses, horribles et stupides pour les
individus. Comment peut-on créer un code de vertu pour les hommes, quand
un homme ne peut s'en faire un pour lui seul, et quand les circonstances
le forcent à en changer dix fois dans sa vie? L'année dernière, quand
j'accusai Fernande de me tromper effrontément, j'allais partir, j'allais
l'abandonner sans remords et sans compassion. Qu'est-ce qui change si
étrangement ma conduite et mes dispositions aujourd'hui? Elle aime
Octave, comme je supposais qu'elle l'aimait alors; ce sont les mêmes
êtres, les mêmes lieux, la même position sociale; mais ce n'est pus le
même sentiment. Je la croyais grossièrement amoureuse d'un homme dans ce
temps-là, et aujourd'hui, je vois qu'elle aime, en tremblant et malgré
elle, une âme qui la comprend. Elle pâlit, elle frissonne, elle pleure,
à présent! Voilà toute la différence extérieure; mais cette différence,
c'est tout; c'est celle d'une femme sans coeur à une femme noble
et sincère. Je ne peux pas me consoler par le mépris, maintenant.
Qu'a-t-elle fait pour perdre mon estime? Rien, en vérité; et quand même
elle se serait abandonnée aux transports de son amant, elle n'aurait
fait que céder à l'entraînement d'une destinée inévitable. Elle n'a plus
d'amour pour moi, et elle a dix-neuf ans, et elle est belle comme un
ange. Ce n'est ni sa faute, ni la mienne, si je ne lui inspire plus
que de l'amitié; puis-je demander plus de sacrifices, de dévouement
et d'affection qu'elle n'en montre, en se combattant comme elle fait?
Puis-je exiger que son coeur se dessèche, et que sa vie finisse avec
notre amour?

Je serais un insensé et un monstre si je pouvais concevoir contre elle
une pensée de colère; mais je suis horriblement malheureux, car mon
amour est encore vivant. Elle n'a rien fait pour l'éteindre; elle m'a
fait souffrir; mais elle ne m'a ni offensé ni avili. Je suis vieux, et
ne puis pas comme elle ouvrir mon coeur à un amour nouveau. Le moment
de souffrir est venu; il n'y a plus à espérer de le retarder ou de
l'éviter. Du moins j'ai contre la souffrance un bouclier qu'aucune
espèce de trait ne peut traverser; c'est le silence. Tais-toi aussi, ma
soeur! Je me soulage, en t'écrivant; mais que ces discours ne viennent
jamais sur nos lèvres.



LXIII.

DE FERNANDE A JACQUES.

Mon ami, puisque tu ne reviens que demain, je veux t'écrire aujourd'hui,
et te faire une demande qui me coûte beaucoup; mais tu m'as parlé hier
soir avec tant de bonté et d'affection que cela m'encourage. Tu m'as
dit que, si j'éprouvais quelque ennui dans ce pays-ci, tu te ferais un
plaisir de me procurer toutes les distractions que je pourrais désirer.
Je n'ai pas accepté sur-le-champ, parce que je ne savais comment
t'expliquer ce que j'éprouve, et je ne sais pas encore comment je vais
te le dire. De l'ennui? auprès de toi, et dans un si beau lieu, avec mes
enfants et deux amis comme ceux que nous avons, il est impossible que je
connaisse l'ennui; rien ne manque à mon bonheur, ô mon cher Jacques! et
tu es le meilleur et le plus parfait des amis et des époux. Mais que
te dirais-je? Je suis triste parce que je souffre, et je souffre sans
savoir de quoi. J'ai des idées sombres, je ne dors pas, tout m'agite et
me fatigue; j'ai peut-être une maladie de nerfs; je m'imagine que je
vais mourir et que l'air que je respire m'étouffe et m'empoisonne. Enfin
je sens, non pas le désir, mais le besoin de changer de lieu. C'est
peut-être une fantaisie, mais c'est une fantaisie de malade, dont tu
auras compassion. Éloigne-moi d'ici pour quelque temps; j'imagine que je
serai guérie, et que je pourrai revenir avant peu. Tu me disais l'autre
jour que M. Borel t'engageait beaucoup à acheter les terres de M. Raoul,
et tu me lisais une lettre où Eugénie se joignait à lui pour te supplier
de venir examiner cette propriété et de m'amener passer l'été chez elle;
j'ai comme un vague désir de prendre la distraction de ce voyage et de
revoir ces bons amis. Engage notre chère Sylvia à nous accompagner; je
ne saurais me séparer d'elle sans une douleur au-dessus de mes forces.
Réponds-moi par le retour du domestique que je t'envoie. Epargne-moi
l'embarras de m'expliquer davantage sur un caprice dont je sens
le ridicule, mais que je ne puis surmonter. Traite-moi avec cette
indulgence et cette divine douceur à laquelle tu m'as accoutumée.
Bonjour, mon bien-aimé Jacques. Nos enfants se portent bien.



LXIV.

DE JACQUES A FERNANDE.

Tes désirs sont des ordres, ma douce petite malade; partons, allons où
tu voudras; prépare et commande le départ pour la semaine prochaine,
pour demain si tu veux; je n'ai pas d'affaire dans la vie plus
importante que ta santé et ton bien-être. J'écris à l'instant même
à Borel pour lui dire que j'accepte son obligeante proposition.
Précisément j'ai des fonds à déplacer, et il me sera agréable de les
porter en Touraine, sous les yeux d'un ami qui en surveillera le revenu.
Il m'eût été cruel de faire sans toi ce voyage; je ne sais pas si notre
Sylvia pourra nous accompagner. Cela présente plus de difficultés et
d'inconvénients que tu ne penses; j'en parlerai avec elle, et si la
chose n'est pas impossible absolument, elle ne te quittera pas. Nous
partirons donc pour aussi longtemps que tu voudras, ma bonne fille
chérie; mais souviens-toi que si tu t'ennuies et te déplais à Cerisy,
fût-ce le lendemain de notre arrivée, je serai tout prêt à te conduire
ailleurs, ou à te ramener ici. Ne crains pas de me paraître fantasque:
je sais que tu souffres, et je donnerais ma vie pour alléger ton mal.
Adieu. Un baiser pour moi à Sylvia, et mille à nos enfants.



LXV.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Ainsi, vous partez! Je vous ai offensée, et vous m'abandonnez au
désespoir, pour ne pas entendre les inutiles lamentations d'un importun.
Vous avez raison; mais cela vous ôte beaucoup de votre mérite à mes
yeux. Vous étiez bien plus grande quand vous me disiez que vous
ne m'aimiez pas, mais que vous aviez pitié de moi, et que vous me
supporteriez auprès de vous tant que j'aurais besoin de vos consolations
et de votre appui. A présent, vous ne dites plus rien. Je vous parle de
mon amour dans le délire de la fièvre, et vous avez la charité de ne pas
me répondre, pour ne pas me désespérer, apparemment; mais vous n'avez
pas la patience de m'entendre davantage, et vous partez! Vous vous êtes
lassée trop tôt, Fernande, du rôle sublime dont vous aviez conçu l'idée,
mais que vous n'avez pas eu la force de remplir. Mon amour n'a pas eu le
temps de guérir; mais il s'est aigri, et la plaie est plus âcre et plus
envenimée qu'auparavant.

Votre conduite est fort prudente. Je ne vous aurais jamais crue si
ingénieuse: vous avez arrangé tout cela en un clin d'oeil, et vous avez
surmonté tous les obstacles avec toute l'habileté et tout le sang-froid
du tacticien le plus expérimenté. Cela est bien beau pour votre âge!
Sylvia était brutale et franche; elle partait en me laissant des billets
où elle m'apprenait sans façon qu'elle ne m'aimait pas. Vous êtes plus
politique; vous savez profiter des occasions et les saisir au vol;
vous arrangez tout d'une manière si savante et si vraisemblable, qu'on
jurerait que c'est votre mari qui vous entraîne, tandis que son coeur
généreux et brave hésite, s'étonne et se soumet sans savoir ce qui vous
passe par l'esprit. Sylvia se soucie médiocrement d'aller s'installer
chez des gens qu'elle ne connaît pas, et qui la traiteront peut-être
fort lestement; mais vous ne tenez compte de rien. Vous me comblez
devant eux d'hypocrites témoignages de regret et d'attachement, et vous
évitez si bien de vous trouver seule un instant avec moi, que, si je
n'étais furieux, je serais désespéré. Soyez tranquille; j'ai autant
d'orgueil qu'un autre quand on m'irrite par le mépris. Vous auriez dû
me témoigner le vôtre dès le jour où j'ai eu l'insolence de vous parler
d'amour: je serais parti sur-le-champ, et vous seriez débarrassée de moi
depuis longtemps. Pourquoi prendre tant de peine aujourd'hui? pourquoi
quitter votre maison et déplacer toute votre famille, quand vous n'avez
qu'un mot à dire pour me renvoyer en Suisse? Croyez-vous que je veuille
m'attacher à vos pas et vous fatiguer de mes poursuites? Vous avez
choisi pour refuge la maison Borel, pensant que c'était le seul lieu du
monde où je n'oserais pas vous suivre: eh! mon Dieu, c'est trop de soin;
restez et vivez en paix; je pars dans un quart d'heure. Défaites vos
malles; dites à votre mari que vous avez changé d'idée: je vous ai vue
ce matin pour la dernière fois de ma vie. Adieu, Madame.



LXVI.

DE FERNANDE A OCTAVE.

Vous vous trompez absolument sur les causes de mon départ et de ma
conduite avec vous. J'exige que vous restiez jusqu'à demain, à moins que
vous ne vouliez faire deviner à mon mari un secret qui peut compromettre
son bonheur et mon repos. Ce soir, à neuf heures, nous partirons, après
nous être pressé la main. Allez au grand ormeau, vous trouverez sous la
pierre mon dernier billet, mon dernier adieu.



DE FERNANDE A OCTAVE.

(Billet placé sous la pierre de l'ormeau.)

Je pars parce que je vous aime; vous le dire et résister à vos
transports m'eût été impossible. Partir sans vous le dire est également
au-dessus de mes forces. Je suis un être faible et souffrant; je ne puis
commander à mon coeur; j'aime mes devoirs et je veux sincèrement les
remplir. Ce que j'entends par mes devoirs, ce ne sont pas les seules
lois de la société; la société châtie sévèrement ceux qui lui
désobéissent; mais Dieu est plus indulgent qu'elle, et il pardonne. Je
saurais braver pour vous le ridicule et le blâme qui s'attachent aux
fautes d'une femme; mais ce que je ne puis vous immoler, le sacrifice
que vous refuseriez, c'est le bonheur de Jacques. Que n'est-il moins
parfait! que n'a-t il eu envers moi quelque tort qui m'autorise à
disposer de mon honneur et de mon repos comme je l'entendrais! Mais,
quand toute sa conduite est sublime envers moi et envers vous, que
pouvons-nous faire? Nous soumettre, nous fuir, et mourir de chagrin
plutôt que d'abuser de sa confiance.

Je ne sais pas quand j'ai commencé à vous aimer. Peut-être est-ce dès le
premier jour que je vous ai vu, peut-être Clémence avait-elle tristement
raison en m'écrivant que je réussissais à donner le change à ma
conscience, mais que j'étais déjà perdue lorsque je croyais travailler à
voire réconciliation avec Sylvia. Je ne sais plus maintenant apprécier
au juste ce qui s'est passé dans ma pauvre tête depuis un an; je suis
brisée de fatigue, de combats, d'émotions. Il est temps que je parte; je
ne sais plus ce que je fais; je suis comme vous étiez il y a un mois.
Alors je me sentais encore de la force; d'ailleurs, la crainte de vous
perdre m'en donnait. Que n'aurais-je pas imaginé, que ne me serais-je
pas persuadé, que n'aurais-je pas juré à Dieu et aux hommes, plutôt que
de renoncer à vous voir? Cette idée était trop affreuse, je ne pouvais
l'accueillir; mais la victoire que nous nous flattions de remporter
était au-dessus des forces humaines; à peine vous vis-je au point
d'enthousiasme et de courage où je vous priais d'atteindre, que mon
âme se brisa comme une corde trop tendue; je tombai dans une tristesse
inexplicable, et quand j'en sortais pour contempler avec admiration
votre dévouement et votre vertu, je sentais qu'il fallait vous fuir ou
me perdre avec vous. Que Dieu nous protège! A présent le sacrifice est
consommé; si je succombe, souvenez-vous de moi pour me plaindre et pour
me pardonner ce que je vous ai fait souffrir.

Si vous voulez m'accorder une grâce, restez encore quelques jours à
Saint-Léon; et puisque Silvia n'a pu se décider à me suivre, profitez de
cette sainte amitié que la Providence vous offre comme une consolation.
Elle est triste aussi; j'ignore ce qu'elle a; peut-être devine-t-elle
que je suis malheureuse. Elle se dévoue à mes enfants; elle leur servira
de mère. Voyez-les, ces pauvres enfants que j'abandonne aussi, pour
fuir tout ce que j'ai de plus cher au monde à la fois; leur vue vous
rappellera mes devoirs et les vôtres; vous souffrirez moins pendant ces
premiers jours. Si, au lieu de vous plonger dans la solitude, vous vous
nourrissez l'âme du témoignage de notre honnête amitié et du spectacle
de ces lieux, où tout vous parlera des graves et augustes devoirs de la
famille et de l'honneur, vous vous souviendrez d'y avoir été heureux par
la vertu, et vous vous réjouirez de n'avoir pas souillé la pureté de ce
souvenir.



LXVII.

DE SYLVIA A JACQUES.

Saint-Léon.

Vous avez bien fait de me laisser vos enfants; ce voyage eût fait
beaucoup da mal à ta fille, qui n'est pas bien portante. Son
indisposition ne sera rien, j'espère; elle serait devenue sérieuse dans
une voiture, loin des mille petits soins qui lui sont nécessaires. Ne
parle pas à ta femme de cette indisposition, qui sera guérie sans doute
quand tu recevras ma lettre. C'est une grande terreur pour moi que la
moindre souffrance de tes enfants, surtout à présent que je suis seule.
Je tremble de voir leur santé s'altérer par ma faute; je ne les quitte
pourtant pas d'une minute, et je ne goûterai pas un instant de sommeil
que notre chère petite ne soit tout à fait bien.

Je suis heureuse d'apprendre que vous avez fait un bon voyage, et que
vous avez reçu le plus aimable accueil; mais je m'afflige et m'effraie
de la tristesse épouvantable où tu me dis que Fernande est plongée.
Pauvre chère enfant! Peut-être as-tu mal fait de céder si vite à son
désir; il eût fallu lui donner le temps de réfléchir et de se raviser.
Il m'a semblé qu'au moment de partir, elle était au désespoir, et
que, sans la crainte de te déplaire, elle eût renoncé à ce voyage. Je
n'augure rien de bon de cette séparation. Octave est comme fou. J'ai
réussi à le retenir jusqu'à présent, mais je désespère de le calmer.
J'ai essayé de le faire parler; j'espérais qu'en ouvrant son coeur et en
l'épanchant dans le mien, il se calmerait ou se pénétrerait davantage de
la nécessité d'être fort; mais la force n'est pas dans l'organisation
d'Octave; et quand même j'obtiendrais quelques nobles promesses, sa
résolution serait l'enthousiasme de quelques heures. Je le connais, et
le voyant aussi sérieusement épris de Fernande, j'espère peu à présent
qu'il la seconde dans ses généreux projets. Il est dans une agitation
effrayante; sa souffrance paraît si vive et si profonde, que j'en suis
émue de compassion et que je pleure sur lui du fond de mon âme. Sois
indulgent et miséricordieux, ô mon Jacques! car ils sont bien à
plaindre. Je n'ai jamais été dans cette situation, et je ne sais
vraiment pas ce que je ferais à leur place. Ma position indépendante,
mon isolement de toute considération sociale, de tout devoir de famille,
sont cause que je me suis livrée à mon coeur lorsqu'il a parlé. Si j'ai
de la force, ce n'est pas à me combattre que je l'ai acquise; car je
n'en ai jamais eu l'occasion. L'idée de sacrifier une passion réelle et
profonde à ce monde que je hais me parait si horrible, que je ne m'en
crois pas capable. Il est vrai que les seuls devoirs réels de Fernande
sont envers toi; et ta conduite en impose de tels à tous ceux qui
t'aiment, qu'il ne doit plus y avoir un instant de bonheur pour ceux qui
te trahissent. Aide-la donc avec douceur à accomplir cet holocauste de
son amour; j'essaierai d'obtenir quelque chose de la vertu d'Octave;
mais il me ferme l'accès de son coeur, et je ne puis vaincre la
répugnance que j'éprouve à forcer la confiance d'une âme qui souffre,
fût-ce avec l'espoir de la guérir.



LXVIII.

D'OCTAVE A HERBERT.

Je suis dans un état déplorable, mon cher Herbert; plains-moi et
n'essaie pas de me conseiller; je suis hors d'état d'écouter quoi que
ce soit. Elle a tout gâté en me disant qu'elle m'aime; jusque-là, je
me croyais méprisé; le dépit m'aurait donné des forces; mais, en
me quittant, elle me dit qu'elle m'aime, et elle espère que je me
résignerai à la perdre! Non, c'est impossible; qu'ils disent ce qu'ils
voudront, ces trois êtres étranges parmi lesquels je viens de passer un
an qui m'apparaît comme un rêve, comme une excursion de mon âme dans un
monde imaginaire! Qu'est-ce que la vertu dont ils parlent sans cesse? La
vraie force est-elle d'étouffer ses passions ou de les satisfaire? Dieu
nous les a-t-il données pour les abjurer? et celui qui les éprouve assez
vivement pour braver tous les devoirs, tous les malheurs, tous les
remords, tous les dangers, n'est-il pas plus hardi et plus fort que
celui dont la prudence et la raison gouvernent et arrêtent tous les
élans? Qu'est-ce donc que cette fièvre que je sens dans mon cerveau?
Qu'est-ce donc que ce feu qui me dévore la poitrine, ce bouillonnement
de mon sang qui me pousse, qui m'entraîne vers Fernande? Est-là les
sensations d'un être faible? Ils se croient forts parce qu'ils sont
froids. D'ailleurs, qui sait le fond de leurs pensées? qui peut deviner
leurs intentions réelles? Ce Jacques qui m'abandonne et me livre au
danger pendant un an, et qui, malgré sa pénétration exquise en toute
autre chose, ne s'aperçoit pas que je deviens fou sous ses yeux; cette
Sylvia qui redouble d'affection pour moi, à mesure que je me console
de ses dédains et que je les brave en aimant une autre femme, sont-ils
sublimes ou imbéciles? Avons-nous affaire à de froids raisonneurs
qui contemplent notre souffrance avec la tranquillité de l'analyse
philosophique, et qui assisteront à notre défaite avec la superbe
indifférence d'une sagesse égoïste? à des héros de miséricorde, à
des apôtres de la morale du Christ qui acceptent le martyre de leurs
affections et de leur orgueil? A présent que j'ai perdu l'aimant qui
m'attachait à eux, je ne les connais plus; je ne sais plus s'ils me
raillent, s'ils me pardonnent ou s'ils me trompent. Peut-être qu'ils
me méprisent; peut-être qu'ils s'applaudissent de leur ascendant sur
Fernande, et de la facilité avec laquelle ils m'ont séparé d'elle au
moment où elle allait être à moi. Oh! s'il en était ainsi, malheur à
eux! Vingt fois par jour je suis au moment de partir pour la Touraine.
                
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