George Sand.
[Illustration: ]
JACQUES
NOTICE
Que Jacques soit l'expression et le résultat de pensées tristes et
de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire. C'est un livre
douloureux et un dénoûment désespéré. Les gens heureux, qui sont parfois
fort intolérants, m'en ont blâmé. A-t-on le droit d'être désespéré?
disaient-ils. A-t-on le droit d'être malade?
Jacques n'est cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire
d'une passion, de la dernière et intolérable passion, d'une âme
passionnée; je ne prétends pas nier cette conséquence du roman, que
certains coeurs dévoués se voient réduits à céder la place aux autres et
que la société ne leur laisse guère d'autre choix, puisqu'elle raille et
s'indigne devant la résignation ou la miséricorde d'un époux trahi.
En ceci, la société ne se montre pas fort chrétienne. Aussi Jacques
finit-il peu chrétiennement sa vie en s'arrogeant le droit d'en
disposer. Mais à qui la faute? Jacques ne proteste pas tant qu'on croit
contre cette société irréligieuse. Il lui cède, au contraire, beaucoup
trop, puisqu'il tue et se tue. Il est donc l'homme de son temps, et
apparemment que son temps n'est pas bon pour les gens mariés, puisque
certains d'entre eux sont placés sans transaction possible entre l'état
de meurtriers et celui de saints.
Tâchons d'être saints, et si nous en venons à bout, nous saurons
d'autant plus combien cela est difficile, et quelle indulgence on doit à
ceux qui ne le sont pas encore. Alors nous reconnaîtrons peut-être qu'il
y a quelque chose à modifier ou dans la loi, ou dans l'opinion, car le
but de la société devrait être de rendre la perfection accessible à
tous, et l'homme est bien faible quand il lutte seul contre le torrent
des moeurs et des idées.
J'ai écrit ce livre à Venise en 1834, ainsi que _Leone Leoni et André_.
GEORGE SAND. Paris, mars 1853.
PREMIÈRE PARTIE.
I.
Tilly, près Tours; le...
Tu veux, mon amie, que je te dise la vérité; tu me reproches d'être
trop _mademoiselle_ avec toi, comme nous disions au couvent. Il faut
absolument, dis-tu, que je t'ouvre mon coeur et que je te dise si j'aime
M. Jacques. Eh bien, oui, ma chère, je l'aime, et beaucoup. Pourquoi
n'en conviendrais-je pas à présent? Notre contrat de mariage sera signé
demain, et avant un mois nous serons unis. Rassure-toi donc, et ne
t'effraie plus de voir les choses aller si vite. Je crois, je suis
persuadée que le bonheur m'attend dans cette union. Tu es folle avec tes
craintes. Non, ma mère ne me sacrifie point à l'ambition d'une riche
alliance. Il est vrai qu'elle est un peu trop sensible à cet avantage,
et qu'au contraire la disproportion de nos fortunes me rendrait
humiliante et pénible l'idée de tout devoir à mon mari, si Jacques
n'était pas l'homme le plus noble de la terre. Mais tel que je le
connais, j'ai sujet de me réjouir de sa richesse. Sans cela, ma mère ne
lui aurait jamais pardonné d'être roturier. Tu dis que tu n'aimes pas ma
mère et qu'elle t'a toujours fait l'effet d'une méchante femme; tu fais
mal, je pense, de me parler ainsi de celle à qui je dois respect et
vénération. Je suis bien coupable, à ce que je vois; car c'est moi qui
t'ai portée à ce jugement par la faiblesse que j'ai eue souvent de te
raconter les petits chagrins et les frivoles mortifications de notre
intimité. Ne m'expose plus à ce remords, chère amie, en me disant du mal
de ma mère.
Ce qu'il y a de plaisant dans ta lettre, ce n'est pas cela certainement;
mais c'est l'espèce de pénétration soupçonneuse avec laquelle tu devines
à moitié les choses. Par exemple, tu prétends que Jacques doit être un
homme vieux, froid, sec et sentant la pipe; il y a un peu de vrai dans
ce jugement. Jacques n'est pas de la première jeunesse, il a l'extérieur
calme et grave, et il fume. Vois combien il est heureux pour moi que
Jacques soit riche! Encore une fois, ma mère aurait-elle toléré sans
cela la vue et l'odeur d'une pipe!
La première fois que je l'ai vu, il fumait, et à cause de cela j'aime
toujours à le voir dans cette occupation et dans l'attitude qu'il avait
alors. C'était chez les Borel. Tu sais que M. Borel était colonel de
lanciers _du temps de l'autre_, comme disent nos paysans. Sa femme n'a
jamais voulu le contrarier en rien, et, quoiqu'elle détestât l'odeur du
tabac, elle a dissimulé sa répugnance, et peu à peu s'est habituée à la
supporter. C'est un exemple dont je n'aurai pas besoin de m'encourager
pour être complaisante envers mon mari. Je n'ai aucun déplaisir à sentir
cette odeur de pipe. Eugénie autorise donc M. Borel et tous ses amis
à fumer au jardin, au salon, partout où bon leur semble; elle a bien
raison. Les femmes ont le talent de se rendre incommodes et déplaisantes
aux hommes qui les aiment le plus, faute d'un très-léger effort sur
elles-mêmes pour se ranger à leurs goûts et à leurs habitudes. Elles
leur imposent au contraire mille petits sacrifices qui sont autant
de coups d'épingle dans le bonheur domestique, et qui leur rendent
insupportable peu à peu la vie de famille... Oh! mais je te vois d'ici
rire aux éclats et admirer mes sentences et mes bonnes dispositions. Que
veux-tu? je me sens en humeur d'approuver tout ce qui plaira à Jacques,
et si l'avenir justifie tes méchantes prédictions, si un jour je dois
cesser d'aimer en lui tout ce qui me plaît aujourd'hui, du moins j'aurai
goûté la lune de miel.
Cette manière d'être des Borel scandalise horriblement toutes les
bégueules du canton. Eugénie s'en moque avec d'autant plus de raison
qu'elle est heureuse, aimée de son mari, entourée d'amis dévoués, et
riche par-dessus le marché, ce qui lui attire encore de temps en temps
la visite des plus tiers légitimistes. Ma mère elle-même a sacrifié à
cette considération» comme elle y sacrifie aujourd'hui à l'égard de
Jacques, et c'est chez madame Borel qu'elle a été flairer et chercher la
piste d'un mari pour sa pauvre fille sans dot.
Allons! voilà que, malgré moi, je me mets encore à tourner ma mère en
ridicule. Ah! je suis encore trop pensionnaire. Il faudra que Jacques
me corrige de cela, lui qui ne rit pas tous les jours. En attendant, tu
devrais me gronder, au lieu de me seconder comme tu fais, vilaine!
Je te disais donc que j'avais vu Jacques là pour la première fois. Il y
avait quinze jours qu'on ne parlait pas d'autre chose, chez les Borel,
que de la prochaine arrivée du capitaine Jacques, un officier retiré du
service, héritier d'un million. Ma mère ouvrait des yeux grands comme
des fenêtres et des oreilles grandes comme des portes, pour aspirer le
son et la vue de ce beau million. Pour moi, cela m'aurait donné une
forte prévention contre Jacques, sans les choses extraordinaires que
disaient Eugénie et son mari. Il n'était question que de sa bravoure,
de sa générosité, de sa bonté. Il est vrai qu'on lui attribue aussi
quelques singularités. Je n'ai jamais pu obtenir d'explication
satisfaisante à cet égard, et je cherche en vain dans son caractère et
dans ses manières ce qui peut avoir donné lieu à cette opinion. Un soir
de cet été, nous entrons chez Eugénie; je crois bien que ma mère avait
saisi dans l'air quelque nouvelle de l'arrivée du _parti_. Eugénie et
son mari étaient venus à notre rencontre du côté de la cour. On
nous fait asseoir dans le salon; j'étais près de la fenêtre au
rez-de-chaussée, et il y avait devant moi un rideau entr'ouvert. «Et
votre ami, est-il arrivé enfin? dit ma mère au bout de trois minutes.
--Ce matin, dit M. Borel d'un air joyeux.--Ah! je vous en félicite, et
j'en suis charmée pour vous, reprend ma mère. Est-ce que nous ne le
verrons pas?--Il s'est sauvé avec sa pipe en vous entendant venir,
répond Eugénie; mais il reviendra certainement.--Oh! peut-être que non,
lui dit son mari; il est sauvage comme l'_habitant de l'Orénoque_ (tu
sauras que c'est une des facéties favorites de M. Borel), et je n'ai pas
eu encore le temps de lui dire que je voulais le présenter à deux belles
dames. Il faudrait voir s'il ne s'en va pas promener trop loin, Eugénie,
et le faire avertir.» Pendant ce temps-là je ne disais rien, mais je
voyais très-bien M. Jacques par la fente du rideau. Il était assis à dix
pas de la maison, sur des gradins de pierre où Eugénie fait ranger au
printemps les beaux vases de fleur» de sa serre chaude. Il me parut, au
premier coup d'oeil, avoir vingt-cinq ans tout au plus, quoiqu'il en ait
au moins trente. Il n'est pas de figure plus belle, plus régulière et
plus noble que celle de Jacques. Il est plutôt petit que grand, et
semble très-délicat, quoiqu'il assure être d'une forte santé; il
est constamment pâle, et ses cheveux d'un noir d'ébène, qu'il porte
très-longs, le font paraître plus pâle et plus maigre encore. Il me
semble qu'il a le sourire triste, le regard mélancolique, le front
serein et l'attitude fière; en tout, l'expression d'une âme orgueilleuse
et sensible, d'une destinée rude, mais vaincue. Ne me dis pas que je
fais des phrases de roman; si tu voyais Jacques, je suis sûre que tu
trouverais tout cela en lui, et bien d'autres choses sans doute que je
ne saisis pas, car j'ai encore avec lui une timidité extraordinaire, et
il me semble que son caractère renferme mille particularités qu'il me
faudra bien du temps pour connaître et peut-être pour comprendre. Je te
les raconterai jour par jour, afin que tu m'aides à en bien juger; car
tu as bien plus de pénétration et d'expérience que moi. En attendant, je
veux t'en dire quelques-unes.
Il a certaines aversions et certaines affections qui lui viennent
subitement et d'une manière tantôt brutale, tantôt romanesque, à la
première vue. Je sais bien que tout le monde est ainsi, mais personne
ne s'abandonne à ses impressions avec l'aveuglement ou l'obstination de
Jacques. Quand il a reçu de la première vue une impression assez forte
pour porter un jugement, il prétend qu'il ne le rétracte jamais. Je
crains que ce ne soit là une idée fausse et la source de bien des
erreurs et peut-être de quelques injustices. Je te dirai même que je
crains qu'il n'ait porté un jugement de ce genre sur ma mère. Il est
certain qu'il ne l'aime pas et qu'elle lui a déplu dès le premier jour;
il ne me l'a pas dit, mais je l'ai vu. Lorsque M. Borel le tira de sa
méditation et de son nuage de tabac pour nous le présenter, il vint
comme malgré lui, et nous salua avec une froideur glaciale. Ma mère, qui
a les manières hautes et froides, comme tu sais, fut extraordinairement
aimable avec lui. «Permettez-moi de vous prendre la main, lui dit-elle;
j'ai beaucoup connu monsieur votre père, et vous quand vous étiez
enfant.--Je le sais, Madame,» répondit Jacques sèchement et sans avancer
sa main vers celle de ma mère. Je crois qu'elle dut s'en apercevoir, car
cela était très-visible; mais elle est trop prudente et trop habile pour
avoir jamais une attitude gauche. Elle feignit de prendre la répugnance
de M. Jacques pour de la timidité, et elle insista en lui disant:
«Donnez-moi donc la main; je suis pour vous une ancienne amie.--Je m'en
souviens bien, Madame,» répondit-il d'un ton encore plus étrange; et il
serra la main de ma mère d'une manière presque convulsive. Cette manière
fut si singulière que les Borel se regardèrent d'un air étonné, et que
ma mère, qui n'est pourtant pas facile à déconcerter, retomba sur sa
chaise plutôt qu'elle ne se rassit, et devint pâle comme la mort. Un
instant après, Jacques retourna dans le jardin, et ma mère me fit
chanter une romance dont parlait Eugénie. Jacques m'a dit depuis
qu'il m'avait écoutée sous la fenêtre, et que ma voix lui avait été
sur-le-champ tellement sympathique qu'il était rentré pour me regarder;
jusque-là il ne m'avait pas vue. De ce moment il m'a aimée, du moins il
le dit; mais je te parle d'autre chose que de ce que j'ai dessein de te
dire.
Nous en étions aux singularités de Jacques; je veux t'en raconter une
autre. L'autre jour il vint nous voir au moment où je sortais de la
maison avec une soupe dans une écuelle de terre et un tablier d'indienne
bleue autour de moi; j'avais pris la petite porte de derrière pour
ne rencontrer personne dans ce bel équipage. Le hasard voulut que M.
Jacques, par un caprice digne de lui, se fût engagé dans cette ruelle
avec son beau cheval. «Où allez-vous ainsi?» me dit-il en sautant à
terre et en me barrant le passage. J'aurais bien voulu l'éviter, mais
il n'y avait pas moyen. «Laissez-moi passer, lui dis-je, et allez
m'attendre à la maison; je vais porter à manger à mes poules.--Et où
sont-elles donc vos poules? Parbleu! je veux les voir manger.» Il mit
la bride sur le cou de son cheval en lui disant: «Fingal, allez à
l'écurie;» et son cheval, qui entend sa parole comme s'il connaissait la
langue des hommes, obéit sur-le-champ. Alors Jacques m'ôta l'écuelle des
mains, enleva sans façon le couvercle, et, voyant une soupe de bonne
mine: «Diable! dit-il, vous nourrissez bien vos poules! Allons, je vois
que nous allons chez quelque pauvre. Il ne faut pas me faire un secret
de cela, à moi; c'est une chose toute simple et que j'aime à vous
voir faire par vous-même. J'irai avec vous, Fernande, si vous me le
permettez.» Je mis mon bras sous le sien, et nous marchâmes vers la
maison de la vieille Marguerite, dont je t'ai parlé souvent. M. Jacques
portait toujours la soupe avec ses gants de chamois jaune paille, et
d'un air si aisé qu'il semblait n'avoir pas fait autre chose de sa vie.
«Un autre que moi, me dit-il chemin faisant, trouverait certainement ici
l'occasion de vous faire de magnifiques compliments, louerait en prose
et en vers votre charité, votre sensibilité, votre modestie; moi, je ne
vous dis rien de cela, Fernande, parce que je ne suis pas étonné de
vous voir pratiquer les vertus que vous avez. Manquer de douceur et de
miséricorde serait horrible en vous; alors votre beauté, votre air
de candeur, seraient des mensonges détestables de la nature. En vous
voyant, je vous ai jugée sincère, juste et sainte; je n'avais pas besoin
de vous rencontrer sur le chemin d'une chaumière pour savoir que je ne
m'étais pas trompé. Je ne vous dirai donc pas que vous êtes un ange à
cause de cela, mais je vous dis que vous faites ces choses-là parce que
vous êtes un ange.»
Je te demande pardon de te rapporter cette conversation; tu penseras
peut-être qu'il y a un peu de vanité à te redire les douceurs que me
conte M. Jacques. Et au fait, ma bonne Clémence, je crois bien qu'il y
en a en effet. Je suis toute glorieuse de son amour; moque-toi de moi,
cela n'y changera rien.
Mais n'ai-je pas raison de te rapporter tous ces détails, puisque
tu veux connaître toutes les particularités de mon amour et tout le
caractère de mon fiancé? Tu ne me gronderas pas cette fois pour avoir
été trop laconique. Je continue.
Nous arrivons donc chez la mère Marguerite. La bonne femme fut tout
étonnée de se voir apporter la soupe par un beau monsieur en gants
jaunes. La voilà qui me fait ses bavardages accoutumés, qui me demande
au nez de Jacques si c'est là mon mari, qui fait toute sorte de voeux
pour moi, qui me raconte ses maux, qui me parle surtout de son loyer
qu'elle est forcée de payer, et qui me regarde d'un air piteux, comme
pour me dire que je devrais bien lui apporter quelque chose de mieux que
la soupe. Moi, je n'ai pas d'argent; ma mère n'en a guère et ne m'en
donne pas du tout. J'étais triste comme je le suis souvent de ne pouvoir
soulager que la centième partie des maux que je vois. Jacques avait
l'air de ne pas entendre un mot de tout cela. Il avait trouvé sur une
planche une vieille bible mangée des rats, et il semblait la lire avec
attention; tout à coup, pendant que Marguerite parlait encore, je sens
tomber doucement dans la poche de mon tablier quelque chose de lourd;
j'y porte la main, j'y trouve une bourse; je ne fis semblant de rien, et
je donnai à la vieille la petite somme dont elle avait besoin.
Tout allait bien: Jacques avait l'air doux et tranquille; mais voilà
qu'en sortant j'eus la mauvaise idée de dire tout bas à Marguerite que
le présent venait de Jacques. Alors elle se mit à lui adresser ses
remerciements et ces bénédictions du pauvre qui sont vraiment un peu
prolixes, un peu niaises, mais qu'il faut, ce me semble, accepter,
puisque c'est la seule manière dont le pauvre puisse s'acquitter. Eh
bien, sais-tu ce que fit Jacques? Il fronça deux ou trois fois le
sourcil d'un air d'impatience, et finit par interrompre la litanie de la
vieille en lui disant d'un ton dur et impérieux: «C'est bon; en voilà
assez!» La pauvre femme resta interdite et humiliée. Moi, je me sentis
un peu d'humeur contre Jacques. Quand nous fûmes à quelques pas de la
maisonnette, je lui en fis des reproches. Il sourit, et, au lieu de se
justifier, il me dit en me prenant par la main: «Fernande, vous êtes une
bonne enfant, et moi je suis un vieux homme; vous avez raison d'aimer
les épanchements de la reconnaissance que vous inspirez, c'est un
plaisir innocent qui vous engage à persévérer. Pour moi, je ne puis plus
m'amuser de ces choses-là, et elles me causent au contraire un ennui
intolérable.--Je suis disposée, lui dis-je, à croire que vous avez
raison en tout ce que vous faites, et je croirai volontiers que c'est
moi qui ai tort; mais expliquez-vous: faites que je vous connaisse bien,
Jacques, et que je n'aie jamais l'idée de vous blâmer, quelque chose qui
arrive.» Il sourit encore, mais d'un air triste, et, loin de m'accorder
l'explication que je lui demandais, il se borna à me répéter: «Je vous
ai dit, ma chère enfant, que vous aviez raison, et que je vous aimais
ainsi.» Ce fut tout. Il me parla d'autre chose, et, malgré moi, je
restai triste et inquiète tout ce jour-là.
Voilà comme il est souvent; il y a en lui des choses qui m'effraient,
parce que je ne peux pas m'en rendre compte, et il a tort, je pense, de
ne pas vouloir se donner la peine de me les faire comprendre. Mais que
d'autres choses en lui qui sont dignes d'admiration et d'enthousiasme!
J'ai tort de m'occuper tant des petits nuages, quand j'ai un si beau
ciel à contempler! C'est égal, dis-moi ton avis sur ces misères; j'ai
une grande confiance en ton bon sens, et je suis habituée à voir un peu
par tes yeux. Ce n'est pas ce qui plaît le plus à maman. Enfin, j'aurai
bientôt la liberté de t'écrire sans me cacher. Adieu, chère Clémence.
Je n'attendrai pas ta réponse pour t'écrire une seconde lettre. Je
t'embrasse mille fois.
Ton amie, FERNANDE DE THEURSAN
II.
Genève, le...
Vraiment, Jacques, vous allez vous marier? Elle sera bien heureuse,
votre femme! Mais vous, mon ami, le serez-vous? Il me paraît que vous
agissez bien vite, et j'en suis effrayée. Je ne sais pourquoi cette idée
de vous voir marié ne peut entrer dans ma pauvre tête; je n'y comprends
rien; je suis triste à la mort; il me semble impossible qu'un changement
quelconque améliore votre destinée, et je crois que votre coeur se
briserait au choc de douleurs nouvelles. O mon cher Jacques! il faut
bien de la prudence quand on est comme nous deux!
As-tu songé à tout, Jacques? as-tu fait un bon choix? Tu es observateur
et pénétrant; mais on se trompe quelquefois; quelquefois la vérité ment!
Ah! comme tu t'es souvent trompé sur toi-même! combien de fois je t'ai
vu découragé! combien de fois je t'ai entendu dire: Ceci est le dernier
essai! Pourquoi suis-je assiégée de noirs pressentiments? Que peut-il
t'arriver? Tu es un homme, et tu as de la force.
Mais toi, songer au mariage! cela me parait si extraordinaire! Vous êtes
si peu fait pour la société! vous détestez si cordialement ses droits,
ses usages et ses préjugés! Les éternelles lois de l'ordre et de la
civilisation, vous les révoquez encore en doute, et vous n'y cédez que
parce que vous n'êtes pas absolument sûr que vous deviez les mépriser;
et avec ces idées, avec votre caractère insaisissable et votre esprit
indompté, vous allez faire acte de soumission à la société, et
contracter avec elle un engagement indissoluble; vous allez jurer d'être
fidèle éternellement à une femme, vous! vous allez lier votre horreur et
votre conscience au rôle de protecteur et de père de famille! Oh! vous
direz ce que vous voudrez, Jacques, mais cela ne vous convient pas;
vous êtes au-dessus ou au-dessous de ce rôle; quel que vous soyez, vous
n'êtes pas fait pour vivre avec les hommes tels qu'ils sont.
Vous renoncerez donc à tout ce que vous avez été jusqu'ici et à tout ce
que vous auriez été encore! car votre vie est un grand abîme où sont
tombés pêle-mêle tous les biens et tous les maux qu'il est permis a
l'homme de ressentir. Vous avez vécu quinze ou vingt vies ordinaires
dans une seule année; vous deviez encore user et absorber bien des
existences avant de savoir seulement si vous aviez commencé la vôtre.
Est-ce que vous regarderiez encore ceci comme un état de transition,
comme un lien qui doit finir et faire place à un autre? Je ne suis pas
plus que vous un adepte de la foi sociale, je suis née pour la détester,
mais quels sont les êtres qui peuvent lutter contre elle, ou même vivre
sans elle? La femme que vous épousez est-elle donc comme vous? est-elle
une des cinq ou six créatures humaines qui naissent, dans tout un
siècle, pour aimer la vérité, et pour mourir sans avoir pu la faire
aimer des autres? est-elle de ceux que nous appelions les _sauvages_
dans les jours de notre triste gaieté? Jacques, prends garde; au nom
du ciel, souviens-toi combien de fois nous avons cru l'un et l'autre
trouver notre semblable, et combien de fois nous nous sommes retrouvés
seuls vis-à-vis l'un de l'autre! Adieu; prends au moins le temps de
réfléchir. Pense à ton passé; pense à celui de SYLVIA.
III.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Tilly, le...
Ma chère, j'ai fait aujourd'hui une découverte qui m'a laissé une
impression singulière. En écoutant lire la rédaction de notre contrat de
mariage, j'ai appris que Jacques avait trente-cinq ans. Certainement ce
n'est pas là un âge avancé; et d'ailleurs on n'a jamais que l'âge qu'on
paraît avoir, et à la première vue je lui avais imaginé dix années
de moins. Cependant je ne sais pas pourquoi le son de ces syllabes,
trente-cinq ans! m'a épouvantée; j'ai regardé Jacques d'un air étonné et
peut-être même fâché, comme s'il m'eût fait jusque-là un mensonge. Il
est certain pourtant qu'il ne m'a jamais parlé de son âge, et que je
n'ai jamais songé à le lui demander. Je suis sûre qu'il me l'aurait dit
sur-le-champ, car il parait très indifférent à ces choses-là, et il
ne s'est pas seulement aperçu de l'effet que faisait sur moi et sur
plusieurs des personnes présentes la découverte de ses trente-cinq ans.
Moi qui le trouvais déjà un peu vieux pour moi en lui en attribuant
trente! J'ai beau faire, Clémence, je t'avoue que je suis contrariée de
cette différence d'âge entre nous; il me semble à présent que Jacques
est beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l'imaginais; il se
rapproche plutôt de l'âge d'un père; et, au fait, il pourrait être le
mien, il a dix-huit ans de plus que moi! Cela me fait un peu de peur, et
modifie peut-être l'affection que j'avais pour lui. Autant que je puis
exprimer ce qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime
augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent; enfin,
je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l'étais ce matin, voilà
ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours à
l'esprit, et je pense à cet homme _vieux_ et _froid_ que tu as cru voir
en lui. Cependant, Clémence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme
il a une tournure élégante et jeune, comme il a les manières douces et
franches, le regard affectueux, la voix harmonieuse et fraîche! tu en
serais, je parie, amoureuse aussi. J'ai été frappée et séduite par
toutes ces choses-là dès le premier moment, et chaque jour j'ai été plus
touchée de ces manières, de ce regard et du son de cette voix; mais il
est bien vrai que je n'ai pas encore eu la hardiesse et le sang-froid
de l'examiner. Quand il arrive, je le regarde avec joie en lui disant
bonjour, et, dans ce moment-là, il a dix-sept ans comme moi; mais
ensuite je n'ose plus guère fixer les yeux sur lui, car les siens sont
toujours sur moi. A tout ce qui pourrait faire naître sur ses traits une
expression nouvelle, je m'aperçois que c'est moi qui suis observée,
et il ne m'est pas possible d'observer à mon tour. A quoi bon
l'observerais-je, d'ailleurs? que verrais-je en lui qui ne me plût pas?
et qu'aurais-je l'habileté de deviner s'il se donnait la moindre peine
pour se rendre impénétrable? Je suis si jeune! et lui... il doit avoir
tant d'expérience!... Quand il m'a observée ainsi, et que je lève sur
lui un regard timide, comme pour recevoir mon arrêt, je trouve sur sa
figure tant d'affection, de contentement, une sorte d'approbation muette
si délicate et si douce, que je me rassure et me sens heureuse. Je vois
que tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense,
plaît à Jacques, et qu'au lieu d'un censeur sévère j'ai en lui un être
sympathique, un ami indulgent, peut-être un amant aveugle!
Ah! tiens, j'ai tort de gâter mon bonheur et d'affaiblir mon amour par
ces petites recherches. Que m'importent quelques années de plus ou de
moins? Jacques est beau, excellent, vertueux, estimé et admiré de tous
ceux qui le connaissent, et il m'aime, je suis sûre de cela; que puis-je
demander de plus?
IV.
DE CLÉMENCE A FERNANDE.
De l'Abbaye-aux-Bois. Paris, le...
Je reçois tes deux lettres à la fois: deux plaisirs en même temps! Ce
serait presque trop, ma chère Fernande, si ces plaisirs n'étaient un
peu inquiétés et troublés par toutes les incertitudes que me cause ta
situation. Tu me demandes des conseils sur l'affaire la plus importante
et la plus délicate de la vie; tu me demandes des éclaircissements sur
des choses que je ne sais pas, sur des personnes que je ne connais pas,
sur des faits que je n ai pas vus; comment veux-tu que je réponde? Je
ne puis que tirer, des indices que tu me donnes, quelque jugement
incertain, expectatif, que tu feras très-bien d'examiner longtemps, et
de soumettre à de nouvelles recherches avant de l'adopter.
Je ne connais pas M. Jacques; je ne puis donc savoir à quel point lu
peux passer par-dessus les immenses inconvénients de cette différence
d'âge; mais je puis et je dois te les signaler d'une manière générale.
C'est à toi de les rejeter si tu es sûre qu'il n'y ait pas lieu à en
faire l'application.
On prétend que les hommes commencent la vie sociale plus tard que les
femmes, et qu'ils sont plus jeunes de raisonnement et d'expérience à
trente ans que les femmes à vingt; je crois que cela est faux. Un homme
est obligé de se faire un état ou de se chercher une position sociale au
sortir du collège; une jeune personne, au sortir du couvent, trouve
sa position toute faite, soit qu'on la marie, soit que ses parents
la tiennent pour quelques années encore auprès d'eux. Travailler à
l'aiguille, s'occuper des petits soins de l'intérieur, cultiver la
superficie de quelques talents, devenir épouse et mère, s'habituer à
allaiter et à laver des enfants, voilà ce qu'on appelle être une femme
faite. Moi, je pense qu'en dépit de tout cela une femme de vingt-cinq
ans, si elle n'a pas vu le monde depuis son mariage, est encore un
enfant. Je pense que le monde qu'elle a vu étant demoiselle, dansant
au bal sous l'oeil de ses parents, ne lui a rien appris du tout, si ce
n'est la manière de s'habiller, de marcher, de s'asseoir et de faire la
révérence. Il y a autre chose à apprendre dans la vie, et les femmes
l'apprennent tard et à leurs dépens. Il ne suffit pas d'avoir de la
grâce, de la décence, une sorte d'esprit; il ne suffit pas d'avoir
allaité proprement ses enfants et tenu sa maison en ordre pendant
quelques années pour être à l'abri de tous les dangers qui peuvent
porter de mortelles atteintes au bonheur. Que de choses apprend un
homme, au contraire, dans l'exercice de cette liberté illimitée qui
lui est accordée à peine au sortir de l'adolescence! que d'expériences
rudes, que de sévères leçons, que de déceptions mûrissantes il peut
mettre à profit seulement dans le cours de la première année! que
d'hommes et de femmes il a pu étudier à l'âge où la femme n'a encore
connu que son père et sa mère!
Il est donc faux qu'un homme de vingt-cinq ans soit du même âge qu'une
fille de quinze, et que, pour faire une union raisonnablement assortie,
il faille établir dix ans de différence entre le mari et la femme. Il
est bien vrai que le mari doit être le protecteur et le guide; puisqu'il
doit être le maître, il est à désirer qu'il soit un maître prudent et
éclairé. Mais, à âge presque égal, il a bien assez de cette espèce de
supériorité sur sa femme; s'il en a beaucoup plus, il en abuse, il
devient grondeur, pédant ou despote.
Supposons que M. Jacques soit incapable d'être jamais rien d'approchant;
accordons-lui toutes les belles qualités. Je ne te parle pas d'amour,
moi: je te fais la part bien grande en te disant que je ne le crois
pas absolument nécessaire dans le mariage, et je doute que tu en aies
réellement pour ton fiancé; à ton âge ou prend pour de l'amour la
première affection qu'on éprouve. Je te parle d'amitié seulement, et
je te dis que le bonheur d'une femme est perdu quand elle ne peut pas
considérer son mari comme son meilleur ami. Es-tu bien sûre de pouvoir
être maintenant la meilleure amie d'un homme de trente-cinq ans? Sais-tu
ce que c'est que l'amitié? Sais-tu ce qu'il faut de sympathie pour la
faire naître? quels apports de goûts, de caractères et d'opinions sont
nécessaires pour la maintenir? Quelles sympathies peuvent donc exister
entre deux êtres qui, par la différence de leur âge, reçoivent des mêmes
objets des sensations tout opposées? quand ce qui attire l'un repousse
l'autre, quand ce qui parait estimable au plus âgé est ennuyeux au plus
jeune, quand ce qui semble agréable et touchant à la femme est dangereux
ou ridicule aux yeux du mari? As-tu pensé à tout cela, pauvre Fernande?
N'es-tu pas aveuglée par ce besoin d'aimer qui tourmente misérablement
les jeunes filles? N'est-tu pas abusée aussi par une certaine vanité
secrète dont tu ne te ronds pas compte? Tu es pauvre, et un nomme riche
te recherche et t'épouse. Il a des châteaux, des terres; il a une belle
figure, de beaux chevaux, des habits bien faits; il te semble charmant,
parce que tout le monde le dit. Ta mère, qui est la femme la plus
intéressée, la plus fausse et la plus adroite du monde, arrange les
choses de manière à ce que vous ne puissiez pas vous éviter. Elle te
fait peut-être croire qu'il est amoureux de toi, après lui avoir fait
croire que tu étais amoureuse de lui, tandis que vous ne vous
aimez peut-être ni l'un ni l'autre. Toi, tu es comme ces petites
pensionnaires, qui ont par hasard un cousin, et qui en sont
inévitablement amoureuses, parce que c'est le seul homme qu'elles
connaissent. Tu es noble de coeur, je le sais, et tu ne t'occupes pas
plus des richesses de M. Jacques que si elles n'existaient pas; mais tu
es femme, et tu n'es pas insensible à la gloire d'avoir fait, par ta
beauté et ta douceur, un de ces miracles que la société voit avec
surprise, parce qu'ils sont rares en effet: un homme riche épousant une
fille pauvre.
Mais je te mets en colère, je parie; je t'en prie, ma chère enfant, ne
prends pas tout cela trop au sérieux. Ce sont des choses que je t'engage
à te dire courageusement à toi-même et sur lesquelles il faut que tu
t'interroges sévèrement; il est très-possible que tu n'aies rien de
commun avec elles. Alors ce sera quelques feuilles de papier que j'aurai
barbouillées d'encre pour te rendre service, et qui ne seront bonnes
à rien. Je veux te dire une autre chose qui, chez moi, n'est pas le
résultat d'un raisonnement, mais d'une répugnance instinctive; je
t'engage donc à t'en préoccuper assez légèrement. Je n'aime pas que le
visage montre un âge différent de celui qu'on a. Cela me fait venir
toutes sortes d'idées superstitieuses, et, quelque folles et injustes
qu'elles pussent être, il me serait impossible d'accorder ma confiance
à une personne sur l'âge de laquelle je me serais trompée de dix ans
au premier coup d'oeil. Dans le cas où elle m'aurait semblé plus jeune
qu'elle ne l'est en effet, je penserais que l'égoïsme, la sécheresse du
coeur, ou une froide nonchalance, l'ont empêchée de sentir l'atteinte
des douleurs humaines, ou l'ont rendue habile à éviter les fatigues
morales qui vieillissent tous les hommes. Dans le cas contraire, je
penserais que les vices, la débauche, ou au moins une certaine sorte
de fausse exaltation, l'ont précipitée dans des désordres et dans des
fatigues qui l'ont vieillie plus que de raison; en un mot, je ne verrais
pas sans stupeur et sans effroi une infraction évidente aux lois de la
nature: il y a toujours là quelque chose de mystérieux qu'il faudrait
examiner. Mais que peu ton examinera ton âge, et quand l'empressement de
changer d'état et de position _avant un mois_ nous ferme les yeux sur
tous les dangers?
Tu dis que M. Jacques est aimé et estime de tous ceux qui le
connaissent; il me semble que ceux qui le connaissent et qui ont pu t'en
parler sont en petit nombre. Si je repasse les chapitres de tes lettres
précédentes où il en est question, je trouve que ce nombre se réduit à
deux amis, M. Borel et sa femme. Ta mère l'a connu lorsqu'il était âgé
de dix ans, et comme elle était liée avec son père, elle peut avoir eu
des renseignements très précis sur son héritage. Je crois qu'elle ne
s'est pas souciée d'autre chose, pas même de te signaler le notable
inconvénient d'avoir dix-huit ans de moins que ton mari. Elle savait
très-bien l'âge de M. Jacques; mais je comprends qu'elle ait évité d'en
parler à qui que ce soit. Les femmes qui ne sont plus jeunes parlent
rarement du passé sans en effacer toutes les dates.
Tu me reproches de ne pas aimer ta mère: je n'y saurais que faire, ma
chère Fernande; mais je suis charmée que tu ne lui ressembles en rien;
et si quelque chose peut me consoler de la précipitation avec laquelle
se conclut ton mariage, c'est qu'il te séparera bientôt d'elle: tu
ne peut pas tomber en de plus mauvaises mains que celles dont tu vas
sortir; sois sûre de ce que je te dis. Il m'importe peu que cela soit
conforme aux saintes lois du préjugé; il me paraît conforme à celles de
la raison de t'éclairer sur le caractère d'une personne qui a tant de
part dans ta vie; et la raison est le seul guide que je consulte, le
seul dieu que je serve.
Je croirais volontiers que la pénétration de M. Jacques n'est pas une
chimère. Je suis persuadée de la rectitude des premiers jugements,
quand la personne qui les porte s'est habituée à rassembler toutes les
facultés de l'observation pour les exercer à la fois sur la première
impression reçue. Il a bien jugé de toi et de ta mère; cependant, à
l'égard de celle-ci, il peut se faire que quelque souvenir d'enfance
aide beaucoup à l'aversion qu'il a sentie en la retrouvant.
L'histoire de la vieille Marguerite ne me semble pas, comme à toi, un
grand sujet de trouble et de consternation. M. Jacques s'est comporté en
homme d'esprit en t'aidant dans tes petites charités; mais je comprends
fort bien qu'il y ait été ennuyé des litanies de la mendiante, En ceci
je trouve l'occasion de te faire observer que vous êtes destinés, M.
Jacques et toi, à différer toujours de sentiments et de conduite, quand
même vous aurez tous deux raison. Je souhaite qu'il sache toujours
tolérer cette différence, et qu'il te permette d'éprouver les émotions
auxquelles son coeur sera fermé.
Adieu, ma bonne Fernande; tu vois que je n'ai aucune prévention contre
la personne de ton fiancé. D'ailleurs le jour où tu ne voudras plus
entendre la vérité, il faudra cesser de me la demander.
Je vis toujours tranquille et heureuse au fond de mon abbaye. Les
religieuses ont renoncé envers moi à toute espèce de tracasserie. Je
reçois les visites que je veux, et je vais quelquefois dans le monde
depuis que j'ai quitté le grand deuil de veuve. La famille de mon mari
a d'assez bons procédés envers moi, et pourtant ce n'est pas une
très-aimable famille. J'ai agi avec prudence envers elle. La raison, ma
chère Fernande! la raison! avec cela on fait sa vie soi-même, et on la
fait libre et calme, sinon brillante.
Ton amie, CLÉMENCE DE LUXEUIL.
V.
DE FERNANDE A CLEMENCE.
L'amitié est bien bonne, mais la raison est bien triste ma chère
Clémence; ta lettre m'a donné un véritable accès de spleen. Je l'ai
relue plusieurs fois et toujours avec une nouvelle mélancolie. Elle m'a
mise en méfiance contre ma mère, contre Jacques, contre moi, contre
toi-même. Oui, j'avoue que je t'en ai un peu voulu de me désenchanter si
durement de mon bonheur. Tu as raison pourtant, et je sens bien que tu
es ma véritable amie c'est à toi que je demande les conseils et l'appui
que je n'ose réclamer de ma mère. Je persiste à croire que tu penses
trop mal d'elle, mais je suis forcée de voir que son coeur est
très-froid pour moi, et qu'elle ne cherche dans mon mariage que les
avantages de la fortune.
Après tout, ce mariage ne l'enrichira pas; elle a projet de vivre au
Tilly, et de me laisser partir pour le Dauphiné avec mon mari; ainsi
elle n'a aucun intérêt personnel dans cette affaire. Elle croit que
l'argent est le premier des biens, et tous ses efforts tendent, non
à l'acquérir, mais à me le procurer. Puis-je lui faire un crime de
s'occuper de mon bonheur à sa manière et selon ses idées?
Quant à moi, je me suis examinée sévèrement, et je t'assure que la
vanité ne m'influence en rien. J'avais tellement peur de m'aveugler à
cet égard, que, ce matin, après avoir relu ta lettre, j'ai eu envie de
quereller un peu Jacques, afin d'éprouver mon amour et le sien. J'ai
attendu que ma mère nous eût laissés seuls au piano comme elle fait
toujours après le déjeuner. Alors j'ai cessé de chanter pour lui
dire brusquement: «Savez-vous, Jacques, que je suis bien jeune pour
vous?--J'y ai pensé, m'a-t-il dit avec la figure tranquille qu'il
a toujours Est-ce que vous n'y aviez pas pensé encore?--C'eût été
difficile, lui ai-je répondu, je ne savais pas votre âge---En vérité!»
s'est-il écrié, et il est devenu plus pâle que de coutume. J'ai senti
que je lui faisais de la peine, et je me suis repentie tout de suite. Il
a ajouté: «J'aurais dû prévoir que votre mère ne vous le dirait pas; et
pourtant je l'avais chargée de vous faire songer à la différence de nos
âges. Elle m'a dit l'avoir fait; elle m'a dit que vous étiez bien aise
de trouver en moi un père en même temps qu'un amant.--Un père! ai-je
répondu; non, Jacques, je n'ai pas dit cela.» Jacques a souri, et, me
baisant au front, il s'est écrié: «Tu es franche comme une sauvage; je
t'aime à la folie, tu seras ma fille chérie; mais si tu crains qu'en
devenant ton père, je ne devienne ton maître, je ne t'appellerai ma
fille que dans le secret de mon coeur. Cependant, a-t-il dit un instant
après en se levant, il est possible que je sois trop vieux pour toi. Si
tu le trouves, je le suis en effet.--Non, Jacques! non! ai-je répondu
vivement en me levant aussi.--Ne t'abuse pas, a-t-il repris, j'ai
trente-cinq ans, dix-huit belles années de plus que toi. Est-ce que vous
ne vous ne vous en étiez jamais aperçue? Est-ce que cela ne se lit pas
sur mon visage?--Non; la première fois que je vous ai vu, j'ai cru que
vous aviez vingt-cinq ans, et depuis, je vous en ai toujours donné
trente.--Vous ne n'avez donc jamais regardé, Fernande? Regardez-moi
bien, je le veux; je détournerai les yeux pour ne pas vous intimider.»
Il m'a attirée vers lui et a détourné les yeux en effet. Alors je l'ai
examiné avec attention, et j'ai découvert qu'il y avait au-dessous des
paupières et au coin de la bouche quelques rides imperceptibles, et sur
ses tempes quelques cheveux blancs mêlés à une forêt de cheveux noirs;
c'est là tout. «Voilà toute la différence d'un homme de trente-cinq ans
à un homme de trente!» me suis-je dit; et je me suis mise à rire de
cette idée qu'il avait de se faire regarder. «Je vais vous dire la
vérité, lui ai-je dit: votre figure, telle qu'elle est, me plaît
beaucoup mieux que la mienne; mais je crains que cette différence d'âge
ne se fasse sentir dans votre caractère.» Alors j'ai tâché de lui
exposer tous les doutes que renferme ta lettre, comme s'ils venaient du
moi. Il m'a écoutée avec beaucoup d'attention et avec une sérénité de
visage qui m'avait déjà rassurée avant qu'il me parlât. Quand j'ai eu
tout dit, il m'a répondu: «Fernande, deux caractères semblables ne se
rencontrent jamais; l'âge n'y fait rien; à quinze ans j'étais beaucoup
plus vieux que vous sous de certains rapports, et sous d'autres, je suis
encore aujourd'hui plus jeune que vous. Nous différons sur beaucoup de
points, je n'en doute pas; mais vous aurez moins à souffrir de cela
avec moi qu'avec tout autre. Est-ce que vous ne le croyez pas?» Que
voulais-tu que je répondisse? Du moment qu'il me le dit, je le crois
en effet: il a l'air si sûr de son fait! Ah! Clémence, il est possible
qu'il me trompe ou qu'il se trompe lui-même, mais il est impossible que
je me trompe aussi sur l'amour que j'ai pour lui; non, ce n'est pas le
besoin d'aimer d'une petite pensionnaire. J'ai vu d'autres hommes
avant lui, et nul ne m'a inspiré de sympathie. La maison d'Eugénie est
toujours pleine d'hommes plus jeunes, plus gais, plus brillants et plus
beaux peut-être que Jacques; je n'ai jamais désiré d'être la femme
d'aucun de ceux-là. Je ne me jette pas en aveugle dans les séductions
d'une position nouvelle. Tes lettres me font beaucoup d'effet; je les
commente, je les apprends par coeur, j'en applique à chaque instant un
passage aux entraînements de mon amour, et je vois que la prudence est
inutile, que la raison est impuissante. J'aperçois les dangers où cet
amour peut me précipiter, et la crainte d'être malheureuse avec Jacques
ne m'ôte pas le désir de passer ma vie près de lui.
Tu dis que deux amis seulement m'ont dit du bien de Jacques. Je vais te
raconter la conversation qui eut lieu à Cenay, chez les Borel, il y
a quelques jours. Il y avait là cinq ou six compagnons d'armes de M.
Borel; Jacques avait l'air un peu plus sérieux que de coutume, mais sa
figure et ses manières exprimaient toujours la même tranquillité d'âme.
Il prit une tasse de café, et fit quelques tours de promenade dans
l'appartement, sans rien dire. «Eh bien, Jacques, comment vous
trouvez-vous? lui demanda Eugénie.--Mieux, répondit-il d'un air
doux.--Il a donc été malade?» demandai-je étourdiment. Je vis tous les
regards de ces messieurs se tourner vers moi, et un certain sourire
de bienveillance, un peu moqueuse peut-être, sur tous les visages. Je
sentis que je devenais rouge, mais cela m'était égal; j'étais inquiète
de Jacques, je réitérai ma question. «J'ai eu quelques douleurs de tête,
répondit-il en me remerciant par un regard affectueux, mais ce n'est
rien du tout, et ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe.» On parla
d'autre chose, et il sortit. «Je crains que Jacques ne soit réellement
malade, dit Eugénie on le regardant s'éloigner.--Mais il faudrait
savoir s'il n'a pas besoin de soins, dit ma mère en affectant beaucoup
d'intérêt.--Oh! il faut surtout le laisser tranquille, dit M. Borel
brusquement; il ne peut pas supporter qu'on s'occupe de lui quand il
souffre.--Parbleu! il a de quoi souffrir, dit un de ces messieurs; il
a sur la poitrine deux ou trois belles blessures qui auraient tué tout
autre que lui.--Il en souffre rarement, dit Eugénie; mais je crains
qu'aujourd'hui il n'ait beaucoup souffert.--Qui est-ce qui peut jamais
savoir si Jacques souffre? reprit M. Borel. Est-ce que Jacques est fait
de chair humaine?--Je crois bien que oui, dit un vieux capitaine de
dragons; mais je crois que c'est l'âme d'un diable qui est dans ce
corps-là.--C'est l'âme d'un ange plutôt, dit Eugénie.--Ah! voilà madame
Borel qui parle comme les autres, reprit le vieux capitaine; je ne sais
pas ce que Jacques chante à l'oreille des femmes, mais elles ne parlent
jamais de lui que comme d'un chérubin; et nous, pauvres pécheurs, on
publie nos vertus _civiles et militaires_. ( Ceci est une plaisanterie
favorite du capitaine.)--Oh! pour moi, dit Eugénie, je professe une
espèce de religion pour notre Jacques, et mon mari l'ordonne ainsi à
tous ceux qui sont ici.» On m'adressa indirectement quelques épigrammes
affectueuses, qui avaient la meilleure volonté du monde de me faire
plaisir, mais qui m'embarrassèrent un peu. Je pris le bras de
mademoiselle Regnault, et je sortis comme pour faire un tour de jardin;
mais je lui confessai que je mourais d'envie d'entendre le reste de la
conversation sur Jacques, et elle me conduisit près d'une fenêtre d'où
l'on entend tout ce qui se dit dans le salon. J'entendis la voix de M.
Borel, et je compris qu'il parlait à un de ces messieurs qui ne connaît
Jacques que très-peu. «Vous voyez bien la figure pâle et l'air distrait
de Jacques, disait-il, Je ne sais pas si vous avez fait attention à ce
petit _chantonnement_ qu'il fait dans sa barbe quand il charge sa pipe,
ou quand il taille son crayon pour dessiner? Eh bien! quand il souffre
beaucoup, tous ses témoignages de douleur et d'impatience se réduisent à
cette petite chanson. Je la lui ai entendu faire en plusieurs occasions
où je n'avais pas envie de chanter. A Smolensk, quand on m'a amputé
deux doigts du pied, et quand on lui a retiré deux balles qui s'étaient
proprement logées entre deux de ses côtes, moi je jurais comme un damné,
M. Jacques chantonnait.» Ici M. Borel se mit à imiter parfaitement le
petit _Lila Burello_ de Jacques. Ces messieurs se mirent à rire. Quant à
moi, l'image que ce récit m'avait fait passer devant les yeux, Jacques
sanglant, chantant sous le fer du chirurgien, m'avait donné une sueur
froide, et je vis bien encore, à cette impression-là, que j'aime
Jacques; car j'étais bien indifférente aux douleurs de M. Borel, et
tandis qu'Eugénie sans doute frémissait en y pensant, il m'était
absolument égal qu'il eût deux ou trois doigts de plus ou de moins au
pied.
«Vous souvenez-vous, dit une autre voix, de l'arrivée de Jacques au
régiment, la veille de***?---Ah! brave Jacques! il avait seize ans, dit
un autre interlocuteur; il avait l'air d'une jolie petite demoiselle.
Ils étaient là cinq ou six enfants de famille, débarqués depuis une
heure, enveloppés de surtouts fourrés par leurs mamans, gentils, bien
peignés, roses, et pas trop contents de coucher à l'auberge en plein
champ. Jacques était là aussi avec sa petite mine, pâle déjà, un petit
commencement de moustache et sa petite chanson entre les dents. L'un
disait; Celui-là est le plus ridicule de tous; il veut faire le luron,
et il est déjà blanc comme un linge. Un autre disait: M. Jacques est le
César de la société; au premier coup de canon, il chantera sur un autre
ton.--Lorrain... Qui est-ce qui se souvient du lieutenant Lorrain, avec
son grand diable de nez, ses mauvaises plaisanteries, et son album
de caricatures qui ne le quittait pas plus que son sabre? Un habile
dessinateur, ma foi! et le meilleur tireur du régiment. Voilà que mon
animal, à la lueur du feu du bivouac, s'amuse avec un bout de charbon à
vous crayonner la charge de Jacques et de ses petits compagnons, avec
des éventails et des ombrelles; il avait écrit au-dessous: _Gens riches
allant à la bataille_. Jacques passe derrière lui, se penche sur son
épaule, et dit avec l'air doux et gentil qu'il a toujours
conservé: «C'est très-joli, cela!--Vous en êtes content? dit
Lorrain.--Très-content, répond Jacques.--Et moi aussi,» reprend Lorrain.
Tout le monde de rire. Jacques s'assied sans se déconcerter le moins du
monde, et me prie de lui prêter ma pipe. J'avais envie de la lui casser
sur la figure. «Est-ce que vous n'en avez pas une?--Non, répondit-il;
je n'ai jamais fumé de ma vie; j'ai envie d'essayer: comment s'y
prend-on?--On allume de ce côté-là et on la met dans sa bouche, et puis
on tire de toutes ses forces jusqu'à ce que la fumée sorte par le côté
opposé.» Jacques secoue la tête d'un air de simplicité et prend la pipe.
Nous espérions le voir tousser ou s'enivrer; chacun charge la sienne
et la lui présente l'une après l'autre, en lui versant des rasades
d'eau-de-vie à griser un boeuf. Je ne sais pas s'il les escamotait; mais
sa figure ne fit pas un pli, son gosier n'eut pas une convulsion; il but
et fuma la moitié de la nuit sans sortir de son sang-froid et sans se
laisser entamer par la moindre taquinerie; on eût dit que sa nourrice
l'avait élevé avec de l'eau-de-vie et de la fumée de pipe. Le capitaine
Jean, que voilà, et qui se souvient bien de ce que je raconte, vint me
taper sur l'épaule et me dire: «Vous voyez bien cet oiseau-mouche? Eh
bien! je vous dis, Borel, que ce sera une de nos meilleures moustaches.
Je connais cela; c'est une petite race de vieux buis bien sec, et c'est
plus solide qu'une grande massue de fer. Son père est un brigand, mais
un sabreur; celui-ci aura plus de sang-froid, et si un boulet ne le raie
pas demain de mes tablettes, il fera vingt campagnes sans se plaindre de
cors aux pieds. Le lendemain, chacun sait comme Jacques fit ses preuves
et fut décoré sur le champ de bataille.--Vous croyez qu'il était
glorieux après cela, dit le capitaine de dragons; qu'il sautait comme
font les enfants à qui ces fortunes-la arrivent, ou bien qu'il s'en
allait dans les petits coins, comme nous faisions, nous autres, pour
regarder sa croix et la baiser? Il avait l'air aussi indifférent à cela
qu'il l'avait été à la caricature de Lorrain, au premier feu et à sa
première blessure. Il reçut toutes les poignées de main d'un air franc
et amical, mais sans montrer ni étonnement ni joie. Je ne sais pas ce
qui peut faire rire ou pleurer Jacques, et, quant à moi, je me suis
souvent demandé si ce n'était pas un de ces spectres auxquels croient
les Allemands.--Vous n'avez donc pas vu Jacques amoureux? dit M. Borel.
Alors vous l'auriez vu fondre comme la neige au soleil; il n'y a que les
femmes qui aient du pouvoir sur cette tête-là; aussi y ont-elles fait de
fiers ravages! En Italie...» M. Borel s'interrompit, et je compris que
quelqu'un, Eugénie sans doute, lui avait fait signe de se taire. Cela me
donna une impatience, une curiosité et une inquiétude épouvantables.