J'ai un conseil à vous donner, mon cher Pompéry; c'est de devenir
amoureux de cette jeune fille (ce ne sera pas difficile) et de
l'épouser. Cela sera une belle et bonne action, cela vaudra mieux que
d'être amoureux de Fourier. Vous êtes un digne homme, vous la rendrez
heureuse. Et il est impossible que vous ne le soyez pas, à cause de cela
d'abord, ensuite parce qu'il est impossible qu'avec une pareille figure,
elle ne soit pas un être adorable. Le bon Dieu serait un menteur s'il en
était autrement. Allons! partez pour la rue de Chaillot et invitez-moi
bientôt à vos noces.
Tout à vous de coeur.
GEORGE SAND.
CCXLVIII
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A LA CHÂTRE
Paris, 29 avril 1845.
J'oubliais de te dire quelque chose qui te paraîtra singulier. Étant
chez le dentiste de Solange, il y a une quinzaine, j'ai rencontré madame
de la Roche-Aymon[1], qui est venue se jeter dans mes bras avec des
protestations de tendresse et des supplications pour une réconciliation
générale avec la famille. Elle est venue me voir dès le lendemain avec
son mari, et m'a présenté sa fille, la princesse Galitzin. Je lui ai
rendu sa visite; il n'y a sorte d'amitiés qu'elle ne m'ait faite.
Elle est partie pour Chenonceaux, et, deux jours après, j'ai reçu une
lettre de René[2], et une autre d'elle pour me prier et me supplier
d'aller les voir. J'irai peut-être cet été. Mais d'où leur vient ce
retour vers moi? Je n'en sais rien et ne me l'explique pas après un
si long oubli. Emma a deux fils mariés ayant des enfants. Elle est
archi-grand'mère et bien changée, comme tu penses, quoique agréable
encore, et très bonne femme. Elle m'a dit que son père était resté jeune
et toujours gai et aimable.
Madame de Villeneuve me fait dire aussi d'aller à Chenonceaux et d'y
mener mes enfants. Léonce est perdu de goutte comme son père. J'ai vu un
de ses fils, un énorme garçon de seize ans... Septime[3] à je ne sais
combien de fils et de filles. Comme tout cela nous rajeunit, hein?
[1] Née Emma de Villeneuve, fille de René de Villeneuve.
[2] Le comte René de Villeneuve, sénateur, cousin du colonel Maurice
Dupin, père de George Sand.
[3] Septime de Villeneuve, fils de René de Villeneuve.
CCXLIX
A M. DE POTTER, ÉDITEUR, A PARIS
10 mai 1815
Monsieur,
Il m'est revenu de source certaine que vous disiez avoir en votre
possession un ouvrage de moi qu'il vous était difficile de publier, à
cause des opinions qui y sont émises. Vous savez mieux que personne que
vous n'avez pas une ligne de moi à publier, et cet étrange mensonge me
rappelle la tentative ou du moins l'intention déloyale que vous avez eue
de publier sous mon nom, il y a un an, un ouvrage qui n'était pas de
moi.
Quand j'ai su que vous renonciez à cette entreprise frauduleuse, j'ai
gardé le silence, quoique je fusse parfaitement renseignée. Je vous
engage donc à ne pas abuser de ma générosité, en répandant sur mon
compte des faits contraires à la vérité.
Je ne comprends pas quel peut être votre but. Mais, quel qu'il soit,
soyez assuré que je me tiens sur mes gardes et que, si vous veniez à
tromper le public en vous servant de mon nom, je vous ferais donner à
l'instant, par tous les organes de la publicité, un démenti qui vous
serait à la fois honteux et préjudiciable. Je n'ai d'autre raison de
vous ménager que la répugnance naturelle que j'éprouve à commettre un
acte d'hostilité et à punir un mauvais procédé. Je vous prie donc de
m'épargner cette pénible tâche et de ne pas m'en faire une nécessité.
GEORGE SAND.
CCL.
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 12 septembre 1845.
Ne me croyez donc jamais fâchée contre vous, mes chers enfants. Que je
sois malade ou occupée au delà de mes forces, que je vous écrive ou non,
ma tendresse vous est à jamais acquise à tous les trois; car vous êtes
trois maintenant, et vous ne faites qu'un pour moi. Non, certes, je n'ai
pas été mécontente des chansons. Elles me paraissent en bonne voie,
et, quand il y en aura un volume, nous songerons à l'imprimer. Je suis
toujours tout à votre service et, si je suis mortellement paresseuse
pour écrire des lettres, je ne le serai pas dès qu'il sera question
d'agir pour vous. Ainsi, comptez toujours sur moi, qui vous suis dévouée
à toute heure. Prenez, quand je n'écris pas, que je dors; mais, comme
l'âme ne dort jamais, je suis toujours prête à me lever et à courir pour
vous. Que je vous dise d'abord ce qui concerne les petites affaires.
Je me suis adressée à plusieurs journaux pour avoir de l'ouvrage. Je
n'ai réussi à rien; sans quoi, je vous eusse écrit tout de suite. Les
journaux sont encombrés et ne demandent que des romans. L'_Éclaireur de
l'Indre_, auquel j'espérais pouvoir vous assurer quelques articles tous
les ans, n'a pas le moyen de payer sa rédaction, et il est certain que
j'ai toujours travaillé pour lui gratis. C'est en suivant la voie déjà
suivie, en vous assurant des souscripteurs et en faisant imprimer, au
moins de frais possible, par mon intermédiaire, que vous trouverez
quelque profit dans votre plume. J'espère maintenant qu'avec,
l'imprimerie de M. Pierre Leroux, qui fonctionne à Boussac, je pourrai
vous faire avoir l'impression à bas prix, et ce sera autant de gagné.
Enfin, rassemblez avec soin vos chansons, vos vers quelconques, et,
pour changer un peu, pour réveiller l'appétit de vos souscripteurs, il
faudrait tâcher d'avoir une préface de Béranger, ou d'Eugène Sue. Je
crois que ce dernier ne vous refuserait pas. Je me joindrai à vous pour
l'obtenir. Enfin, pour en finir avec les affaires, j'ai un peu
d'argent en ce moment. Si vous avez quelque souci, quelque souffrance,
adressez-vous à moi, mon cher enfant. Je serai heureuse de les faire
cesser, et, si vous y mettiez de l'orgueil, vous auriez grand tort. Ce
ne serait agir ni en fils avec moi, ni en père envers votre Solange, qui
ne doit pas languir et pâtir quand elle a quelque part une _grand'mère_
tout heureuse de lui tendre les bras.
J'ai vu à Paris, cet hiver, M. Ortolan, avec qui j'ai beaucoup parlé
de vous, et qui a eu occasion de rendre à un de mes amis un important
service à ma requête. Il y a mis une grande bonté. Si vous lui écriviez
quelquefois, dites-lui que je m'en souviens et que je ne l'oublierai
jamais.
J'ai été bien tentée cet été de vous dire de venir me voir à Nohant. Si
je ne l'ai pas fait, c'est pour des raisons que je ne peux vous écrire,
raisons un peu bizarres, et pourtant très simples et très naïves,
mais qui demanderaient de longues explications. Je vous les dirai
confidentiellement et fraternellement quand nous nous verrons; car nous
nous verrons, à coup sûr. Ces raisons s'effacent et s'éloignent: elles
ne sont pas de mon fait ni du vôtre; nous y sommes étrangers, nous n'y
pouvons rien. Mais elles disparaissent et disparaîtront par la force du
temps et des choses. Ne soyez nullement intrigué et ne cherchez pas à
deviner. Vous ne trouveriez pas; car les choses les plus simples et les
plus niaises sont celles dont on s'avise le moins quand on les commente,
et souvent ce que l'on découvre après bien des efforts d'imagination
est tel, qu'on en rit et qu'on se dit: «Ce n'était pas la peine de tant
chercher.» Ces raisons-là n'ont eu de gravité que pour moi, puisqu'elles
m'ont privé souvent, à propos d'anciens et de nouveaux amis des deux
sexes, d'user d'une légitime et sainte liberté Mais qui peut dire qu'il
a vécu sans faire des sacrifices? celui-là n'aurait pas de coeur qui
n'aurait pas su les accepter. J'espère que, l'année prochaine, si vous
avez quelque moment de vacances, je pourrai vous dire: «Venez voir votre
_mère!_» Que ne puis-je mieux faire et vous dire: «Je cours, je voyage,
je pars et je vais de votre côté, pour vous voir, pour serrer dans mes
bras votre femme et votre enfant!» Mais je ne voyage plus, quoique ce
soit fort dans mes goûts, et vous pensez bien qu'il y a aussi à cela
quelque raison.
Que je vous dise maintenant ce que je suis devenue depuis tant de temps
que je ne vous ai écrit. J'ai été à Paris jusqu'au mois de juin, et,
depuis ce temps, je suis à Nohant jusqu'à l'hiver, comme tous les ans,
comme toujours; car ma vie est réglée désormais comme un papier de
musique J'ai fait deux ou trois romans, dont un qui va paraître. Il a
fait un été affreux; je suis peu sortie de mon jardin, j'ai peu monté à
cheval et en cabriolet comme j'ai coutume de faire aux environs tous
les ans. Tous les chemins de traverse qui conduisent à nos beaux sites
favoris étaient impraticables, et ma fille n'est pas du tout marcheuse.
Je lui ai acheté un petit cheval noir qu'elle gouverne dans la
perfection et sur lequel elle paraît belle comme le jour.
Mon fils est toujours mince et délicat, mais bien portant, d'ailleurs.
C'est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux,
le plus simple et le plus droit qu'on puisse voir. Nos caractères, outre
nos coeurs, s'accordent si bien, que nous ne pouvons guère vivre un jour
l'un sans l'autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année, et
moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième! Nous
avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue, qui
rapprochent nos âges, et, quand nous avons bien travaillé toute la
semaine, nous nous donnons pour grande récréation d'aller manger une
galette sur l'herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois ou
dans quelque ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan, plein
d'esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous, vu
qu'il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes _fredaines_.
Maurice dessine le site, mon frère fait un somme sur l'herbe. Les
chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la
partie et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent, et
le gros cheval, qui traîne toute la famille dans une espèce de grande
brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous avons
peu joui de la campagne de cette façon, cet été. Il a toujours plu, et
les rivières out effroyablement débordé. Mais l'automne s'annonce plus
beau, et j'espère que nous reprendrons bientôt nos excursions. Puis nous
allons marier une filleule de Maurice et faire la noce à la maison.
Je crois que vous vous plairiez avec nous, mes enfants; car nous avons
eu le bonheur de conserver des goûts simples. Nous avons une petite
aisance qui nous permet de faire disparaître la misère autour de nous;
et, si nous connaissons le chagrin de ne pouvoir empêcher celle qui
désole le monde, chagrin profond, surtout à mon âge, quand la vie n'a
plus de personnalité enivrante et qu'on voit clairement le spectacle de
la société, de ses injustices et de son affreux désordre, du moins nous
ne connaissons pas l'ennui, l'inquiétude ambitieuse et les passions
égoïstes. Nous avons donc une sorte de bonheur relatif, et mes enfants
le goûtent avec la simplicité de leur âge.
Pour moi, je ne l'accepte qu'en tremblant; car tout bonheur est quasi un
vol dans cette humanité mal réglée, où l'on ne peut jouir de l'aisance
et de la liberté qu'au détriment de son semblable, par la force des
choses, par la loi de l'inégalité: odieuse loi, odieuses combinaisons,
dont la pensée empoisonne mes plus douces joies de famille et me révolte
à chaque instant contre moi-même. Je ne puis me consoler qu'en me jurant
d'écrire tant que j'aurai un souffle de vie, contre cette maxime infâme
qui gouverne le monde: _Chacun chez soi, chacun pour soi_. Puisque je
ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les
tons.
Bonsoir, mon cher enfant. Voilà, j'espère, une longue lettre et où je
vous parle de moi avec excès, pour répondre à toutes vos questions.
Maintenant soyez tranquille sur mon compte. Ma santé est assez bonne, et
mes yeux sont meilleurs, depuis six mois que j'ai renoncé à travailler
la nuit. Je ne pouvais plus. J'ai eu quelque peine à me remettre au
courant des heures de tout le monde. Je l'avais essayé cent fois sans
succès. Enfin, je suis parvenue à dormir à minuit et à travailler dans
la journée. Cela me laisse moins de temps, car, dans la matinée, quoi
qu'on fasse, on est toujours dérangé, et rien ne remplace ce calme
profond et absolu qui se fait de minuit à quatre heures du matin. Mais
il le fallait absolument; je ne dormais pas assez, et ma santé était
gravement altérée.
Soyez tranquille surtout sur mon amitié. Elle est inaltérable pour vous.
Écrivez-moi donc souvent, et sans vous tourmenter quand je ne réponds
pas. Je suis heureuse de vous lire et de savoir ce que vous faites,
à quoi vous pensez, et comment prospère notre chère petite Solange.
Bénissez-la pour moi, ainsi que sa mère, et dites-vous à toute heure que
mon coeur est avec vous.
CCLI
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY
Paris, 14 décembre 1845.
J'ai reçu ta lettre à Chenonceaux, et je sais, cher ami, que tu as eu
bien de l'ennui en voyage, de mauvaises places, et tout le désagrément
d'un grand acte d'obligeance fraternelle. Je t'en remercie et te prie de
me pardonner cette course que je t'ai fait faire, mais où tu as été bien
utile à notre jeune et jolie parente. J'espère que tu es reposé et que
tu ne m'en veux pas d'avoir usé de ton zèle et de ton bon vouloir.
Nous nous sommes royalement ennuyés au milieu des grandeurs du passé,
surtout les deux premiers jours. Peu à peu pourtant nous nous sommes
trouvés plus à l'aise, et nous nous sommes quittés tous fort tendrement.
Le fait est que nos hôtes ont été excellents pour moi et pour mes
enfants. Mais croirais-tu que nous avons trouvé tout le contraire de ce
qui était à prévoir? René très conservé physiquement, mais vieilli de
cent ans au moral, pétrifié comme ses sculptures et ses armoiries, ne
parlant que de ses ancêtres, de ceux de sa femme et de son gendre;
enfin un marquis de Tuffières! _La qualité l'entête,_ comme dit le
Misanthrope: et cela est d'autant plus étrange à entendre, que son
caractère est resté bon, simple, affectueux et _soumis_. Quant
à Appoline[1], c'est un miracle que la grâce, l'effusion et la
bienveillance qu'elle a acquises en vieillissant. Elle a été charmante
pour Solange et pour Maurice, et avec moi, vraiment affectueuse, sensée
et naturelle. Elle est fort dévote maintenant, mais très tolérante et
charitable.
Quand mon père disait qu'avec de _bonnes et grandes qualités_, elle
avait des petitesses incompréhensibles, il la jugeait bien. Elle a des
petitesses, en effet, mais moins qu'on ne le croirait d'après son passé,
et, quant aux grandes qualités, elle en est certainement douée. Elle a
de l'enthousiasme et de la jeunesse d'esprit, je crois qu'elle a éteint
son mari à son profit.
Madame de la Roche-Aymon est la plus douce, la plus faible et la plus
tendre créature du monde. Son mari a été charmant pour nous et pour
Maurice en particulier, avec qui il a causé batailles et victoires de
l'Empire. Il était colonel alors et il a fait les guerres d'Espagne.
Au fond, tout ce monde-là n'a plus d'opinions politiques, à force d'en
avoir eu. On a le portrait d'Henri V pour la forme, mais celui de
Napoléon à côté pour le sentiment.
Chenonceaux est une merveille. L'intérieur est arrangé à l'antique avec
beaucoup d'art et d'élégance. On y jette toujours son pot de chambre par
la fenêtre, ce qui faisait le bonheur de Maurice. Nous avons vu aussi
Loches en détail; c'est fort curieux et intéressant, nous en aurons donc
beaucoup à te raconter.
Maurice repart dans quelques jours pour Guillery. Je vais bien m'ennuyer
sans lui, moi qui ne m'amuse de rien à Paris. La sublime Solange va
reprendre ses leçons. Tortillard[2] travaille dans le décor de l'Odéon.
Augustine[3] se porte bien et te fait mille remerciements. La Luce[4]
trouve le spectacle _ben brave; mais ceux gens qui vous argardent à
travers des culs de bouteille en mode de linettes ça lui convint pas.
C'est des argardures trop effrontées_. Elle s'amuse beaucoup jusqu'à
présent.
Bonsoir, cher vieux; embrasse ta femme pour moi et donne-moi de tes
nouvelles.
[1] Appoline, comtesse de Villeneuve, épouse de René de Villeneuve.
[2] Eugène Lambert, artiste peintre.
[3] Augustine Brault, cousine de George Sand.
[4] Petite bonne de mademoiselle Solange.
CCLII
A M. MAURICE SCHLESINGER, DIRECTEUR DE LA _REVUE ET GAZETTE MUSICALE_, A
PARIS
Paris, janvier 1846.
Monsieur,
En feuilletant votre journal, je crois pouvoir être certaine de la
parfaite convenance de la _forme_ de mon opuscule. Puisque vous me
l'avez rapporté, il est évident que c'est par la _qualité_ qu'il pèche.
N'étant pas habituée à défendre mon faible talent, je souscris à toute
espèce de condamnation, et sans appel. Mais, comme je ne fais pas mieux
un jour que l'autre, je sais qu'il me serait impossible de remplir les
conditions de supériorité, que vous exigez de vos rédacteurs.
J'ai donc l'honneur de vous renvoyer les cinq cents francs que vous
m'aviez remis. Je vous prierai de m'envoyer votre journal; j'aurai
l'honneur de vous en rembourser l'abonnement et de vous payer la
collection que vous avez eu la bonté de m'envoyer. J'aurai un grand
plaisir à la lire; mais je ne me sens pas destinée au plaisir d'y
travailler.
Agréez l'expression de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
CCLIII
A M. LE RÉDACTEUR DU JOURNAL***, A PARIS.
Paris, janvier 1846.
Monsieur,
C'est seulement aujourd'hui que je prends connaissance d'un feuilleton
inséré dans votre numéro du 24 décembre dernier et intitulé _George Sand
et Agricol Perdiguier._
Je dois à la vérité de démentir la petite anecdote qu'il contient, et,
comme cet article est déjà loin de nous, je vous demande la permission,
monsieur, de vous en faire rapidement l'extrait.
Selon le rédacteur de votre feuilleton, M. Agricol Perdiguier serait
venu chez moi, l'été dernier, pour m'offrir la collaboration d'un livre
sur le compagnonnage. Je l'aurais engagé à compléter ses notions, en
faisant un voyage dans toutes les provinces de France. Il m'aurait
confié sa mère infirme et misérable. J'aurais pris soin d'elle, et
j'aurais donné de l'argent à M. Perdiguier pour l'aider dans ses courses
et dans ses recherches. Enfin, j'aurais profité de son zèle et de ses
travaux pour faire un roman dont j'aurais partagé le produit avec sa
mère et avec lui.
Voici maintenant la vérité:
M. Agricol Perdiguier est l'auteur d'un livre sur le compagnonnage
imprimé bien longtemps avant que j'eusse le dessein d'écrire un
roman sur cette matière. Cherchant quelques renseignements exacts et
consciencieux, j'eus naturellement recours à ce livre, et l'esprit droit
et généreux que révélait cet opuscule me donna l'envie de connaître
l'auteur. Je n'ai jamais eu le plaisir de voir ses parents, qui vivent
dans l'aisance à quelques lieues d'Avignon; je n'ai donc jamais eu
l'occasion de leur rendre le moindre service. Je n'ai pas non plus le
mérite d'avoir rendu personnellement service à M. Agricol, et le voyage
qu'il a entrepris dans différentes provinces de France n'a pas eu pour
but de me recueillir des notes et de m'envoyer des renseignements.
Ce serait diminuer de beaucoup l'importance et le mérite du pèlerinage
accompli par cet homme vertueux que de faire de lui une sorte de commis
voyageur au service de mon encrier. J'ai dit, dans la préface de mon
livre _le Compagnon du tour de France,_ quelle mission de paix et de
conciliation M. Perdiguier s'était imposée, en cherchant à nouer des
relations avec les compagnons les plus intelligents des divers devoirs,
afin de les engager à prêcher comme lui, à leurs frères et coassociés,
la fin de leurs différends et le principe d'assistance fraternelle entre
tous les travailleurs.
Ce n'est pas moi qui ai suggéré à M. Perdiguier l'idée généreuse de ce
voyage: elle est venue de lui seul, et, si quelques ressources out été
mises par moi à sa disposition afin de lui permettre de suspendre son
travail de menuiserie pendant une saison, cette petite collecte a été
l'offrande de quelques personnes pénétrées de la sainteté de l'oeuvre
qu'il allait entreprendre et nullement, l'aumône d'une charité
intéressée.
Dans une province où sont fixés la famille et les amis d'enfance de
M. Agricol Perdiguier, l'erreur commise dans votre feuilleton du 25
décembre a pu avoir, pour eux et pour lui, des résultats pénibles, que
j'aurais voulu être à même de conjurer à temps; quoiqu'il soit un peu
tard, j'espère, monsieur, que votre loyauté ne se refusera, pas à
une rectification que je demande pour ma part à votre bienveillante
courtoisie, et sur laquelle j'ose compter.
Agréez, monsieur, l'expression des sentiments distingués avec lesquels
j'ai l'honneur d'être,
Votre très humble,
GEORGE SAND.
CCLIV
AUX RÉDACTEURS DU JOURNAL L'ATELIER, A PARIS
Paris, février 1846.
Messieurs,
La manière détournée que vous employez pour répondre à ma lettre me
parait empreinte d'un peu de passion. Nul plus que moi n'est porté à
excuser la passion dirigée vers la recherche de la vérité, lors même
qu'elle se fait un peu tranchante et intolérante. Cependant j'attendais
de vous plus de justice et de sympathie. Il fallait ne point répondre du
tout aux objections que contenait ma lettre, puisqu'elles n'appelaient
pas et repoussaient, au contraire, une discussion publique, ou bien il
fallait me demander l'autorisation, en m'en démontrant la nécessité, de
publier ma lettre entière. Je viens vous demander maintenant l'insertion
complète de cette lettre, dont je n'ai pas pris copie, et, sur ce point,
je m'en rapporte entièrement à votre loyauté. Certes, je suis un faible
champion de la vérité, et ma lettre n'est pas rédigée avec le soin que
vous aviez apporté dans votre réfutation.
Vous m'avez jugée par contumace, ou bien vous m'avez combattue à
armes inégales, moi présentant à votre examen de conscience quelques
objections prises rapidement au hasard entre beaucoup d'autres, et ne
vous demandant, au nom de la conscience, que de les peser dans votre for
intérieur; vous, travaillant et rédigeant à loisir un article pour un
journal et opposant un mois de travail à une lettre particulière écrite
au courant de la plume. Je crains pourtant que votre réponse ne soit
empreinte d'une trop grande précipitation, et je ne me trouve ni
convaincue ni satisfaite par vos arguments.
La manière dont vous posez les questions est telle, que je m'abstiendrai
plus que jamais d'engager une polémique; je vois que vous ne me
convertiriez pas, et la polémique n'est pas le champ clos où ma vocation
me porte à défendre les principes et les idées dont je suis pénétrée.
Si je vous ai prié de ne pas insérer ma lettre et si je vous demande
aujourd'hui le contraire, c'est pour des raisons que vous comprendrez et
que tout le monde comprendra. J'avais une extrême répugnance à signaler
aux ennemis du peuple les dissidences qui existent dans son sein. C'est,
je crois, une mauvaise chose à faire que de leur donner le spectacle de
nos incertitudes et de notre désaccord sur certains points.
Vous n'avez pas tenu compte de mon scrupule, et, en cela, vous avez dû
être persuadés et abusés par quelque esprit ennemi du peuple, ennemi de
l'Évangile et de l'égalité. Vous avez voulu proclamer à tout prix le
triomphe de l'Église catholique sur vos opinions. Il en est résulté que
des journaux catholiques et autres se sont réjouie de nous voir aux
prises les uns contre les autres. Pauvre peuple! faut-il que tu ne
trouves la vérité qu'en traversant, à tes périls et à tes dépens, les
embûches de tes éternels oppresseurs!
Maintenant, je demande la publication de ma lettre, c'est pour déjouer
autant qu'il est en moi cette misérable ruse de nos ennemis. Le public
jugera en voyant le respect dont mon coeur est rempli pour le fond de
notre cause commune, et pour ceux qui la défendent même en se trompant,
si l'esprit d'hostilité est en moi et si la discorde est réellement
entre nous.
Agréez, messieurs, l'expression de mes sentiments affectueux.
GEORGE SAND.
CCLV
A M. MAGU, A LIZY-SUR-OURCQ (SEINE-ET-MARNE).
Paris, avril 1846.
Mon cher monsieur Magu,
Je me suis adressée pour vos exemplaires à trois éditeurs, les seuls que
je connaisse. Le premier, riche et avide, n'a pas voulu se charger d'une
affaire où il voyait peu à gagner. Le second, honnête mais pas généreux,
a craint d'y perdre. Le troisième, généreux mais gueux, n'a pas le sou à
débourser. Je ne sais plus à quelle porte frapper.
J'avais l'intention de ne prendre pour moi et mes amis qu'une douzaine
d'exemplaires. Je me suis souvenue de ce que vous m'avez dit de Delloye,
et, voulant que ce petit profit entrât dans votre poche et non dans la
sienne, je vous prie de me dire où je dois m'adresser pour avoir et
rembourser ces exemplaires. Combien je suis chagrine d'avoir plus de
dettes que de comptant! Vous n'attendriez pas longtemps l'avance de
cette petite somme qui vous manque pour être tranquille et satisfait!
Mais, depuis dix ans, je travaille en vain à me remettre au point
où j'étais lorsqu'il me fallut réparer le désordre des affaires que
d'autres me mirent sur les bras, et payer les dettes qu'ils avaient
faites. Avant cette époque, j'avais toujours de quoi prélever une forte
part de mon travail pour obliger mes amis, ou rendre des services bien
placés. Aujourd'hui, je suis accusée de négligence ou d'indifférence,
non par mes amis, qui connaissent bien ma position, mais par des
personnes qui s'adressent à moi, et qui s'étonnent de voir mon ancien
dévouement paralysé par la force des choses.
Je souffre beaucoup de cette position, non pas à cause de ce qu'on
peut dire et penser de moi: il y a longtemps que j'ai mis le mauvais
amour-propre de côté, sachant qu'il était l'ennemi de la bonne
conscience. Mais voir des souffrances, des inquiétudes et des maux de
toute sorte en si grand nombre, et n'y pouvoir apporter qu'un stérile
intérêt, est un plus grand chagrin, plus que toute l'injustice dont on
peut être l'objet soi-même.
J'ai, en outre, le regret continuel d'être un mauvais auxiliaire en
fait de services qui demanderaient, en compensation de l'argent qui me
manque, du crédit, de l'activité et de l'influence dans le monde. Si je
suis une espèce d'homme de lettres, je suis avant tout mère de famille,
et il ne me reste pas un instant pour voir le monde, pour rendre les
visites qu'on me fait, et pour répondre aux nombreuses lettres qu'on
m'adresse. Si j'ai une ou deux heures libres par semaine, j'aime mieux
les consacrer à de vieux amis, ou à de nobles relations, comme je
considère celles que je veux conserver avec vous, que de satisfaire la
curiosité de quelques belles dames, ou de quelques jolis messieurs qui
voudraient m'examiner à la loupe, comme une bête singulière. De là vient
que je ne connais personne, et que, Dieu merci, personne ne me connaît
dans ce monde, où d'autres posent, jasent, prononcent et imposent leurs
sympathies et leurs opinions à des coteries.
Voilà pourquoi aussi j'ai personnellement l'occasion de lancer un livre
moins que qui que ce soit. Ma seule efficacité, si j'en ai une, est dans
ma plume. Je n'ai jamais flatté personne et je n'ai jamais fait ce qu'on
appelle de la critique que dans trois ou quatre occasions, où mon coeur
était ému et ma conviction entière.
Je ne vous serai donc un peu utile qu'en revenant, dans un article de
la _Revue indépendante_, sur vos vers charmants, et en parlant de votre
nouveau recueil. Je le ferai, n'en doutez pas; c'est ce que je pourrai
faire de moins inutile. Je me justifie auprès de vous, parce que j'ai
besoin de votre estime et de votre confiance, avant même que vous
songiez à m'accuser, et parce que je ne veux pas que vous cessiez de
vous adresser à moi toutes les fois que vous croirez que je peux faire
quelque chose pour vous. Mon peu de succès vous donnerait peut-être à
penser que j'y mets de la mauvaise volonté, et je ne veux pas que,
par discrétion, vous vous absteniez. Ne craignez donc jamais de
m'importuner, quelque maussade ou paresseuse que je vous semble.
Ainsi, il m'a été impossible jusqu'ici de trouver un moment pour voir
madame Benoît de Grazelles. Mais j'espère ne pas quitter Paris sans lui
avoir rendu ses visites et lui avoir parlé de vous. Si cette dame a de
nombreuses connaissances, comme vous dites qu'elle a beaucoup d'activité
et de coeur, elle pourrait peut-être distribuer en détail encore une
partie de vos exemplaires.
De mon côté, je parlerai à tous mes amis, comme je l'ai déjà fait. Mais
tous mes amis forment une bien petite et bien obscure phalange.
Je pars pour la campagne (la Châtre), où je passerai quelques mois; vous
pourrez m'y adresser les exemplaires que je vous demande, et j'espère
bien que vous m'écrirez en même temps un petit mot d'amitié. Tout à vous
de coeur.
GEORGE SAND.
CCLVI
A M. MARLIANI, SÉNATEUR, A MADRID
Paris, mai 1846.
Cher Manoël,
Bien que traduit en français et lu au coin du feu votre discours est
encore très beau et très excellent. Je ne m'étonne donc pas de l'effet
qu'il a produit sur le Sénat. Avec tant de présence d'esprit, de science
des faits, de mémoire et d'habileté, vous devez apporter à vos hommes
d'État de l'Espagne une bonne dose d'enseignement, et ils le sentent. En
outre, vous avez en vous une grande puissance que vous développerez de
plus en plus. C'est un fonds de principes et de convictions logiquement
acceptées, en dessous de ce talent du moment que vous caractérisez à la
fin de votre discours par le mot d'_opportunité_.
La plupart des hommes ont l'un ou l'autre. Vous avez des deux, c'est une
grande force. Vous sentez vivement dans les profondeurs de votre âme cet
idéal politique qui n'est pas pure poésie, quoi qu'on en dise, puisque
c'est tout simplement une vue anticipée de ce qui sera, par le sentiment
chaleureux et lucide de ce qui doit être. Vous êtes pénétré de cet idéal
et de cette _poésie_, quand vous faites la parfaite distinction de la
politique et de la diplomatie qui conviennent aux nations, d'avec la
politique et la diplomatie que pratiquent les rois dynastiques.
Il y avait longtemps que j'attendais dans le monde parlementaire la
manifestation de cette idée si vraie, qui n'était pourtant pas encore
éclose à aucune tribune de l'Europe. Si j'avais été chargée d'écrire
sur l'Espagne dans notre _Revue_ et sur l'équipée impertinente de
M. _Narcisse_ Salvandy, je n'aurais pas dit autrement que vous, et
peut-être exactement de même, quoique nous ne nous fussions pas donné
le mot d'avance. Vous avez été courageux et vraiment dans la grande
politique sociale en disant de telles choses dans une assemblée
nationale. Si la France était moins courbée, moins douloureusement
affaissée sous ses maux du moment, la presse libérale entière se fût
emparée de votre discours comme d'un monument. Mais elle y reviendra
plus tard, j'en suis certaine, et, dans nos assemblées nationales, on
citera vos paroles dans quelques années comme vous avez cité celles de
Vatel et de Martens. Vous avez aussi parlé de la révolution de 89 avec
une grande vérité et un grand courage: continuez donc, et croyez que
l'avenir est à nous, à l'Espagne et à la France, à la France et à
l'Espagne l'une par l'autre, l'une pour l'autre, et toutes deux pour le
monde entier.
Vous me reprochez de haïr l'Angleterre _à la française._ Non, ce n'est
pas à ce point de vue que je la hais; car je crois à son avenir, je
compte sur son peuple.
J'y vois éclore le chartisme, qui est notre phase, et je ne doute pas
qu'elle ne soit le bras du monde que je rêve et que j'attends, comme
nous en serons, Espagnols et Français, le coeur et la tête.
Mais ce que vous dites de la politique d'intérêt personnel des cabinets,
appliquez-le à ma haine pour l'Angleterre; je hais son action présente
sur le monde, je la trouve injuste, inique, démoralisatrice, perfide et
brutale; mais ne sais-je point que les victimes de ce système affreux
sont là en majorité, comme chez nous les victimes du juste-milieu?
Je ne hais point ce peuple; mais je hais cette société anglaise; de
même, je ne haïssais point l'Espagne en y passant, mais j'exécrais cette
action de Christine et de don Carlos, qui rapetissaient et avilissaient
momentanément le caractère espagnol. Aujourd'hui, l'Espagne a de grandes
destinées devant elle. Y entrera-t-elle d'un seul bond? Aura-t-elle
encore des défaillances et des délires de malade? Qu'importe? rien de ce
qu'elle fait de bon aujourd'hui ne sera perdu, et vous n'avez pas sujet
de désespérer. Poussez à la fraternité, faites des voeux pour que le
régent ait un bras de fer contre les conspirations. Ces insultes du
cabinet français ne sont pas si funestes. Elles font sentir au duc de la
Victoire que sa mission est une grande lutte, et que le salut est dans
sa fierté comme dans sa persévérance.
En vous écrivant dernièrement, je ne prétendais pas qu'il dût, quant à
présent et tout d'un coup, renverser le fantôme de la royauté. Je me
suis mal exprimée si vous m'avez ainsi entendue; mais je prétendais, je
prétends toujours que, si la Providence lui conserve la vie, la force et
la popularité, sa mission est là. Il y sera entraîné et porté un jour,
s'il reste lui-même et si l'orage ne balaye pas son oeuvre d'aujourd'hui
avant qu'elle ait pris racine. Espérons! J'espère bien pour la France,
qui est en ce moment si malade et si avilie! je douterais de Dieu si je
doutais de notre réveil et de notre guérison.
Bonsoir, cher ami. Travaillez toujours, parlez souvent. Labourez et
ensemencez, _semez et consacrez_, comme dit Faust. De mon amitié, je ne
vous dis rien: vous savez tout là-dessus. Ma Charlotte et vous ne faites
qu'un pour moi, et c'est une grosse part de ma vie, qui est dans votre
unité, comme dirait Leroux.
A vous.
GEORGE SAND.
CCLVII
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Nohant, 1er septembre 1846.
Chère amie,
Merci mille fois! mais Solange ne serait point en état de faire le
voyage de Paris dans ce moment-ci, à moins d'y aller à petites journées,
comme nous faisons nos courses de campagne. D'ailleurs, je n'ai pas plus
de confiance en M. Royer qu'en Papet, et je crois que la médecine ne
sait rien pour ces maladies de langueur. Nous partons aujourd'hui pour
divers points du Berry et de la Creuse, où nous nous arrêterons chaque
fois un jour ou deux. Elle est un peu mieux depuis trois jours, mais
toujours sans appétit et sans sommeil. Une petite fatigue lui est
bonne, une grande fatigue très mauvaise. Nous avons été avant-hier à
Châteauroux reconduire Delacroix et recevoir Emmanuel qui a fait un peu
la grimace à l'idée de se remballer tout de suite, dans d'assez mauvais
chemins et pour d'assez mauvais gîtes. Mais il aime encore mieux cela
que de rester tout seul ici.
Je vous écris à la hâte. Oui, vous devriez aller passer cette quinzaine
encore en Normandie, si le voyage est court et pas fatigant; car les
beaux jours ne dureront peut-être pas cet automne. Nous avons ici de
grandes chaleurs et de grandes pluies qui semblent nous annoncer un
hiver précoce. Moi, je n'ose pas vous répondre de l'emploi de mon mois
de septembre. Je suis tourmentée et je suis décidée à tout essayer pour
que ce triste état de Solange ne s'installe pas chez elle pour tout
l'hiver. Vous êtes mille fois bonne de m'offrir un gîte. Nous avons
toujours notre appartement du square Saint-Lazare et rien ne nous
empêcherait d'y aller. Mais Papet ne me conseille pas du tout les
longues étapes pour Solange; au contraire, elles irritent beaucoup notre
malade. Nous la promenons une lieue à cheval, une lieue en voiture; puis
on se repose, on reprend, et toujours ainsi. Je tâche de l'égayer; mais
je ne suis pas gaie au fond. Elle est bien sensible à l'intérêt que vous
lui témoignez et me charge de vous en remercier. Elle vous recommande de
ne pas faire comme elle, et d'être bien portante avant tout.
Adieu, chère; je vous embrasse tendrement, et je pars.
GEORGE.
CCLVIII
A LA MÊME
Nohant, 6 mai 1847.
Chère amie,
Vous êtes étonnée de mon silence, probablement. Moi, je suis étonnée
d'avoir encore la force de vous écrire après des fatigues d'esprit et
d'_yeux_ comme je viens d'en subir. Je ne puis vous dire que trois mots;
mais je veux vous les dire avant tout.
Solange se marie dans quinze jours avec Clésinger, sculpteur, homme
d'un grand talent, gagnant beaucoup d'argent, et pouvant lui donner
l'existence brillante qui est, je crois, dans ses goûts. Il en est très
violemment épris, et il lui plait beaucoup. Elle a été aussi prompte et
aussi ferme, cette fois, dans sa détermination qu'elle était jusqu'à
présent capricieuse et irrésolue. Apparemment elle a rencontré ce
qu'elle rêvait. Dieu le veuille!
Pour mon compte, ce garçon me plaît beaucoup aussi, de même qu'à
Maurice. Il est peu _civilisé_ au premier abord; mais il est plein
de feu sacré, et il y a déjà quelque temps que, le voyant venir, je
l'étudié sans en avoir l'air. Je le connais donc autant qu'on peut
connaître quelqu'un qui veut plaire. Vous me direz que ce n'est pas
toujours suffisant, c'est vrai. Mais ce qui me donne confiance, c'est
que la principale face de son caractère, c'est une sincérité qui va
jusqu'à la brusquerie. Il pécherait donc par excès de naïveté, plus que
par toute autre chose, et il a encore d'autres qualités qui rachèteront
tous les défauts qu'il _peut_ et _doit_ avoir. Il est laborieux,
courageux, actif, décidé, persévérant. C'est quelque chose que la force,
et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvée
amenée par une circonstance fortuite, à faire sur son compte une
véritable _enquête_, telle qu'un procureur du roi l'eût faite pour un
accusé de cour d'assises.
Quelqu'un m'avait dit de lui tout le mal qu'on peut dire d'un homme. Je
ne savais pas encore alors qu'il songeât à ma fille; mais il faisait nos
bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me convenait
pas d'être comblée de pareils présents par un homme dont on me disait
_pis que pendre_. Et puis je voulais savoir si la personne qui le
traitait de la sorte était une bonne ou une mauvaise langue. Quelques
explications, auxquelles je n'attachais pas d'abord toute l'importance
qu'elles eurent ensuite, amenèrent une foule de renseignements
particuliers, et j'arrivai à pouvoir juger sur _preuves_; car vous savez
que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchaînement imprévu de
découvertes. J'acquis donc la certitude que Clésinger était un homme
irréprochable dans toute la force du mot, et son accusateur un homme
d'esprit un peu léger. De sorte que je connaissais tous les faits de sa
vie la plus intime, le jour où il me demanda ma fille. Le hasard avait
amené à cet égard plus de lumières que je n'en aurais eu en l'examinant
par mes yeux pendant des années. Néanmoins, je n'avais rien conclu en
quittant Paris, et c'est depuis un mois que son activité a levé tous
les obstacles et réduit à néant toutes les objections possibles. M.
Dudevant, qu'il a été voir, consent. Nous ne savons pas encore où
se fera le mariage. Peut-être à Nérac, pour empêcher M. Dudevant de
s'endormir dans les éternels lendemains de la province.
Je vous écrirai dans quelques jours; car, jusqu'ici, nous n'avons rien
fixé, et j'attends Clésinger demain ou après, pour déterminer avec lui
le jour et le lieu. Mais ce sera dans le courant de mai. Les bans se
publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien
dans ce pays-ci, et nous nous préservons des grandes annonces. Il a
fallu ménager un chagrin encore assez vif, qui n'est pas loin de nous.
Il y a eu un échange de lettres sincères très satisfaisant. Le pauvre
abandonné est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec raison, son
oncle, M. de Grandeffe, _un vrai chevalier français_. Je regrette bien
ce coeur-là; mais nous mettons dans la famille une meilleure tête, et
il faut bien que la fatalité apparente soit une volonté d'en haut. Je
n'aurais pas voulu d'abord qu'on fît si vite un autre choix. Mais, le
choix étant fait (et vous savez que les parents n'empêchent rien de ce
côté-là), je crois qu'il faut le ratifier bien vite.
Bonsoir, chère amie; écrivez-moi et parlez-moi de vous. Moi, je ne puis
vous rien dire de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir; car, au
milieu de ces préoccupations, il m'a fallu faire un roman pour avoir
quelques billets de banque. La misère augmente ici tous les jours et
j'en sais quelque chose. Je vous embrasse; soignez-vous, gouvernez votre
volonté à l'effet de conserver votre santé. Créez-vous des devoirs qui
vous ôtent le temps de penser à vous-même. Je crois que c'est le seul
moyen de supporter le terrible poids de la vie. Plus il est lourd, mieux
on marche peut-être! Et les devoirs ne sont pas difficiles à trouver
dans ce temps de malheur et de souffrance matérielle. Votre coeur le
sait bien. Mettez votre cerveau et vos jambes au service de votre coeur,
et l'imagination s'endormira.
CCLIX
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 22 mai 1847
Frère et ami,
Je n'ai reçu qu'il y a quinze jours le numéro du _People's Journal_ qui
contient deux articles dont je suis l'objet. Remerciez pour moi de sa
bienveillance miss Jewsbury, signataire du premier, et laissez-moi vous
dire que le vôtre m'a pénétrée d'un sentiment de bonheur. C'est qu'en
effet il part de votre coeur.
D'autres hommes éminents ont bien voulu me louer ou me défendre. Leur
voix ne partait pas des entrailles comme la vôtre; car, en général, les
hommes d'intelligence ont peu d'entrailles, et je ne me sens point de
parenté avec eux. Ma gratitude pour eux n'était donc qu'une forme de
politesse obligée, au lieu que, vous, je ne vous remercie pas; je
sens que vous dites ce que vous pensez sur mon compte, parce que vous
comprenez les souffrances de mon âme, ses besoins, ses aspirations et
la sincérité de mon vouloir. Non, mon ami, je ne vous remercie pas d'un
article _favorable_, comme on dit; mais je vous remercie de m'aimer,
et de m'appeler votre soeur et votre amie. Il y a une fatalité
providentielle et comme un instinct de secrète divination dans les
coeurs.
Il y a dix ans, j'étais en Suisse; vous y étiez caché et un hasard
m'avait fait découvrir votre retraite. J'étais presque partie un matin,
pour vous aller trouver. J'étais encore dans l'âge des tempêtes. Je
revins sur mes pas, en me disant que vous aviez assez de votre fardeau à
porter, et que vous n'aviez pas besoin d'une âme agitée comme la
mienne. Je comptais bien que, plus tard, nous nous rencontrerions si je
résistais à la tentation du suicide qui me poursuivait sur ces glaciers.
Le vertige de Manfred est si profondément humain! Enfin, il y a encore,
dans la vie, des récompenses attachées à l'accomplissement des devoirs,
des compensations aux plus durs sacrifices, puisque votre amitié
couronne ma vieillesse et me console du passé!
Venez donc en France, venez donc me voir chez moi dans ma vallée Noire,
si bête et si bonne. J'y suis plus moi-même qu'à Paris, où je suis
toujours malade au moral et au physique. Nous avons bien des choses à
nous dire; moi, j'en ai à vous demander. J'ai des conseils à recevoir
que je n'ai osé demander à personne depuis bien longtemps, et des
solutions que j'ai mises en réserve pour les chercher en vous. Vous
disiez, cet hiver, que vous viendriez; est-ce que vous ne le pouvez ou
ne le voulez plus?
Je vous aurais écrit plus tôt sans de graves événements domestiques, qui
m'ont pris jusqu'aux heures du sommeil. Je viens de marier ma fille et
de la bien marier, je crois, avec un artiste très puissant d'inspiration
et de volonté. Je n'avais pour elle qu'une ambition, c'est qu'elle aimât
et qu'elle fût aimée; mon voeu est réalisé. L'avenir est dans la main de
Dieu, mais j'espère la durée de cet amour et de cet hyménée.
Je vous respecte et vous aime.
Votre soeur,
GEORGE SAND.
CCLX
A M. THÉOPHILE THORÉ, A PARIS
Nohant, juin 1817.
J'aurais, monsieur, le plus grand désir d'être utile à la personne que
vous me recommandez, et son titre de neveu de Saint-Just n'est pas mince
auprès de moi. Mais ce qu'elle me demande est à peu près impossible.
Jugez-en vous-même. M. Flaubert désire que je lui promette et que je
lui laisse annoncer une préface de moi, pour la première livraison d'un
livre qui n'est encore qu'en projet, dont il n'a pas écrit la première
page et dont il me soumet le plan. Ce plan me paraît bon et utile;
mais cela ne suffit pas pour que je puisse engager ma responsabilité.
Personne ne peut _endosser_ l'esprit d'un livre avant d'avoir lu
attentivement ce livre.
Et puis j'ai fait trois ou quatre préfaces en ma vie, et je crois que je
ne pourrais plus en faire une cinquième. C'est un travail auquel je ne
suis pas propre et qui me coûte plus de peine que trois romans à écrire.
Enfin, et c'est le plus sûr, une préface de n'importe qui n'a jamais
servi à qui que ce fût. Si le livre est bon, à quoi sert la préface?
s'il est mauvais, elle lui nuit davantage.
Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments affectueux.
GEORGE SAND.
CCLXI
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 28 juillet 1847.
Mon frère et mon ami,
Cette année 1847, la plus agitée et la plus douloureuse peut-être de ma
vie sous bien des rapports, m'apportera-t-elle au moins la consolation
de vous voir et de vous connaître? Je n'ose y croire, tant le guignon
m'a poursuivie; et pourtant vous le promettez, et nous approchons, du
terme assigné. Dans pen de jours, nous aurons un chemin de fer depuis
Paris jusqu'à Châteauroux, qui n'est qu'à neuf lieues de chez moi. Ainsi
vous n'aurez plus besoin que je vous trace un petit itinéraire pour
éviter les lenteurs et les contretemps de voyage, une des mille petites
plaies de notre pauvre France, qui en a de si grandes d'ailleurs. Vous
viendrez de Paris en six ou sept heures jusqu'à Châteauroux; et, de
Châteauroux à Nohant, par la grande route et la diligence, en trois
heures.
Que votre lettre est bonne et votre coeur tendre et vrai! je suis
certaine que vous me ferez un grand bien et que vous remonterez mon
courage, qui a subi, depuis quelque temps, bien des atteintes dans des
faits personnels. Et qu'est-ce que les faits personnels encore! je
devrais dire que, depuis ces dernières années surtout, j'ai grand'peine
à me maintenir, je ne dis pas croyante, la foi conquise au prix qu'elle
nous a coûté ne se perd pas, mais sereine. Et la sérénité est un devoir,
précisément, imposé aux âmes croyantes. C'est comme un témoignage
qu'elles doivent à leur religion. Mais nous ne pouvons nous faire pures
abstractions, et l'attente confiante d'une meilleure vie, l'amour de
l'idéal immortel ne détruit pas en nous le sentiment et la douleur de
la vie présente. Elle est affreuse, cette vie, à l'heure qu'il est. La
corruption et l'impudence sont d'un côté; de l'autre, c'est la folie
et la faiblesse. Toutes les âmes sont malades, tous les cerveaux sont
troublés, et les mieux portants sont encore les plus malheureux; car ils
voient, ils comprennent et ils souffrent.
Cependant il faut traverser tout cela pour aller à Dieu, et il faut bien
que chaque homme subisse en détail ce que subit l'humanité en masse.
Venez me donner la main un instant, vous, éprouvé par tous les genres de
martyre. Quand même vous ne me diriez rien que je ne sache, il me semble
que je serais fortifiée et sanctifiée par cette antique formule qui
consacre l'amitié entre les hommes.
J'ai reçu une de vos brochures, mais non la lettre à Carlo-Alberto, à
moins que vous ne l'ayez envoyée après coup et qu'elle ne soit à Paris.
Les traductions me sont venues, aussi. Remerciez pour moi.
Le mot _traîne_ est local et non français usité. Une traîne est un petit
chemin encaissé et ombragé. C'est comme qui dirait un sentier. Mais
notre dialecte du Berry, qui n'est qu'un vieux français, distingue le
sentier du piéton et celui où peut passer une charrette. Le premier
s'appelle _traque_ ou _traquette_, le second _traîne_. Le mot est joli
en français et s'entend ou se devine même à Paris, où le peuple parle la
plus laide et la plus incorrecte langue de France, parce que c'est
une langue toute de fantaisie, de hasard et de rapides créations
successives, tandis que les provinces conservent la tradition du langage
et créent peu de mots nouveaux. J'ai un grand respect et un grand amour
pour le langage des paysans, je l'estime plus correct.
CCLXII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 9 août 1847.
Maintenant, mes enfants, je ne vous marquerai plus d'époque ni de jour
pour venir. Cela nous a toujours porté malheur, et, quand vous pourrez
venir, vous suivrez l'inspiration du moment, c'est-à-dire vous
profiterez du concours de circonstances qui vous paraîtra le plus
favorable: température, liberté d'autres soins, santé, repos d'esprit,
envie même de voyager; car il faut tout cela pour qu'un voyage ne soit
pas quelque chose de solennel et même d'un peu effrayant. A vous dire
vrai, je suis tellement consternée du guignon qui s'est attaché à vous,
dans toutes ces circonstances, que je n'oserai plus jamais vous dire:
«Venez, je vous attends.» Je n'étais pas superstitieuse pourtant, et je
le suis devenue à force de malheur depuis deux ans. Tous les chagrins
m'ont accablée par un enchaînement fatal; mes plus pures intentions
ont eu des résultats funestes pour moi et pour ceux que j'aime; mes
meilleures actions ont été blâmées par les hommes et châtiées par le
ciel comme des crimes. Et croyez-vous que je sois au bout? Non! tout
ce que je vous ai raconté jusqu'ici n'est rien, et, depuis ma dernière
lettre, j'ai épuisé tout ce que le calice de la vie a de désespérant.
C'est même si amer et si inouï, que je ne puis en parler, du moins je
ne puis l'écrire. Cela même me ferait trop de mal. Je vous en dirai
quelques mots quand je vous verrai. Mais, si je ne reprends courage et
santé jusque-là, vous me trouverez bien vieillie, malade, triste et
comme abrutie. Voilà aussi, mon enfant, pourquoi je n'ose pas appeler
Désirée avec l'ardeur que j'y aurais mise avant tous mes chagrins. Je
crains que cette chère enfant ne me trouve toute différente de ce que
vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de mon abattement ne la
froisse et ne la consterne. J'étais, quand vous m'avez vue, dans un état
de sérénité, à la suite de grandes lassitudes. J'espérais du moins,
pour la vieillesse où j'entrais, la récompense de grands sacrifices, de
beaucoup de travaux, de fatigues et d'une vie entière de dévouement et
d'abnégation. Je ne demandais qu'à rendre heureux les objets de mon
affection. Eh bien! j'ai été payée d'ingratitude, et le mal l'a emporté
dans une âme dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau
et du bien. A présent, je lutte contre moi-même pour ne pas me laisser
mourir. Je veux accomplir ma tâche jusqu'au bout. Que Dieu m'assiste! je
crois en lui et j'espère!