Si on me dit jamais que vous n'êtes pas mon véritable ami, après
pareille épreuve, j'aurai quelque raison de croire au moins à votre
persévérance stoïque.
Je ne vous dirai pas un mot de mon amitié aujourd'hui, pour vous punir
d'en avoir douté hier.
Tout à vous.
GEORGE.
CLXI
A MADAME D'AGOULT, A PARIS
Nohant, 18 janvier 1837.
Eh bien, chère, où êtes-vous donc? Partez-vous? Arrivez-vous? Je vous
croyais si près, ces jours-ci, que je vous avais écrit à Châteauroux.
Rollinat vous attendait pour vous offrir ses services et vous embarquer.
Mais le voilà, aujourd'hui! Il arrive seul, et, de vous, point de
nouvelles. Je vous écris à tout hasard, désirant de tout mon coeur que
la _présente_ ne vous trouve plus à Paris. Venez donc! Sauf les rideaux,
qui sont trop courts de trois pieds, votre chambre est habitable. Il n'y
a pas un souffle d'air. Le garde-manger est garni de gibier. Il y a
du bois sec sous le hangar. L'aubergiste de la poste, chez lequel la
diligence de Blois vous dépose, est averti; vous aurez, pour venir de
Châteauroux à Nohant, une voiture fermée et des chevaux. Ainsi, ne
vous occupez de rien. Nommez-vous seulement, ou nommez-moi, et on vous
servira. A revoir bientôt, tout de suite, n'est-ce pas? Si le bon
Grzymala [1] veut vous accompagner, emmenez-le. Sa présence augmentera
(s'il est possible) l'honneur et le bonheur de la vôtre.
Le futur précepteur[2] est chargé de ne pas quitter Paris sans
s'informer de vous et mettre à vos pieds son bras et ses jambes. Je
voudrais pouvoir vous envoyer prendre par un ballon chauffé à la vapeur;
mais l'argent me manque.
Tout à vous de coeur.
G. S.
Franz (si Marie est partie), ma lettre allumera votre pipe, et je _vous
bige_. Venez le plus tôt possible.
[1] Le comte Albert Grzymala, Polonais, ami de George Sand.
[2] Eugène Pelletan.
CLXII
A M. ADOLPHE GUBROULT, A PARIS
Nohant, 14 février 1837.
Mon cher camarade,
Il faut absolument que vous me trouviez l'adresse de ma _suivante_. Je
vous envoie une seconde lettre pour elle, je suis extrêmement pressée
d'en avoir la réponse. Pardon, mille fois, de la corvée. Donnez-moi à
tous les diables; mais faites un dernier effort de courage pour obliger
le plus oublieux de vos amis.
Pour du talent, vous n'en manquez pas; votre article en est rempli. Mais
ce n'est pas le compliment que vous attendez de moi: vous voulez que je
rende justice à vos opinions. En leur rendant justice, je ne vous dirai
que des injures.
Oui, mon ami, _vous êtes une canaille, une franche canaille. Ah!
Bertrand, je ne vous reconnais pas là!_
Que vous vouliez du bien aux Arabes, que vous soyez tenté de travailler
à leur liberté, que vous accusiez le despotisme de l'Égyptien, soit:
c'est prendre le bon côté des choses, en ce qui concerne l'Orient. Mais,
malheureux (je parle ici aux saint-simoniens plus qu'à vous), vous
abandonnez la cause de la justice et de la vérité en France, là où elle
pouvait être comprise plus vite que partout ailleurs et où elle le sera,
n'en doutez pas, par nos enfants.
Si peu que vous eussiez fait, on eût pu dire qu'il existait une société
conservatrice du grand principe d'égalité. Principe banni, chassé, honni
et persécuté par toute la terre, mais réfugié dans le coeur d'un petit
nombre d'hommes de bien. Un jour, vous eussiez été des dieux peut-être!
Vous avez été forcé de chercher à l'étranger des moyens d'existence. Il
vaudrait mieux se brûler la cervelle que de les tenir d'un gouvernement
infâme, d'un homme qui est le principe incarné d'oppression et de
démoralisation. S'expatrier est déjà une faiblesse. Vous avez cédé à
la persécution. Vous avez rougi, non de votre misère, qui vous rendait
véritablement grand, mais de votre impuissance sur l'opinion, qui
accusait le manque de talent dans la direction suprême de votre secte.
Vous avez en tort. Si faible que fût la rédaction de votre morale, comme
cette morale était la seule, la vraie, elle eût fini par attirer sur
vous la considération que vous méritez. Et, si la grande affaire ne se
fût pas opérée un jour au nom de Saint-Simon et d'Enfantin, du moins
Enfantin et Saint-Simon eussent en une grande place dans l'histoire
de la morale, à côté de celle que Lafayette occupe dans l'histoire
politique.
Mais tout cela est _fichu_. Vous êtes tombés dans un système de
transaction mystérieuse auquel on ne comprend plus rien. Vous semblez
pressés de vous faire oublier en France et d'obtenir le pardon du bien
que vous avez tenté. Vous parlez de régénérer des peuples qui n'existent
pas encore. En fait, vous vivez par la grâce de Louis-Philippe. Et
_vous?_ vous voilà rédacteur des _Débats_, ni plus ni moins que mon ami
Janin.
Taisez-vous, relaps! vous feriez mieux de monter une boutique de
savetier et de ressemeler de vieilles bottes. Voyez à quelles
concessions vous êtes obligé de descendre pour faire avaler à M. Bertin
l'émission de vos idées sur le despotisme de Mohammed-Ali!
En vérité, le juste milieu ne s'embarrasse guère des libéraux des bords
du Nil, pourvu qu'en leur faisant des compliments, vous ôtiez votre
chapeau bien bas devant la _poire royale_. C'est ce que vous faites.
Vous dites: «En 1830, la France a mis la dernière main à son système
de liberté; _la liberté humaine, la dignité de l'individu ont été
constituées d'une manière désormais indestructible_, etc.!» et mille
autres blasphèmes qui feraient jurer Michel comme un possédé, et qui, à
moi, me font peine.
Certainement, si vous raisonnez comme Thiers et Guizot; si la liberté
est pour vous compatible avec la monarchie; si la dignité humaine,
sans l'égalité, vous paraît admissible; si vous appelez _abolition des
distinctions sociales_ le principe qui serre comme un étau, dans le
coeur de l'homme, l'amour de la propriété, l'égoïsme, l'oubli complet du
pauvre, qui érige en vertu l'ordre public, c'est-à-dire le droit de tuer
quiconque demande du pain d'une voix forte et avec l'autorité de la
justice naturelle de la faim; certes, si vous acceptez tout cela, vous
raisonnez _bien_ et je n'ai pas le plus petit mot à dire.
Mais, s'il vous reste, du saint-simonisme, au moins la religion du
principe fondamental: _la loi du partage et de l'égalité_, comment
pouvez-vous faire ces concessions, même avec de bonnes intentions, à un
état de choses odieux? Et c'est le lendemain des lois exécrables qui
enterrent toute liberté, toute dignité humaine pour dix ans, pour vingt
ans peut-être, que vous émettez ce beau principe: _La France est libre,
heureuse, honorable; il n'y a plus rien à lui souhaiter. Tâchons de
penser aux Arabes, et d'en faire un peuple aussi honnête que nous_.
Oh non! laissez-les dans l'abrutissement. Ils ne sont pas coupables
d'être esclaves, eux qui n'ont pas le sentiment de la dignité humaine.
Mais, nous qui prétendons l'avoir, il est étrange de voir à quelle
époque de notre existence politique nous nous en vantons!
Mon ami, je ne vous ferai pas changer d'avis. Quand on se décide à dire
et à écrire quelque chose, on y a songé; on croit avoir bien compris,
bien jugé la question; on est préparé à considérer comme des rêves et
des erreurs tout ce qui vient de la partie adverse. Je ne vous dis donc
pas mes raisons pour vous convertir; mais c'est afin que nous nous
comprenions, et que nous partions chacun d'un principe bien connu, pour
nous quereller si l'envie nous en vient. Je vous dis, moi, que je ne
connais et n'ai jamais connu qu'un principe: celui de l'abolition de la
propriété.
Voilà en quoi j'ai toujours vénéré le saint-simonisme; voilà en quoi
j'adore certains républicains _véritables_ (il y en a peu, soyez-en
sûr). Si je ne suis ni saint-simonien, ni républicain (je me suppose
homme un instant), c'est que je ne vois pas une formule digne de rallier
des hommes, pas une circonstance capable de développer par des actions
les bons sentiments. Le moment ne permet rien à des hommes ordinaires,
comme Enfantin, vous et moi. Je dis ordinaires en fait d'intelligence;
car je n'ôte rien à la haute moralité d'Enfantin (je n'en sais rien et
j'aime à y croire).
Il fallait donc attendre des chefs, un ordre de bataille, un drapeau et
une armée qui voulût combattre sérieusement. Tout cela manquant, il n'y
a plus autre chose à faire que de garder en soi le bon principe, pur,
sans tache, sans ombre de concession à ce _jésuitisme métaphysique_:
prétendue morale à laquelle les hommes ne croient ni les uns ni les
autres.
Un jour viendra où ce bon principe aura son tour. Si nous ne sommes
plus, nos enfants ou nos neveux, l'ayant reçu de nous, parleront, et
feront quelque chose. Vous me parlez de deux cents exemplaires de
mon portrait distribués à vos prolétaires. Vous avez donc deux cents
prolétaires? Vous m'aviez toujours dit une cinquantaine au plus. Je
veux vous questionner sur le personnel de vos saint-simoniens. Que
croient-ils? Que pensent-ils? Que veulent-ils?
Autant que j'en ai pu juger par Vinçard, ce sont des républicains
à l'eau de rose, des gens de bien, mais beaucoup trop doux, trop
évangéliques et trop patients. Les éléments de l'avenir seraient une
race de prolétaires farouches, orgueilleux, prêts à reprendre par la
force tous les droits de l'homme.
Mais où est cette race? On la séduit d'un côté par une apparence de
bien-être, de l'autre par dès maximes de prétendue civilisation dont
elle sera dupe. Pauvre peuple!
Si vous voyez Vinçard, dites-lui que j'espère dîner avec lui, à mon
premier voyage à Paris. Il est vrai que je ne sais pas quand j'irai.
Je vous attends toujours à la mi-novembre. Mettez-moi de côté, je
vous prie, quelques exemplaires de ce portrait. Je souscris pour une
vingtaine. Envoyez-m'en un dans une lettre, que je voie ce que cela
produit sur le papier.
Dites-moi ce que devient Buloz. Est-il enfin l'époux d'une jeune et
belle fille? La fin de son mariage m'importe beaucoup pour mes affaires.
Répondez-moi. Adieu, cher ami; rappelez-moi au bon souvenir de madame
Mathieu et de votre gentille soeur.
Tout à vous de coeur.
CLXIII
A. M. JULES JANIN
Nohant, 15 février 1837.
Vous êtes, bien aimable de m'avoir répondu si vite et si
consciencieusement, mon cher camarade. Je vous remercie de votre
excellente disposition pour Calamatta. J'avais envoyé mon mauvais
feuilleton au _Monde_[1] lorsque j'ai reçu votre lettre, et je ne puis
ni le reprendre, ni en recommencer un; car je suis stupide à ce genre de
travail.
Je suis totalement incapable de travailler dans les _Débats_. Je ne vous
parle pas des opinions, qui sont choses sacrées, même chez une femme;
mais seulement de la manière d'envisager la question littéraire.
Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis lourde, prolixe,
emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du journalisme. Ce que
je fais maintenant au _Monde_ n'irait point aux _Débats_, et, quant aux
idées, n'y serait peut-être point admis.
Comment, mon ami, arriver dans un journal où vous écrivez et se risquer
sur un terrain où vous régnez incontestablement? Je n'irai jamais me
poser en rival de qui que ce soit. J'ai trop d'indolence pour cela, et
me poser en concurrence d'un souverain me convient encore moins. Je ne
me sens pas de force à lutter contre une gloire établie. Qui sait si
cette gloire que je salue avec tant de plaisir et d'affection, ne me
deviendrait pas amère du moment qu'elle m'écraserait!
Ma foi, non! je suis bien plus heureuse comme cela. Laissez-moi mon
petit coin. D'ailleurs, je vous déclare, sur l'honneur, que je n'ai pas
le moindre souci d'ambition, soit d'argent, soit de réputation. J'ai
produit tout ce que je pouvais produire, et je n'aspire plus qu'à me
reposer et à suspendre ma plume à côté de ma pipe turque.
Je ne travaille pas dans _le Monde_, je ne suis l'associée de personne.
Associée de l'abbé de Lamennais est un titre et un honneur qui ne
peuvent m'aller. Je suis son dévoué serviteur. Il est si bon et je
l'aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre
qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guère, car il n'a pas
besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que
je le sers autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques
abonnés de plus à son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et
me payera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbé de
Lamennais sera toujours l'abbé de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni
association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un très
pauvre garçon.
Je ne doute ni de la bonté de M. Bertin ni de sa largesse; mais il n'y
a pas de raison pour que j'aille, sans aucun droit, réclamer son vif
intérêt. Mon genre de travail ne lui conviendrait pas, et j'ai la tête
un peu dure, à présent que j'ai des cheveux blancs, pour acquérir la
grâce, la concision et tout ce qu'il faudrait pour plaire à son public.
Croyez-moi, restons chacun chez nous. _C'est l'ambition qui perd les
hommes. Ne forçons point notre talent. Il ne faut faire en public que
ce qu'on fait fort bien_, etc., etc. Voyez Sancho Pança et _les trente
mille proverbes_.
Tout mon désir est donc pour le moment _fiché_ en une seule chose:
vendre mon travail passé, afin de n'avoir plus de travail futur à
affronter. Vous n'imaginez pas, mon ami, quel dégoût m'inspire à présent
la littérature (la mienne s'entend). J'aime la campagne de passion;
j'ai, comme vous, tous les goûts du ménage, de l'intérieur, des chiens,
des chats, des enfants par-dessus tout. Je ne suis plus jeune. J'ai
besoin de dormir la nuit et de flâner tout le jour. Aidez-moi à me tirer
des pattes de Buloz, et je vous bénirai tous les jours de ma vie. Je
vous ferai des manuscrits pour allumer votre pipe, et je vous élèverai
des lévriers et des chats angoras. Si vous voulez me donner votre petite
fille en sevrage, je vous la rendrai belle, bien portante et méchante
comme le diable; car je la gâterai insupportablement.
Vous devez bien comprendre tout cela, vous qui êtes si simple, si bon,
si peu grand homme dans vos manières, si différent des beaux esprits
de la critique. Vous ayez subi votre succès plus que vous ne l'avez
cherché. Il a été grand: mais, s'il n'eût été que médiocre, vous vous en
seriez contenté avec cette aimable insouciance dont je fais tant de cas.
Savez-vous ce que je prise au-dessus de tout le génie de l'univers?
c'est la bonté et la simplicité. Mon ambition désormais est de devenir
bon enfant; ce n'est pas facile et c'est bien rare.
Merci de vos bons conseils et de l'intérêt que vous me témoignez si
chaleureusement. Je voudrais avoir assez de valeur pour mériter votre
zèle; mais je suis certaine d'avoir assez de coeur pour reconnaître
votre amitié.
[1] Journal dirigé par l'abbé de Lamennais.
CLXIV
A M. L'ABBÉ DE LAMENNAIS
Nohant, 28 février 1837.
Monsieur et excellent ami,
Vous m'avez entraînée, sans le savoir, sur un terrain difficile à tenir.
En commençant ces _Lettres à Marcie_. Je me promettais de me renfermer
dans un cadre moins sérieux que celui où je me trouve aujourd'hui,
malgré moi, poussée par l'invincible vouloir de mes pauvres réflexions.
J'en suis effrayée; car, dans le peu d'heures que j'ai en le bonheur de
passer à vous écouter, avec le respect et la vénération dont mon coeur
est rempli pour vous, je n'ai jamais songé à vous demander le résultat
de votre examen sur les questions avec lesquelles je me trouve aux
prises aujourd'hui.
Je ne sais même pas si le sort actuel des femmes vous a occupé au milieu
de tant de préoccupations religieuses et politiques dont votre vie
intellectuelle a été remplie. Ce qu'il y a de plus curieux en ceci,
c'est que, moi-même qui ai écrit durant toute ma vie littéraire sur ce
sujet, je sais à peine à quoi m'en tenir. Ne m'étant jamais résumée,
n'ayant jamais rien conclu que de très vague, il m'arrive aujourd'hui
de conclure d'inspiration, sans trop savoir d'où cela me vient, sans
savoir, le moins du monde, si je me trompe ou non, sans pouvoir
m'empêcher de conclure comme je fais et trouvant en moi je ne sais
quelle certitude, qui est peut-être une voix de la vérité et peut-être
une voix impertinente de l'orgueil.
Pourtant, me voilà lancée, et j'éprouve le désir d'étendre ce cadre des
_Lettres à Marcie_, tant que je pourrai y faire entrer des questions
relatives aux femmes. Je voudrais parler de tous les devoirs, du
mariage, de la maternité, etc. En plusieurs endroits, je crains
d'être emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me
permettriez d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je
le temps de vous demander, à chaque page, de me tracer le chemin?
Avez-vous le temps de suffire à mon ignorance? Non, le journal
s'imprime, je suis accablée de mille autres soins, et, quand j'ai une
heure le soir pour penser à _Marcie_, il faut produire et non chercher.
Après tout, je ne suis peut-être pas capable de réfléchir davantage à
quoi que ce soit, et toutes les fois (je devrais dire plutôt le peu
de fois) qu'une bonne idée m'est venue, elle m'est tombée des nues au
moment où je m'y attendais le moins. Que faire donc? Me livrerai-je
à mon impulsion? ou bien vous prierai-je de jeter les yeux sur les
mauvaises pages que j'envoie au journal? Ce dernier moyen a bien des
inconvénients; jamais une oeuvre corrigée n'a d'unité. Elle perd son
ensemble, sa logique générale. Souvent, en réparant un coin de mur, on
fait tomber toute une maison qui serait sur pied si l'on n'y eût pas
touché.
Je crois qu'il faudrait, pour obvier à tous ces inconvénients, convenir
de deux choses: c'est que je vous confesserai ici les principales
hardiesses qui me passent par l'esprit et que vous m'autoriserez à
écrire, dans ma liberté, sans trop vous soucier que je fasse quelque
sottise de détail. Je ne sais pas bien jusqu'à quel point les gens du
monde vous en rendraient responsable et je crois, d'ailleurs, que vous
vous souciez fort peu des gens du monde. Mais j'ai pour vous tant
d'affection profonde, je me sens recommandée par une telle confiance,
que, lors même que je serais certaine de n'avoir pas tort, je me
soumettrais encore pour mériter de vous une poignée de main.
Pour vous dire en un mot toutes mes hardiesses, elles tiendraient à
réclamer le divorce dans le mariage. J'a beau chercher le remède aux
injustices sanglantes, aux misères sans fin, aux passions souvent sans
remède qui troublent l'union des sexes, je n'y vois que la liberté de
rompre et de reformer l'union conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on
dût le faire à la légère et sans des raisons moindres que celles dont on
appuie la séparation légale aujourd'hui en vigueur.
Bien que, pour ma part, j'aimasse mieux passer le reste de ma vie
dans un cachot que de me remarier, je sais ailleurs des affections si
durables, si impérieuses, que je ne vois rien dans l'ancienne loi civile
et religieuse qui puisse y mettre un frein solide. Sans compter que ces
affections deviennent plus fortes et plus dignes d'intérêt à mesure que
l'intelligence humaine s'élève et s'épure.
Il est certain que, dans le passé, elles n'ont pu être enchaînées, et
l'ordre social en a été troublé. Ce désordre n'a rien prouvé contre la
loi, tant qu'il a été provoqué par le vice et la corruption. Mais des
âmes fortes, de grands caractères, des coeurs pleins de foi et de bonté
out été dominés par des passions qui semblaient descendre du ciel même.
Que répondre à cela? Et comment écrire sur les femmes sans débattre une
question qu'elles posent en première ligne et qui occupe, dans leur vie,
la première place?
Croyez-moi, je le sais mieux que vous, et qu'une seule fois le disciple
ose dire:
«Maître, il y a par là des sentiers où vous n'avez point passé, des
abîmes où mon oeil a plongé. Vous avez vécu avec les anges; moi, j'ai
vécu avec les hommes et les femmes. Je sais combien on souffre, combien
on pèche, combien on a besoin d'une règle qui rende la vertu possible.»
Fiez-vous à moi, personne ne chercherait avec plus de désir de la
trouver, avec plus de respect pour la vertu, avec moins de personnalité;
car je n'essayerai jamais de pallier mes fautes passées, et mon âge me
permet d'envisager avec calme les orages qui palpitent et meurent à mon
horizon.
Répondez-moi un mot. Si vous me défendez d'aller plus avant, je
terminerai les _Lettres à Marcie_ où elles en sont, et je ferai toute
autre chose que vous me commanderez. Je puis me taire sur bien des
points et ne me crois pas appelée à rénover le monde.
Adieu, père et ami; personne ne vous aime et ne vous respecte plus que
moi.
G. SAND.
CLXV
A M. FRANZ LISZT, A PARIS
Nohant, 28 mars 1837.
Je vous envoie le tout, décacheté, parce qu'il est défendu d'envoyer des
paquets fermés. Je vous recommande mes manuscrits.
Bonjour, bon Franz.
Venez nous voir le plus tôt possible. L'amour, l'estime et l'amitié vous
réclament à Nohant. _L'amour_ (Marie) est un peu souffrant. _L'estime_
(c'est Maurice et Pelletan) ne va pas mal. _L'amitié_ (moi) est obèse et
bien portante.
Marie m'a dit qu'il était question d'espérance de Chopin. Dites à Chopin
que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre sans
lui, et que, moi, je l'adore.
J'écrirai à Grzymala personnellement pour le décider aussi, si je peux,
à venir nous voir. Je voudrais pouvoir entourer Marie de tous ses amis,
pour qu'elle aussi vécût au sein de l'amour, l'estime et l'amitié.
Il paraît que vous avez été archi-sublime dans vos concerts; Calamajo
[1] m'écrit à propos de vous: _Suona come Ingres disegna_.
Bonsoir; je suis accablée de travail. Soyez assez bon pour faire passer
à Buloz le manuscrit que je vous envoie,--et à Blanche la lettre
ci-jointe.--Je ne sais pas son adresse. Je ne m'en souviens jamais.
Portez-vous bien. Venez vite et aimez-moi.
Ne tardez pas à faire remettre votre portrait à Calamatta. Il en est
fort pressé.
Ayez la bonté aussi, mon vieux, de _cacheter_ le paquet avant de
l'envoyer à la _Revue_, rue des Beaux Arts, 10. Si vous le remettiez
vous-même, cela ma ferait grand plaisir; car il y a pour deux mille
francs de manuscrit.
[1] Luigi Calamatta.
CLXVI
À M. CALAMATTA, A PARIS
Nohant, 20 mars 1837
_Carissimo_.
Je mets aujourd'hui à la diligence le portrait de Listz. J'ai écrit a
Planche, non de votre part, mais de mon fait, qu'il eût à faire un grand
et excellent article sur vous dans la _Revue des Deux Mondes_. Je suis
_presque_ sûre qu'il le fera. J'ai écrit aussi une longue lettre à
Janin. Je ne réponds pas de lui, quoique je l'aie _flagorné_ à votre
intention. Il est très bon, mais fantasque et oublieux. Vous feriez
bien, dans deux ou trois jours, d'aller le voir. C'est un homme qu'il
faut traiter rondement.
Ne lui lâchez pas votre gravure sans avoir l'article; promettez-la-lui,
sans condition. Il n'est pas connaisseur; peut-être sera-t-il plus
désireux, du _Napoléon_ à cause du sujet; je crois qu'il ne l'a pas.
Au reste, je lui ai entendu dire plusieurs fois que vous étiez le plus
grand graveur de l'Europe. Un article de lui dans les _Débats_ vous
vaudrait mieux pour la vente que tous les autres.--Le mien paraîtra
dans _le Monde_; il y sera le 20. Vous en aurez un dans _l'Artiste_. Le
précepteur de Maurice [1], qui a beaucoup de talent, y rédige. On me
répond aussi d'un article dans _le Temps_. Didier et Arago peuvent aussi
vous faire _mousser_ dans d'autres journaux. Listz lui-même peut
y contribuer, il voit tout Paris. Il est certain qu'ils ne vous
négligeront pas.
Pour moi, je suis, beaucoup plus occupée de votre succès que je ne l'ai
jamais été d'aucun de mes ouvrages, et, si vous réussissez autant
que vous le méritez, j'en aurai plus de joie que s'il s'agissait de
moi-même.
Le portrait de Listz est un chef-d'oeuvre. La ressemblance est parfaite,
le dessin magnifique, la pose et l'expression admirables. Je crois que
vous vous êtes encore surpassé, je voudrais que vous fissiez beaucoup de
portraits, vous gagneriez plus d'argent, et vous seriez vite populaire;
ce qui est toujours un bien. Avec de l'argent et du succès, quand on a
le bon sens de ne pas se laisser enivrer, on arrive à plus de liberté, à
plus de moyens de développer son talent.
Espérons que vous trouverez la justice qui vous est due. Moi qui déteste
le public et qui le personnifie sous l'épithète de _giumento_, je
voudrais aujourd'hui le personnifier dans ma personne, afin de poser sur
vous la plus belle des couronnes.
Maurice a été mal, il va de mieux en mieux; il vous embrasse et vous
aime de tout son coeur. Il fait des progrès dans le dessin. Je vous
envoie un petit cavalier qui a du mouvement, quoique grossièrement
incorrect. Il faut qu'il soit peintre. IL n'a de passion que pour cela.
Je ne sais vraiment pas ce que j'en ferai, s'il n'acquiert pas ce genre
de talent.
Marie[2] se porte médiocrement bien et vous serre cordialement la main.
Je vous embrasse, moi, de tout mon coeur.
GEORGE.
[1] Eugène Pelletan.
[2] Madame d'Agoult.
CLXVII
A MADAME D'AGOULT, PARIS
Nohant, 5 avril 1837.
Bonne Marie,
Je vous aime et vous regrette. Je vous désire et je vous espère. Plus je
vous ai vue, plus je vous ai aimée et estimée. Je n'en pourrais pas dire
autant de toutes les affections que j'ai soumises au grand creuset de
l'intimité, de la vie de tous les jours.
J'ai été toujours souffrante depuis votre départ. Le printemps me
fatigue beaucoup. Par compensation, Maurice va infiniment mieux. Il
reprend à vue d'oeil, au physique et au moral. Si vous pouvez me donner
des nouvelles de ma fille, vous me ferez bien plaisir; car, depuis
quelques jours, j'en suis inquiète. Je lui ai trouvé une gouvernante et
je vais la reprendre. Si vous veniez tout de suite, je vous prierais de
me l'amener; mais je crains, que vous ne soyez trop longtemps. Je la
ferai venir au premier jour.
P... va se jeter à vos genoux et vous raconter comme quoi il a mangé les
plus beaux poissons d'avril qui aient jamais paru dans le département de
L'Indre. Il a disputé de très bonne foi contre Duteil et Rollinat, qui
s'étaient donné le mot et qui lui ont soutenu pendant tout un dîner que
_la littérature ne servait à rien dans les arts_. Le malheureux
était furieux, consterné; il foisonnait de citations, d'exorcismes
scientifiques et d'arguments _ad hominem_.
Le Malgache lui a apporté un très beau saucisson, qui s'est converti en
bûche, lorsqu'il a défait le papier et les ficelles. Il est furieux
et persiste à croire que Rollinat lui a envoyé l'infâme bourriche
d'huîtres. Le père Rollinat, qui est venu passer ici quelques jours,
lui a confirmé l'imposture très gravement et lui a donné la définition
suivante: «Le poisson d'avril est un animal qui prend naissance dans une
bourriche et qui voyage à l'aide de pierres et de pots cassés, dont il
tire sa nourriture.» Le Malgache prétend que le _saucisson-bois_ est
une plante qu'il a rapportée de Madagascar. Rollinat lui a fait encore
avaler un troisième poisson, mais si malpropre, qu'à moins de vous le
raconter en latin, je ne saurais comment m'y prendre. Or il y a une
petite difficulté, c'est que je ne sais pas le latin, ni vous non plus.
Dites à Mick..... (manière non compromettante d'écrire les noms
polonais) que ma plume et ma maison sont à son service et trop heureuses
d'y être, à Grrr... que je l'adore, à Chopin que je l'idolâtre, à tous
ceux que vous aimez que je les aime, et qu'ils seront les bienvenus,
amenés par vous. Le Berry en masse guette le retour du maestro pour
l'entendre jouer du piano. Je crois que nous serons forcés de mettre le
garde champêtre et la garde nationale de Nohant sous les armes pour nous
défendre des _dilettanti berrichoni_.
CLXVIII
A LA MÊME
Nohant, 10 avril 1637.
_Affaires_!
Chère Marie,
Ni l'une ni l'autre des presses Chaulin ne me convient. N'en parlons
plus. Mon voiturier sera à Paris le 12 ou le 14. Il a diverses caisses
à m'apporter. Si le piano est prêt, il le rapportera en huit ou neuf
jours, et il sera ici du 22 au 25. Voyez si c'est l'époque à laquelle je
puis vous espérer. Le piano serait plus en sûreté dans les mains de ce
voiturier qu'au roulage ordinaire.
Je veux les _fellows_, je les veux le plus tôt et le plus _longtemps_
possible. Je les veux _à mort_. Je veux aussi le Chopin[1] et tous les
Mickiewicz et Grzymala du monde. Je veux même Sue[2], si vous le voulez.
Que ne voudrais-je pas encore, si c'était votre fantaisie? Voire M. de
Suzannet ou Victor Schoelcher! Tout, excepté un amant. Quant au mauvais
livre, soyez en paix. Il y en a encore en magasin, et laissons dire les
sots; rira bien qui rira le dernier.
Gévaudan est ici, toujours bon et excellent, qui vous aime tendrement
et qui parle de vous admirablement. Il est venu, monté sur un bon
petit cheval qui est à moi et que vous monterez, car il est infiniment
supérieur à _Georgette_.
J'ai reçu un livre d'Autun sur George Sand avec une lettre de l'auteur,
Théobald Walsh, qui me déclare qu'il me méprise profondément; en raison
de quoi, il me demande humblement mon amitié, ce qui n'est guère
logique. Je ne lui répondrai que cela.
Je ferai l'article sur Nourrit quand toutes les notices des journaux
quotidiens auront paru, et je le ferai sous une autre forme que le
feuilleton; car ce que je ferais aujourd'hui ne ressortirait pas de la
foule des banalités qui vont se dire sur son compte. D'ailleurs, _le
Monde_ a inséré un article de Fortoul[3], et je ne puis, d'ici à
deux mois, me dépêtrer de _Mauprat_ et d'une nouvelle qui suivra
immédiatement, pour compléter des volumes, dans la _Revue des Deux
Mondes_. Ainsi, dites-lui que je garde mon bouquet pour le dernier du
feu d'artifice.
Je ne prends, du reste, aucun engagement pour l'avenir avec la
_Revue-Buloz,_ et je réserve au _Monde_ ma liberté de conscience.--Si
Didier[4] se doute de _notre poisson_, il doit m'en vouloir diablement.
Ne nous trahissez pas.
Bonsoir, mignonne; je suis toute chétive, et _l'amour_ me descend
tellement dans les talons, que bientôt je le laisserai tout à fait par
terre avec la poussière de mes pieds.
Je ferai pour _Aspasie_ tout ce qu'on voudra; mais je n'aurai pas un
jour de loisir avant la fin de l'été. Le travail m'écrase et mes forces
ploient sous le faix.
Adieu encore. Mes amitiés, tendresses et poignées de main à qui de
droit.
[1] Frédéric Chopin.
[2] Eugène Sue.
[3] Hippolyte Fortoul.
[4] Charles Didier.
CLXIX
A M. SCIPION DU ROURE, A ARLES
13 avril 1937.
Mon ami Scipion,
J'aurais dû vous écrire plus tôt pour vous dire que vos oranges sont,
c'est-à-dire _furent_ excellentes (car elles sont avalées), que vos
pipes sont, c'est-à-dire _furent_ brillantes (car elles sont cassées);
pour vous dire surtout, que vous êtes le meilleur des hommes et que je
vous aime de tout mon coeur. Ce dernier point, vous le savez. Quant
aux deux autres, je suis la paresse incarnée, pourtant je ne suis pas
mauvais garçon et j'ai le sens de la reconnaissance.
Ne comptez pas sur beaucoup d'écritures de ma part; mais revenez me voir
au plus tôt et comptez que vous serez toujours reçu joyeusement. Vous
êtes du petit nombre des amis inconnus qui n'ont pas fait un _fiasco_
épouvantable à mes yeux. Je vous ai trouvé excellent, aussi simple de
coeur et aussi sain d'esprit que je vous avais trouvé dans vos lettres.
Je n'en pourrais pas dire autant de tout le monde. Restez-moi donc frère
à tout jamais et sachez que, dans vingt jours, comme dans vingt ans,
vous me trouverez, toute dévouée.
Que faites-vous? Parlez-moi un peu de vous. Reprenez-vous la vie de
bohémien? Faites-vous de jolis petits vers à Mathilde, à Clotilde,
à Bathilde, à Ermenegilde? Et votre lorgnon? Faites-lui bien mes
compliments. Et votre nez? Envoyez-m'en une demi-aune pour une vingtaine
de camards de ma connaissance.
Maurice vous adore. Solange vient d'être assez malade. Moi, je suis
éreintée de travail. Le printemps est affreux ici. Le rossignol a
chanté trois jours sous la neige. J'ai un cheval très gentil, arrivé du
Nivernais et sur lequel je fais chaque jour un temps de galop. Voilà
tout ce qui est survenu de neuf dans ma vie depuis que je ne vous ai vu.
Madame d'Agoult est à Paris et va revenir ici. Ma grue a un rhume de
cerveau. J'ai apprivoisé un vanneau. Colette se porte bien. Le bonnet
catalan, que vous m'avez rapporté de Marseille, a fait reculer
d'épouvante le procureur du roi. Si on me poursuit pour m'être parée de
ce symbole, je vous compromettrai de la belle manière. Je dirai, comme
Meunier[1], que «vous m'avez payé des petits verres pour me porter à
l'attentat».
Bonsoir, mon bon vieux _Graffiapione, Scipiocane._ J'ai mal à la tête.
Aimez-moi et ne gardez jamais rancune à ma paresse.
G. S.
[1] Fanatique qui, le 27 décembre 1836, avait attenté à la vie du roi
Louis-Philippe.
CLXX
A MADAME D'AGOULT, A PARIS
Nohant, 21 avril 1837.
Chère mignonne,
Vous me pardonneriez l'effroyable retard que j'ai mis à vous écrire, si
vous saviez ma vie depuis huit jours. Je me suis embarquée à fournir
du _Mauprat_ à Buloz au jour le jour, croyant que je finirais où je
voudrais et que je ferais cela par-dessous la jambe. Mais le sujet m'a
emporté loin, et cette besogne m'a ennuyée, comme tout ce qui traîne en
longueur. De sorte qu'au dernier moment de chaque quinzaine, depuis un
mois et demi, me voilà _suant_ sur une besogne qui m'embête, que je fais
en rechignant. Je n'ai pas même le temps de dormir et je suis sur les
dents.
Ne voilà-t-il pas que, pour m'achever, Solange se mêle d'avoir la
variole! une variole aussi bénigne que possible, mais constituant une
éruption effrayante et une véritable maladie. J'ai été d'abord très
épouvantée. La vaccine ne me rassurait pas; car il y a des exemples de
mort, malgré la vaccine. Enfin je suis en paix à présent; mais ma pauvre
fille est toujours au lit avec de gros vilains boutons sur le nez,
qui, heureusement, ne laisseront pas de traces, à ce que me promet le
médecin. Elle a été bonne et douce comme un ange dans sa maladie. Depuis
son retour de Paris, elle était si charmante, que j'en étais inquiète.
Il est impossible d'être plus résignée, plus caressante et plus gaie
qu'elle ne l'est, quoique malade encore.
Elle a pour gouvernante une grande grosse fille, assez instruite, et
tout à fait bonne (soeur de Rollinat). Gévaudan est toujours ici, retenu
par le désir de vous voir. Il est toujours le meilleur garçon de la
terre, et je vous assure que je le prends tout à fait, en amitié. Il est
doué d'un bon sens que je voudrais bien donner à tous ceux avec qui
j'ai eu l'honneur de faire connaissance dans ma vie. P... n'aura jamais
l'ombre d'une idée juste; mais ce serait le juger trop sévèrement que de
ne pas lui accorder un très bon coeur. Il est sincèrement désolé de
vous avoir déplu; il ne se doutait même pas qu'il pût y avoir de
l'impolitesse à ce qu'il a fait envers vous. Soyez assez bonne pour
lui pardonner; il ne le fera plus, et cette petite leçon lui
servira,--jusqu'à la prochaine fois.
Au reste, vous seriez désarmée si vous saviez quelle énorme consommation
de poissons d'avril il a faite depuis votre départ. Il faut que je vous
les raconte pour vous engager à estimer sa candeur et sa loyauté.
En arrivant de Paris il trouve ici Gévaudan.
--Ah! ah! dit-il, voici M. de Gévaudan le légitimiste! madame d'Agoult
m'a dit qu'il était arrivé.
--Non pas, lui fais-je. Il devait venir; mais il est tombé malade au
moment de se mettre en route, et il m'a envoyé mon cheval par l'occasion
de monsieur, qui le lui a vendu. Monsieur est un artiste vétérinaire et
maquignon, sourd par-dessus le marché, bête comme une oie, insolent,
bavard, bel esprit, insupportable, amusant quelquefois, mais s'attachant
comme de la poix à ceux qui ont le malheur de rire de ses sottises.
P... se dévoue à faire société à l'artiste vétérinaire, lequel ne disait
plus un mot sans jurer, sans frapper sur la table avec son verre, sans
faire _des cuirs_, parlant cheval, écurie, maréchal ferrant, foire, etc.
C'était le jeudi: tous mes camarades avaient le mot. A dîner, P... fait
le gentil aux dépens du pauvre maquignon, lui demande s'il a connu
Planche et Mallefille à l'École vétérinaire d'Alfort, s'il a connu un
fameux, professeur d'équitation appelé Sainte-Beuve, etc., etc. Gévaudan
répond qu'il a étudié la littérature, qu'il sait écrire _sous la
dictée_, et qu'il y avait à l'École vétérinaire un professeur de
belles-lettres pour enseigner l'orthographe; puis il pousse la lampe en
disant: _F...! voilà-t-une lampe qui m'embête!_
M. Bourgoing, qui était près de lui, lui dit:
--Monsieur, voilà une parole bien déplacée, et je m'étonne que M. P...
ne la relève pas. Quant à moi, je ne crois pas devoir la souffrir.
--Qu'est-ce que c'est? dit P... avec douceur.
--Monsieur dit que vous êtes une bête.
Le vétérinaire s'en défend, M. Bourgoing soutient qu'il a manqué à la
maîtresse de la maison, et une querelle burlesque, mais très bien jouée,
s'engage, si bien que madame Fleury, qui n'était pas prévenue, faillit
s'évanouir de peur. P... était fort étonné et ne savait quelle attitude
prendre. La querelle s'apaise. M. Bourgoing feint d'être ivre-mort,
s'attendrit, divague, sanglote dans le sein de P..., qui le promène dans
la cour, soutient bénévolement le poids énorme du compère et finit par
le mener coucher.
Il revient nous trouver. Nous lui disons que le vétérinaire est encore
plus ivre que l'autre, et qu'il faut aussi le mener coucher. Il le mène
coucher et revient. Alors une chaise de poste arrive, et annonce _M.
de Gévaudan,_ que personne ne se flattait de voir arriver, malgré sa
maladie. _M. de Gévaudan, richement vêtu,_ entre et se précipite
dans mes bras. P... reste stupéfait, devient mélancolique, pense à
l'éternité, à l'infini, au génie méconnu, _et va se coucher_. Je passe
sous silence cinq ou six _goujons_ qui furent avalés par le même, une
belette dont Gévaudan a fait la chasse dans le grenier, et l'ordinaire
courant, le crin coupé dans les lits, les fantômes, les sérénades, une
charmante casquette rapportée de Paris et où Gévaudan a planté des
fleurs, les potées d'eau jetées sur la tête, etc., etc. Gévaudan a
abjuré toute dignité et fait mille cabrioles extravagantes. P... attaque
tout le monde, et, quand on lui riposte, _il va se coucher_.
Mais ce qui mérite d'être raconté dans toutes les langues, c'est le tour
que nous avons joué à un certain M. X..., avocat sans cause, plein de
suffisance, débarqué à la Châtre depuis quelques jours et s'accrochant à
tout le monde, sans s'apercevoir que tout le monde se moque de lui. Il
est venu ici pour me voir, tout tranquillement, sans ma permission et se
recommandant de Rollinat, qu'il avait connu à Châteauroux, et qui lui
avait refusé dix fois de l'amener ici.
Rollinat, ne pouvant s'en défaire, lui dit:
--Écoutez, je crois que madame Sand dort encore. _Moi, je vais me
coucher._
--Comment, en plein midi?
--Oui, mon ami, c'est l'usage de la maison. Je vous souhaite le bonsoir.
Et il va se coucher. On vient me dire que M. X... s'obstine à me voir.
Je me cache dans les rideaux de mon lit, non sans y avoir fait un trou.
M. X... est introduit dans ma chambre. Une personne respectable l'y
reçoit. Elle était âgée d'environ quarante ans, mais on aurait pu lui en
donner soixante à la rigueur. Elle avait eu de belles dents, mais elle
n'en avait plus. Tout passe! Elle avait été assez belle; mais elle ne
l'était plus. Tout change! Elle avait un gros ventre et les mains un peu
sales; rien n'est parfait!
Elle était vêtue d'une robe de laine grise mouchetée de noir et doublée
d'écarlate. Un foulard était roulé négligemment autour de ses cheveux
noirs. Elle était mal chaussée; mais elle était pleine de dignité. Elle
semblait parfois sur le point de mettre quelques _s_ et quelques _t_
mal à propos; mais elle se reprenait avec grâce, parlait de ses travaux
littéraires, de M. Rollinat, son _excellent ami_, un _homme parfait_,
des talents de M. X..., qui étaient venus jusqu'à son oreille,
quoi-qu'elle vécût _très retirée, accablée de travail_. M. de Gévaudan
plaçait un tabouret sous ses pieds, les enfants l'appelaient maman, les
domestiques madame.
Elle avait un gracieux sourire et des manières beaucoup plus distinguées
que le gamin George Sand. En un mot, X... fut heureux et fier de sa
visite. Perché sur une grande chaise, l'air radieux, le bras arrondi, le
discours abondant, le regard pétillant, il resta un grand quart d'heure
en extase et se retira saluant jusqu'à terre... Sophie[1]!
À peine fut-il sorti, que, moi, jetant mes rideaux au loin, Rollinat
poussant la porte derrière laquelle il s'était caché, sa soeur[2]
arrivant d'un autre côté, Gévaudan rentrant après avoir reconduit le
quidam, les enfants, les domestiques, tout le monde fut pris d'un rire
inextinguible, immense, effroyable, et tel que le ciel et la terre
n'en ont jamais entendu un pareil depuis la création des avocats, et
l'invention des robes de chambre écarlates.
M. X... est parti, dès le lendemain, pour Châteauroux, à seule fin
de raconter son entrevue avec moi, et de faire la description de ma
personne dans tous les cafés. Dépêchez-vous de revenir, afin d'être
témoin invisible de sa seconde visite, des excellentes manières de
Sophie, et afin de lire le poème latin que Rollinat a composé sur
cette grande page historique. Nous comptons sur vous pour l'écrire en
allemand; la gouvernante la met en anglais, moi en italien, Pelletan en
grec, Gévaudan en _nivernois_, le Malgache en madécasse, etc., etc. Nous
voulons l'écrire sur le mur de la maison afin de renvoyer les importuns,
ou de leur faire voir à quoi on s'expose en franchissant la porte.
_Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate!_
Je voudrais bien que toutes ces folies vous donnassent l'envie de
revenir, chère bonne Mirabella. Maurice a un devant de cheminée vraiment
merveilleux à vous présenter, et des caricatures de plus en plus
parfaites. Solange est si gentille, que vous ne l'aimeriez peut-être
plus, puisque vous l'aimiez tant quand elle avait le diable au corps. Il
y a de grandes vérités qui bravent le temps et semblent éternelles comme
Dieu, quoique tout change autour d'elles, même Gévaudan en artiste
vétérinaire, même moi en Sophie, même Solange en agneau.
Et que faites-vous? Vous me punissez bien de mon silence en ne
m'écrivant pas. Je viens de passer des jours d'accablement et
d'inquiétude. Une lettre de vous m'aurait fait du bien.
Peut-être êtes-vous très occupée, malade et fatiguée, vous aussi! Quoi
que vous disiez, quoi que vous fassiez, sachez bien que les Piffoels
vous aiment et vous attendent avec impatience. Personne ne s'est permis
de respirer l'air de votre chambre depuis que vous l'avez quittée. On
s'arrangera pour loger tous ceux que vous voudrez bien amener. Je compte
sur le _maestro_, sur Chopin et sur le _Rat_[3], s'il ne vous ennuie pas
trop et sur tous les autres à votre choix.
Bonne chère mignonne, aimez-moi comme je vous aime, comme j'aime mes
amis, ardemment.
[1] Sophie Cramer, femme de chambre de George Sand.
[2] Marie-Louise.
[3] Hermann Cohën, élève de F. Lizst.
CLXXI
A LA MÊME
Nohant, mai 1837.
Liszt est perdu dans un nuage de gloire, à ce que je vois dans les
journaux. _Evviva!_ Cela ne m'apprend rien de son génie, que j'ai
l'orgueil d'avoir compris avant que la presse embouchât toutes ses
trompettes. Enfin notre ami lui a mis le mors et la bride. C'est une
victoire «plus _nécessaire_ qu'_agréable_», comme dit M. Harel[1]. Vous
devez courir comme un _chevreuil_ (animal rongeur et ruminant qui sert
au besoin de femme de chambre aux dames de qualité...[2]; voyez M.
de Buffon, chap.....) et faire étinceler vos cheveux blonds dans des
milliards de concerts.
Votre santé ne souffre-t-elle pas de cette vie d'émotions et de
triomphes? Moi qui ai la fibre épaisse, je vous envie bien vos joies et
les mélodies qui vous inondent (style Prudhomme)! Mais je n'ai pas le
son et je suis forcée de m'en tenir aux mélodies des crapauds de mon
jardin, qui, depuis dix nuits, font entendre, ma foi! de très jolies
petites notes pour des notes de province. Du reste, vous ne trouverez
pas une allumette dérangée à votre chambre. Nohant et la famille Piffoël
sont ce qu'il y a de plus inamovible dans la société humaine, et de plus
immuable, après Dieu et M. Schoelcher, dans le système de l'univers.
Bonsoir, bonne et chère Mirabella. Si vous avez l'occasion de tirer
la lourde oreille du _ragazzo di... rosa_[3], vous me ferez plaisir.
J'embrasse le maestro et vous de toute mon âme.
G.
[1] Directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin.
[2] La femme de chambre de madame d'Agoult s'appelait mademoiselle
Chevreuil.
[3] Hermann, l'élève de Liszt.
CLXXII
A M. CALAMATTA, A PARIS
Nohant, mai 1837.
Cher Calamatta,
La commission dont vous me chargez auprès de Marie est très pénible.
Avant de la faire, je me permettrai de vous donner le conseil que vous
me demandez. C'est de ne pas prendre en mauvaise part ce qu'elle a fait.
Je ne lui en ai pas demandé l'explication et je ne la lui demanderai que
si vous m'y forcez. Mais il me semble que le petit présent qu'elle vous
a fait vous blesse principalement, parce que vous lui attribuez, à votre
égard, une autre manière de sentir que la véritable.
Je ne comprends pas vos mots de _curva_, et _d'abbassarsi al mio
livello_. Ces mots ne sont pas faits pour elle, soyez-en certain. Une
personne qui a sacrifié toutes les vanités du monde, par amour pour
un artiste, ne peut pas placer dans sa pensée les artistes au-dessous
d'elle. Ce que vous m'écrivez fait un tel contraste avec ce qu'elle m'a
dit de vous, en arrivant de Paris (où elle vous a beaucoup vu), que
votre lettre m'a causé un profond chagrin. Sachant combien j'ai d'estime
et d'amitié pour vous, elle s'est plu à me dire combien vous lui êtes
sympathique, non seulement à cause de votre admirable talent, mais
encore pour votre coeur et votre noble caractère.
Elle est très souffrante à présent, et je la trouve si changée et si
affaiblie, que je crains pour sa poitrine. Ces chagrins, petits ou
grands, lui font beaucoup de mal, et je les lui épargne tant que je
peux. Me pardonnerez-vous de lui épargner encore celui de savoir
combien vous la jugez mal? Sans doute, tout cela vient d'un malentendu.
L'artiste travaille pour vivre après tout, moi plus que tout autre; car
je n'aime point la gloire, et j'ai de grands besoins d'argent. Le prêtre
doit vivre de l'autel. Elle a pu croire que ce serait de sa part une
indiscrétion, de vous faire faire deux portraits, pour rien. Si elle
ne les a pas acceptés _en ami_, c'est parce qu'elle ne s'est pas cru,
auprès de vous, les droits d'un ami. Ce n'est certainement pas qu'elle
eût dédaigné votre amitié, si elle eût compris que vous travailliez pour
elle absolument en ami.
Comment pourrait-elle avoir le moindre doute sur votre délicatesse et
sur votre fierté? Avant de vous connaître personnellement, ne vous
connaissait-elle pas par moi?
Pensez-vous que je ne lui aie pas donné de vous l'opinion qu'elle doit
avoir? Je ne sais pas ce que c'est que l'affaire de Batta dont vous
me parlez; mais je sais que Marie parle de vous avec la plus vive
sympathie, et que la sympathie n'est point un mot banal chez elle.
Réfléchissez donc bien, mon cher ami, avant de lui renvoyer cet argent;
ce serait bien dur et bien sec. Et, quand même elle aurait eu tort de
vous l'envoyer, l'intention n'étant pas mauvaise, l'action ne doit pas
être sévèrement examinée.
Si vous pensez que ces assurances de ma part ne soient pas une garantie
suffisante, et que mon jugement sur cette affaire ne satisfasse pas
entièrement votre dignité, je ferai absolument ce que vous voudrez.
Écrivez-moi. Vous savez que je suis tout à vous du fond du coeur; mais
j'engage, par avance, mon honneur à vous prouver que Liszt et Marie ont,
à votre égard, des sentiments tout à fait opposés à ceux que vous leur
supposez. Quant au petit article, j'en ai parlé à Liszt et il m'a priée
de ne pas fermer ma lettre sans qu'il y insérât un mot de réponse.
A mon tour, je vous adresse une demande. Veuillez jeter les yeux sur les
belles gravures coloriées des costumes de Mercuri, et me dire quel était
à Venise le costume des artistes du temps de Titien, et de Tintoret?
Presque tous les portraits que j'ai vus de cette époque sont tout en
noir. Vous avez un costume _dei compagni della calza_, et, je crois,
celui d'une autre compagnie, que vous seriez bien gentil de me décrire
sans vous donner d'autre peine que celle de dire: _maniche rosse,
bianche_, etc., _calze gialle, lunghe_, etc.
Le texte joint aux numéros de costumes de ces compagnies me serait aussi
fort utile. Vous pourriez me le faire copier par Benjamin; car je ne
voudrais pas vous faire perdre votre temps à de pareilles _puérilités_,
comme dit Arnal.