Je fais sur cette époque un petit conte, _les Maîtres mosaïstes,_ qui
vous plaira, j'espère, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais
parce qu'il est dans nos idées et dans nos goûts, à nous _artistes_.
Non, cher ami, personne aujourd'hui ne méprise les artistes. Tout le
monde les envie au contraire, et l'artiste ne doit jamais croire qu'on
ait seulement la pensée d'une pareille extravagance. Il est vrai que
bien des artistes soutiennent mal la dignité de leur rang; mais il en
est qui réhabilitent la profession, et, aux yeux de tous; comme aux
miens, vous êtes des premiers parmi ceux dont on se glorifie d'être de
la famille.
Venez nous voir. Vous n'avez ici que des amis, et, si je suis _de droit_
le plus ancien et le plus dévoué, vous n'aurez pas à vous plaindre des
autres. Je vous attends et vous désire vivement. Maurice, docile à vos
avis, s'est mis à copier un peu. Il faut lui en savoir d'autant plus
de gré, qu'il y a plus de répugnance. Vous l'encouragerez et vous lui
donnerez quelques bons conseils. Toute mon ambition serait de lui voir
embrasser cette profession; mais je crains que la vie de la campagne ne
soit guère favorable à son développement. D'un autre côté, cette vie est
nécessaire à sa santé et à mon repos.
Solange vous embrasse, et sera joliment fière d'être _portraitée_ par
vous.
Adieu, _carissimo_. Tout à vous de coeur.
G. S.
CLXXIII
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 9 juillet 1837.
Chère mère,
Quel bonheur pour moi de vous savoir moins souffrante et tout à fait en
voie de guérison! Mon oncle m'avait beaucoup exagéré votre maladie. Je
ne lui en veux pas, parce que ses craintes partaient de son affection
pour vous; mais j'ai bien souffert. Si je n'avais reçu, dès le
lendemain, une lettre de Pierret, je me mettais en route. Combien je
remercie cet excellent ami de ses soins pour vous! Je l'ai toujours
tendrement aimé, mais combien plus à présent! Si vous saviez comme il
est heureux de pouvoir m'écrire que vous n'êtes pas en danger et que
bientôt vous serez tout à fait guérie!
Je remercie tendrement Caroline, non pas des soins qu'elle vous donne
(elle obéit à son coeur et sa récompense est en elle même), mais de
m'avoir écrit une bonne et affectueuse lettre, pleine de nouvelles
heureuses qui m'ont rendu la vie! Il est donc vrai que je vous reverrai
dans ce petit bois de Nohant, sur ce banc de gazon que nous avons
construit pour vous il y a trois ans, et où j'ai été pleurer si
amèrement ces jours derniers, vous croyant perdue pour moi!
Mes enfants vous embrassent mille fois, et vous disent toute leur joie
présente, toute leur peine passée. Croyez à la mienne aussi, bonne mère!
Surtout, ayez toujours bon courage et confiance. Vous êtes forte, jeune,
pleine de volonté. Vous êtes aimée, chérie, soignée. Guérissez vite, et,
quand vous serez en état de voyager, j'irai vous chercher pour que vous
vous remettiez de toutes vos souffrances à la campagne.
Adieu, chère maman; je vous embrasse mille fois. Faites-moi donner
souvent de vos nouvelles. J'embrasse aussi de toute mon âme Pierret et
ma soeur, à qui j'écrirai directement.
CLXXIV
A M. CALAMATTA, A PARIS
Nohant, 12 juillet 1837.
_Carissimo_,
C'est moi qui me conduis avec vous d'une façon tout à fait _manante_;
vous êtes si bon, que vous me pardonnerez tout; mais je ne ne pardonne
aucun tort envers vous, que j'aime et que j'estime de toute mon âme.
C'est bien tard venir vous féliciter de votre _fortuna_; mais vous savez
bien quelle part j'y prends, mon bon vieux, et combien elle m'est plus
agréable que tout ce qui me serait personnel en ce genre. Il était bien
temps que vous fussiez récompensé, par un peu d'aisance, d'une vie si
laborieuse et si stoïque. C'est la première fois que ces gens-là font
quelque chose à propos.
Le seul mauvais côté que j'y trouve, c'est que tous ces voyages et tous
ces travaux vous empêcheront de venir me voir. Pourvu que vous soyez
content, et que justice vous soit rendue, je sacrifierai cette joie à
la vôtre. Je suis bien touchée de la gratitude que M. Ingres croit me
devoir. Je n'ai obéi qu'à la vérité en le plaçant à la tête des artistes
et en louant son oeuvre magnifique. Ce faible hommage étant arrivé
jusqu'à lui, je ne refuse pas ses remerciements: je les reçois, au
contraire, avec un grand sentiment d'orgueil et de joie.
J'ai reçu votre tabac, qui est très bon, et je vous engage à ne pas
mépriser la sublime profession de _contrebandier_, dans laquelle vous
débutez si agréablement. Ne vous mettez pourtant pas _adosso_ une amende
considérable. Vous savez qu'il y a deux choses à craindre dans la vie:
_l'indifferenza d'un ministra e l'ira d'un doganiere_: c'est un proverbe
vénitien. Vous avez échappé à la première, gardez-vous de la seconde.
Dites-moi donc, _Calamajo benedetto_, si vous ne faites plus rien de
mon portrait, ne pourriez-vous me l'envoyer? vous me feriez joliment
plaisir; car j'en parle à tous, et tous désirent le voir.
Vous m'avez mieux traitée que madame d'Agoult; vous m'avez vue avec
les yeux du coeur, et elle, avec ceux de la raison. Vous l'avez un peu
vieillie et rendue plus sévère qu'elle n'est, même dans ses moments
sérieux. Du reste, c'est un admirable portrait, les cheveux semblaient
devoir être inimitables, vous les avez rendus aussi beaux qu'ils le sont
en nature. Cette tête grave et noble est digne de Van Dyck. Mais, pour
la ressemblance, le portrait de Franz est plus complet. Celui de Maurice
fait toujours l'admiration universelle et mes délices.
J'ai reçu les dessins et je vous prie d'en remercier le _signor Nino_.
Ils ne m'ont pas servi pour ce que j'étais en train de faire; mais ils
vont me servir pour ce que je fais maintenant; car je ne puis m'arracher
de ma chère Venise.
Lisez, dans le prochain numéro de la _Revue, les Maîtres mosaïstes_.
C'est peu de chose; mais j'ai pensé à vous en traçant le caractère de
Valério. J'ai pensé aussi à votre fraternité avec Mercuri. Enfin,
je crois que cette bluette réveillera en vous quelques-unes de nos
sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse.
Bonsoir, mon grand artiste; donnez-moi souvent de vos nouvelles, quelle
que soit mon ignoble paresse. Aimez-moi toujours du fond du coeur, comme
je vous aime.
Tout à vous.
GEORGE.
CLXXV
A M. GIRERD, AVOCAT, A NEVERS
Fontainebleau, 22 août 1837.
Cher et excellent ami,
J'avais déjà appris par la rumeur électorale ton histoire jusqu'à la
veille du dénouement définitif, et j'étais extrêmement inquiète lorsque
ta bonne et affectueuse lettre est venue me rassurer. Combien je suis
touchée, frère, de cette preuve de ton affection, de ce souvenir si
vif et si complet dans un moment si solennel! Oui, certes, tu pouvais
compter sur moi pour me dévouer aux êtres qui te sont chers. Tu pouvais
compter aussi sur moi pour venger ta mémoire de toute calomnieuse
imputation, comme, à mon heure dernière, je compterai sur toi, si je
pars avant toi. Tu as bien fait de penser que tu laissais en cette
triste vie un autre toi-même, aimant ceux que tu aimes, haïssant ceux
que tu hais.
A présent, je suis toute prête à fulminer si quelqu'un ose dire un mot
contre la vérité, en ce qui te concerne. Mais, ni dans les bruits qui me
sont revenus, ni dans les journaux que j'ai lus, je n'ai rien trouvé qui
fût contraire à la vérité des faits; par conséquent, rien d'attentatoire
à ton honneur. Si quelque mensonge imprimé te tombait sous la main, tout
en agissant pour ton compte de la manière que tu jugerais convenable,
envoie-moi l'article, et j'y répondrai de bonne encre.
Il n'est pas probable qu'on revienne maintenant sur cette affaire pour
en dénaturer les faits dans quelque sens que ce soit.
Je ne puis que te répéter ce que tu sais, ce dont je te remercie de ne
pas douter. Je suis à toi de toute mon âme.
Voilà Michel élu! Espérons, espérons pour la cause, pour lui aussi. La
cause a besoin de sa force. Il a besoin, lui, du développement de sa
force.--Il ne m'a pas écrit un mot de sa nomination, bien qu'il l'ait
annoncée à tout le monde ici.--Je ne m'en plains pas.--Je lui reste
dévouée en tant qu'il m'appellera et qu'il aura besoin de moi.
Oh! que j'ai souffert, dans ma vie, mon pauvre frère! Et toi, es-tu
un peu calme? En te sentant près de quitter la vie et en refaisant un
nouveau bail avec elle, as-tu trouvé qu'elle valait plus ou moins que tu
ne pensais? Dis-moi cela.--Moi, j'ai eu un terrible duel avec moi-même,
un combat gigantesque avec mon idéal. J'ai été bien blessée, bien
brisée. Je végète maintenant assez doucement. Je me fais l'effet d'un
cyprès verdoyant sur un cadavre.
Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai renfoncé de larmes, que j'ai étouffé de
plaintes, que j'ai renfermé de maux! Cela me ferait un bien infini de
causer avec toi. Quand donc te verrai-je?
Adieu, ami! adieu, frère! Aime-moi, écris-moi, viens à moi si tu peux,
crois en moi.
GEORGE.
CLXXVI
A M. GUSTAVE PAPET, A ARS (INDRE)
Fontainebleau, 24 août 1837.
Cher bon vieux,
J'ai perdu ma pauvre mère! Elle a eu la mort la plus douce et la plus
calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, et croyant
s'endormir pour se réveiller un instant après. Tu sais qu'elle était
proprette et coquette. Sa dernière parole a été: «Arrangez-moi mes
cheveux.»
Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, généreuse; colère dans
les petites choses et bonne dans les grandes. Elle m'avait fait bien
souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais elle les
avait bien réparés dans ces derniers temps, et j'ai eu la satisfaction
de voir qu'elle comprenait enfin mon caractère et qu'elle me rendait une
complète justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle tout ce que
je devais.
Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le ciel m'en a dédommagée
en me donnant des amis tels que personne peut-être n'a eu le bonheur
d'en avoir. C'est le seul bonheur réel et complet de ma vie. On prétend
que j'en ai eu de faux, et d'ingrats. Je prétends, moi, que non;
car j'ai oublié ceux-là, tant j'ai trouvé de consolations et de
dédommagements chez les autres.
Je suis enchantée d'avoir Maurice. Je suis revenue le trouver à
Fontainebleau, où nous sommes cachés tête à tète, dans une charmante
petite auberge ayant vue sur la forêt. Nous montons à cheval ou à âne
tous les jours, nous prenons des bains et nous attrapons des papillons.
Je ne suis pas fâchée qu'il ait un peu de vacances. Quand les fonds
seront épuisés (ce qui ne sera pas bien long), et que j'aurai terminé
mes affaires à Paris, où je retournerai passer trois jours, nous
reprendrons la route du pays. Écris-moi ici. Embrasse ton père pour
moi. Et aime toujours ta vieille mère, ta vieille soeur et ton vieux
camarade. Maurice t'embrasse mille fois.
GEORGE.
CLXXVII
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE.
Fontainebleau, 25 août 1837.
Chère princesse,
Ceci est un mot jeté au hasard à la poste. Je suis persuadée qu'il
ne vous arrivera pas; car une partie de nos lettres se perdent à la
frontière. Je reçois votre lettre seulement le 25, aujourd'hui, à
Fontainebleau, où je suis cachée loin des oisifs et des beaux esprits,
en tête à tête avec Maurice.
Je vous ai écrit à Genève, et j'espère que vous y avez reçu ma lettre
avant de partir pour Milan. Je vous disais que j'avais bien du chagrin:
ma pauvre mère était à l'extrémité. J'ai passé plusieurs jours à Paris
pour l'assister à ses derniers moments. Pendant ce temps, j'ai eu une
fausse alerte, et j'ai envoyé Mallefille [1] en poste à Nohant pour
chercher mon fils, qu'on disait enlevé. Pendant que j'allais le recevoir
à Fontainebleau, ma mère a expiré tout doucement et sans la moindre
souffrance. Le lendemain matin, je l'ai trouvée raide dans son lit, et
j'ai senti en embrassant son cadavre que ce qu'on dit de la force du
sang et de la voix de la nature n'est pas un rêve, comme je l'avais
souvent cru dans mes jours de mécontentement.
Me voilà revenue à Fontainebleau, écrasée de fatigue et brisée d'un
chagrin auquel je ne croyais pas il y a deux mois. Vraiment le coeur est
une mine inépuisable de souffrances.
Ma pauvre mère n'est plus! Elle repose au soleil, sous de belles fleurs
où les papillons voltigent sans songer à la mort. J'ai été si frappée
de la gaieté de cette tombe, au cimetière Montmartre, par un temps
magnifique, que je me suis demandé pourquoi mes larmes y coulaient si
abondamment. Vraiment, nous ne savons rien de ce mystère. Pourquoi
pleurer, et comment ne pas pleurer? Toutes ces émotions instinctives,
qui ont leur cause hors de notre raison et de notre volonté, veulent
dire quelque chose certainement; mais quoi?
Maurice se plaît beaucoup ici. Nous montons à cheval tous les jours et
nous allons faire des collections de fleurs et de papillons dans les
déserts de la forêt. C'est vraiment un pays adorable, une petite Suisse
dont les Parisiens ne se doutent pas, et qui a le grand avantage de
n'attirer personne. Je suis ici tout à fait inconnue, sous un faux nom
et travaillant à force.
Adieu, chère; prions pour que les chemins de fer prospèrent et que nous
puissions aller faire une invasion à l'_isola Madre_, moyennant huit
jours de loisir et peu d'argent. Le temps et l'argent! Le temps à cause
de l'argent, l'argent à cause du temps. Quelles entraves! Et le temps
d'être heureux? Et le moyen de l'être? Où cela se pêche-t-il? Dans le
lac Majeur?
Écrivez-moi, mon amie; parlez-moi de vous et aimez-moi comme je vous
aime.
[1] Félicien Mallefille, auteur dramatique, plus tard consul de
France à Lisbonne.
CLXXVIII
A M. DUTEIL, A PÉRIGUEUX
Nohant, 30 septembre 1837.
Mon Boutarin,
Que deviens-tu? Quand reviens-tu? Crois-tu que je puisse vivre sans toi
longtemps? Illusion, mon aimable ami! Je crie comme un aigle, depuis que
je suis privée de toi. Que veux-tu que je devienne quand j'ai le spleen
(et Dieu sait si je l'ai souvent!)? Quand j'ai envie de rire, à qui
veux-tu que je dise des bêtises qui soient appréciées?
La race humaine peut-elle jurer, comme moi, dans la colère? peut-elle
abdiquer, comme moi, jusqu'à la dernière parcelle d'intelligence, dans
la belle humeur? Toi seul, toi et Rollinat, qui ne faites qu'un pour
moi, pouvez m'aider à porter ce fardeau de moi-même, insupportable à moi
et aux autres. Et Rollinat qui n'est pas là non plus! Il arrive du
Havre et repart pour Vienne, conduire sa soeur Juliette, qui va être
gouvernante je ne sais dans quel pays sarmate autant qu'inconnu. Je
n'ai pas seulement pu le voir. J'arrive... Devine d'où? De la frontière
d'Espagne!
Ah! il s'est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés.
D'abord, je m'en allais voir ma mère, qui était très malade, comme tu
sais. Je la trouve dans un état déplorable, et, comme elle était un peu
économe, livrée à une misère volontaire, à côté d'une _tirelire_ pleine
d'or, je la tire de là, malgré elle. Je la soigne, je l'entoure de tout
le bien-être possible; mais il était trop tard. Elle avait une maladie
de foie incurable. La pauvre chère femme a été si bonne et si tendre
pour moi au moment de mourir, que sa perte m'a causé une douleur tout à
fait excédant mes prévisions.
Pendant qu'elle agonisait, j'apprends que Dudevant part pour Nohant,
afin de m'enlever Maurice. Je fais atteler en poste mon cabriolet, que
j'avais amené à Fontainebleau, et j'envoie Mallefille chercher mon fils.
Dudevant ne paraît pas en Berry. C'était une fausse alerte, une menace
en l'air. Je me rassure.
Pour reposer Maurice autant que pour surveiller mes affaires à Paris, je
passais la moitié du temps à Fontainebleau, où nous étions enfermés
tête à tête, Maurice et moi, dans une chambre d'auberge, ne cessant de
travailler que pour faire un tour à cheval dans la forêt, et l'autre
moitié à Paris, où je ne m'amusais guère. Enfin, le 16, je prenais la
voiture à Fontainebleau avec Maurice pour revenir à Nohant, lorsque je
reçois une lettre de Marie-Louise[1], qui m'annonce que mon mari est
venu enlever ma fille de force, malgré les cris déchirants de la petite,
malgré la résistance de la gouvernante, et l'a emmenée on ne sait où.
Juge de la colère et de l'inquiétude!
Je cours à Paris. Je braque le télégraphe. J'invoque la police. Je fais
rendre une ordonnance. Je cours chez les ministres, je fais le diable,
je me mets en règle, et je pars pour Nérac, où j'arrive un beau matin,
après trois jours et trois nuits de chaise de poste, accompagnée de
Mallefille, d'un domestique et d'un clerc de Genestal. Je tombe chez le
sous-préfet, le baron Haussmann, beau-frère d'Artaud et, de plus, un
charmant garçon. Le procureur du roi me donne, en faisant un peu la
grimace, un réquisitoire. L'officier de gendarmerie, plus humain,
consent à m'accompagner avec son maréchal-de-logis et deux adorables
simples gendarmes. Je demande un huissier pour faire sommation d'ouvrir
les portes en cas de résistance.
Au moment de partir, une difficulté se présente. Il faudra le maire de
Pompiey pour cette ouverture des portes. Or ledit maire ne se rendra
pas à nos réclamations, vu qu'il est ami de Dudevant. Je cajole le
sous-préfet, et le sous-préfet, attendri, monte dans ma voiture avec
moi, le lieutenant de gendarmerie, l'huissier, etc., le reste à cheval.
Juge quelle escorte! quelle sortie de Nérac! quel étonnement! La ville
et les faubourgs sont sur pied. Deux malheureuses calèches de poste,
qui se trouvaient par là et s'en allaient tranquillement aux eaux des
Pyrénées, ont l'air d'être mes voitures de suite. Quant à moi, je suis
une princesse espagnole et j'accomplis je ne sais quelle révolution..
De longtemps, Nérac ne verra ses habitants aussi bouleversés, aussi
abîmés dans leurs commentaires, aussi dévorés d'inquiétude et de
curiosité. Enfin, nous arrivons à Guillery. Mon mari était déjà prévenu;
déjà les apprêts de sa fuite étaient faits. Mais on cerne la maison; les
recors procèdent, et Dudevant, devenu doux et poli, amène Solange par
la main jusqu'au seuil de sa royale demeure, après m'avoir offert d'y
entrer: ce que je refuse _gracieusement_. Solange a été mise dans mes
mains comme une princesse à la limite des deux États. Nous avons échangé
quelques mots agréables, le baron et moi. Il m'a menacé de reprendre son
fils par autorité de justice, et nous nous sommes quittés charmés l'un
de l'autre. Procès-verbal a été dressé sur le lieu. Revenus à Nérac,
nous avons passé la journée à la sous-préfecture, où l'on a été charmant
pour nous.
Le lendemain, la fureur m'a prise d'aller revoir les Pyrénées. J'ai
renvoyé mon escorte et j'ai été avec Solange jusqu'au Marborée,
l'extrême frontière de France. La neige et le brouillard, la pluie et
les torrents ne nous ont laissé voir qu'à demi le but de notre voyage,
un des sites les plus sauvages qu'il y ait dans le monde. Nous avons
fait ce jour-là quinze lieues à cheval, Solange trottant comme un démon,
narguant la pluie et riant de tout son coeur, au bord des précipices
épouvantables qui bordent la route. Nature d'aigle! Le quatrième jour,
nous étions de retour à Nérac, où nous avons encore passé un jour. Puis
nous sommes revenues tout d'un trait à Nohant, où je ne te trouve pas!
Est-ce que tu ne reviens pas bientôt? Et ma chère Agasta, où est-elle?
Guérit-elle? Se plaît-elle à la Rochelle? En ce cas, qu'elle y reste
encore et que son plaisir, son bien-être, sa santé passent avant tout.
Mais, si elle a envie de revenir, j'en ai parbleu bien plus envie
qu'elle. Je ne comprends pas Nohant sans Duteil et sans Agasta. C'est la
Thébaïde, c'est la Tartarie, c'est la mort. Toutes mes affaires sont en
désarroi et mon cerveau en débâcle. Si tu avais été ici, Boutarin! on ne
m'aurait pas enlevé ma fille.
Entre nous soit dit, Marie-Louise et Papet ont seuls montré de
l'énergie, et on les a paralysés en les traitant de fous! Cela m'a porté
un grand coup de couteau en travers du coeur.
La société! toujours et partout la société!
Mon vieux, c'est comme ça. Il n'y a que les vagabonds comme nous qui
échappent à la gelée.
Maintenant, j'attends Maurice, que j'ai laissé à Paris chez des amis
sûrs, et qui arrivera ici demain. Il ne veut pas me quitter. Sa santé
est toujours chancelante. Toutes ces agitations font beaucoup de mal
à mon pauvre enfant. Je me ferai couper par morceaux plutôt que de le
lâcher.
Mais tout cela m'a laissé un malaise et une inquiétude vraiment
maladive. Je ne dors pas. A tout instant, je me réveille en sursaut,
croyant entendre mes enfants crier après moi. Ce n'est pas vivre. Je
donnerais je ne sais quoi pour que tu fusses là. Il me semble que je
serais rassurée. Mais ne cède pas à cette faiblesse Ne reviens qu'autant
que cela était dans tes vues.
Adieu, vieux Boutarin.
Adieu, chère et trois fois chère Agasta. Je vous aime tous deux plus que
je ne peux vous le dire.
[1] Marie-Louise Rollinat, institutrice de Solange.
CLXXIX
A MADAME D'AGOULT, A BELLAGIO, MILAN
Nohant, 16 octobre 1837.
Chère princesse,
Voilà la cinquième fois que je vous écris. Il est décidé que mes lettres
ne vous arriveront pas. Peut-être, à la faveur de celle de Charlotte[1],
arriverai-je à vous faire _arriver_ celle-ci. Notre excellente
_consulesse_ vous dit mes aventures; je ne vous parlerai donc pas de
moi, qui suis tranquillement réinstallée à Nohant, les pieds sur mes
chenets, attendant le nouvel assaut par lequel il plaira à dame Fortune
de me tirer de mon repos spleenétique.
Mais vous, chère Marie, vous êtes enfin heureuse. La douce Italie vous
a guéri l'âme et le corps. Vous habitez mon cher lac de Côme, sur
les bords duquel j'ai promené jadis mes pas errants et ma mélancolie
botanique. Je suis parfois tentée de _réaliser mes capitaux_
comme Robert Macaire et d'aller vous trouver; mais, là-bas, je ne
travaillerais pas, et le galérien est à la chaîne. Si Buloz lui permet
de se promener, c'est _sur parole_, et la parole est le boulet que le
forçat traîne au pied. Et puis, si le coeur est chaud, le climat l'est
toujours assez; si l'âme est pure, le ciel l'est aussi. Tout prend au
dehors la couleur de l'être intérieur, et la grande poésie serait de
transformer la nature en soi, au lieu de chercher à se transformer en
elle.
Je tombe dans le _Pierre Leroux_, et pour cause. Il était ici ces jours
derniers. Charlotte et moi faisions le projet romanesque de lui élever
ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. C'est plus difficile
que nous ne pensions. Il a une fierté d'autant plus invincible qu'il ne
l'avoue pas et donne à ses résistances toute sorte de prétextes. Je ne
sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur
des hommes, et l'un des plus grands. Il a été voir Béranger à Tours et
va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps.
Il est très drôle, quand il raconte son apparition dans votre salon de
la rue Laffitte. Il dit:
--J'étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. _Cette
dame_ est venue à moi et m'a parlé avec une bonté incroyable. Elle était
bien belle!
Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou
brune, grande ou petite, etc. Il répond:
--Je n'en sais rien, je suis très timide; je ne l'ai pas vue.
--Mais comment savez-vous si elle est belle?
--Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle
devait être belle et aimable.
Voilà bien une raison _philosophique_! qu'en dites-vous?
Adieu, chère et adorable princesse. Embrassez Valaisan pour moi, et
mettez mon coeur à vos pieds en guise de chancelière dans vos promenades
sur le lac.
Cachetez vos lettres avec des pains à cacheter et _sans devise_. La
police est une institution respectable et sainte, qui veut, qui peut et
qui doit lire les lettres. Les devises sanscrites lui sont suspectes,
et, comme elle n'a pas le temps de décacheter avec soin, elle met au
rebut les lettres qu'elle déchire.
Sainte police, faites votre devoir! La sûreté des empires repose sur
vous; recevez mes hommages et l'assurance de mon dévouement.
[1] Madame Charlotte Marliani.
CLXXX
A FRANZ LISZT, A GÈNES
Nohant, 28 janvier 1838.
Vous avez pris bien au sérieux, chers enfants, quelques paroles
insignifiantes de ma dernière lettre, que je ne me rappelle même pas,
qu'il me serait, par conséquent, difficile d'expliquer, et que je
n'expliquerais sans doute pas mieux, si vous me les remettiez sous les
yeux. Vous savez que Piffoël n'est pas obligé de savoir ni ce qu'il dit,
ni ce qu'il a voulu dire. Le condamner à rendre raison de tout ce qu'il
avance, annonce et décide, serait de la plus haute injustice; car Dieu a
créé le genre humain pour s'efforcer de trouver un sens aux paroles de
Piffoël. Il n'a point créé Piffoël pour dire des paroles sensées au
genre humain.
Mieux que personne, les Fellows devraient savoir que rien de ce que dit
ou écrit Piffoël ne prouve quoi que ce soit. Peut-être que, lorsque
Piffoël vous écrivit la dernière fois, l'astre _Costiveness_, cet astre
funeste, sous l'influence duquel Fellows et Piffoëls sont nés, dardait
sa lumière sur l'horizon de Piffoël. Peut-être que Piffoël avait mal au
foie, que ses pois ne voulaient pas cuire, que Buloz avait mal payé, ou
que Mallefille avait eu de l'esprit.
Ah! à propos de Mallefille! je voudrais bien savoir pourquoi Mirabella
semble me rendre responsable des bêtises qu'il lui écrit.--Comme si
j'étais chargée de lire les lettres de Mallefille, de les comprendre, de
les commenter, de les corriger ou de les approuver! Dieu merci, je ne
suis pas forcée de donner de l'esprit à ceux qui en manquent. Je n'en ai
pas trop pour moi-même, et, si quelqu'un peut en donner à Mallefille
(à qui cela ne ferait certes pas de mal), c'est la princesse et non le
docteur Piffoël, qui se creuse vainement la tête pour comprendre quelque
chose à cet incident bizarre.
Mallefille écrit une lettre à la princesse; cette lettre est bête,
ce qui ne m'étonne pas du tout. Croyant que la princesse était fort
habituée aux lettres de Mallefille, et ne prétendant nullement les
_endosser_, je donne _accès_ à ladite lettre dudit Mallefille dans une
lettre de moi à la princesse. Je n'en prends, pardieu, pas connaissance.
J'ai assez de lettres bêtes à lire tous les jours! Si celle de
Mallefille se trouve encore plus bête ce jour-là que les autres jours,
il me semble qu'on me doit des remerciements pour l'avoir mise dans la
mienne et pour avoir épargné à la princesse de payer trente sons pour
une lettre bête.
Maintenant, je demande, quand on se laisse écrire par Mallefille, de
quoi diable on a le droit de se plaindre? Quand on connaît Mallefille et
son style, on doit s'attendre, à tout! Ah! sacrédié! il ne me manquerait
plus que cela, de former Mallefille au style épistolaire! Je sais bien,
pour mon compte, que je trouverai toujours ses lettres ravissantes, car
j'espère bien n'en lire jamais une seule. Je l'aime de toute mon âme. Il
peut me demander la moitié de mon sang; mais qu'il ne me demande jamais
de lire une de ses lettres. Qu'il mette ma montre au mont-de-piété,
qu'il me lise un chapitre de Barchou, qu'il danse, qu'il chante, qu'il
me fasse la cour, tout ce qu'il voudra! mais, pour l'amour de Dieu,
qu'il ne m'écrive jamais; car le lire et lui répondre, voilà jusqu'où
mon amitié ne peut s'élever.
Entre nous, je ne sais pas si Mallefille a été maussade avec la
princesse, mais je puis vous dire qu'elle n'a pas d'ami plus sûr et
plus dévoué. Je puis lui dire ce qu'elle savait avant moi, c'est qu'il
n'existe pas d'être meilleur, plus loyal et plus sincère. Eût-il écrit
vingt lettres cent fois plus bêtes à Marie, elle ferait bien de les lui
pardonner en faveur de l'affection profonde qu'il lui porte; ce qui vaut
mieux que le plus beau style.
Ce pauvre garçon est tout étonné de la réponse foudroyante de la
princesse, et le voilà qui s'en prend à moi et me demande pourquoi,
depuis trois mois qu'il est ici, je ne lui ai pas appris à écrire. Merci
bien! C'est assez d'être obligée de le nourrir, et Dieu sait à quelle
consommation cela entraîne! Nous pourrions bien habiter une île déserte
pendant vingt ans; je réponds qu'il en sortirait sans avoir reçu de
moi une seule leçon de rédaction. J'aimerais mieux bâtir une ville,
j'aimerais mieux apprendre la métaphysique, j'aimerais mieux écouter
pérorer Schoelcher que d'enseigner une chose que je fais si mal pour mon
compte et que d'avoir un écolier doué d'aussi _heureuses_ dispositions.
Laissons Mallefille et sa lettre. Je lui déclare bien que jamais je ne
lui donnerai de place dans les miennes pour lui insérer quoi que ce soit
de son cru, vers ou prose, français ou chinois. Revenons à la vôtre, qui
est tout à fait bonne et tendre, mon cher Fellow, et qui me donne une
nouvelle preuve très inutile, mais très douce, de votre amitié. Si
j'avais pu prévoir que ma lettre pût vous affliger, j'en aurais bien
fait ce qu'on devrait faire de toutes celles de Mallefille. En vérité,
vous avez attaché trop d'importance à ce projet de vous écrire moins
souvent. Était-ce donc à l'état de résolution pour l'avenir, ou
n'était-ce pas plutôt à l'état d'excuse pour le passé? Je n'en sais
rien; mais, quoi qu'il en soit et quoi qu'il en ait été, il suffirait
que le ralentissement de ma correspondance avec Marie lui causât le
moindre chagrin ou le moindre regret pour que toute ma paresse fût
dissipée en un clin d'oeil et pour que je lui écrivisse tous les jours
si elle le voulait. Jamais aucune tristesse ne lui viendra de moi par ma
faute, je l'espère. Si cela arrivait, il faudrait qu'elle fît ce qu'il y
a toujours de mieux, à faire en pareil cas: s'expliquer pour le présent
et pardonner pour le passé. Voilà tout ce que je puis répondre à votre
lettre, que je ne comprends pas bien, à cause de mon peu de mémoire,
mais qui me touche infiniment, et que je me réjouis bien de savoir
_fondée sur rien_ de ma part.
Bonsoir, cher ami. J'ai bien de la peine à tenir ma plume. Le malheureux
Piffoël est affligé d'un rhumatisme dans le bras droit. N'allez pas
prendre ceci pour une nouvelle excuse de ne pas vous écrire. Voilà le
dégel; j'espère bien que, dans huit jours, je serai guérie.
Je ne vous dis rien de la part de Mallefille; il se tirera des pattes
blanches de la princesse comme il l'entendra. Pauvre diable! je ne
voudrais pas être dans sa peau; j'aimerais mieux être une carpe dans les
griffes d'un _beau_ chat.
Les Piffoëls vous embrassent.
CLXXXI
A MADAME D'AGOULT, A GÈNES
Nohant, mars 1838.
Chère Marie,
Pardonnez-moi ma paresse ou, pour mieux dire, mon travail. Il m'a fallu
mener de front, pendant deux mois, une espèce de chose inavouable que
vous trouverez dans la _Revue des deux mondes_ et que je vous conseille
de ne pas lire. Je viens de recevoir la lettre fantastique du maestro,
et je relis avec remords et reconnaissance les lettres aimables et
toujours ravissantes de la princesse, restées sans réponse. La princesse
connaît bien mon infirmité et sait y compatir,
Il ne faut pas qu'elle punisse mon silence par le sien et que, faute de
mes maussades épîtres, elle me prive des siennes, qui sont ce qu'il y
a de plus adorable dans le monde en fait de lettres. Le châtiment ne
serait pas proportionné à l'offense. Et puis disons encore que
la princesse m'a vue secouer ma paresse au temps où je la voyais
spleenétique, et où je croyais (c'était elle qui, par ses gracieusetés,
me donnait cette présomption) que mon babil pouvait la distraire, la
consoler et la fortifier. Pour cela, il ne me fallait ni grande sagesse
ni bel exemple, car je n'aurais su où prendre l'un et l'autre: il
suffisait de lui dire ce qu'elle était, de la faire connaître à
elle-même, de lui montrer tous les trésors qu'elle renfermait en elle et
qu'elle niait en elle-même. Dans ce temps-là, je lui écrivais que je
ne me sentirais plus appelée à lui écrire désormais; car il me semble
qu'elle est calme, heureuse et forte. Pour parler comme mon ami Pierre
Leroux, je dirai: _Ma mission est remplie_. Elle revendrait de la
philosophie et du courage, voire de la gaieté, au sublime docteur
Piffoël lui-même.
Merci donc, mille fois merci, mes chers et bons enfants, des bonnes
choses que vous me dites de vous-mêmes. Je vous remercie de vous aimer
comme vous le faites. Je vous remercie d'être heureux, et je vous
remercie de me le dire. Vous savez que, de tous les biens que vous me
souhaitez sans cesse, celui-là est le plus grand que vous puissiez me
faire.--Il est bien possible que j'aille vous rejoindre quelque jour
en Italie. Cependant ce voyage, que j'avais arrangé pour le printemps
prochain, me paraît moins certain maintenant quant à la date. Mon procès
avec mes éditeurs, que je voudrais terminer auparavant, est porté au
rôle pour le mois de juillet ou d'août. Si je suis forcée de m'en
occuper, je ne pourrai passer les monts qu'en automne. Une fois en
Italie, j'y veux rester au moins deux ans pour les études de Maurice,
qui s'adonne définitivement à la peinture et qui aura besoin de
séjourner à Rome.
En attendant, il travaille ici avec le frère de Mercier[1], qui est
un assez laborieux maître de dessin et ne manquant pas de talent.
Mallefille, qui a la bonté de donner des leçons d'histoire et de
philosophie au susdit mioche, se tire très bien de son préceptorat
provisoire. Maurice s'est assez fortifié. Il a un petit cheval très
comique et fait des _lancers_ épouvantables avec Mallefille, qui est
devenu un assez bon écuyer, domptant _Bignat_, lequel _Bignat_ je ne
monte plus, parce qu'il est devenu terrible. Il a doublé de volume,
de force et d'ardeur depuis qu'il n'a plus le bonheur de porter
la princesse. La douleur de son départ l'a jeté dans une telle
exaspération, qu'il désarçonne tous ses cavaliers.
A propos de _Bignat_, j'ai fait à Mallefille, de votre part, les plus
sérieux reproches. Il s'accuse grandement et vous écrira demain. Par ces
détails, vous pourrez voir, chers Fellows, que mon intérieur n'a rien
de bien intéressant à offrir à votre attention. Il est paisible et
laborieux. J'entasse romans sur nouvelles et Buloz sur Bonnaire;
Mallefille entasse drames sur romans, Pélion sur Ossa; Mercier, tableaux
sur tableaux; Tempète[2], bêtises sur bêtises; Maurice, caricatures sur
caricatures, et Solange, cuisses de poulet sur fausses notes. Voilà la
vie héroïque et fantastique qu'on mène à Nohant.
Nous n'avons ni _lago di Como_, ni Barchou, ni jeunes filles chantant la
_polenta_, ni sublimes accords du maestro, ni cathédrale de Milan, ni
princesse, ni déesse; mais nous avons la mèche de Rollinat, les refrains
rococo de Boutarin[3], le nez du Gaulois[4], les sabots du Malgache[5],
le souvenir de Lasnier, les lettres de maître Emmanuel[6], l'avocat, et
la barbe de Mallefille, qui a sept pieds de long. Tout cela fait une
jolie constellation.
[1] Mercier, statuaire, l'auteur du médaillon de George Sand.
[2] Mademoiselle Rollinat.
[3] Duteil.
[4] Fleury.
[5] J. Neraud.
[6] Arago.
CLXXXII
AU MAJOR ADOLPHE PICTET, A GENÈVE
Paris, octobre 1838.
Cher major,
Votre conte[1] est un petit chef-d'oeuvre. Je ne sais pas si c'est parce
que nulle part je ne me suis sentie aussi finement tancée et aussi
affectueusement comprise; mais nulle part il ne me semble avoir été
jugée avec tant de sagesse et louée avec tant de charme.
Hoffmann n'aurait pas désavoué la partie poétique de ce conte, et, quant
à la partie philosophique, il ne se fût jamais élevé si haut avec tant
de clarté et de véritable éloquence. Je vous jure que jamais rien ne m'a
fait plaisir dans ma vie en fait de louanges. Cela tenait non point à
ma modestie (car je viens de découvrir, grâce à vous, que j'en manque
beaucoup), mais aux éloges reçus, toujours ou grossièrement boursouflés
ou abominablement stupides. Pour la première fois je respire cet encens
auquel les dieux mêmes, dit-on, ne sont pas insensibles.
Je crois à ce qu'il y a de bon en moi, parce que vous me le montrez,
pour ainsi dire, paternellement, et, quant à ce qu'il y a d'absurde,
j'en suis amusée et réjouie au dernier point, parce que, là, je vois
ce que j'ai tant cherché en vain dans ce monde: la bienveillance, la
justice, la raison et la bonté se donnant la main.
Croyez, cher major, que je n'étais pas par nature aussi folle que je le
suis devenue par réaction. Si j'eusse eu, dans ma jeunesse, des amis
éclairés et tendres à la fois, j'eusse fait quelque chose de bon; mais
je n'ai trouvé que des fous ou des insensibles et, naturellement, j'ai
préféré les premiers. Je sais qu'à ma place vous en eussiez fait autant,
à supposer que vous eussiez pu jamais, même le jour de votre naissance,
avoir autant d'ignorance et de crédulité que j'en avais à vingt-cinq
ans!
Les réflexions philosophiques qui terminent l'action de votre conte
m'ont vivement frappée. La cinquième, la neuvième, la dix-neuvième, la
vingt-cinquième, la vingt-neuvième et la dernière me sont restées et me
resteront dans l'esprit comme, dans mon enfance, certains versets de la
Bible ou certaines maximes des vieux sages. Elles me plaisent d'autant
plus qu'elles m'arrivent dans un moment où je suis plus disposée à les
entendre: je suis un peu plus vieille qu'il y a deux ans, et je
crois que je suis en voie de me réconcilier, ou _de vouloir bien me
réconcilier avec mes contraires_.
Je ne crois pas que la nature de mon esprit me porte jamais à mordre
assez à la philosophie pour prendre une initiative quelconque. Mais
peut-être arriverai-je à comprendre plusieurs choses que je ne savais
pas. Pourvu que je ne sois pas obligée de travailler, je consens à faire
tous les progrès imaginables. Il me manquera toujours le chalumeau de
l'analyse; mais, si, au lieu de dissoudre mon cristal, le chalumeau
veut bien diriger sa flamme de manière à l'éclairer, le cristal pourra
réfléchir cette lumière-là, tout comme une autre.
Malheureusement, ceci ne sert de rien hors du monde intellectuel, et
la fatalité des bosses fait que la montagne de l'imagination, dominant
toujours par son _antériorité d'occupation_ les petites collines que le
raisonnement essaye d'élever alentour, je risque fort de n'acquérir de
bon sens pratique que la dose nécessaire pour voir que je n'ai pas le
sens commun; mais n'est-ce pas déjà quelque chose?
Quand cela ne servirait qu'à me préserver de la morgue qui dessèche
le coeur de mes confrères les poètes et à comprendre les amicales
remontrances des esprits généreux! Ce serait un grand bonheur déjà, ce
serait un sens de plus et un tourment de moins. Je me pique d'être peu
tourmentée par la vanité, et je me flatte aussi de n'avoir pas un coeur
de cristal et des amis de _carton_. Vous ne le croyez pas non plus,
n'est-ce pas, cher major? et votre chalumeau ne vous a jamais montré en
moi aucune affectation de sentiments? Ce que j'admire, c'est que vous
connaissiez tout ce que je connais, tandis que, moi, je ne pourrai
jamais qu'entrevoir ce que vous voyez clairement.
La pensée est donc bien supérieure au sentiment puisqu'elle le possède
et n'en est pas possédée? C'est beau! mais je me console d'être à
distance; car, de la sphère où je suis, je contemple votre étoile et
j'en rêve des merveilles sans y apercevoir aucune tache. Vous qui, avec
la lunette, y entrez comme chez vous, vous y voyez peut-être des ravins,
des précipices et des volcans qui vous la gâtent quelquefois ou du moins
qui vous y rendent le trajet difficile. C'est comme pour la musique: je
crois y trouver des jouissances infinies, que le travail de la science
émousserait beaucoup, si j'étais musicienne.
Adieu, bon major; je vous _récrirai_ à propos de tout cela; car
j'ai encore beaucoup à vous dire de _moi_; et, puisque vous êtes si
bienveillant, je ne finirai pas _Leila_[2] sans vous demander beaucoup
de choses. Je ne sais pas si mon écriture est lisible, même pour un
homme habitué au sanscrit.
Adieu et merci mille fois. Vous seriez bien aimable de me donner de vos
nouvelles ici, rue Grange-Batelière, 7. J'y serai encore une quinzaine
et il est possible, probable même, que nous allions passer l'été en
Suisse. La santé de mon fils est meilleure; mais les médecins lui
ordonnent un climat frais en été et chaud en hiver. Nous serons donc
bientôt à Genève et ensuite à Naples. Dites-moi dans quelle partie,
bien sauvage et bien pittoresque de vos montagnes, je pourrais aller
travailler; je voudrais un climat modéré pour Maurice, et pour moi des
paysans parlant français. Les environs de Genève ne me paraissent pas
assez _énergiques_ comme paysage, et je voudrais fuir les _Anglais_, les
buveurs d'eaux, les touristes, etc., etc.
--Je voudrais encore vivre à bon marché, car j'ai gagné deux procès et
je suis ruinée.
Votre livre m'a été apporté par un inconnu que je n'ai pas reçu: j'étais
au lit avec mon rhume et ma fièvre, ni plus ni moins que la princesse
Uranie. Je ne sais si c'était un simple messager ou un de vos amis; je
l'ai fait prier de repasser et n'en ai plus entendu parler.
Tout à vous.
[1] _Une Course à Chamonnix_, par le major Pictet.
[2] Il s'agit de la nouvelle édition de _Lélia_, augmentée d'un volume
publié en 1839.
CLXXXIII
A M. JULES BOUCOIRAN. A NIMES
Lyon, 23 octobre 1838.
Cher Boucoiran,
Je serai à Nîmes le 25 au soir ou le 26 au matin. Ne vous occupez pas de
me faire arriver (je ne sais si je quitterai le bateau à Beaucaire ou à
Avignon, cela dépendra des heures), mais occupez-vous, dès à présent; de
me faire repartir. Il faut que je sois à Perpignan _le_ 29 _au soir_
ou _le_ 30 _au matin_. Retenez-moi donc à la diligence trois places de
coupé et une d'intérieur. Prévenez l'administration que j'ai beaucoup de
bagages; que je ne veux rien laisser en arrière; que je ne pars pas
sans mon bagage complet, composé de trois malles et cinq ou six autres
paquets peu considérables. Si _toutes_ ces conditions ne peuvent être
remplies par la diligence de manière à me faire arriver à Perpignan _le_
29 _au soir_ ou _le_ 30 _au matin_, il faut, mon enfant, que vous me
procuriez une voiture de louage, et je prendrai la poste. Il faudrait
aussi me trouver un moyen de renvoyer cette voiture sans payer autant
pour le retour que pour le voyage.
Afin d'aplanir les difficultés de tout cela, faites un peu valoir
les _hautes protections_ dont je suis munie, passeport du ministère,
dispense des douanes, lettres pour tous les consuls, mes relations
avec M. Molé, avec M. Conte[1], etc., etc. Enfin, faire mousser mon
_importance_, qui est, du reste, bien établie par les papiers dont je
suis munie. En province, les protections siéent bien aux pauvres diables
de voyageurs. Elles aplanissent les obstacles et donnent zèle et
confiance aux administrations.
Je suis bien fâchée, cher enfant, de vous donner ces embarras, bien
fâchée surtout de ne pas rester plus longtemps avec vous; mes affaires
m'ont tenue esclave du jour de départ de Paris, et maintenant j'ai pris
rendez-vous à Perpignan avec Mendizabal, ministre d'Espagne, qui m'est
tout à fait indispensable pour m'installer en Espagne. Ainsi, je compte
sur vous pour me faire arriver à temps. S'il faut passer une nuit en
diligence, Maurice s'y résignera; car ce sera la seule du voyage, et
nous allons très doucement jusque chez vous. Nous voici à Lyon sans
aucune fatigue. Nous en repartons après-demain 25.
Adieu et à bientôt, cher ami. Nous vous embrassons tendrement.
GEORGE.
[1] Directeur général des postes.
CLXXXIV
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Perpignan, novembre 1838.
Chère bonne,
Je quitte la France dans deux heures. Je vous écris du bord de la mer la
plus bleue, la plus pure, la plus unie; on dirait d'une mer de Grèce, ou
d'un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien _tous_.
Chopin est arrivé hier soir à Perpignan, frais comme une rose, et rose
comme un navet; bien portant d'ailleurs, ayant supporté héroïquement ses
quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé lentement,
paisiblement, et entourés, à toutes les stations, de nos amis, qui nous
ont comblés de soins.
M. Ferraris, sur la recommandation de Manoël[1], a été très aimable
pour moi, et m'a paru être un excellent homme, absolument dans la même
position que Manoël. Repoussé à Venise et à Trieste par le gouvernement
autrichien, il attend sa destitution philosophiquement; car, à
Perpignan, il s'ennuie à avaler sa langue. Il a gardé un très doux
souvenir à votre mari, et a appris de moi avec joie qu'il est heureux
dans son ménage et amoureux de sa femme.
Vous avez dû recevoir de mes nouvelles de Nîmes et un panier de raisins.
Je n'ai rien reçu de vous, et je serais inquiète si je n'avais de vos
nouvelles par Chopin.
Notre navigation s'annonce _sous les plus heureux auspices,_ comme on
dit: le ciel est superbe, nous avons chaud, et nous voudrions, pour être
tout à fait contents de notre voyage, que vous fussiez avec nous.
Adieu, chère; mille tendresses à Marliani, poignées de main bien
affectueuses à Enrico.
Rappelez-moi à tous nos bons amis et donnez-leur de mes nouvelles. Je
passerai huit jours à Barcelone. Dites à Valdemosa que je voyage avec
son ami, qui est un charmant garçon.
Adieu, chère amie; adieu. Aimez-moi comme je vous aime, du fond de
l'âme, et notre cher Manoël aussi.
GEORGE.
Écrivez-moi, sous le couvert de _senor Francisco Riotord, junto à
San-Francisco, En Palma de Mallorca_.
[1] M. Marliani.
CLXXXV
A LA MÊME
Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.
Chère amie,
Je vous écris en courant; je quitte la ville et vais m'installer à la
campagne: j'ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique,
pour cinquante francs par mois. De plus, j'ai, à deux lieues de là, une
cellule, c'est-à-dire trois pièces et un jardin plein d'oranges et de
citrons, pour trente-cinq francs _par an,_ dans la grande chartreuse de
Valdemosa!
Valdemosa bipède vous expliquera ce que c'est que Valdemosa chartreuse;
ce serait trop long à vous décrire.
C'est la poésie, c'est la solitude, c'est tout ce qu'il y a de plus
artiste, de plus _chiqué_ sous le ciel; et quel ciel! quel pays! nous
sommes dans le ravissement.
Nous avons eu un peu de peine à nous installer, et je ne conseillerais à
personne de le tenter dans ce pays-ci, à moins de s'y faire annoncer six
mois d'avance. Nous avons été favorisés par un concours de circonstances
uniques. Si une famille venait après nous, je crois qu'elle ne
trouverait rien à habiter; car, ici, on ne loue rien, on ne prête rien,
on ne vend rien. Il faut tout commander, et tout se fait lentement. Si
l'on veut se permettre le luxe exorbitant d'un pot de chambre, il faut
écrire à Barcelone.
Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son pays,
nous a horriblement _blagués_. Mais le pays, la nature, les arbres, le
ciel, la mer, les monuments dépassent tous mes rêves: c'est la terre
promise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous
sommes enchantés.
Enfin notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du monde,
et, comme je l'avais calculé avec Manoël, je n'ai pas dépensé quinze
cents francs depuis mon départ de Paris jusqu'ici. Les gens de ce pays
sont excellents et très ennuyeux. Cependant, le beau-frère et la soeur
de Valdemosa sont charmants, et le consul de France est un excellent
garçon qui s'est mis en quatre pour nous.
Adieu, chère; je vous écrirai plus longuement une autre fois.
Aujourd'hui, je suis écrasée par le tintamarre de mon installation à la
campagne.
Je vous aime tous deux et vous embrasse de toute mon âme; Adieu encore,
écrivez-moi.
CLXXXVI
A LA MÊME
Palma de Mallorca, 14 décembre 1838.
Chère amie,
Vous devez me trouver bien paresseuse. Moi, je me plaindrais aussi de la
rareté de vos lettres, si je ne savais comment vont les choses ici. Vous
ne vous en doutez guère, vous autres! Ce bon Manoël, qui se figurait
qu'en sept jours on pouvait correspondre avec Paris!
D'abord, sachez que le bateau à vapeur de Palma à Barcelone a pour
principal objet le commerce des cochons. Les passagers sont en seconde
ligne. Le courrier ne compte pas. Qu'importe aux Mayorquins les
nouvelles de la politique ou des beaux-arts? le cochon est la grande,
la seule affaire de leur vie. Le paquebot est censé partir toutes les
semaines; mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement
serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le
fait rentrer au port, même lorsqu'on est à moitié route. Pourquoi? Ce
n'est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C'est que le
cochon a l'estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon
meurt en route, l'équipage est en deuil, et donne au diable journaux,
passagers, lettres, paquets et le reste. Voilà donc plus de quinze jours
que le bateau est dans le port; peut-être partira-t-il demain! voilà
vingt-cinq jours et plus que _Spiridion_ voyage; mais j'ignore si Buloz
l'a reçu. J'ignore s'il le recevra.