George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
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Il y a encore d'autres raisons de retard que je ne vous dis pas, parce
que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins
inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie
même de lui faire parler à ce sujet; car il doit être dans les transes,
dans la terreur, dans le désespoir! _Spiridion_ doit être interrompu
depuis un siècle; à cela je ne puis rien. J'ai pesté contre le pays,
contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J'ai un peu
pesté contre ce cher Manoël, qui m'a dépeint ce pays comme si libre, si
abordable, si hospitalier. Mais à quoi bon les plaintes et les murmures
contre les ennemis naturels et inévitables de la vie? Ici, c'est une
chose; là, une autre; partout, il y a à souffrir.

Ce qu'il y a de vraiment beau ici, c'est le pays, le ciel, les
montagnes, la bonne santé de Maurice, et le _radoucissement_ de Solange.
Le bon Chopin n'est pas aussi brillant de santé. Son piano lui manque
beaucoup. Nous en avons enfin reçu des nouvelles aujourd'hui. Il est
parti de Marseille, et nous l'aurons peut-être dans une quinzaine de
jours. Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et misérable
ici! c'est au delà de ce qu'on peut imaginer.

J'ai, par un coup du sort, trouvé à acheter un mobilier propre, charmant
pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a
fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poèle, du bois, du
linge, que sais-je? depuis un mois, que je me crois installée, je suis
toujours à la veille de l'être. Ici, une charrette met cinq heures
pour faire trois lieues; jugez du reste! Il faut deux, mois pour
confectionner une paire de pincettes. Il n'y a pas d'exagération dans ce
que je vous dis. Devinez, sur ce pays, tout ce que je ne vous dis pas!
Moi, je m'en moque; mais j'en ai un peu souffert, dans la crainte de
voir mes enfants en souffrir beaucoup.

Heureusement mon ambulance va bien. Demain, nous partons pour la
chartreuse de Valdemosa, la plus poétique résidence de la terre. Nous y
passerons l'hiver, qui commence à peine et qui va bientôt finir. Voilà
le seul bonheur de cette contrée. Je n'ai de ma vie rencontré une nature
aussi délicieuse que celle de Mayorque.

Dites à Valdemosa que je n'ai pas pu voir beaucoup sa famille, car j'ai
passé tout le temps à la campagne; mais, depuis cinq ou six jours, je
suis revenue à Palma, où j'ai revu sa mère, sa soeur et son beau-frère.
Ils sont charmants pour nous. Son beau-frère est très bien et plus
distingué que le pays ne le comporte. Sa soeur est très gentille et
chante à ravir. Dites aussi à M. Remisa que je le remercie beaucoup
de m'avoir recommandée à M. Nunez, homme excellent, tout à fait
_simpatico_. Veuillez le prévenir que, selon sa permission, j'ai pris,
chez _Canut y Mugnerat_, trois mille francs payables à vue dans trente
jours sur lui Remisa, à Paris.

Les gens du pays sont, en général, très gracieux, très obligeants; mais
tout cela en paroles. On m'a fait signer cette traite dans des termes un
peu serrés, comme vous voyez, tout en me disant de prendre dix ans si je
voulais, pour payer. Je ne comptais pas être obligée de dépenser tout
d'un coup mille écus pour monter un ménage à Mallorca (ménage qu'on
aurait en France pour mille francs). Je voulais envoyer à Buloz beaucoup
de manuscrit; mais, d'une part, accablée de tant d'ennuis matériels,
je n'ai pu faire grand-chose; et, de l'autre, la lenteur et le peu de
sûreté des communications font que Buloz n'est peut-être pas encore
nanti. Vous connaissez Buloz: «Pas de manuscrit, pas de Suisse.» Je vois
donc M. Remisa m'avançant trois mille francs pour deux ou trois mois,
et, quoique ce soit pour lui une misère, pour moi c'est une petite
souffrance. Mon hôtel de _Narbonne_ ne rapporte rien encore, et je ne
sais où en sont mes fermages de Nohant. Dites-moi si je puis, sans
indiscrétion, accepter le crédit de M. Remisa dans ces termes; sinon,
veuillez mettre mon avoué en campagne, afin qu'il me trouve de quoi
rembourser au plus tôt.

J'écrirai à Leroux, de la chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez ce
que j'ai à faire! Je fais presque la cuisine. Ici, autre agrément, on ne
peut se faire servir. Le domestique est une brute: dévot, paresseux et
gourmand; un véritable fils de moine (je crois qu'ils le sont tous). Il
en faudrait dix pour faire l'ouvrage que vous fait voire brave Marie.
Heureusement, la femme de chambre que j'ai amenée de Paris est très
dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages; mais elle n'est pas
forte, et il faut que je l'aide. En outre, tout coûte très cher, et la
nourriture est difficile quand l'estomac ne supporte ni l'huile rance,
ni la graisse de porc. Je commence à m'y faire; mais Chopin est malade
toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-mêmes ses aliments.
Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un _fiasco_
épouvantable.

Mais nous y sommes. Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer à la
mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses. Et
puis j'ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser ici.
Si la Providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le plus
difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines.
Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera une belle santé; il se
flatte d'avoir un jour des mollets; moi, je travaillerai et j'instruirai
mes enfants, dont heureusement les leçons, jusqu'ici, n'ont pas trop
souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange est presque toujours
charmante depuis qu'elle a eu le mal de mer; Maurice prétend qu'elle a
rendu tout son venin.

Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous
entourent, que nous nous faisons l'effet d'une pauvre colonie émigrée
qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens
de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les
uns contre les autres avec plus d'affection et de bonheur intime. De
quoi peut-on se plaindre quand le coeur vit? Nous en sentons plus
vivement aussi les bonnes et chères amitiés absentes. Combien votre
douce intimité et votre coin de feu fraternel nous semblent précieux de
loin! autant que de près, et c'est tout dire.

Adieu, bien chère amie; embrassez pour moi votre bon Manoël, et dites à
nos braves amis tout ce qu'il y a de plus tendre.




CLXXXVII

A LA MÊME

                                Valdemosa, 15 janvier 1839.

Chère amie,

Même silence de vous, ou même impossibilité de recevoir de vos
nouvelles. Je vous adresse la dernière partie de _Spiridion_ par la
famille Flayner, qui est, je crois, la voie la plus sûre. Ayez la bonté
de le faire passer tout de suite à Buloz et de vous faire rembourser le
port, qui ne sera pas mince et qui regarde le cher éditeur.

Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment sublime, et
que j'ai à peine le temps d'admirer, tant j'ai d'occupations avec mes
enfants, leurs leçons, et mon travail.

Il fait ici des pluies dont on n'a pas idée ailleurs: c'est un déluge
effroyable! l'air en est si relâché, si mou, qu'on ne peut se traîner;
on est réellement malade. Heureusement Maurice se porte à ravir; son
tempérament ne craint que la gelée, chose inconnue ici. Mais le petit
Chopin est bien accablé et tousse toujours beaucoup. J'attends pour lui
avec impatience le retour du beau temps; qui ne peut tarder. Son piano
est enfin arrivé à Palma; mais il est dans les griffes de la Douane,
qui demande cinq à six cents francs de droits d'entrée et qui se montre
intraitable.

Ah! comme Marliani connaissait peu l'Espagne quand il me disait que
les douanes n'étaient rien! Elles sont exécrables, au contraire. Pour
connaître l'Espagne, il faudrait y aller tous les matins. Ce qu'on y
voyait hier n'est pas ce qu'on y voit aujourd'hui, et Dieu sait ce qu'on
y verra demain! Je vous avoue que je ne me faisais pas une idée de
cette désorganisation de l'esprit humain; c'est un spectacle vraiment
affligeant.

Heureusement, comme je vous le dis, chère, je n'ai pas le temps d'y
penser: je suis plongée avec Maurice dans Thucydide et compagnie; avec
Solange, dans le régime indirect et l'accord du participe. Chopin joue
d'un pauvre piano mayorquin qui me rappelle celui de Bouffé dans _Pauvre
Jacques_. Ma nuit se passe, comme toujours, à gribouiller. Quand je lève
le nez, c'est pour apercevoir, à travers la lucarne de ma cellule, la
lune qui brille au milieu de la pluie sur les orangers, et je n'en pense
pas plus long qu'elle.

Adieu, chère bonne; je suis heureuse, quand même la pluie, quand même
l'Espagne, quand même le travail, mais non pas quand même votre absence.

J'embrasse votre Manoël. Amitiés à M. de Bonne-chose, que j'aime, comme
vous savez, de tout mon coeur, et mille bénédictions au cher Enrico.

Parlez-moi de tous nos amis; je n'ai de nouvelles de personne, sauf de
Grzymala.




CLXXXVIII

A M. DUTEIL, A LA CHATRE

                                De la chartreuse de Valdemosa,
                                trois lieues de Palma, île Majorque,
                                20 janvier 1839.


Cher Boutarin,

Tu ne m'écris donc pas?

Peut-être m'écris-tu et que je ne reçois rien; car j'ai l'agrément, ici,
de voir la moitié de ma correspondance aller je ne sais où!

Je suis véritablement au bout du monde, quoiqu'à deux jours de mer de
la France. Les temps sont si variables autour de notre île, et la
civilisation, qui fait les prompts rapports, est si arriérée autour de
Palma et dans toute l'Espagne, qu'il me faut deux mois pour avoir des
réponses à mes lettres.

Ce n'est pas le seul inconvénient du pays. Il en a d'innombrables, et
pourtant c'est le plus beau des pays. Le climat est délicieux. À l'heure
où je t'écris, Maurice jardine en manches de chemise, et Solange, assise
par terre sous un oranger couvert de fruits, étudie sa leçon d'un
air grave. Nous avons, des rosés en buissons et nous entrons dans le
printemps. Notre hiver a duré six semaines, non froid, mais pluvieux
à nous épouvanter. C'est un déluge! La pluie déracine les montagnes;
toutes les eaux de la montagne se lancent dans la plaine; les chemins
deviennent des torrents. Nous nous y sommes trouvés pris, Maurice et
moi. Nous avions été à Palma par un temps superbe. Quand nous sommes
revenus le soir, plus de champs, plus de chemins, plus que des arbres
pour indiquer à peu près où il fallait aller. J'ai été véritablement
fort effrayée, d'autant plus que le cheval nous a refusé service, et
qu'il nous a fallu passer la montagne à pied, la nuit, avec des torrents
à travers les jambes. Maurice est brave comme un César. Au milieu du
chemin, faisant contre fortune bon coeur, nous nous sommes mis à dire
des bêtises. Nous faisions semblant de pleurer, et nous disions: «J'veux
m'en aller _cheux nous, dans noute pays de la Châtre, l'oùs'qu'y a pas
de tout ça! _»

Nous sommes installés depuis un mois seulement et nous avons eu toutes
les peines du monde. Le naturel du pays est le type de la méfiance, de
l'inhospitalité, de la mauvaise grâce et de l'égoïsme. De plus, ils
sont menteurs, voleurs, dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs
bêtes, tout comme si c'étaient des chrétiens. Ils ont la fête des
mulets, des chevaux, des ânes, des chèvres et des cochons. Ce sont de
vrais animaux eux-mêmes, puants, grossiers et poltrons; avec cela,
superbes, très bien costumés, jouant de la guitare et dansant le
fandango. La classe _monsieur_ est charmante. C'est le genre
_Adolphe_. L'industriel tient le milieu entre Peigne-de-buis et
Robin-Magnifique[1]. Le prolétaire est un composé de Bonjean et du père
Janvier[2]. Si Chabin[3] venait ici, il ferait un ravage de coeurs et
serait capable de passer pour un aigle.

Moi, je passe pour vouée au diable, parce que je ne vais pas à la messe,
ni au bal, et que je vis seule au fond de ma montagne; enseignant à mes
enfants _la clef des participes_ et autres gracieusetés. Au reste, nous
sommes bien admirablement logés. Nous avons pris une cellule dans une
grande chartreuse, ruinée à moitié, mais très commode et bien distribuée
dans la partie que nous habitons. Nous sommes plantés entre ciel et
terre. Les nuages traversent notre jardin sans se gêner et les aigles
nous braillent sur la tête. De chaque côté de l'horizon, nous voyons la
mer. En face une plaine de quinze à vingt lieues; laquelle plaine nous
apercevons au bout d'un défilé de montagnes d'une lieue de profondeur.
C'est un site peut-être unique en Europe. Je suis si occupée, que j'ai
à peine le temps d'en jouir. Tous les jours, je fais travailler mes
enfants pendant six ou sept heures; et, selon ma coutume, je passe la
moitié de la nuit à travailler pour mon compte.

Maurice se porte comme le pont Neuf. Il est fort, gras, rosé, ingambe.
Il pioche le jardin et l'histoire avec autant d'aisance l'un que
l'autre. Mais, mon Dieu! pendant que je me réjouis à te parler de nous
et à te dire des bêtises; n'es-tu pas dans le chagrin? Vous êtes dans
l'hiver jusqu'au cou, vous autres! Ma pauvre Agasta n'est-elle pas
malade? Dieu veuille que ma lettre vous trouve tous bien portants et
disposés à rire!

Quand je songe combien j'aurais voulu décider Agasta à venir avec moi
ici, je vois que, d'une part, j'aurais bien fait de réussir à cause du
climat; mais, de l'autre, il y aurait eu bien des inconvénients. La vie
est dure et difficile. On ne se figure pas ce que l'absence d'industrie
met d'embarras et de privations dans les choses les plus simples. Nous
avons été au moment de coucher dans la rue. Ensuite, l'article médecin
est soigné! Ceux de Molière sont des Hippocrates en comparaison de
ceux-ci. La pharmacie à l'avenant. Heureusement nous n'en avons pas
besoin; car, ici, on nous donnerait de l'essence de piment pour tout
potage. Le piment est le fond de l'existence mayorquine. On en mange, on
en boit, on en plante, on en respire, on en parle, on en rêve. Et ils
n'en sont pas plus gaillards pour cela! Du moins, ils n'en ont pas
l'air!

Adieu, mon Boutarin; je t'embrasse, toi, Agasta et les chers enfants.
Donne de mes nouvelles à nos amis. Je les aime, je pense à eux aussi
bien à Palma qu'à Nohant. Mais comment leur écrire, quand je n'ai le
temps ni de dormir, ni de manger, ni de prendre l'air avec un peu de
laisser aller. C'est une grande tâche pour moi d'élever mes enfants
moi-même. Plus je vais, plus je vois que c'est la meilleure manière et
qu'avec moi, ils en font plus dans un jour qu'ils n'en feraient en un
mois avec les autres. Solange est toujours éblouissante de santé.

Tous les deux vous embrassent.

G. S.

  [1] Petits commerçants de la Châtre.
  [2] Vignerons de la Châtre.
  [3] Pharmacien de la Châtre.




CLXXXIX

A MADAME MARLIANI, A PARIS.

                                Valdemosa, 22 février 1839.

Chère amie,

Vous dites que je ne vous écris pas. Moi, il me semble que je vous
écris plus que vous ne m'écrivez, d'où il faut conclure que, de part et
d'autre, nos lettres n'arrivent pas toujours. Il est vrai qu'on peut
s'aimer sans s'écrire. Mais, avec vous, chère amie, c'est toujours
un plaisir pour moi; vous êtes tellement moi-même, que je pourrais
peut-être oublier de vous écrire, m'imaginant que vous m'entendez et me
comprenez sans que je m'explique; mais jamais ce ne sera un travail pour
moi; car nous nous connaissons si bien, qu'un mot nous suffit pour nous
entendre. Ainsi je vous dis: _Rien de neuf_. Et vous vous reportez a mon
ancienne lettre, vous me voyez à ma chartreuse de Valdemosa, toujours
sédentaire et occupée le jour à mes enfants, la nuit à mon travail. Au
milieu de tout cela, le ramage de Chopin, qui va son joli train et que
les murs de la cellule sont bien étonnés d'entendre.

Le seul événement remarquable depuis cette dernière lettre, c'est
l'arrivée du piano tant attendu! Après quinze jours de démarches et
d'attente, nous avons pu le retirer de la douane moyennant trois cent
francs de droits. Joli pays! Enfin il a débarqué sans accident, et les
voûtes de la chartreuse s'en réjouissent. Et tout cela n'est pas profané
par l'admiration des sots: nous ne voyons pas un chat.

Notre retraite dans la montagne, à trois lieues de la ville, nous a
délivrés de la politesse des oisifs.

Pourtant nous avons eu _une_ visite, et une visite de Paris! c'est M.
Dembowski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de
Marliani, à je ne sais quel degré. C'est un voyageur modèle, courant à
pied, couchant dans le premier coin venu, sans souci des scorpions et
compagnie, mangeant du piment et de la graisse avec ses guides. Enfin,
de ces gens à qui l'on peut dire: _Bien du plaisir!_ Il a été très
étonné de mon établissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan,
et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant.

Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela nous
donne, parce que nous avons à travailler; mais nous comprenons très bien
que ces intervalles poétiques qu'on met dans sa vie ne sont que des
temps de transition, un repos permis de l'esprit avant qu'il reprenne
l'exercice des émotions. Je vous dis cela dans le sens purement
intellectuel; car, pour la vie du coeur, elle ne peut cesser un instant
et je sens que je vous aime autant ici qu'à Paris. Mais, l'idée de
revivre à Paris m'épouvante, après ce bon silence et cet imperturbable
calme de ma retraite. Et puis, en même temps, l'idée de vivre toujours
ici, sans me retremper au spectacle d'anciens progrès de l'humanité me
ferait l'effet de la mort; car vous ne pouvez pas vous figurer ce que
c'est qu'un peuple arriéré. De loin, on le croit poétique, on imagine
l'âge d'or, des moeurs patriarcales:--quelle erreur! La vue de pareils
patriarches vous réconcilie avec le siècle, et on voit bien clairement
que, si nous valons peu encore, ce n'est pas parce que nous en savons
trop, mais que c'est parce que nous en savons trop peu.

Ainsi je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je
resterai ici. Concevez-vous rien à ce qui s'y passe? Maroto ne vous
paraît-il pas vendu à la reine? Ce pays est destiné à se dévorer
lui-même. Je ne serais pas étonnée que don Carlos, traqué en Espagne,
vint se réfugier à Mayorque. Il y serait reçu comme le Messie. Il y
relèverait les couvents, il y ramènerait les moines, et tout le monde
serait content. Ces imbéciles-là ne font que pleurer leurs frocards et
regretter la très sainte inquisition. Les paysans ne savent pas ce que
c'est qu'Isabelle ou Christine. Ils disent _le roi_, ce qui veut dire
don Carlos, et ils se croient gouvernés par lui.

Écrivez-moi, quand même nos lettres mettraient beaucoup de temps en
route, quand même quelques-unes se perdraient de part et d'autre. J'ai
besoin que vous me disiez toujours que vous m'aimez, quoique je le sache
bien.

Dites à Leroux que j'élève Maurice dans son _Évangile_. Il faudra qu'il
le perfectionne lui-même, quand le disciple sera sorti de page. En
attendant, c'est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir
lui formuler mes sentiments et mes idées. C'est à Leroux que je dois
cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et
beaucoup d'idées de plus. Quand vous verrez l'abbé de Lamennais,
serrez-lui bien la main pour moi, et rappelez-moi à tous nos amis, selon
la mesure que nous avons faite à chacun d'eux et qui est la même pour
vous et moi.




CXC

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Marseille, 8 mars 1839.

Cher Pylade,

Me voici de retour en France, après le plus malheureux essai de voyage
qui se puisse imaginer. Au prix de mille peines et de grandes dépenses,
nous étions parvenus à nous établir à Mayorque, pays magnifique, mais
inhospitalier par excellence. Au bout d'un mois, le pauvre Chopin, qui,
depuis Paris, allait toujours toussant, tomba plus malade et nous fîmes
appeler un médecin, deux médecins, trois médecins, tous plus ânes les
uns que les autres et qui allèrent répandre, dans l'île, la nouvelle que
le malade était poitrinaire au dernier degré. Sur ce, grande épouvante!
la phtisie est rare dans ces climats et passe pour contagieuse. Joignez
à cela l'égoïsme, la lâcheté, l'insensibilité et la mauvaise foi des
habitants. Nous fumes regardés comme des pestiférés; de plus, comme des
païens; car nous n'allions pas à la messe. Le propriétaire de la petite
maison que nous avions louée nous mit brutalement à la porte et voulut
nous intenter un procès, pour nous forcer à recrépir sa maison infectée
par la contagion. La jurisprudence indigène nous eût plumés comme des
poulets. Il fallut être chassé, injurié, et payer. Ne sachant que
devenir, car Chopin n'était pas transportable en France, nous fumes
heureux de trouver, au fond d'une vieille chartreuse, un ménage espagnol
que la politique forçait à se cacher là, et qui avait un petit mobilier
de paysan assez complet. Ces réfugiés voulaient se retirer en France:
nous achetâmes le mobilier le triple de sa valeur et nous nous
installâmes dans la chartreuse de Valdemosa: nom poétique, demeure
poétique, nature admirable, grandiose et sauvage, avec la mer aux deux
bouts de l'horizon, des pics formidables autour de nous; des aigles
faisant la chasse jusque sur les orangers de notre jardin, un chemin de
cyprès serpentant du haut de notre montagne jusqu'au fond de la gorge,
des torrents couverts de myrtes, des palmiers sous nos pieds; rien de
plus magnifique que ce séjour!

Mais on a eu raison de poser en principe que, là où la nature est belle
et généreuse, les hommes sont mauvais et avares. Nous avions là toutes
les peines du monde à nous procurer les aliments les plus vulgaires que
l'île produit en abondance, grâce a la mauvaise foi insigne, à l'esprit
de rapine des paysans, qui nous faisaient payer les choses à peu
près dix fois plus que leur valeur, si bien que nous étions à leur
discrétion, sous peine de mourir de faim. Nous ne pûmes nous procurer
de domestiques, parce que nous n'étions pas _chrétiens_ et que personne
d'ailleurs ne voulait servir un _poitrinaire_! Cependant nous étions
installes tant bien que mal. Cette demeure était d'une poésie
incomparable; nous ne voyions âme qui vive; rien ne troublait
notre travail; après deux mois d'attente et trois cents francs de
contribution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de la
cellule s'enchantaient de ses mélodies. La santé et la force poussaient
à vue d'oeil chez Maurice; moi, je faisais le précepteur sept heures par
jour, un peu plus consciencieusement que Tempête (la bonne fille que
j'embrasse _tout de même_ de bien grand coeur); je travaillais pour mon
compte la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d'oeuvre, et
nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l'aide de ces
compensations. Mais le climat devenait horrible à cause de l'élévation
de la chartreuse dans la montagne. Nous vivions au milieu des nuages, et
nous passâmes cinquante jours sans pouvoir descendre dans la plaine: les
chemins s'étaient changés en torrents, et nous n'apercevions plus le
soleil.

Tout cela m'eût semblé beau, si le pauvre Chopin eût pu s'en arranger.
Maurice n'en souffrait pas. Le vent et la mer chantaient sur un ton
sublime en battant nos rochers. Les cloîtres immenses et déserts
craquaient sur nos têtes. Si j'eusse écrit la la partie de _Lélia_ qui
se passe au monastère, je l'eusse faite plus belle et plus vraie. Mais
la poitrine de mon pauvre ami allait de mal en pis. Le beau temps ne
revenait pas. Une femme de chambre que j'avais amenée de France et qui,
jusqu'alors, s'était résignée, moyennant un gros salaire, à faire
la cuisine et le ménage, commençait à refuser le service comme trop
pénible. Le moment arrivait où, après avoir fait le coup de balai et le
pot-au-feu, j'allais aussi tomber de fatigue; car, outre mon travail de
précepteur, outre mon travail littéraire, outre les soins continuels
qu'exigeait l'état de mon malade, et l'inquiétude mortelle qu'il me
causait, j'étais couverte de rhumatismes.

Dans ce pays-là, on ne connaît pas l'usage des cheminées; nous avions
réussi, moyennant un prix exorbitant, à nous faire faire un poêle
grotesque, espèce de chaudron en fer, qui nous portait à la tête, et
nous desséchait la poitrine. Malgré cela, l'humidité de la chartreuse
était telle, que nos habits moisissaient sur nous. Chopin empirait
toujours, et, malgré toutes les offres de services que l'on nous
faisait à la manière espagnole, nous n'eussions pas trouvé une maison
hospitalière dans toute l'île. Enfin nous résolûmes de partir à tout
prix, quoique Chopin n'eût pas la force de se traîner. Nous demandâmes
un seul, un premier, un dernier service! une voiture pour le transporter
à Palma, où nous voulions nous embarquer. Ce service nous fut refusé,
quoique nos _amis_ eussent tous équipage et fortune à l'avenant. Il
nous fallut faire trois lieues dans des chemins perdus en _birlocho,_
c'est-à-dire en brouette!

En arrivant à Palma, Chopin eut un crachement de sang épouvantable; nous
nous embarquâmes le lendemain sur l'unique bateau à vapeur de l'île, qui
sert à faire le transport des cochons à Barcelone. Aucune autre manière
de quitter ce pays maudit. Nous étions en compagnie de _cent pourceaux_
dont les cris continuels et l'odeur infecte ne laissèrent aucun repos et
aucun air respirable au malade. Il arriva à Barcelone crachant toujours
le sang à pleine cuvette, et se traînant comme un spectre. Là,
heureusement, nos infortunes s'adoucirent! Le consul français et
le commandant de la station française maritime nous reçurent avec
l'hospitalité et la grâce qu'on ne connaît pas en Espagne. Nous fûmes
transportés à bord d'un beau brick de guerre, dont le médecin, brave
et digne homme, vint tout de suite au secours du malade et arrêta
l'hémorragie du poumon au bout de vingt-quatre heures.

De ce moment, il a été de mieux en mieux. Le consul nous fit transporter
à l'auberge dans sa voiture. Chopin s'y reposa huit jours, au bout
desquels le même bâtiment à vapeur qui nous avait amenés en Espagne nous
ramena en France. Au moment où nous quittions l'auberge à Barcelone,
l'hôte voulait nous faire payer le lit où Chopin avait couché, sous
prétexte qu'il était infecté et que la police lui ordonnait de le
brûler!

L'Espagne est une odieuse nation! Barcelone est le refuge de tout ce que
l'Espagne a de beaux jeunes gens, riches et pimpants. Ils viennent se
cacher là derrière les fortifications de la ville, qui sont très fortes
en effet, et, au lieu de servir leur pays, ils passent le jour à se
pavaner sur les promenades sans songer à repousser les carlistes qui
sont autour de la ville, à la portée du canon, et qui rançonnent leurs
maisons de campagne. Le commerce paye des contributions à don Carlos,
aussi bien qu'à la reine. Personne n'a d'opinion, on ne se doute pas de
ce que peut être une conviction politique. On est dévot, c'est-à-dire
fanatique et bigot, comme au temps de l'inquisition. Il n'y a ni amitié,
ni foi, ni honneur, ni dévouement; ni sociabilité. Oh! les misérables!
que je les hais et que je les méprise!

Enfin, nous sommes à Marseille. Chopin a très bien supporté la
traversée. Il est ici très faible, mais allant infiniment mieux sous
tous les rapports, et dans les mains du docteur Cauvière, un excellent
homme et un excellent médecin, qui le soigne paternellement et qui
répond de sa guérison. Nous respirons enfin, mais après combien de
peines et d'angoisses!

Je ne t'ai pas écrit tout cela avant la fin. Je ne voulais pas
t'attrister, j'attendais des jours meilleurs. Les voici enfin arrivés.
Dieu te donne une vie toute de calme et d'espoir! Cher ami, je ne
voudrais pas apprendre que tu as souffert autant que moi durant cette
absence.

Adieu; je te presse sur mon coeur. Mes amitiés à ceux des tiens qui
m'aiment, à ton brave homme de père.

Écris-moi ici à l'adresse du docteur Cauvière, rue de Rome, 71.

Chopin me charge de te bien serrer la main de sa part. Maurice et
Solange t'embrassent. Ils vont à merveille. Maurice est tout à fait
guéri.




CXCI

AU MÊME

                                Marseille, 23 mars 1839.

Cher ami,

Que de malheurs! quelle fatalité sur toi! sur moi, par conséquent! Mon
coeur saigne de toutes tes douleurs; mais celle-là m'est personnelle
aussi. Je l'aimais profondément, ton digne père, et je savais que
j'avais en lui un ami au-dessus de tous les préjugés et de toutes les
calomnies. Un grand coeur plein d'affections généreuses et nourrissant
la foi de l'idéal.

Celui-là est de notre religion, n'en doute pas; nous le retrouverons
dans une vie meilleure. Mais que celle-ci est longue et amère! quelle
qu'elle soit, nous devons la supporter; nous avons des devoirs à
remplir. Peut être la fatalité est-elle fatiguée de nous frapper. Lors
même qu'elle ne le serait pas, il nous faut boire le calice jusqu'à la
lie. Quoi qu'il arrive de ce misérable procès dont la sentence pèse sur
ta tête, tu n'auras pas de lâche faiblesse, n'est-ce pas, Pylade, mon
cher, mon meilleur ami?

Il faut que tu m'en renouvelles la promesse, que tu m'en fasses le
serment. Je sais qu'il y a de quoi dépasser les forces humaines; mais,
jusqu'ici, tu as eu des forces plus qu'humaines pour lutter. D'ailleurs,
il y a encore un autre sentiment que le devoir, c'est l'amitié. Tu ne
voudrais pas m'abandonner, moi qui ai encore tant d'années à souffrir,
et qui n'ai trouvé jusqu'ici qu'une chose inaltérable, certaine,
absolue, ton amitié pour moi, et la mienne pour toi.

Ce sentiment a été un Éden où je me suis toujours réfugiée, par la
pensée, contre tout le reste, contre tout ce qui m'a blessée, trahie
ou quittée. Malgré les malheurs qui t'accablent, il me semble toujours
qu'une main providentielle te conduit vers moi pour que nos jours
d'automne s'écoulent dans une sainte sérénité. Les liens les plus
orageux, comme les plus paisibles, les plus funestes comme les plus
sacrés, se dénouent ou se brisent autour de nous; c'est pour nous
rapprocher sans doute.

A présent, qui pourrait nous désunir? Une horrible injustice de
l'opinion, la perte de ton état, la honte, la misère? Non! ce seraient,
au contraire, des choses qui hâteraient le terme de ton exil dans cette
vallée de douleurs et d'iniquités pour te rapprocher de mon coeur.

Je te le répète, quoi qu'il arrive, souviens-toi que j'existe et que tu
es la moitié de ma vie. Tu n'as pas besoin d'argent, tu n'as pas besoin
de considération, tu as un asile contre la pauvreté, et une source
inépuisable d'estime en moi.

Tu perds une famille, mais tu en as une autre qui t'attend, et qui
désire ta venue.

Adieu; aime-moi comme je t'aime, tu pourras tout supporter!

Mes enfants t'embrassent tendrement.




CXCII

À MADAME MARLIANI, À PARIS

                                Marseille, 22 avril 1839.

Chère bonne amie,

Il y a plusieurs jours que je ne vous ai écrit: j'ai subi le mistral et
j'ai eu de la fièvre, par suite d'un gros rhume qui est cependant à peu
près guéri. Me revoilà sur pied.

J'ai été aussi occupée de déménager d'une auberge dans l'autre. Malgré
tous ses soins et toutes ses recherches, le bon docteur n'a pu me
trouver un coin de campagne pour y passer le mois d'avril.

Je m'ennuie assez de cette ville de marchands et d'épiciers, où la
vie de l'intelligence est parfaitement inconnue; mais j'y suis encore
claquemurée pour tout le mois d'avril.

Les jours de mistral, nous nous entourons de paravents (car le vent
coulis est ici souverainement installé dans toutes les chambres) et nous
travaillons, chacun à sa besogne. Aussitôt que le soleil luit, nous
allons à la promenade entre deux murailles et enveloppés d'un nuage de
poussière. Cependant nous arrivons à quelque beau point de vue et nous
respirons. Vous voyez que notre existence est d'une innocence et d'une
simplicité primitives.

Au mois de mai, nous serons à Nohant, et, si vous êtes gentille, vous
tiendrez votre promesse d'y venir au-devant de nous. Nous retournerions
tous ensemble à Paris, au commencement de juin. Si Marliani était
de retour de ses grandes courses, cela lui ferait un grand bien, de
respirer à Nohant. Il aime la campagne, lui, et je lui tiendrais tête
pour les plaisirs champêtres, tandis que vous philosopheriez au piano
avec Chopin.--Il ne s'amuse guère à Marseille; mais il se résigne à
guérir patiemment.

Dites à Buloz de se consoler! Je lui fais une espèce de roman _dans
son goût_; il le recevra en même temps que le _Mickieiwiez_ et pourra
l'imprimer auparavant. Mais il faudra qu'il paye l'un et l'autre
comptant, et qu'avant tout il fasse paraître _la Lyre_[1].

Au reste, ne vous effrayez pas du roman _au goût_ de Buloz, j'y mettrai
plus de philosophie qu'il n'en pourra comprendre. Il n'y verra que du
feu, la forme lui fera avaler le fond.

Écrivez-moi souvent, chère; vos lettres me donnent un peu de vie. Ici,
pour peu que je mette le nez à la fenêtre sur la rue et sur le port, je
me sens devenir pain de sucre, caisse de savon, ou paquet de chandelles.

  [1] _Les Sept Cordes de la lyre_.




CXCIII

À LA MÊME

                                Marseille, 28 avril 1839.


Il y a bien longtemps que je n'ai reçu de vos nouvelles, ma chérie; je
ne suis pas habituée à cela, et j'en suis vraiment inquiète. Auriez-vous
fait comme moi? sériez-vous malade?

J'ai vu avant-hier madame Nourrit[1], avec ses six enfants, et le
septième près de venir... Pauvre malheureuse femme! quel retour en
France! accompagnant ce cadavre, qu'elle s'occupe elle-même de faire
charger, voiturer, déballer comme un paquet! Elle m'a semblé avoir le
courage stoïque des grandes douleurs; pas de larmes, peu de paroles, et
des mots profonds. Elle est belle encore, très brune, mais terriblement
fatiguée par tant de couches, tant de souffrances, et un si épouvantable
malheur. Ses enfants (dont cinq filles) sont charmants, bien tenus,
l'air intelligent et bon, ressemblant presque tous à leur père.

On a fait ici au pauvre mort un très maigre service funèbre, l'évêque
rechignant. C'était dans la petite église de Notre-Dame-du-Mont. Je ne
sais pas si les chantres l'ont fait exprès, mais je n'ai jamais
entendu chanter plus faux. Chopin s'est dévoué à jouer de l'orgue, à
l'élévation; quel orgue! un instrument faux, criard, n'ayant de souffle
que pour détonner. Pourtant _votre petit_ en a tiré tout le parti
possible! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué _les Astres_,
non pas d'un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d'un ton
plaintif et doux, comme l'écho lointain d'un autre monde. Nous étions
là deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les
yeux se sont remplis de larmes.

Le reste de l'auditoire, qui s'était porté là en masse et avait poussé
la curiosité jusqu'à payer cinquante centimes la chaise (prix inouï pour
Marseille!), a été fort désappointé; car on s'attendait à ce que Chopin
fît un vacarme à tout renverser et brisât pour le moins deux ou trois
jeux d'orgue. On s'attendait aussi à me voir, en grande tenue, au beau
milieu du choeur: que sais-je? On ne m'a point vue du tout; j'étais
caché, dans l'orgue, et j'apercevais, à travers la balustrade, le
cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous souvenez-vous comme je l'embrassai
de grand coeur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes? Qui
pouvait s'attendre à le retrouver sous un drap noir, entre des cierges?

J'ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de sa
femme et de ses enfants m'a fait encore plus de mal. J'avais le coeur si
gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui
dire un mot.

Bonsoir, chère amie; j'espère que cette lettre se croisera avec une de
vous. Je pense que vous aurez reçu _Gabriel_. Je compte sur l'argent que
j'ai demandé à Buloz pour quitter Marseille. Tout y est plus cher qu'à
Paris, et mon voyage très lent et très _précautionneux_ me coûtera gros,
comme on dit.

Adieu, ma chérie; je vous embrasse tendrement.

  [1] Veuve du célèbre ténor de ce nom, qui venait de se suicider à
      Naples.




CXCIV

A LA MÊME

                                Marseille, 20 mai 1839.

Mon amie,

Nous arrivons de Gênes, par une tempête affreuse. Le mauvais temps nous
a tenus en mer le double du temps ordinaire; quarante heures d'un roulis
tel que je n'en avais vu depuis longtemps. C'était un beau spectacle,
et, si tout mon monde n'eût été malade, j'y aurais pris un grand
plaisir.

Gênes n'a rien perdu à mes yeux de ce qu'elle était dans mes souvenirs:
magnifiques peintures, nature admirable, palais et jardins échafaudés
les uns sur les autres, avec ce caractère tout particulier qui lui est
propre.

Pendant que nous essuyions cet orage, vous étiez, vous autres tous,
préoccupés d'orages bien plus sérieux que nous ignorions. Nous avons
appris, en arrivant chez le docteur Cauvière (où nous nous reposons de
nos fatigues), tout ce qui s'était passé en France durant notre absence.
Au delà de la frontière, il y a comme une muraille de la Chine, entre
les nouvelles de la civilisation et l'immobilité du vieux monde. Mais
ces nouvelles sont tristes. Encore des victimes généreuses et folles
inutilement sacrifiées! encore du temps perdu! encore un bon coup de
vent pour la monarchie, en, attendant le naufrage inévitable, mais trop
tardif!

Nous partons après-demain matin pour Nohant. Adressez-moi là votre
prochaine lettre; nous y serons dans huit jours. Ma voiture est arrivée
de Châlon à Arles, par bateau et nous nous en irons en poste, tout
tranquillement, couchant dans les auberges comme de bons bourgeois.

On me cherche la brochure de l'abbé de Lamennais; mais on ne la trouve
pas encore. Marseille est très arriérée. Le docteur Cauvière lit
l'_Encyclopédie_[1] et se passionne pour Leroux et Raynaud avec une
ardeur libérale et philosophique qui le rajeunit de quarante ans. Il va
dans toute la ville prônant cette doctrine, et il me remercie de l'avoir
initié. Il rêve de venir a Paris, rien que pourvoir Leroux, qu'il se
reproche de n'avoir pas connu plus tôt.

C'est un bien digne homme que ce docteur; je le quitte avec regret; mais
j'ai besoin de retrouver une vie plus assise.

Je n'aime plus les voyages ou plutôt je ne suis plus dans les conditions
où je pouvais les aimer. Je ne suis plus _garçon_; une famille est
singulièrement peu conciliable avec les déplacements fréquents.

Je vous écrirai dès mon arrivée à Nohant; faites, ma chérie, que j'y
trouve une lettre de vous.

  [1] Cette _Encyclopédie nouvelle_ ne fut pas continuée.




CXCV

A LA MÊME

                                Nohant, 3 juin 1839.

Oui, chère amie, je suis chez moi, bien enchantée de pouvoir enfin me
reposer, une bonne fois, de cette vie de paquets et d'auberges que je
traîne depuis six mois sur les chemins et sur les mers. Nous sommes
arrivés sains et saufs, et Maurice a fait la stupéfaction du Berry par
la métamorphose qui s'est opérée eu lui. C'est presque un jeune homme à
présent, et je crois que le voilà entré à pleines voiles dans la vie.
Ces pauvres enfants sont si heureux d'être à la campagne, que cela fuit
plaisir à voir.

Que me dites-vous donc, chère amie, d'efforts à tenter, et d'étendard
à lever? Mon Dieu, j'ai la conviction que ni les hommes ni les femmes
n'ont la maturité convenable pour proclamer une loi nouvelle. La
seule expression complète du progrès de notre siècle est dans
_l'Encyclopédie_, n'en doutez pas. M. de Lamennais est un vaillant
champion qui combat en attendant, pour ouvrir la route, par de grands
sentiments et de généreuses idées, à ce corps d'idées qui ne peut pas
encore se répandre, vu qu'il n'est pas encore complètement formulé.
Avant que les disciples se mettent à prêcher, il faut que les maîtres
aient achevé d'enseigner. Autrement, ces efforts disséminés et
indisciplinés ne feraient que retarder le bon effet de la doctrine. Moi,
je ne puis aller plus vite que ceux de qui j'attends la lumière. Ma
conscience ne peut même embrasser leur croyance qu'avec une certaine
lenteur; car, je l'avoue à ma honte, je n'ai guère été jusqu'ici qu'un
artiste, et je suis encore à bien des égards et malgré moi un grand
enfant.

Ayez patience, cher grand coeur. Calmez votre tête ardente, ou du moins
nourrissez-la d'espoir et de confiance. De meilleurs jours viendront;
c'est déjà une consolation de les pressentir et de les attendre avec
foi.

Au milieu de tout cela, j'ai eu hier une journée de larmes, en recevant
votre lettre. La mort de Gaubert[1] ne m'affecte pas pour lui. Il
croyait fermement comme moi à une existence meilleure que celle-ci. Il
l'a méritée, il la possède à l'heure qu'il est. Mais j'ai pleuré pour
moi, sur cette longue séparation qui s'est faite entre nous. Il est si
utile pour l'âme et si bienfaisant pour le coeur de vivre sous l'égide
de vrais amis! Et celui-là était un des meilleurs, un de ceux que
j'estimais le plus haut et sur lequel je pouvais le plus compter! Je le
retrouverai, voilà ce qui me soutient; je me suis endormie hier soir
tout en pleurs et m'entretenant avec lui aussi intimement que s'il était
là.

Vous viendrez me voir, n'est-ce pas, ma chérie? Il va faire si beau à
Nohant. Nos provinces du Nord sont réellement si belles après qu'on a
vu cette aride et poudreuse Provence, que je me figure à présent que
j'habite un Éden, et je vous y convie comme si vous deviez en être aussi
enchantée que moi. Mais, au fond, je sais bien que vous y viendrez
pour moi, et pour vivre avec un être qui vous aime, et qui, en fait de
femmes, n'estime et n'aime complètement que vous.

Je vous fâche peut-être; car vous croyez à la grandeur des femmes et
vous les tenez pour meilleures que les hommes. Moi, ce n'est pas mon
avis. Ayant été dégradées, il est impossible qu'elles n'aient pas pris
les moeurs des esclaves, et il faudra encore plus de temps pour les en
relever, qu'il n'en faudra aux hommes pour se relever eux-mêmes. Quand
j'y songe, moi aussi, j'ai le spleen; mais je ne veux pas trop vivre
dans le temps présent. Dieu a mis autour de nous, en attendant que nous
ne fassions tous qu'une seule famille, des familles partielles, bien
imparfaites et bien mal organisées encore, mais dont les douceurs sont
telles, qu'elles nous donnent tout le courage nécessaire pour attendre
et pour espérer. Ne nous laissons donc pas trop abattre parle mal
général. N'avons-nous pas des affections profondes, certaines, durables?
n'est-ce pas une source immense de consolations? n'y puiserons-nous pas
la force de supporter les folies et les turpitudes du genre humain? Vous
avez votre Manoël, cet homme que vous aimez par-dessus tout et qui vous
aime avec toute l'ardeur d'un premier amour? Ne vous plaignez pas trop;
c'est une âme admirable, plus je l'ai vu, plus j'ai compris, combien
vous deviez vous chérir l'un l'autre, et cette charmante gaieté qui vous
sauve de tout, ne vient pas, comme vous le prétendez quelquefois, d'un
fond de légèreté qui serait en vous. Je crois, au contraire, que vous
avez l'esprit fort sérieux; mais vous possédez dans votre intérieur
un fond de bonheur inaltérable, et c'est là le secret de votre grande
philosophie à beaucoup d'égards.

Bonjour, chère bonne; écrivez-moi souvent. Aimez-moi toujours. Grondez
Emmanuel de ce qu'il ne m'écrit jamais. Embrassez tendrement pour moi
votre bon Manoël et parlez de moi à tous nos vrais amis.

Je vous envoie une lettre pour le frère de Gaubert; vous aurez la bonté
de la lui faire remettre.

  [1] Le docteur Gaubert aîné.




CXCVI

A.M. GIRERD, A NEVERS.

                                Paris, octobre 1839.

Mon bon frère,

Il y a des siècles que je veux t'écrire et je vis dans un tourbillon
d'affaires et de travail si assommant, que j'attends toujours une heure
de calme pour causer avec toi. C'est un bonheur que je ne voudrais
pas empoisonner par mille sottes interruptions et mille tristes
préoccupations.

Mais qu'une lettre est peu de chose et dit mal ce qu'on se dirait dans
le bon laisser aller du coin du feu! Tu devrais bien, maintenant que je
suis enfin installée chez moi à Paris, venir y faire une promenade,
et passer quelques bonnes journées avec moi. Tu me trouverais dans un
mouvement perpétuel; mais tu serais avec moi dans le mouvement, et ton
amitié y porterait le calme et la joie dont j'ai si souvent besoin. Il
me semble que nous aurions tant à nous raconter!

L'existence change si souvent et si complètement de face, dans le temps
où nous sommes! Nous nous retrouverions changés tous deux à bien des
égards sans doute, mais fidèles toujours au sentiment du devoir et a la
vieille et sainte amitié. Je suis un peu inquiète pourtant de ton long
silence. Serais-tu plus triste qu'autrefois? Si tu l'es, pourquoi ne me
le dis-tu pas? Je me flatte aussi parfois de l'idée que tu n'as plus
rien à me dire parce que tu es heureux.

Comment ne le serais-tu pas, avec une si admirable compagne, de
charmants enfants, tant d'amitiés et d'estimes solides?

Enfin, quoi que tu aies à me dire, écris-moi. Tu me gâtais autrefois,
tu me pardonnais de longs silences, et tu m'en réveillais toujours le
premier. Ma paresse à écrire t'a-t-elle découragé? Non. Tu sais bien que
cet affreux métier, d'écrivassier vous fait prendre en aversion la seule
vue de l'encre et du papier. Et puis, en s'écrivant, on s'explique et on
se résume toujours mal. On écrit sous l'impression du moment: triste à
la mort. Ce n'est pas toujours vrai; car, une heure plus tard, on eût
été calme et résigné. Où bien, on se dit plein d'espoir et de force, et
ce n'est pas plus vrai; parce que, une heure plus tôt, on eût été faible
et lâche. Quand on se voit, c'est autre chose. On a le temps de se
montrer sous tous ses aspects, on se reconnaît, et l'on reçoit une
impression plus certaine, plus durable et plus efficace par conséquent.
Vraiment, tu devrais bien venir ici. Nous nous en trouverions bien tous
deux, et mes enfants auraient tant de joie à te voir! Laisse-moi dans ce
bon rêve et donne-moi l'espoir qu'il se réalisera.

Bonsoir, bon vieux; aime-moi toujours comme je t'aime.

G. SAND.




CXCVII

A GUSTAVE PAPET, A ARS

                                Paris, janvier 1840.

Mon cher vieux,

Je suis enfin installée rue Pigalle, 16, depuis deux jours seulement,
après avoir bisqué, ragé, pesté, juré contre les tapissiers, serruriers,
etc., etc. Quelle longue, horrible, insupportable affaire que de se
loger ici!

Enfin, c'est terminé.

Au milieu de tout cela, j'ai fait une comédie qui, une fois faite, ne
m'a plus semblé bonne et que je ne veux pas même proposer au comité des
Français. J'aime mieux attendre le résultat du drame[1].

C'est décidément madame Dorval, qui entre aux Français dans deux mois au
plus tard, et qui va commencer mes répétitions tout de suite. Elle vient
de débuter à la Renaissance. Elle est plus belle que jamais et ses
adversaires eux-mêmes en conviennent.

J'ai tenu bon: j'ai poussé Buloz; j'ai été chez le ministre; j'ai
renversé toutes les barrières et j'ai imposé au Théâtre-Français madame
Dorval, qui n'en est pas plus contente pour cela.

Quant à nos personnes, elles sont assez florissantes. Les enfants vont à
merveille, moi bien.

Adieu, mon bon vieux; je t'embrasse en te recommandant de venir voir ma
pièce. Je t'avertirai à temps, et tu auras un pied-à-terre chez moi.
Mille amitiés à ton père. Les enfants t'embrassent.

GEORGE.

  [1[ _Cosima_.




CXCVIII.

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY

                                Paris, 27 février 1843.

Mon cher vieux,

Tu ne m'écris donc plus? que deviens-tu? plaides-tu? as-tu reçu les
papiers que tu demandais?

Mon drame est toujours à la veille d'entrer en répétition. Je commence à
croire que cette veille-là est celle du jugement dernier. Ils sont tous
en révolution à la cour du roi Pétaud. Le comité se prend aux cheveux
avec le ministère. On parle de dissolution de société. Le ministre veut
donner sa démission, prétendant qu'il aimerait mieux gouverner une bande
d'anthropophages que les comédiens du Théâtre-Français. Buloz perd
l'esprit qui lui reste, et, moi, je tâche d'attendre avec patience la
fin de la bataille.

Pour couronner tous mes ennuis, j'aurai peut-être une sifflade de
première classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue la
galère! Que j'aie un succès ou une chute, j'irai me reposer à Nohant de
la vie de Paris, à laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois,
jamais.

Du reste, tout va bien. Maurice passe ses journées à l'atelier et fait
des progrès. Solange prend force leçons et perd beaucoup de temps à
sa toilette. Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te
moquer beaucoup quand tu la verras, pour la corriger.

Le gros Grzymala est toujours amoureux de toutes les belles et roule ses
gros yeux à la grande Borgnotte et à la petite Jacqueline.

Ta _divine_ Dorval s'impatiente de ne pas voir commencer sa pièce. Elle
a joué _Clotilde_ comme un ange et comme un diable. Madame Marliani
est toujours dans la philosophie jusqu'aux oreilles. Maurice s'en est
radicalement guéri.

Adieu, mon vieux; écris-moi donc. Il me semble qu'il n'y a plus de
Berry, que Nohant et Montgivray se sont _effondrés_ comme dans
_le Tremblement de terre de la Martinique_ qu'on voit à la Porte
Saint-Martin, où tous les noirs sont engloutis par douzaines, tandis que
tous les blancs se sauvent: ce qui n'est pas infiniment vraisemblable;
mais qui satisfait le patriotisme du parterre éclairé.
                
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