George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
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Veille à ce que maître Pierre[1] me sème et me plante les légumes que
j'aime, et non ceux qui se vendent le mieux, et à ce qu'il ne laisse pas
geler mes fleurs.

Je t'embrasse, ainsi que Léontine[2] et ta femme, à qui j'envie le
plaisir de passer l'hiver à la campagne. Je ne connais rien de plus
triste, de plus noir et de plus sale que Paris dans ce temps-ci, et j'y
ai le spleen.

  [1] Pierre Moreau, jardinier et domestique à Nohant.
  [2] Léontine Chatiron, nièce de George Sand.





CXCIX

A M. CALAMATTA, A BRUXELLES

                                Paris, 1er mai 1840.

Cher Carabiacai,

J'ai été huée et sifflée comme je m'y attendais. Chaque mot approuvé et
aimé de toi et de mes amis, a soulevé des éclats de rire et des tempêtes
d'indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale,
et il n'est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs,
déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient
tout de travers. Enfin la pièce a été jusqu'au bout, très attaquée et
très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du
résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes.

J'étais là, fort tranquille et même fort gaie; car on a beau dire et
beau croire que l'_auteur_ doit être accablé, tremblant et agité: je
n'ai rien éprouvé de tout cela, et l'incident me paraît burlesque.
S'il y a un côté triste, c'est de voir la grossièreté et la profonde
corruption du goût. Je n'ai jamais pensé que ma pièce fût belle; mais je
croirai toujours qu'elle est foncièrement honnête et que le sentiment en
est pur et délicat. Je supporte philosophiquement la contradiction; ce
n'est pas d'aujourd'hui que je sais dans quel temps nous vivons et à
quelles gens nous avons affaire. Laissons-les crier! nous n'aurions plus
rien à faire, s'ils n'étaient ce qu'ils sont.

Console-toi de mon accident. Je l'avais prévenu, tu le sais, et j'étais
aussi calme et aussi résolue la veille que je le suis le lendemain.

Si la pièce n'est pas défendue, je crois qu'elle ira son train et
qu'on finira par l'écouter. Sinon, j'aurai fait ce que je devais et je
recommencerai à dire ce que je veux dire toute ma vie, n'importe sous
quelle forme. Reviens-nous bientôt. Tu me manques comme une partie
essentielle de ma vie.

A toi de coeur.

GEORGE.




CC

A CHOPIN, A PARIS

                                Cambrai, 13 août 1840.

Cher enfant,

Je suis arrivée à midi bien fatiguée; car il y a quarante-cinq lieues
et non trente-cinq de Paris jusqu'ici. Nous vous raconterons de belles
choses des _bourgeois_ de Cambrai. Ils sont _beaux_, ils sont bêtes, ils
sont épiciers; c'est te sublime du genre. Si la _Marche historique_ ne
nous console pas, nous sommes capables de mourir d'ennui des politesses
qu'on nous fait. Nous sommes logés comme des princes; mais quels hôtes,
quelles conversations, quels dîners! nous en rions quand nous sommes
ensemble; mais, quand nous sommes devant l'ennemi, quelle piteuse figure
nous faisons! je ne désire plus vous voir arriver; mais j'aspire à m'en
aller bien vite, et je commence à comprendre pourquoi vous ne voulez pas
donner de concerts. Il serait possible que Pauline Viardot ne chantât
pas après-demain, _faute d'une salle_. Nous repartirions peut-être
un jour plus tôt. Je voudrais être déjà loin des Cambrésiens et des
Cambrésiennes.

Bonsoir. Je vais me coucher, je tombe de fatigue.

Aimez votre vieille comme elle vous aime.

G. S.




CCI

A MAURICE SAND, A PARIS

                                Cambrai, samedi soir 15 août 1840.

Cher toutou,

Je t'aime, je me porte bien, je me couche tôt et je me lève _idem_.
Aujourd'hui, nous avons été voir une manufacture, une cathédrale et la
_Marche historique_, qui serait une chose belle et curieuse de loin.
Mais j'étais trop près et j'ai vu que c'était fort sale et déguenillé.
Il y avait pourtant quelques beaux costumes, mais peu d'ensemble et rien
d'exact.

Nos hôtes nous ont régalés d'un dîner de quarante personnes, vrai
gueuleton de province, trois heures à table et de l'esprit de gendarme
_à mort_. Puis une soirée dansante, dans un superbe salon. Voilà tout ce
qu'il y a à dire de la société; j'y ai rencontré une demi-douzaine de
personnes qui prétendaient me connaître et que je ne connais ni d'Eve ni
d'Adam. Un vrai _tas de particuliers_. Il y aurait de bonnes scènes de
moeurs de province à faire sur l'intérieur de nos hôtes, bonnes gens,
excellents, mais gendarmes! un gendarme, deux gendarmes, trois, quatre,
six, huit, quarante gendarmes! c'est curieux dans son genre.

Demain, le concert est à _onze heures du matin_, ce qui caractérise la
vie cambrésienne. Ma présence en cette bonne ville est une des moins
désagréables apparitions que j'aie faites en province. Je crois que
personne n'y avait jamais entendu prononcer mon nom, ce qui me met fort
à l'aise.

On nous dit qu'il y a ici dans une église, un Rubens, _Descente de
croix_.--La véritable! disent-ils; celle d'Anvers est, selon eux, une
copie. Cela me fait l'effet d'une blague indigène. Nous irons tout de
même voir ça, après le concert. Après-demain, autre concert, toujours à
onze heures du matin, et, le soir, nous repartons. Je revole dans les
bras de mes mignons, pour les _biger_ à mort.

Recevrai-je de vos nouvelles demain? Je le voudrais bien. Bonsoir, mes
chéris. Dis à ma grosse d'être sage, afin que je puisse, l'emmener si je
refais un voyage. Qu'elle soit bonne; car, si madame Marliani se plaint
d'elle, j'aurai moins de plaisir à l'embrasser.

Bonsoir, mille baisers, à mardi.

TA VIEILLE.




CCII

AU MÊME, A GUILLERY, PRÈS NÉRAC

                                Paris, 4 septembre 1840.

Mon enfant chéri,

Nous nous portons bien. Nous ayons reçu ta lettre, que nous attendions
avec impatience, tu peux bien le croire. Je suis très reconnaissante
envers Levassor de t'avoir un peu égayé en route et surtout au départ;
car c'était le moment difficile. Moi aussi, j'avais le coeur bien gros;
mais je ne voulais pas attrister davantage le commencement d'un voyage
où tu t'amuseras, j'espère, et qui te fera du bien.

Donne-toi du mouvement puisque tu es à même, et fortifie-toi. Reviens
ici rassasié de plaisir, afin de pouvoir reprendre le travail un peu
plus ardemment que par le passé. Je ne veux pas t'écrire des reproches.
J'espère que tu feras des réflexions sérieuses sur le temps que tu as
perdu et que tu seras résolu à le regagner. Il ne te reste pas beaucoup
d'années à flâner avant d'être un homme.

Boucoiran nous est arrivé avant-hier, et Rollinat hier, tous deux bien
désolés de ne pas te trouver à Paris. Rollinat demeure chez nous. Nous
avons été voir hier, encore une fois, les Michel-Ange et, dans le même
palais des beaux-arts, les échantillons du génie de l'école ingriste.
C'est pitoyable sous tous les rapports. Il y a un _Prométhée enchaîné_
qui est textuellement copié de celui de Flaxmann; c'est un peu trop sans
gêne. Somme toute, l'école n'est pas en progrès, et la concurrence n'est
pas décourageante pour ceux qui veulent entrer dans la carrière.

Nous avons eu ici de grands étalages de troupes. On a _fioné_ le
gendarme et _cuissé_ le garde national. Tout Paris était en émoi, comme
s'il s'agissait d'une révolution. Il n'y a rien eu, sinon quelques
passants assommés par les sergents de ville.

Il y avait des endroits de Paris où il était dangereux de circuler,
_ces messieurs_ assassinant à droite et à gauche pour le plaisir de se
refaire la main. Chopin, qui ne veut rien croire, a fini par en avoir la
preuve et la certitude.

Madame Marliani est de retour. J'ai dîné chez elle avant-hier avec
l'abbé de Lamennais. Hier, Leroux a dîné ici. Chopin t'embrasse mille
fois. Il est toujours _qui qui qui mè mè mè;_ Rollinat fume comme un
bateau à vapeur. Solange a été sage pendant deux ou trois jours; mais,
hier, elle a eu un accès de fureur. Ce sont les Reboul, des voisins
anglais; gens et chiens, qui l'hébètent. Je les vois partir avec joie.
Mais je crois bien que je serai forcée de la mettre en pension si elle
ne veut pas travailler. Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien.

Bonjour, mon enfant; écris-moi bien souvent. Je ne suis pas habituée
à me passer de toi, j'ai besoin de recevoir de tes nouvelles. Nous
t'embrassons tous; moi, je te presse mille fois contre mon coeur.

Je suis contente de mes nouveaux domestiques, surtout du garçon, qui est
un excellent sujet. Mais j'ai tant de guignon, que je vais le perdre: il
est conscrit et on l'appelle à son poste.




CCIII

AU MÊME, A GUILLERY, PRÈS NÉRAC.

                                Paris, 20 septembre 1640

Mon enfant,

J'ai reçu ta seconde lettre de Guillery. Je suis heureuse d'apprendre
que tu te portes bien et que tu t'amuses. Ne sois pas imprudent avec ton
petit cheval; songe que tu n'es pas encore un bien fameux cavalier, et
ne galope pas trop fort dans les sables. Il y a quelquefois en travers
des sentiers, des racines qu'on ne peut pas voir et dans lesquelles les
chevaux se prennent les pieds. Alors le meilleur cheval peut s'abattre
et vous lancer en avant, comme Emmanuel, qui a fait, devant toi, une si
dure cabriole. Mon pauvre père a été tué comme cela. Je sais bien que,
si on pensait à tous ces accidents qui peuvent arriver, on ne ferait
jamais rien et qu'on serait d'une poltronnerie stupide. Mais il y a
une dose de prudence et de bon sens qui se concilie très bien avec la
hardiesse et le plaisir. Tu sais mon système là-dessus. Je suis très
brave et je ne me fais jamais de mal; c'est une habitude à prendre. Tout
cela, c'est pour te dire de tenir toujours bien ton cheval en main,
de ne pas te porter en avant quand tu galopes. Le poids du corps du
cavalier en arrière donne de la force et de l'_attention_ aux jarrets du
cheval, et de la liberté à ses épaules. Enfin, il faut _multiplier les
points de contact_, comme dit cet admirable M. Génot.

Nous allons toujours au manège, Solange et moi, et Calamatta, qui est de
retour, y a fait sa rentrée avec éclat sur ce joli cheval rouge que tu
as monté quelquefois. Je monte de temps en temps _Sylvio_, le grand
cheval qui, sauf ton respect, faisait un jour des _bruits étranges_
quand M. Latry[1] le talonnait. Il est bête comme une oie et dur comme
un chien; mais il obéit bien à l'éperon et s'enlève avec beaucoup de
force et d'aplomb. Je l'aime assez, quoiqu'il m'écorche un peu le
jarret. Il y a maintenant un amour de cheval, fin, léger, ardent,
toujours dansant, ne ruant jamais. C'est ma _passion_, et M. Latry
trouve que je l'_avantage_ très bien. Solange n'ose pas encore le
monter, mais cela viendra. Elle s'escrime sur la _Légère_ et sur
_Diavolo_.

En voilà assez sur les chevaux; mais, pour ne pas sortir des bêtes, je
te dirai que notre ami Rey a lâché un nouveau mot plus beau que _béat_
et _plantureux_, c'est _grelu_. Ce que cela veut dire, je ne me mêle pas
de l'apprendre; car, quand on parle _comme un livre_, on n'a pas besoin
d'être compris. Rey fait le bonheur de Rollinat, qui s'éveille la nuit,
à ce qu'il prétend, pour rire en pensant à ses mots. Cela en inspire
à Rollinat par émulation. Il a trouvé le caméléopard girafé, et bien
d'autres. Tu vois qu'il cultive toujours le style fleuri et la métaphore
_plantureuse_.

Balzac est venu dîner avant-hier. Il est tout à fait fou. Il a découvert
la _rose bleue_, pour laquelle les sociétés d'horticulteurs de Londres
et de Belgique ont promis cinq cent mille francs de récompense _(qui
dit, dit-il)._ Il vendra, en outre, chaque graine cent sous, et, pour
cette grande production botanique, il ne dépensera que cinquante
centimes. Là-dessus, Rollinat lui dit naïvement:

--Eh bien, pourquoi donc ne vous y mettez-vous pas tout de suite?

A quoi Balzac a répondu:

--Oh! c'est que j'ai tant d'autres choses à faire! mais je m'y mettrai
un de ces jours.

Nous avons été voir _la Méduse_, dont Delacroix nous avait tant parlé;
c'est en effet un beau mélodrame. Le décor et la mise en scène des deux
derniers actes sont superbes. La scène du radeau fait vraiment illusion,
et rend jusqu'à la couleur de Géricault d'une manière étonnante. Je
voudrais bien qu'on le donnât encore quand tu reviendras.

Voilà tout ce que nous avons vu depuis ma dernière lettre; je passe
toutes mes nuits sur le _Tour de France[2],_ qui touche à sa fin.

Bonsoir, mon Bouli. Il fait en ce moment un orage du diable, et tu ne
l'entends pas; car tu ronfles sans doute plus fort que lui. Adieu; mille
baisers. Écris-moi.

  [1] Professeur d'équitation.
  [2] _Le Compagnon du tour de France_.




CCIV

A M. HIPPOLYTE CHATIRON

Mon cher vieux,

Viens nous voir, tu ne me gêneras en rien. Solange s'arrangera avec
Léontine. Il y a de quoi les coucher et loger toutes deux, chambres,
lits et matelas, sans me faire d'embarras. Avertis-moi seulement deux
jours d'avance, pour que Moreau joue du balai au second étage, et voilà
tout.

Si tu me réponds de me faire passer l'été à Nohant moyennant quatre
mille francs, j'irai. Mais je n'y ai jamais été sans y dépenser quinze
cents francs par mois, et, comme, ici, je n'en dépense pas la moitié,
ce n'est ni l'amour du travail, ni celui de la dépense, ni celui de _la
gloire_ qui me fait rester. J'ignore si j'ai été pillée; mais je né sais
guère le moyen de ne pas l'être avec mon caractère et ma nonchalance,
dans une maison aussi vaste et avec un genre de vie aussi large que
celui de Nohant. Ici, je puis voir clair; tout se passe sous mes yeux
comme je l'entends et comme je le veux. A Nohant, entre nous soit dit,
tu sais qu'avant que je sois levée, il y a souvent douze personnes
installées à la maison. Que puis-je faire? Me poser en économe, on
m'accusera de _crasse_; laisser les choses aller, je n'y puis suffire.
Vois si tu trouves à cela un remède.

A Paris, il y a une indépendance admirable, on invite qui l'on veut, et,
quand on ne veut pas recevoir, on fait dire par son portier qu'on est
sorti. Pourtant je déteste Paris sous tous les autres rapports, j'y
engraisse de corps et j'y maigris d'esprit. Toi qui sais comme j'y vis
tranquille et retirée, je ne comprends pas que tu me dises, comme tous
nos provinciaux, que j'y suis pour _la gloire_. Je n'ai point de gloire,
je n'en ai jamais cherché, et je m'en soucie comme d'une cigarette. Je
voudrais humer l'air et vivre en repos. J'y parviens, mais tu vois et tu
sais à quelles conditions.

M. Dudevant écrit à son fils:

«J'ai une bonne nouvelle à t'apprendre. Madame de Boismartin[1] est
morte.»

Après quoi, il lui annonce que la pauvre vieille a légué à Solange une
belle montre en or avec une chaîne pareille.--«Mais Solange est trop
jeune, ajoute-t-il, pour avoir un bijou semblable et je le garde jusqu'à
ce qu'elle soit grande. Quant à toi, continue-t-il, tu as hérité de
_vingt napoléons_ pour que tu puisses acheter une montre pareille à
celle de ta soeur. Vois si tu veux une montre ou bien si tu veux _un
cheval arabe_.--Ce qui signifie: «Compte sur ton héritage et bois de
l'eau; tu auras ou une montre de chrysocale, ou un cheval de cinquante
écus. Le reste, je le garde jusqu'à ce que tu sois grand.» Et,
là-dessus, il signe comme toujours: _Ton bon père,_ et lui annonce, pour
ses étrennes, six pots de confitures dont il engage Solange à _goûter_,
toujours pour ses étrennes. C'est à mourir de rire.

Maurice est furieux. Il n'y a pas de mal à ce qu'il ouvre un peu les
yeux et voie par lui-même les procédés de son _bon père._ Du reste, je
suis très contente du gamin. Il travaille comme un nègre, et Delacroix
m'a dit que, quoiqu'il fût le plus nouveau de l'atelier, il était déjà
le plus fort. Il dit qu'il sera un grand peintre, s'il continue à le
vouloir; et, quand Delacroix, qui est très féroce avec ses élèves, dit
de pareilles choses, c'est bon signe. Ce succès a encouragé Maurice. Il
passe ses journées à l'atelier, où, après avoir travaillé quatre heures
au modèle, il fait deux heures d'anatomie avec un professeur que les
élèves se sont donné en se cotisant et qui leur fait un cours complet à
l'École de médecine.

À cinq heures, il rentre et prend, un jour, une leçon d'italien; l'autre
jour, une leçon de littérature française avec un jeune homme très
distingué qui l'intéresse beaucoup. Après dîner, jusqu'à minuit, il se
remet au dessin, soit à copier des gravures des anciens maîtres, soit à
composer des sujets qui sont pleins d'imagination et de mouvement. Tout
ce travail lui fait grand bien et rabote son caractère sans qu'il s'en
aperçoive. Il oublie un peu la toilette et met tout son argent en
gravures et en plâtres. Son père aurait grand tort de lui retenir ses
quatre cents francs. Mais il les retiendra, tout en lui faisant les
phrases les plus banales du monde pour l'engager _à devenir un Raphaël
ou un Michel-Ange_.

La grosse est fort sage à la pension, à ce qu'on dit. Je ne m'en
aperçois guère à la maison. Elle se porte bien toujours. Dieu veuille
qu'elle devienne un peu moins hérisson en grandissant! Quand je vois
Léontine, qui n'était pas commode, douce et bonne comme elle l'est à
présent, j'espère que Solange tournera de même quelque jour.

Si je ne vais pas à Nohant cette année, il faudra que tu boives le
bourgogne de ma cave, voilà tout le remède que j'y vois. Je voudrais
pourtant y aller; car j'ai de Paris plein le dos. Si on nous fortifie
surtout, nous allons tourner à l'imbécillité et à l'abrutissement le
plus odieux. Apprêtons-nous à payer de jolis impôts, à perdre le bois
de Boulogne, à voir les républicains du _National_ donner la main aux
culottes de peau de l'Empire. Tout, cela est ignoble et révoltant. Cela
s'est fait au milieu de telles intrigues, qu'on ne comprend plus rien à
ce malheureux pays. Le peuple souffre de plus en plus, et la débauche
des riches va son train.

Il faut voir les théâtres regorger de prostituées dansant le cancan avec
cette noble population bourgeoise qui se laisse insulter par le monde
entier, qui souffre les trahisons de son gouvernement infâme, et qui
cuve son vin et sa honte sur les marches des mauvais lieux. Si le peuple
ne s'endort pas sous le fardeau, tout cela est bon, parce que c'est le
craquement révolutionnaire qui se fait tout doucement. Mais, mon Dieu,
il faudra que ce peuple ait bien du coeur, de l'énergie et de la vertu,
si tout ce poison qui découle sur lui ne le corrompt pas.

Bonsoir, mon vieux; viens toujours nous voir. Je t'embrasse.

  [1] Dame de compagnie de feu la baronne Dudevant.




CCV

A M. L'ABBÉ DE LAMENNAIS, A SAINTE-PÉLAGIE

                                Paris, février 1841.

Ce à quoi je tiens avant tout, monsieur, c'est que vous ne croyiez point
qu'un sot amour propre blessé pût jamais me faire abjurer les sentiments
d'affection et de respect que je vous ai voués. Quand même j'aurais eu
la certitude que vous aviez voulu m'adresser du fond de votre prison une
leçon incisive, comme on me l'a donné à entendre de toutes parts, je
l'aurais acceptée, non pas sans douleur, mais du moins sans amertume.

Le bon ami Gaubert[1] a dû vous le dire, et je suis sûre qu'au fond de
votre coeur vous n'en avez jamais douté. Je crois, je persiste à croire
que je suis fort desservie auprès de vous, et on aurait pu m'attribuer
de telles paroles ou de telles pensées, qu'elles eussent fermé votre âme
à toute estime et à toute confiance envers tout ce qui ne porte pas de
_barbe au menton_.

Je sais autour de vous des gens qui ne se font pas faute de me calomnier
avec un acharnement qui m'afflige sans m'irriter, parce que cette haine
gratuite me parait tenir de l'hypocondrie et presque de la démence.
Quelquefois, dans les plus folles déclamations, il y a une sorte
d'habileté (c'est un caractère de la maladie appelée _haine_) qui impose
aux âmes les plus nobles et aux esprits les plus fermes. Je n'ai jamais
pu penser que cette sorte d'anathème, lancé par vous _sans exception_
sur notre sexe, fût une action lâche et méchante.

J'ose à peine répéter les mots dont vous vous servez dans votre
indignation généreuse, quand je songe que c'est vous qui êtes en cause,
vous, monsieur, qui êtes l'objet d'une vénération religieuse de ma
part, et de celle de tout ce qui m'entoure. Si j'avais jugé ainsi votre
sévérité, je n'aurais jamais eu besoin de l'explication que vous voulez
bien me donner; car je n'aurais jamais eu le moindre doute sur vos
intentions.

J'ai craint seulement, je le répète, un de ces mouvements de colère
paternelle que vous éprouvez quand vous croyez la justice et la vérité
méconnues, et que, grâce à Dieu et heureusement pour notre siècle,
vous ne savez pas réprimer. Soyez certain que, si telle eût été votre
inspiration, quoique je ne me sentisse pas frappée avec clairvoyance
et justice, à certains égards j'aurais respecté votre pensée et votre
intention, comme je respecte tout ce qui vient de vous.

Je dis _à certains égards_; car, au manque de logique et de raisonnement
que vous nous reprochez, je puis vous jurer, par l'affection que je vous
porte, qu'en ce qui me concerne personnellement, je reconnais de bon
coeur et très gaiement que vous avez grandement raison. Le reproche
m'eût blessée dans le cas où j'aurais eu la prétention d'être ce que
je ne suis pas, et j'avoue n'avoir jamais compris qu'on pût mettre son
bonheur ou sa dignité à sortir de son rôle.

Cela posé (et vous connaissez à ce sujet ma sincérité), j'oserai vous
dire que je ne suis pas convaincue de l'infériorité des femmes, même
sous ce rapport-là. Dirai-je en avoir rencontré qui eussent été capables
de vous écouter, de vous suivre et de vous comprendre des heures
entières? Je n'ai pas le droit de l'affirmer: ce serait m'attribuer la
compétence d'un pareil jugement; mais, dans mon instinct et dans ma
conscience, je le crois. Il est vrai que ces femmes-là ont vécu à
l'ombre comme des fleurs et n'ont point porté de pétitions à la Chambre.

Ne me trouvez-vous pas, monsieur, bien imbue, aujourd'hui, _de l'esprit
de corps?_ C'est très désintéressé de ma part; car je n'ai fait aucune
étude sérieuse sur mon intelligence et je n'ai jamais été mue que par le
sentiment. En outre, j'ai beaucoup plus souffert de l'absurdité et de la
malice des femmes que de celles des hommes.

Mais j'ai toujours attribué cette infériorité de fait, qui existe en
général, à l'infériorité qu'on veut consacrer éternellement en principe
pour abuser de la faiblesse, de l'ignorance, de la vanité, en un mot de
tous les travers que l'éducation nous donne. Réhabilitées à demi par la
philosophie chrétienne, nous avons besoin de l'être encore davantage.

Comme nous vous comptons parmi nos saints, comme vous êtes le père de
notre Église nouvelle, nous sommes toutes désolées et toutes découragées
quand, au lieu de nous bénir et d'élever notre intelligence, vous nous
dites un peu sèchement: «Arrière, mes bonnes filles, vous êtes toutes de
vraies sottes!»

Je réponds pour mes soeurs: «C'est la vérité, maître; mais
enseignez-nous à ne plus être sottes!»

Le moyen n'est pas de nous dire que le mal tient à notre nature, mais
qu'il résulte de la manière dont votre sexe nous a gouvernées jusqu'ici.
Si nous demandons à Dieu l'intelligence, il nous la donnera peut-être,
sans nous donner pour cela de la barbe, et alors vous serez bien
attrapés à votre tour.

Il me faut bien du courage pour plaisanter avec vous, monsieur, lorsque
mon coeur est navré des souffrances que vous endurez dans la prison. Si
je l'ose, c'est parce que je connais votre inaltérable sérénité, ce fond
de gaieté que vous avez, et qui est à mes yeux la plus admirable preuve
de votre bonté et de votre candeur.

Vous avez voulu subir ce martyre: c'est bien de la bonté que vous avez
pour une génération si légère et si froide. Tout en vous admirant, je ne
puis vous approuver d'exposer votre santé et votre vie pour toute cette
race qui ne vous vaut pas. Enfin, Dieu ne se fera pas le complice de
vos bourreaux, et, malgré vous, il vous rendra à nos voeux, à notre
dévouement et à notre respectueuse amitié.

GEORGE SAND.

  [1] Le docteur Gaubert jeune.




CCVI

A M. AUGUSTE MARTINEAU DESCHENEZ, A ALGER

                                Nohant, 16 juillet 1841.

Non, mon cher enfant, je ne t'oublie pas, et je ne t'ai pas ôté mon
amitié. Mais je n'écris plus à personne; ce que je dis non pour me
justifier, mais pour que tu ne te croies pas plus maltraité que mes
autres vieux amis. Je suis coupable envers vous tous, et mon horreur
pour les lettres est aussi grande que mon dégoût des _belles-lettres_.
J'aime pourtant à en recevoir des gens que j'aime, _belles_ ou non. Mais
je ne sais plus répondre, je ne peux plus me résumer en quatre lignes
comme autrefois, comme on le peut et comme on le fait quand on est
jeune.

Je ne le suis plus du tout, et apparemment mon cerveau s'est étrangement
compliqué, puisque je ne peux plus rendre compte de moi à moins d'un
volume que je t'épargne, et tu dois m'en savoir gré.

Le fait est que ne puis plus dire si je suis triste ou gaie, forte ou
abattue. Je n'en sais plus rien. Je suis triste ou contente selon les
choses extérieures communes à nous tous; mais je n'ai plus aucune
initiative avec ma vie. Elle me mène, je ne la gouverne plus. Et ce
n'est pas chagrin de ma part, c'est indifférence de moi-même. Cela est
venu avec les années et l'embonpoint; l'apathie naturelle y a contribué,
et peut-être l'influence d'une époque où aucune de mes sympathies et de
mes croyances n'est réalisée ni réalisable.

Tu vois bien que je ne suis pas amusante et que je te parle de choses où
tu n'entends rien. Car, Dieu merci, tu es jeune, tu aimes la vie, tu y
trouves des souffrances ou des plaisirs personnels assez vifs pour que
tu te sentes vivre. Enfin, tes idées n'ont pas encore pris une
direction qui te rende la société antipathique. Peut-être même ne la
prendront-elles jamais, et je ne sais pas pourquoi tu te souviens que
j'existe, moi qui ne suis pas de ce monde et qui n'y pose qu'une patte,
m'élançant avec les trois autres dans un avenir dont tu ne te soucies
guère, et tu fais bien.

Amuse-toi donc! je ne te plains pas, quoique je conçoive tes heures
d'ennui et de souffrance là-bas. Mais enfin tu auras vu l'Afrique, et le
présent, qui te déplaît souvent, aura son prix quand il sera entré dans
le passé. Maurice, qui ne rêve que peinture et qui fait vraiment des
progrès, voudrait bien être à ta place. Nous sommes à Nohant depuis un
mois, et nous y _jouissons_ d'un temps détestable, par suite d'un petit
imbécile de tremblement de terre qui est venu nous abîmer notre pauvre
été.

Solange est en pension et va venir ici passer ses vacances très
prochainement.

Maurice t'embrasse. Rapporte-lui de ton Afrique tout ce que tu pourras,
tout ce que tu voudras, fussent de vieilles semelles arabes, ou une
mèche de crins de cheval: il trouvera que cela a du _caractère_ et du
_chic_.

Bonsoir, mon cher Benjamin; reviens bientôt. Nous nous retrouverons,
j'espère, à Paris, où je retournerai à l'automne. En attendant, ne crois
pas que je t'aie mis de côté dans mes affections: à cet égard-là, je
n'ai pas changé. Mais je suis devenue diablement sérieuse et ennuyeuse.

Que Dieu soit avec toi et te donne du soleil, de l'insouciance et des
émotions à doses mesurées. C'est ce que je puis te souhaiter de mieux.

A toi de coeur.

G. S.




CCVII

A MADAME MARLIANI, A PARIS

                                Nohant, 13 août 1841.

Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, chère belle et bonne.
J'ai eu toutes mes nuits absorbées par le travail et la fatigue. J'ai
passé tous les jours avec Pauline[1] à me promener, à jouer au billard,
et tout cela me fait tellement sortir de mon caractère indolent et de
mes habitudes paresseuses, que, la nuit, au lieu de travailler vite, je
m'endors bêtement à chaque ligne. C'est une lutte très pénible, je vous
assure, et pourtant, comme je suis déjà fort en retard avec Buloz, qui
me tourmente, il n'y a pas moyen de céder au sommeil. Je me flatte
toujours de m'éveiller à force de café et de cigarettes, afin d'arriver,
vers trois heures du matin, à la fin de ma tâche et de pouvoir alors
écrire le peu de lettres qui me tiennent au coeur. Mais je crois que
le café est devenu pour moi de l'opium et que le tabac m'abrutit; car,
avant d'avoir fait trois pages de mon roman, je bâille à me démettre la
mâchoire, et, à la fin de la tâche, je tombe sur mon oreiller, comme si
Enrico venait de me faire un discours sur les _fourtifications_.

Je crois bien que mon roman ne sera guère plus amusant que lui: il est
impossible de s'ennuyer aussi mortellement d'écrire, sans que le lecteur
en fasse autant. Avec cela, je suis forcée de relire tous mes anciens
romans pour les corrections de l'édition nouvelle[2]. Jugez quel plaisir
de remâcher les points et les virgules d'une trentaine de volumes! Je
crains sortir de là dans le dernier degré de l'idiotisme.

Pauline me quitte le 16. Maurice part le 17 pour aller chercher sa
soeur, qui doit être ici le 23. Elle ira vous voir si, dans la journée
du 21 (jour de sa sortie de pension et de son départ pour Nohant), elle
en trouve le temps au milieu des paquets et des commissions. Comme
elle sera rue Pigalle, si vous passez par là, vous seriez bien bonne
d'entrer. Je serais sûre d'avoir de vos nouvelles, par des yeux qui vous
auraient vue.

Au reste, Gaubert m'écrit que vous êtes guérie, mais que vous pouvez
retomber si vous ne vous préservez pas. Encore une fois, et non pas
pour la dernière, car je vous le rabâcherai toujours, chère amie,
soignez-vous donc, et songez que vous n'avez pas le droit de vous moquer
de vous-même quand vous êtes si nécessaire à votre gros Manoël, à moi, à
nous tous.

Vous ferez certainement bien d'aller en Normandie, et ensuite de venir
à Nohant. J'espère que l'automne sera beau. C'est une saison qui, en
Berry, ne manque jamais de nous dédommager. Pourvu que cette année de
banqueroute ne me donne pas un démenti! Enfin, vous savez que ma
baraque est saine et bien close. Vous y serez encore dans de meilleures
conditions de santé qu'à Paris. Manoël y trouverait à chasser, puisqu'il
aime la chasse, et vous devriez y amener par les oreilles le petit
Gaston, qui cultive les bécasses, et à qui nous en fournirions de toute
espèce. Viardot passe toutes ses journées à braconner, avec mon frère et
Papet; car la chasse n'est pas encore ouverte, et ils bravent les lois
divines et humaines. Pauline lit avec Chopin des partitions entières au
piano. Elle est toujours bonne et charmante comme vous la connaissez. Sa
grossesse ne l'incommode pas du tout; je suis désolée de ne pouvoir
la garder plus longtemps. Mais elle retourne en Angleterre pour un
_festival_.

Bonsoir, chère bonne amie. N'imitez donc pas ma paresse, et écrivez-moi
un peu plus souvent. Dites-moi ce que vous faites et où je dois vous
écrire si vous quittez Paris.

Je vous embrasse mille fois.

A vous de coeur.

GEORGE.

Vous m'avez envoyé, par la poste, une petite brochure de M. Jognet, qui
portait quelques mots écrits par lui à la main sur la couverture. En
conséquence de quoi, j'ai payé trois francs de port! Dites à Enrico de
ne pas me faire payer ses oeuvres aussi cher quand il me les enverra!

  [1] Pauline Viardot.
  [2] Première édition in-12. Perrotin, 1841-1842.




CCVIII

A MADEMOISELLE DE ROZIÈRES, A PARIS

                                Nohant, 22 septembre 1841.

Chère amie,

Je ne comprends pas que vous _m'accusiez_ de vous _accuser_, quand je
vous approuve et vous plains de toute mon âme. Si je ne vous ai pas
écrit, c'est que je ne savais où vous adresser ma lettre, et, comme le
motif de votre absence était une chose fort secrète, comme on ne sait
jamais ce que peut devenir une lettre qui ne va pas directement à la
personne absente, je voulais attendre votre retour à Paris pour vous
écrire. Je vous réponds ce soir à la hâte, ne voulant pas attendre la
lettre de Solange, qui mettra bien deux ou trois jours à tailler et
retailler sa plume, et ne voulant pas vous laisser dans le mauvais
sentiment de doute que vous avez sur moi.

J'ai passé la nuit à corriger des épreuves, la tête m'en craque; je ne
vous dirai donc que deux mots. Parlez-moi à coeur ouvert si cela vous
soulage, je ne me fais pas fort de vous consoler: je crois que vos
douleurs sont grandes et qu'il n'est au pouvoir de personne de les
guérir. Mais, si vous sentez le besoin de les dire, aucune affection ne
recevra vos épanchements avec plus de sollicitude que la mienne.

Où avez-vous pris que je pouvais vous blâmer? et par où êtes-vous
blâmable? Je ne suis pas catholique, je ne suis pas du monde. Je ne
comprends pas une femme sans amour et sans dévouement à ce qu'elle
aime. Soyez aussi prudente que possible, pour que ce monde hypocrite
et méchant ne vous fasse pas perdre l'extérieur et le nécessaire de
l'existence matérielle.

Mais votre vie intérieure, nul n'a droit de vous en demander compte. Si
je puis quelque chose pour vous aider à lutter contre les méchants, vous
me le direz dans l'occasion, et vous me trouverez toujours. Bonsoir,
amie; parlez-moi de vous, de _lui_, de votre santé à tous deux. Ce que
vous me faites pressentir me laisse dans un grand effroi. Est-il plus
malade? est-ce vous qui le seriez?

Personne ici n'a su que vous étiez absente, je n'en ai rien dit. Je
crois que, s'il y a eu et s'il y a encore des cancans, ils viennent de
M. F..., qui écrit toutes les semaines et qui cause toujours, par ses
lettres (je ne sais si elles contiennent des nouvelles ou des ragots),
un notable changement dans l'humeur. Je ne connais ce monsieur que de
vue; mais je le crois écorché vif et toujours prêt à en vouloir à tout
le monde de ses propres disgrâces. Ce caractère est peut-être plus digne
de pitié que de blâme; mais il fait bien du mal à _l'autre_, qui a la
peau si délicate, qu'une piqûre, de cousin y fait une plaie profonde.

Mon Dieu, n'y a-t-il pas assez de maux véritables, sans en créer
d'imaginaires?

A vous de coeur et à toujours.




CCIX

A LA MÊME, AU CHÂTEAU DE MERVILLY PAR ORBEC (CALVADOS)

                                Nohant, 15 octobre 1841.

Chère amie,

Je me décide à retourner à Paris à la fin du mois, pour faire un bail
relatif à la patraque de maison que j'ai à Paris, rue de la Harpe, et
dont je veux régler les revenus. Je tâcherai d'arranger mes autres
affaires de manière à passer quelques mois près de vous. Ainsi ne faites
pas mon oraison funèbre, et gardez-moi cette bonne et chaude amitié qui
ferait revivre les morts.

Il est bien vrai que j'ai été sur le point de m'ensevelir à Nohan pour
cet hiver, comme les marmottes dans la neige. Mes affaires ne sont pas
plus brillantes; mais je retrouve parfois le courage de travailler pour
suppléer aux revenus et je fais mon possible pour ne point me tenir
éloignée de mes enfants.

Vous seriez venue me voir, chère bonne, je me le dis avec
reconnaissance; mais j'aime mieux aller vous voir, parce que ce sera
pour plus longtemps. Et puis nous sommes voisines maintenant, et, si
vous voulez n'être pas trop _mondaine_, j'irai bien souvent jaser et
fumer avec vous. Au reste, si je vous prie d'être bien sage et bien
retirée, ce n'est pas tant pour moi (qui aime mieux vous voir dans le
tourbillon que de ne pas vous voir du tout) qu'à cause de vous et de
votre santé, que l'air, la campagne et l'absence de tracasseries ont
rétablie, comme je m'y attendais bien. Cette, vie de Paris nous tend
les nerfs et nous tue à la longue. Ah! que je le hais, ce centre des
lumières! je n'y mettrais jamais les pieds, si les gens que j'aime
voulaient prendre la même résolution.

N'attendez pas _Horace_ dans la _Revue_: Buloz exigeait des corrections
que je n'ai pas voulu faire et je l'ai envoyé paître.

Qu'est-ce que cette réaction en Espagne? est-ce un _puff_ politique?
est-ce une affaire qui peut entraîner ce malheureux pays dans de
nouveaux désastres? O familles royales! quel exemple de vertus
domestiques vous savez donner! c'est chez vous seules qu'on voit le
frère s'armer contre le frère et la mère contre la fille! Jusques à
quand ces champignons vénéneux couronnés épuiseront-ils, à leur profit,
tous les sucs de l'humanité!

Mais je vous écris cela pendant que vous êtes dans le sein de votre
famille, catholique et royaliste, je crois, Ne discutez pas inutilement,
chère amie. On ne se corrige pas quand on n'a pas été formé de bonne
heure aux idées de progrès. Pourvu qu'on soit bon, c'est beaucoup. Je
crois que vous m'avez toujours dit que vos soeurs vous aimaient: je
m'en réjouis parce qu'elles seront forcées d'aimer en vous le _monstre_
révolutionnaire et progressif.

Bonsoir donc, bonne et chère amie. Embrassez pour moi mon gros Manoël
quand vous lui écrirez, et ce scélérat de petit Gaston quand vous le
verrez.

J'ai encore Solange avec moi; je la ramènerai à Paris. Maurice part pour
Nérac et viendra bientôt me rejoindre. Arrivez aussi de votre Normandie,
afin que Paris me semble supportable.

Papet est au fond des forêts, dans _Erymanthe_ pour le moins, chassant
le sanglier. Chopin est à Paris, et il est retombé, comme il dit, dans
ses triples croches.

A vous.

G.




CCX

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE

                                Paris, 27 septembre 1841.

Il y a plusieurs jours que je veux t'écrire; mais la fatigue a été trop
forte depuis une quinzaine. Tu verras par notre prochain numéro[1] que
j'ai barbouillé bien du papier. A peine ai-je donné une dizaine de jours
aux barbouillages, qu'il en faut passer quatre ou cinq à la correction
des épreuves. Et puis la correspondance pour ladite _Revue_ et mes
affaires personnelles, qui sont toujours arriérées et qui prennent
encore une huitaine. Tu vois ce qu'il me reste de jours, ce mois-ci,
pour songer à ce que je vais dire dans le numéros suivant. Heureusement
que je n'ai plus à chercher mes idées: elles sont éclaircies dans mon
cerveau; je n'ai plus à combattre mes doutes: ils se sont dissipés comme
de vains nuages devant la lumière de la conviction; je n'ai plus à
interroger mes sentiments: ils parlent chaudement au fond de mes
entrailles et imposent silence à toute hésitation, à tout amour-propre
littéraire, à toute crainte du ridicule.

Voilà à quoi m'a servi, à moi, l'étude de la philosophie, et d'une
certaine philosophie, la seule claire pour moi, parce qu'elle est la
seule qui soit aussi complète que l'est l'âme humaine aux temps où nous
sommes arrivés. Je ne dis pas que ce soit le dernier mot de l'humanité;
mais, quant à présent, c'en est l'expression la plus avancée.

Tu demandes pourtant à quoi sert la philosophie et tu traites de
subtilités inutiles et dangereuses la connaissance de la vérité
cherchée, depuis que l'humanité existe, par tous les hommes, et arrachée
brin à brin, filon par filon, du fond de la mine obscure, par les hommes
les plus intelligents et les meilleurs dans tous les siècles. Tu traites
un peu cavalièrement l'oeuvre de Moïse, de Jésus-Christ, de Platon,
d'Aristote, de Zoroastre, de Pythagore, de Bossuet, de Montesquieu, de
Luther, de Voltaire, de Pascal, de Jean-Jacques Rousseau, etc., etc.,
etc.! Tu sabres à travers tout cela, peu habitué que tu es aux formules
philosophiques. Tu trouves dans ton bon coeur et dans ton âme généreuse
des fibres qui répondent à toutes ces formules et tu t'étonnes beaucoup,
qu'il faille prendre la peine de lire dans un langage assez profond la
doctrine qui légitime, explique, consacre, sanctifie et résume tout ce
que tu as en toi de bonté et de vérité acquise et naturelle. L'oeuvre de
la philosophie n'a pourtant jamais été et ne sera jamais autre chose
que le résumé le plus pur et le plus élevé de ce qu'il y a de bonté,
de vérité et de force répandu dans, les, hommes à l'époque où chaque
philosophe l'examine. Qu'une idée de progrès, qu'une supériorité
d'aperçus et une puissance d'amour et de foi dominent cette oeuvre
d'examen (et comme qui dirait de statistique morale et intellectuelle),
des richesses acquises précédemment et contemporainement par les hommes,
et voilà une philosophie. Les brouillons du journalisme qui attendent
apparemment qu'on les amuse avec des prophéties d'almanach, s'écrient:
«Vous ne nous dites rien de neuf.» Les braves gens comme toi, disent:
«Nous sommes aussi instruits que vous!» Tant mieux! alors donnez-nous un
millier ou seulement une centaine de gens comme vous, et nous régénérons
le monde. Mais, comme, jusqu'ici, on ne nous a guère fait le plaisir de
nous dire que nous insistions trop sur des vérités reconnues; comme nous
entendons, au contraire, ces paroles partir de tous côtés: «Nous savons
bien que Jésus, Rousseau et compagnie ont prêché la charité et la
fraternité; nous avons entendu parler de cela et ne savons pourquoi vous
revenez sur ces choses dont personne ne veut et dont nous ne voulons
pas!» comme ce ne sont pas seulement les nobles, les prêtres et
les bourgeois qui nous tiennent ce langage, mais encore certains
républicains, et le _National_ en tête, nous avons lieu de penser que
nous ne faisons pas une oeuvre si étroite qu'elle en a l'air, ni si
facile qu'elle te semble, ni si inutile que _le National_ fait semblant
de le croire. Certaines autres classes n'en jugent pas ainsi et ne
s'aperçoivent pas trop que cette vieille fraternité que nous prêchons
et, cette jeune égalité que nous cherchons à rendre possible, _le
plus prochainement possible_, soient des vérités banales, acceptées,
triomphantes, et dont il soit inutile de se préoccuper. Ces classes,
mécontentes et inquiètes, croient, au contraire, que nos vérités
rebattues n'ont jamais préoccupé les gens qui n'y trouvaient pas leur
profit; et les institutions faites pour la bourgeoisie le prouvent, je
crois, un peu.

Si donc, convaincu, comme tu l'es, que les masses sont toutes initiées
au _pourquoi_, au _parce que_ et au _par conséquent_ de l'avenir et du
passé, viens un peu te mettre à l'oeuvre avec nous, tu verras que tu
n'as guère connu les masses jusqu'ici. Tu les verras pleines d'ardeur et
de trouble, animées, pour la plupart, de ces bons et grands sentiments
sans lesquels ni Leroux, ni toi, ni moi ne les aurions (puisque rien
n'est isolé dans l'ordre moral ou physique de l'humanité). Mais aussi
tu verras d'énormes obstacles, de coupables résistances, des intérêts
obstinés et égoïstes, et ce qui, dans ces masses, domine les unes et les
autres, un vague inconcevable dans la pensée et dans les croyances; une
incertitude effrayante, mille fantaisies, mille rêves contradictoires;
tous les bons voulant le bien, et à peine trois dans chaque million
d'hommes étant d'accord sur un même point, parce que, s'il y a partout,
comme tu le remarques fort bien, _l'instinct_ du vrai et du juste,
nulle part cet instinct n'est arrivé à l'état de _connaissance_ et de
certitude. Et comment cela serait-il possible quand l'histoire offre un
chaos où tous les hommes, jusqu'ici, se sont perdus, avant d'y trouver
la notion profondément politique, philosophique et religieuse du progrès
indéfini? notion que tous les esprits un peu conséquents de ce siècle
ont enfin adoptée sans restriction, même ceux qu'elle contrarie dans
leurs intérêts présents.

De nombreux et admirables travaux, des conclusions émanées de plusieurs
points de vue opposés en apparence, mais se rencontrant sur le
principal, ont fait passer cette notion dans l'âme humaine, et tu l'as
reçue presque en naissant, sans te demander, enfant ingrat, quelle mère
céleste t'avait inoculé cette vie nouvelle, que tes pères n'ont pas eue,
et que tu légueras plus large et plus complète à tes enfants lorsque tu
l'auras portée en toi et fécondée de ta propre essence. Cette mère
de l'humanité, que les bons devraient chérir et vénérer, c'est la
philosophie religieuse. Et vous appelez cela le pont aux ânes, au lieu
d'avouer que, sans elle, sans cette clarté versée peu à peu, jour par
jour en vous, vous seriez des sauvages!

Je vais te poser une question sans réplique: Pourquoi n'es-tu pas un
avide et grossier possesseur de terres, dur au pauvre, sourd à l'idée
de progrès, furieux contre le mouvement d'égalité qui se fait parmi les
hommes? cependant tu es le contraire de cet homme-là. Qui t'a rendu
ainsi? qui t'a enseigné, dès ton enfance, que l'égoïsme est odieux, et
qu'une grande pensée, un beau mouvement du coeur font plus de bien à toi
et aux autres que l'argent et la prospérité matérielle? Est-ce l'idée
révolutionnaire répandue en France depuis 93? Non, à moins que ce ne
fût d'une façon indirecte; car nous ne la comprenions guère quand nous
étions enfants, cette révolution qui inspirait autour de nous tant
d'horreur aux uns, tant de regret aux autres. Qui donc détachait
mystérieusement nos jeunes âmes de l'égoïsme un peu prêché et un peu
déifié, il faut en convenir, dans toutes nos familles? N'était-ce pas
tout bonnement l'idée chrétienne, c'est-à-dire le reflet lointain d'une
philosophie antique passée à l'état de religion, comme toutes des
philosophies un peu profondes? Et, après, quand nous avons été
_émeutiers_ et _bousingots_ (de coeur, si nous ne l'avons été de fait),
qui nous poussait au désir de ces luttes et au besoin de ces émotions?
Était-ce, comme on l'a dit des républicains d'alors, l'_ambition?_

Nous ne savions pas seulement ce que c'était que l'ambition; c'était
l'idée révolutionnaire de 93 qui se réveillait en nous à l'âge où on
lit la philosophie du dix-huitième siècle, et où l'on commence à se
passionner pour cette ère d'application incomplète, et funeste à
beaucoup d'égards, mais grande et saine en résultats, qui mène de
Jean-Jacques à Robespierre.

Et, aujourd'hui, pourquoi sommes-nous encore agités d'un besoin d'action
et d'un zèle fanatique, sans savoir où nous prendre et par quel bout
commencer, et à qui nous joindre, et sur quoi nous appuyer? car, voyons,
savons-nous, avons-nous su, depuis, dix ans, tout cela? Si nous l'avions
su, nous n'en serions pas où nous en sommes. Eh bien! ce qui nous rend
toujours si ardents à une révolution morale dans l'humanité, c'est le
sentiment religieux et philosophique de l'égalité, d'une loi divine,
méconnue depuis que les hommes existent; reconnue enfin et conquise en
principe, mais obscure, mais plongée à demi dans le Styx, mais niée et
repoussée par les nobles, les prêtres, le souverain, la bourgeoisie et
la bourgeoisie démocratique elle-même! Le _National!_ Nous savons
bien sa pensée, mieux que vous, et j'ai un peu ri, je te l'avoue, du
jésuitisme que le bon gros Thomas a dû employer dans sa lettre, pour
vous faire rentrer dans son filet; demi-farceur, demi-_jobard_, flouant
un peu les autres (en politique s'entend, et non en fait d'argent), afin
de se consoler d'être floué en plein lui-même!

D'où je conclus à te demander, mon enfant, toi dont je connais le coeur
à fond, toi que je sais aussi romanesque que moi devant ces idées
d'égalité que l'on a cru trop longtemps bonnes pour don Quichotte, et
qui commencent à le devenir pour tous, je te demande, dis-je, qui t'a
fait partisan de l'égalité, sincèrement et profondément?

Sont-ce les doctrines du _National?_ Il n'en a pas, il n'en a jamais
eu, même du temps de Carrel, qui était leur maître à tous. Il ne laisse
aller sa pensée de temps en temps que pour dire que l'égalité, comme
toi et moi l'entendons, est impossible, sinon abominable. Dupoty,
cette malheureuse victime d'un odieux coup d'État de la patrie, était
aristocrate et rougissait des partisans qu'on lui a supposés. Il n'avait
même pas le mérite d'être coupable de sympathie pour ces pauvres fous
du communisme que l'on peut blâmer tout bas, et que le _National_ a
insultés et flétris jusque sous le couteau de la patrie! lâche en ceci!
car, si le communisme avait fait une révolution, c'est-à-dire lorsqu'il
en fera une, et ce sera malheureusement trop vite, le _National_ sera
à ses pieds: comme Carrel lui-même, qui, le 26 juillet, traitait la
révolution de «sale émeute», et qui en parlait très différemment le
1er août. Doutez-vous de cela? vous le verrez! souvenez-vous de ceci
seulement: que nous marchons vite, bien vite, et qu'il n'y a pas de
temps à perdre, pas un jour, pas une heure, pour dire au peuple ce qu'il
faut lui dire.

Là gît le lièvre. Michel, qui est l'homme certainement le plus
intelligent de ce parti du _National_, le Malgache et toi (qui,
Dieu merci! n'es du parti que faute d'en avoir trouvé un qui soit
l'expression de ton coeur), vous voilà disant: «Faisons une révolution,
nous verrons après.»

Nous, nous disons: «Faisons une révolution; mais voyons tout de suite ce
que nous aurons à voir après.»

Le _National_ dit: «Ces gens sont fous, ils veulent des institutions.
Eux! des sectaires, des philosophes, des rêveurs! leurs institutions
n'auront pas le sens commun.»

Nous disons: «Ces gens sont aveugles, ils veulent agiter le peuple,
avec des institutions déjà vieillies, à peine modifiées, et nullement
appropriées aux besoins et aux idées de ce peuple, qu'ils ne connaissent
pas et qui les connaît aussi peu.»

Le _National_ dit: «Voyons-les donc, leurs belles institutions! Ah! ils
nous parlent philosophie? que veulent-ils faire avec leur philosophie?
Jean-Jacques a tout dit; Robespierre, tout essayé. Nous continuerons
l'oeuvre de Rousseau et de Robespierre.»
                
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