George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
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Nous disons: «Vous n'avez ni lu Rousseau, ni compris Robespierre, et
cela parce que vous n'êtes pas philosophes, et que Robespierre et
Rousseau étaient deux philosophes. Vous ne pourrez pas appliquer leur
doctrine parce que vous ne savez ni ce que l'un a voulu dire, ni ce que
l'autre a voulu faire. Vous croyez, par la guerre au dehors et la force
au dedans, donner de la gloire à la France et à votre parti? Le peuple
n'a pas besoin de gloire, il a besoin de bonheur et de vertu. Si cela
ne peut s'acheter que par la guerre, il fera la guerre et vous prendra
peut-être pour généraux, si vous faites vos preuves d'autre chose que
de combattre le très petit combat à la plume; mais, tout en faisant la
guerre, la France voudra des institutions, et ce n'est pas vous qui le
ferez, vous en êtes incapables. Votre ignorance, votre inconséquence,
votre violence et votre vanité, nous sont hautement manifestées par
chaque ligne que vous écrivez, même sur les moindres matières. Qui donc
fera ces lois? un Messie? nous n'y croyons pas. Des révélateurs? nous ne
les avons pas vus apparaître. Nous? nous ne lisons pas dans l'avenir et
ne savons pas quelle forme matérielle devra prendre la pensée humaine à
un moment donné. Qui donc fera ces lois? Nous tous, le peuple d'abord,
vous et nous, par-dessus le marché. Le moment inspirera les masses.

Oui, disons-nous encore, les masses seront inspirées! Mais à quelle
condition? à la condition d'être éclairées. Éclairées sur quoi? sur
tout, sur la vérité, sur la justice, sur l'idée religieuse, sur
l'égalité, la liberté et la fraternité, _sur les droits et sur les
devoirs_, en un mot.

Ici, entamez la discussion, si vous voulez; nous vous écouterons.
Dites-nous où le droit finit, où le devoir commence, dites-nous quelle
liberté aura l'individu et quelle autorité la société? quelle sera la
politique, quelle sera la famille, quelles seront les répartitions du
travail et du salaire, quelle sera la forme de la propriété? Discutez,
examinez, posez, éclaircissez, émettez tous les principes, proclamez
votre doctrine et votre foi sur tous ces points. Si vous possédez la
vérité, nous serons à genoux devant vous. Si vous ne l'avez pas, mais
que vous la cherchiez de bonne foi, nous vous estimerons et ne vous
contredirons qu'avec le respect qu'on doit à ses frères.

Mais, quoi! au lieu de chercher ces discussions dont les masses tiennent
peut-être quelques solutions vagues (qui n'attendent pour s'éclaircir
qu'un problème bien posé), au lieu de dire chaque jour au peuple les
choses profondes qui doivent le faire méditer sur lui-même et de lui
indiquer les principes d'où il tirera ses institutions, vous vous bornez
à de vagues formules qui se contredisent les unes les autres et sur
lesquelles vous ne voulez pas plus vous expliquer que des mages ou des
oracles antiques? vous vous bornez à une guerre âcre et sans goût, sans
esprit, sans discussion approfondie avec certains hommes et certaines
choses? Il est possible qu'un journal de votre espèce soit nécessaire
pour réveiller un peu la colère chez les mécontents et pour jeter
quelque terreur dans l'âme des gouvernants; mais ce n'est qu'un
instrument grossier. Qu'il fonctionne donc! Nous l'apprécions à sa juste
valeur et nous tenons sur la réserve pour ne pas ébranler une des forces
de l'opposition, qui n'en a pas de reste; mais ce n'est, à nos yeux
comme aux yeux du peuple, qu'une force aveugle; et, quand ceux qui font
jouer cette machine, cette catapulte informe, s'imaginent être à la fois
et le peuple et l'armée, nous les renvoyons à leurs éléphants et à leurs
pièces de bois, comme de vrais machinistes qu'ils sont. Vous dites à
cela: «Un journal qui paraît tous les jours, et qui est exposé à
toute la rigueur des lois de septembre, ne peut pas, comme un ouvrage
philosophique de longue haleine, soulever des discussions sur le fond
des choses; l'opposition de tous les instants, ne peut être qu'une
guerre de _fait_ à _fait_.»

A la bonne heure; mais, si vous êtes des hommes capables, les futurs
représentants de la France, comme vous le prétendez, pourquoi ne
faites-vous pas faire cette opposition, nécessaire mais grossière, par
vos domestiques? Si vous ne vous fiez qu'à votre activité, à votre
courage et à votre désintéressement (on vous accorde ces trois choses,
et c'est beaucoup), eh bien! faites, mais ne niez pas qu'on puisse faire
une critique plus sérieuse, plus pénétrante, portant au coeur des choses
que vous ne faites qu'effleurer. Ne niez pas qu'on doive discuter la
doctrine politique et l'appuyer sur les bases qui sont indispensables à
toute société, l'unité de croyance. Au lieu de railler et de rejeter les
idées fondamentales, encouragez-les, apportez les vôtres, si vous en
avez, comme vous le dites; unissez-vous du moins par le coeur à ceux qui
veulent travailler au temple, dont vous ne faites que le chemin de fer.

Eh quoi! au lieu de cela, au lieu de les regarder comme vos frères, vous
les raillez, vous les outragez, vous feignez de les dédaigner et de
savoir mieux qu'eux ce que vous ne comprenez seulement pas! Eh bien! peu
nous importe, et ce silence glacé de part et d'autre ne sera pas
rompu par nous les premiers. Mais, le jour où vous manquerez de cette
prudence, vous trouverez peut-être à qui parler. En attendant, vous êtes
bien pleutres; car nous attaquons vos doctrines, nous nous en prenons à
votre maître Carrel, nous interrogeons votre pensée d'il y a dix ans, et
il n'y en a pas un de vous qui ait un mot à répondre. Ce prétendu dédain
de la part de gens de votre force est bien comique en vérité, et ne
peut pas nous offenser; mais il donne à croire que vous êtes de grands
hypocrites et des ambitieux bien personnels, vous qui prenez tant
d'ombrage de ce que vous appelez notre _concurrence_; vous qui
dénoncez les autres journaux d'opposition dont vous craignez aussi la
_concurrence_, comme n'ayant pas satisfait aux lois sur le timbre; vous
qui ne vivez que de haine, de petitesse, d'envie et de morgue. Nous
vous savons par coeur, et, si nous ne vous dénonçons pas à l'opinion
publique, c'est parce que vous n'êtes pas assez forts pour faire
beaucoup de mal, et parce qu'il y a bien autre chose à faire à cette
heure que de s'occuper de vous.

Cette boutade va te faire croire qu'il y a une guerre acharnée couvant
dans nos coeurs contre le _National_ et sa _docte cabale_. Je puis te
donner ma parole d'honneur que, depuis que je t'ai quitté, voici la
première fois que j'en parle. Vivant au fond de mon cabinet, et ne
voyant Leroux, qui travaille de même dans son coin, que quelques
instants au bureau, pour nous entendre sur notre rédaction avec Viardot,
et écrire quelques lettres d'administration intérieure, nous n'apprenons
le mauvais vouloir et les petites menées du _National_ que pour rire
un peu du _toupet_ avec lequel, partant de trois abonnés, et assurés
seulement de trois rédacteurs (qui sont nous trois), exposés aux injures
et à la fureur de tous les journaux, nous nous mettons en pleine
mer sans nous soucier du lendemain. Nous nous sentons si forts de
conviction, que, quand même personne ne nous écouterait, comme il ne
s'agit ici ni d'argent ni de gloire, nous serions sûrs d'avoir fait
notre devoir, obéi à une volonté intérieure qui nous enflamme, et laissé
quelques vérités écrites qui mettront, un jour, quelques hommes sur la
voie d'autres vérités.

En arrangeant tout au plus mal, voilà ce qui peut nous arriver de pis,
et c'est encore assez beau pour donner du courage. Aussi j'en ai plus
que je ne m'en suis senti à aucune époque de ma vie, et j'éprouve
un calme que n'altéreront pas, je te le promets, les _déclamations
fougueuses_ que je viens de t'écrire contre ton _National_. Pourquoi me
contiendrais-je avec toi quand il me prend fantaisie de jurer un peu?
Cela soulage et ne prouve que l'ardeur avec laquelle je voudrais mettre
la main sur ton coeur pour le disputer au diable. Quand, par hasard,
dans la rue ou dans le salon de madame Marliani, où je mets le nez une
fois par semaine, j'entends quelque hérésie contre ma foi, ou quelque
cancan contre nos personnes, je n'en perds pas un point de mon ourlet,
car j'ourle des mouchoirs à ces moments-là, et on ne me prendra pas par
mes paroles avec les indifférents: à ceux-là, on parle par la voie de la
presse; s'ils n'écoutent pas, qu'importe? Mais, puisque j'ai une nuit
de disponible et que je ne la retrouverai peut-être pas d'ici à deux ou
trois mois, j'en ai profité pour babiller avec foi, pour le dire que tu
n'as pas le sens commun, quand tu dis: «Je suis un homme d'action; à
quoi bon perdre le temps en réflexions?» C'est une grosse erreur, que de
croire qu'il y a des hommes purement d'action, et des hommes purement
de réflexion. Quel homme eut plus d'action que Napoléon? s'il n'eût pas
fait de bonnes et profondes réflexions à la veille de chaque bataille,
il n'en eût pas tant gagné. Il est vrai qu'il réfléchissait plus vite
que nous; mais il n'en réfléchissait que davantage. Qu'est-ce qu'une
action sans réflexion, sans méditation antérieure? Il y a un proverbe
qui dit: _Où vont les chiens?_ Et tu sais qu'on a écrit et discuté avec
une plaisante gravité, pour savoir si les chiens, en marchant devant
eux, à droite, à gauche, avec cet air sérieux et affairé qui leur est
propre, avaient un but, une idée, ou s'ils étaient mus par le hasard.

Il est certain que pas même les animaux les plus stupides, pas même les
polypes n'ont d'action sans but. Comment l'homme aurait-il une action
quelconque sans une volonté, et une volonté sans une pensée, et une
pensée sans un sentiment, et un sentiment sans une réflexion, et, par
conséquent, une action sans le jeu de toutes ses facultés? Plus tu te
poseras en homme d'action, plus tu affirmeras que la réflexion occupe
en toi une grande part d'existence; à moins que tu ne fusses fou, ou
le séide d'un parti qui dicte sans expliquer et qui commande sans
convaincre. Non, cela n'est point: aucun parti, à l'heure où nous
vivons, n'a de tels séides, et tu es l'homme le moins séide que je
connaisse.

Agis donc comme tu voudras dans la sphère d'activité présente où
t'entraîne ce qu'on appelle l'opinion républicaine. Tu n'y feras pas
un pas qui ne soit accompagné chez toi de doute et d'examen. Ainsi
ne crains pas de lire de la philosophie. Tu verras qu'elle abrège
singulièrement les irrésolutions. Quand elle est bonne et qu'elle
pénètre, elle devient comme la table de Pythagore apprise par coeur. On
n'a plus à supputer sur ses doigts; les lents calculs de l'expérience
deviennent inutiles à répéter. Ils sont acquis a la mémoire, à l'ordre
du cerveau, à la faculté de conclure. Il n'y a pas un seul homme tant
soit peu complet et fort, et capable de prendre vite et bien un parti,
de dominer un instant son individualité, là où il n'y a pas, comme dit
le grand Diderot, _cette Minerve tout armée_ à l'entrée du cerveau.

Tout ceci est pour te dire que tu me fais écrire là une lettre bien
inutile pour ton instruction, puisqu'en lisant plus attentivement, et
plutôt deux fois qu'une, les excellents et admirables articles de Leroux
dans notre _Revue_, tu aurais trouvé la réponse même aux _pourquoi_ que
tu m'adresses.

Ensuite, si tu étais descendu dans ta propre réflexion avec une complète
naïveté, tu te serais trouvé beaucoup plus grand (capable que tu es de
pénétrer dans les profondeurs de la vérité) que tu ne crois l'être en
disant: «Je ne suis qu'un homme d'action.» Un homme d'action, c'est
Jacques Cherami, qui porte une lettre et ne sait pas pour quoi ni pour
qui; ne te rapetisse pas. Tu as beaucoup rêvé, beaucoup senti; tu m'as
dit, durant ces derniers temps que j'ai passés là-has, des choses trop
remarquables comme grand sentiment de coeur et grande droiture d'esprit
en politique, pour que je te croie un ouvrier de la vigne du seigneur
Thomas, ce bon vigneron qui saurait si bien dire: _Adieu paniers,
vendanges sont faites!_

Bonsoir, cher ami; lis ma lettre à Fleury et à ta femme, si cela peut
l'intéresser, mais à personne autre, je t'en prie; je serais désolée
qu'on me crût occupée à cabaler contre le _National_, parce que je fais
une _Revue_ qu'il ne veut pas annoncer. Dieu me garde de faire cette
sale petite guerre du journalisme! je n'ai pas un mot à répondre à tous
ceux qui me demandent: «Pourquoi le _National_ se sépare-t-il de vous?»
Je leur dis que je n'en sais rien.--Silence donc là-dessus. Embrasse ta
femme et tes enfants pour moi.

Hélas! je crois que je t'écris pour tout l'hiver! Je n'ai pas le temps
de causer et de me laisser aller. Écris-moi toujours; mais ne discutons
plus, cela n'avance à rien. Si la _Revue_ t'embête, en fin de compte, ne
va pas croire que je trouve mauvais que tu la _lâches_. Nous avons des
abonnés et nous n'imposons rien, même à nos meilleurs amis. J'ai la
certitude qu'un jour, on lira Leroux comme on lit le _Contrat social._
C'est le mot de M. de Lamartine. Ainsi, si cela t'ennuie aujourd'hui,
sois sûr que les plus grandes oeuvres de l'esprit humain en ont ennuyé
bien d'autres qui n'étaient pas disposés à recevoir ces vérités dans
le moment où elles ont retenti. Quelques années plus, tard, les uns
rougissaient de n'avoir pas compris et goûté la chose des premiers.
D'autres, plus sincères, disaient: «Ma foi, je n'y comprenais goutte
d'abord, et puis j'ai été saisi, entraîné et pénétré.» Moi, je pourrais
dire cela de Leroux précisément. Au temps de mon scepticisme, quand
j'écrivais _Lélia_, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute
chose, j'adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de
Leroux; mais je n'étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme
dupe de sa vertu. J'en ai bien rappelé; car, si j'ai une goutte de vertu
dans les veines, c'est à lui que je la dois, depuis cinq ans que
je l'étudié, lui et ses oeuvres. Je te supplie de rire au nez des
paltoquets qui viendront te faire des _Hélas_! sur son compte. Tu vois
que je ne te traite pas en _paltoquet_, et que je le défends chaudement
près de toi. Adieu encore. Aime-moi toujours un peu. Je suis très
contente du moral de Jean[2], mais non de son physique: ses mains ont
horreur de l'eau.

Tu ne m'as pas dit un mot d'_Horace._ Pour cela, je te permets de n'en
penser de bien ni aujourd'hui ni jamais. Tu sais que je ne tiens pas à
mon _génie littéraire_. Si tu n'aimes pas ce roman, il faut ne pas te
gêner de me le dire. Je voudrais te dédier quelque chose qui te plût, et
je reporterais la dédicace au produit d'une meilleure inspiration.

G.

  [1] De la _Revue indépendante_.
  [2] Domestique.




CCXI

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                Paris, 27 avril 1842.

Mon enfant,

Vous êtes un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi tous
les beaux poètes prolétaires que nous avons vus surgir avec joie dans
ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la France un
jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n'approche pas de
votre noble coeur, si vous gardez ce précieux trésor d'amour, de fierté
et de bonté qui vous donne le génie.

On s'efforcera de vous corrompre, n'en doutez pas; on vous fera des
présents, on voudra vous pensionner, vous décorer peut-être, comme on
l'a offert à un ouvrier écrivain de mes amis, qui a eu la prudence de
deviner et de refuser. Le ministre de l'instruction publique, qui s'y
connaît bien[1], a déjà _flairé_ en vous le vrai souffle, la redoutable
puissance du poète. Si vous n'eussiez chanté que la mer et Désirée, la
nature et l'amour, il ne vous eût pas envoyé une bibliothèque. Mais
l'_Hiver aux riches_, la _Méditation sur les toits_, et d'autres
élans sublimes de votre âme généreuse, lui ont fait ouvrir l'oreille.
«Enchaînons-le par la louange et les bienfaits, s'est-il dit, afin qu'il
ne chante plus que la vague et sa maîtresse.»

Prenez donc garde, noble enfant du peuple! vous avez une mission plus
grande peut-être que vous ne croyez. Résistez, souffrez; subissez la
misère, l'obscurité, s'il le faut, plutôt que d'abandonner la cause
sacrée de vos frères. C'est la cause de l'humanité, c'est le salut de
l'avenir, auquel Dieu vous a ordonné de travailler, en vous donnant une
si forte et si brûlante intelligence...

Mais non! le fils du riche est de nature corruptible; l'enfant du peuple
est plus fort, et son ambition vise plus haut qu'aux distinctions et aux
amusements puérils du bien-être et de la vanité. Souvenez-vous, cher
Poncy, du mouvement qui vous fit crier:

  Pourquoi me brûles-tu, ma couronne d'épines?

C'était un mouvement divin.

Eh bien! beaucoup ont crié de même dans ce siècle de corruption et
de faiblesse. On leur a donné de l'or et des honneurs; leur couronne
d'épines a cessé de les brûler. Aussi ce ne sont pas là des Christs, et
malgré le bruit qu'on fait autour d'eux, la postérité, les remettra à
leur place.

Faites-vous une place que la postérité vous confirme. Soyez le seul,
parmi tous les grands poètes de notre temps, qui sache tenir sous ses
pieds le démon de la vanité, comme l'archange Michel.

Je ne veux pas altérer en vous la sainte reconnaissance que vous portez
sans doute à l'auteur de votre préface; mais ce bon homme ne vous a pas
compris Il a eu peur de vous. Il vous a donné de mauvais conseils et
de pauvres louanges. Quand je parlerai de vous au public, j'espère en
parler un peu mieux. Quand vous ferez un nouveau recueil, je vous prie
de me prendre pour, votre éditeur et de me confier le soin de faire
votre préface.

Adieu; jamais mot ne fut d'un sens plus profond pour moi que celui-là,
et jamais je ne l'ai dit avec plus d'émotion. A Dieu votre avenir, à
Dieu votre vertu, à Dieu le salut de votre âme et de votre vraie
gloire! que tout votre être et toute votre vie restent dans ses mains
paternelles, afin que les hypocrites et les mystificateurs ne souillent
pas son oeuvre.

Si vous voulez m'écrire, bien que je sois ennemie par nature et par
habitude du commerce épistolaire, je sens que j'aurai du bonheur à
recevoir vos lettres et à y répondre. Je pars pour la campagne dans huit
jours. Mon adresse sera: _La Châtre, département de l'Indre_, jusqu'à la
fin d'août.

Tout à vous.

Votre morceau sur _le Forçat_ m'a fait pleurer. Quelle société! point
d'expiation! point de réhabilitation! rien que le châtiment barbare!

  [1] M. Villemain.




CCXII

A M. EDOUARD DE POMPÉRY, A PARIS

                                Paris, 20 avril 1842.

Je vous dois mille remerciements, monsieur, pour l'appréciation
généreuse et sympathique que vous avez faite de mes écrits dans la
_Phalange_. Vous avez donné à mon talent beaucoup plus d'éloges qu'il
n'en mérite; mais la droiture et l'élévation de votre coeur vous ont
porté à cet excès de bienveillance envers moi, parce que vous ayez
reconnu en moi la bonne intention. _Pax hominibus bonae voluntatis_,
c'est ma devise, et le seul latin que je sache; mais, avec cette
certitude au fond de l'âme, d'avoir toujours eu _la bonne intention_, je
me suis consolée et des injustices d'autrui, et de mes propres défauts.

Je viens maintenant vous prouver ma reconnaissance (mieux que par des
phrases, selon moi), en vous demandant une grâce. C'est de lire le petit
volume que je vous envoie et dans lequel vous trouverez, la révélation
d'un prodigieux talent de poète. Si ce poète-maçon de vingt ans vous
paraît, au premier coup d'oeil, procéder un peu à la façon de Victor
Hugo, en faisant beaucoup d'arène ne jugez pas trop, vite et lisez tout.
Vous verrez, une pièce intitulée _Méditation sur les toits_ qui est bien
ingénieuse et bien belle. Une autre, intitulée _l'Hiver aux riches_, qui
est forte de sentiments populaires. Et une appelée _le Forçat_, où la
pitié est profonde sous l'expression de l'horreur et de l'effroi. Ce
vers:

  Si son âme pour moi devenait expansive!

en dit _plus qu'il n'est gros_. Partout ailleurs, vous trouverez le
sentiment d'un amour vrai et noble. Et puis de la peinture abondante,
vigoureuse, souvent désordonnée à force d'être chaude de tons.

Je suis sûre que vous voudrez encourager un talent si bien trempé, si
sauvagement fort, et que vous en serez frappé comme je le suis. Bien que
je ne connaisse ni le poète ni personne qui s'intéresse à lui, je veux
faire quelques efforts pour le faire connaître et je commence par vous.
Si vous voulez en parler dans la _Phalange_ et dans les autres journaux
où vous écrivez, peut-être vous ferez un acte de justice, et trouverez à
_lui_ donner de bons conseils afin qu'il comprenne où doit être l'_âme_
de son talent, et l'emploi de son génie.

Recevez encore l'expression, de ma gratitude bien sincère. Je sais que
ce n'est pas à ma _personnalité_ que je la dois; car il n'en est pas de
moins aimable et de moins attrayante. Mais je la dois à l'amour du vrai
et du juste, qui établit entre nous des rapports plus certains et plus
solides que ceux du monde et des conversations.

Toute à vous.

G. SAND.




CCXIII

A MADEMOISELLE DE ROZIÈRES, A PARIS

                                Nohant, 9 mai 1842.

Mignonne,

Vite à l'ouvrage! Votre maître, le grand Chopin, a oublié (ce à quoi
il tenait pourtant beaucoup) d'acheter un beau cadeau à Françoise, ma
fidèle servante, qu'il adore, et il a bien raison.

Il vous prie donc de lui envoyer, _tout de suite_, quatre aunes de
dentelle haute de deux doigts au moins dans le prix de dix francs
l'aune; de plus, un châle de ce que vous voudrez dans le prix de
quarante francs. Nos paysannes portent ces châles en fichu, en faisant
plusieurs plis retenus par une épingle sur la nuque, et en laissant
descendre la pointe jusqu'au-dessous de la taille, et les côtés
jusqu'au-dessus du coude, très croisés sur la poitrine. C'est donc
plutôt un grand fichu qu'un châle, mais avec de la frange tout autour,
quand elles sont en grande tenue. Il faut une bordure dans le dessin, ou
un semis, ou encore un châle uni. Vous comprenez qu'une rayure en biais
n'irait pas avec ce déploiement régulier sur le dos. Vous pouvez le
prendre ou en soie ou en laine, peut-être en cachemire français léger.

Quant à la couleur, comme Françoise porte le deuil toute sa vie en
qualité de veuve berrichonne, il faut que ce soit un châle de deuil;
mais le deuil de nos paysannes admet le gros bleu, le gris, le gros
vert, le violet, le brun, le puce et le marron. Toutes les autres
couleurs sont proscrites. Un seul point rouge serait une abomination.

Voilà le superbe cadeau que vous demande votre _honoré maître_, avec
un empressement digne de l'ardeur qu'il porte dans ses dons, et de
l'impatience qu'il met dans les petites choses.

Nous autres, Maurice et moi, qui sommes de grands philosophes, nous vous
déclarons que, si vous ne nous envoyez pas _excessivement vite_ cinq
billes de billard, nous vous écrirons un torrent d'injures, et nous
mettrons Carillo[1] à feu et à sang. Nous avons trouvé notre billard
desséché, les queues gelées, les billes écorchées, et tout l'attirail
endommagé. Nous avons pris nos précautions pour beaucoup de choses; mais
nous n'avions pas prévu que nos billes seraient marquées de la petite
vérole. Il faut que les rats aient fait de beaux carambolages cet hiver.
Ainsi, mademoiselle, faites-nous acheter cinq billes pour la _partie
russe, deux blanches, une rouge, une jaune et une bleue_. Priez M. Gril
de nous faire cette emplette, lui qui est un _fameux_ joueur de billard,
puisqu'il m'a battue plusieurs fois. Dites-lui, pour sa gouverne, que le
billard est grand, non pas énorme, mais assez grand, pour que les billes
ne soient pas de la première petitesse, ni de la première grosseur. S'il
pouvait, en même temps, nous acheter d'excellents procédés, il mettrait
le comble à ses bienfaits. Je ne suis pas contente de ceux que j'ai
emportés: ils sont trop durs. Je les ai pris chez Plenel, boulevard
Saint-Martin; _avis_ pour n'y pas retourner. Mais, sur le même
boulevard, il y a des marchands de billards à choisir.

Tout le monde vous fait de tendres amitiés. Moi, je vous embrasse de
toute mon âme, ma bonne petite fille. Je vous envoie un bon de cent
francs pour nos emplettes, au cas que vous soyez, comme je suis presque
toujours, sans le sou, à l'heure dite; c'est faire injure peut-être à
votre esprit d'ordre; mais, quant à moi, j'y suis si habituée, que je
n'en rougis plus.

G.

  [1] Le chien de mademoiselle de Rozières.




CCXIV

A MADAME MARLIANI, A PARIS

                                Nohant, 26 mai 1842.

Vous êtes bien bonne et bien mignonne de m'écrire souvent. Ne vous
lassez pas, chère amie, quand même je serais paresseuse, c'est-à-dire
fatiguée; car, après avoir fait, chaque nuit, six heures de pieds de
mouche, je suis bien aveuglée et bien roidie du bras droit pour écrire
quelques lignes dans la journée. Pardonnez-moi quand je suis en retard,
et sachez toujours bien que je pense à vous, que je parle de vous, et
que je cause avec vous en rêve.

Tout mon monde va bien. J'ai reçu votre lettre, jointe et collée par
l'encre à celle de Leroux; c'était un bon jour pour moi de vous recevoir
tous deux à la fois. J'aurais voulu me mettre sous la même enveloppe
pour être plus avec vous. Le _vieux_ doit être content de moi à l'heure
qu'il est. Il aura reçu mon envoi. J'ai reçu aussi le même jour des
nouvelles de Pauline[1], qui devait chanter le _Barbier_ dans quatre ou
cinq jours, ayant réussi à s'organiser tant bien que mal une troupe.
Elle me paraît enchantée de l'Espagne, de la bonne réception qu'on lui
a faite, du beau soleil et du mouvement dont elle avait besoin. Elle
partira ensuite pour l'Andalousie et reviendra par Nohant.

Que je suis donc heureuse pour vous de savoir le gros Manoël sur le
point de vous revenir: le retrouverai-je à Paris à la fin d'août? je
le voudrais bien. S'il retourne en Espagne auparavant, vous devriez
le reconduire jusqu'à Nohant; de là, il reprendrait la malle-poste de
Toulouse ou de Bordeaux à volonté. Promettez-moi d'y songer et d'y
tâcher.

Je suis tout émerveillée des gracieusetés du souverain d'Enrico; mais je
défends à ce grand homme réhabilité de se laisser enivrer par la faveur
royale: je le prie de rester à son métier et de ne plus songer à ses
canons. C'était jadis un homme terrible, vous en avez fait une femme
charmante. Il est beaucoup plus joli et plus heureux ainsi.

Qu'est-ce que vous me dites, que Pététin est fâché de n'avoir pas été
pris au sérieux par moi? Je le prends, au contraire, plus au sérieux
qu'il ne voudrait. Je le prends pour un bon et excellent jeune homme
qui veut faire le vieux chien, qui a la singulière manie de se faire
grognon, misanthrope et sceptique, quand il a le coeur jeune et généreux
en dépit de lui-même. Eh! mon Dieu, croit-il avoir le monopole des
ennuis, des déceptions et des chagrins? Est-ce que nous n'avons pas
battu tous ces chemins-là? est-ce que nous ne savons pas bien ce que
c'est que la vie? Je le sais mieux que lui; j'ai six, huit ou dix ans
de plus, et je sais bien aussi que, quand on n'est pas né sombre
et haineux, on ne le devient pas, quel que soit le fardeau du mal
personnel. J'ai tant souffert pour mon compte, que je ne m'effraye plus
de voir souffrir. Mes idées ne sont plus à l'épouvante, à la plainte et
à la compassion ardente. Je dis comme vous: «Plus loin, plus loin! ne
nous arrêtons pas; allons au bout.»

Et, depuis que je sens la main de la vieillesse s'étendre sur moi,
je sens un calme, une espérance et une confiance en Dieu que je ne
connaissais pas dans l'émotion de la jeunesse. Je trouve que Dieu est
si bon, si bon de nous vieillir, de nous calmer et de nous ôter ces
aiguillons de personnalité qui sont si âpres dans la jeunesse! Comment!
nous nous plaignons de perdre quelque chose, quand nous gagnons tant,
quand nos idées se redressent et s'étendent, quand notre coeur s'adoucit
et s'élargit, et quand notre conscience, enfin victorieuse, peut
regarder derrière elle et dire: «J'ai fait ma tâche, l'heure de la
récompense approche!»

Vous me comprenez, vous, chère amie. Je vous ai vue franchir cette
planche où le pied des femmes tremble et trébuche; vous la passez
gaiement, et vos soucis, quand vous en avez, ont une cause moins puérile
que ces vains regrets d'un âge qui n'est plus à regretter dès qu'il est
passé. Qu'ont-ils à se plaindre, ceux qui sont encore dans la vie que
j'avais hier? Craignent-ils de ne pas vieillir? Est-ce que chaque phase
de notre vie n'a pas ses forces, ses richesses, ses compensations? Il
faut vivre comme on monte à cheval; être souple, ne pas contrarier la
monture mal à propos, tenir la bride d'une main légère, courir quand le
vent souffle et nous presse, aller au pas quand le soleil d'automne
nous y invite. Dieu a bien fait les choses, et, lui aidant, les hommes
arriveront à les comprendre.

Voilà ce qui me passe par la tête en pensant à Pététin et à tant
d'autres que je sais et qui passeront le torrent en disant: «Je le
croyais plus furieux.»

Bonsoir, ma bonne chérie. Mille tendresses à mon Gaston, et à vous mille
caresses de coeur. Écrivez-moi.

  [1] Pauline Viardot.




CCXV

A M. ANSELME PÉTÉTIN, A PARIS

                                Nohant, 30 mai 1842.

Cher Gengiskan,

Si vous êtes fâché contre moi, vous avez tort, je le pense. Je ne suis
pas curieuse, ni désoeuvrée, ni taquine, quoi que vous en disiez. C'est
vous qui êtes taquin: si vous voulez avoir bonne mémoire, vous vous
rappellerez que c'est toujours vous qui m'avez attaquée, tantôt sur ma
dureté de coeur à propos de bottes, tantôt sur mon égoïsme à propos de
rien. Je ne me suis jamais défendue.

Il m'est absolument indifférent d'être jugée froide. A l'âge que j'ai,
ce n'est pas d'un mauvais goût, et mon amour-propre, sur ces choses-là,
est peut-être plus accommodant que le vôtre; car vous m'avez dit,
souvent des choses assez brutales à brûle-pourpoint et je ne m'en suis
jamais fâchée. Je vous voyais les nerfs irrités et j'aimais mieux vous
juger malade que _mauvais chien_.

Peut-être aviez-vous des intentions hostiles en jetant toutes ces
pierres dans mon jardin. Je ne le croyais pas et je vous répondais sans
humeur; je le pense un peu à présent, en voyant que vous avez été blessé
de réponses fort peu féroces selon moi, et qui convenaient plus à vos
déclamations contre la Providence et la race humaine que de longues,
âpres et inutiles discussions: vous vouliez peut-être les soulever entre
nous; car vous attaquiez sans cesse les points les plus sensibles et
les plus sacrés de nos croyances, sans charité aucune, et, peut-être
pourrais-je dire, sans le moindre égard pour moi.

Je faillis une ou deux fois m'y laisser prendre. Mais je me suis
arrêtée, en voyant que vous n'étiez pas l'homme de vos théories et que
votre coeur donnait un continuel démenti à vos blasphèmes. De la part
d'un méchant, elles ne m'eussent pas laissée aussi calme; ou bien c'eût
été le calme du mépris. Mais je me suis souvenue du noble et malheureux
Alceste, et je vous ai simplement dit que vous étiez malade, en d'autres
termes, misanthrope.

C'est donc bien offensant? je ne le savais pas. Je me croyais autorisée
à faire cette réflexion par l'espèce de dédain avec lequel vous débitiez
vos hérésies à deux doigts de mon nez. J'ai eu la bêtise de croire
que c'était de l'abandon de votre part; mais ce n'était pas chez vous
affaire de confiance et vous ne m'autorisiez pas, dites-vous, à vous
plaindre. Eh bien! mon vieux, je m'en abstiendrai devant vous, et, quand
madame Marliani viendra me parler de vous, je la prierai de ne pas vous
redire mon opinion sur votre maladie. Je ne sais pourquoi elle l'a fait,
je ne l'y avais pas autorisée.

Je ne me souviens pas de ce que je lui ai écrit; ce n'était pas une
_réponse_ à votre attaque, comme vous le pensez. Je ne croyais pas que
vous l'eussiez chargée de me faire le reproche que j'ai repoussé. Quoi
qu'elle vous ait répété de ma lettre, je ne crains pas qu'elle vous
offense, à moins que vous ne soyez fou; car je suis sûre de n'avoir
jamais eu ni un mauvais sentiment, ni une mauvaise pensée à votre égard.

Maintenant, si vous continuez à m'en vouloir, tant pis pour vous! vous
manquerez à la raison et à la justice. Vous me donnez une leçon un peu
rêche. Elle ne me pique point, parce que je ne la mérite pas. Vous me
croyez dure parce que je ne suis pas coquette. Je ne répondrai pas,
parce que c'est toujours une sotte chose de se laisser aller à parler
de soi. Ceux qui out besoin de cela pour nous connaître ne nous aiment
point, et ceux qui nous aiment nous devinent. Je ne vous reproche pas
l'espèce d'antipathie qui, malgré plusieurs choses aimables, perce dans
votre lettre. Vous faites profession de haïr Dieu d'abord et ensuite
tous les hommes; je serais bien vaine de vouloir être exceptée, et vous
ne vous trompez guère en disant que je ne vaux pas mieux que le premier
venu.

Je me défends seulement d'avoir été mauvaise pour vous. Mes paroles
n'ont même pas pu être dures, puisque mon intention ne l'était pas.
Votre lettre me prouve que vous êtes encore plus _malade_ que je ne le
pensais, soit dit, _sans vous offenser_, pour la _dernière_ fois.
Vous me faites même un peu l'effet de friser l'hypocondrie; vous êtes
heureusement assez jeune pour la combattre et vous en distraire. Vieux,
vous en serez guéri par la force des choses. La jeunesse a un sentiment
très âpre de personnalité, orgueilleuse dans le triomphe, amère et
colère dans la chute, douloureuse dans l'inaction. Cela est bien; car,
sans cela, elle n'agirait pas; quand l'âge de l'action est passé, la
personnalité s'efface, et l'on se console d'avoir trop ou trop peu agi,
quand on peut se dire qu'on a fait de son mieux, que l'action nous a
emporté ou que l'inaction nous a surmonté par la force des circonstances
extérieures, indépendantes de notre volonté.

On se réconcilie alors avec soi-même, on se soumet au jugement des
hommes et à la volonté de Dieu; c'est alors qu'on cesse d'être personnel
et que la vie des autres reprend, à nos yeux, sa véritable importance,
son effet salutaire et doux. Il est vrai que, pour arriver en
vieillissant à cet oubli de l'individualisme excessif, qui est le
stimulant et le tourment de la jeunesse, il faut pouvoir se rappeler
qu'on a été très sincère, et très ferme dans ses bonnes intentions.

Donc, quand je dis que vous serez tranquille sur vos vieux jours, je
ne vous fais pas d'insulte et je ne traite pas avec mépris votre mal
présent. Je ne crois pas à l'heureuse vieillesse des vilaines gens. Je
pense, au contraire, que leur âme va toujours s'aigrissant et que leur
enfer est en ce monde. Vous me direz que le monde n'est peuplé que de
ces gens-là. Eh! mon Dieu, je l'ai cru, je l'ai dit de même, tant qu'il
a été en leur pouvoir de me faire souffrir. Et pourquoi avaient-ils
ce pouvoir? c'est que je le leur donnais par la susceptibilité de mon
amour-propre. Je ne pensais qu'à me battre avec eux, et guère à les
plaindre; la pitié vient quand l'orgueil s'en va, elle change le point
de vue, et, si elle rend parfois plus triste encore, c'est une tristesse
douce et où l'espérance vient trouver place. N'allez pas me croire
douce, bonne et tendre pour avoir pensé et dit cela. C'est encore chez
moi à l'état de découverte, et, dans la pratique, je ne vaux encore
rien; j'attends avec impatience qu'il ne me reste pas un cheveu noir sur
la tête. Alors, j'en suis sure, je n'aurai plus un sentiment injuste
dans le coeur; je verrai les hommes non méchants, mais ignorants et
faibles, en réalité, comme je les aperçois déjà par la théorie. Et vous
aussi, vous les verrez tels, et tout ce qui vous paraît absurde dans mon
optimisme, vous l'aurez trouvé vous-même, et reconnu vrai.

Votre jeunesse furibonde et hautaine me rappelle la mienne, et vous ne
pouvez inventer aucun blasphème nouveau pour moi. Si je vous racontais
jusqu'où j'ai poussé la haine de toute chose et l'horreur de la vie,
j'aurais l'air de vous faire des romans.

J'avais un ami, un vrai Pylade qui m'a surnommé son Oreste, pour m'avoir
vue aux prises avec les Euménides, et pourtant je n'avais tué ni père ni
mère. Il avait bien raison de ne me pas prendre au sérieux; car je me
rêvais aussi méchante que les autres hommes, horriblement méchants à mes
yeux. Il avait coutume de me dire: «Tu es malade, bien malade!» C'est
peut-être à force de m'entendre répéter ce mot, qu'il m'est venu sur
les lèvres, en vous voyant dans vos accès. Je n'y ai pas mis plus
d'insolence que ne le faisait mon pauvre Pylade, le plus calme et le
plus patient des hommes! Vous me direz que je n'ai pas l'honneur d'être
votre Pylade. Je voudrais pouvoir être celui de tous les hommes qui
souffrent et leur faire le bien que mon ami m'a fait.

Vous direz encore que cette amitié universelle est la preuve de mon
mauvais coeur. Il se peut, mais je ne le savais pas; qu'elle vous irrite
et vous offense, au lieu de vous calmer, je vous en garderai votre
part, et, pour vous la prouver, puisque c'est le moyen, je ne vous
la témoignerai pas davantage. Sur ce, ô commandeur des non-croyants!
pardonnez-moi, ne me tuez pas en duel, et remettez dans votre poche un
de vos sujets de chagrin les plus mal fondés. Charlotte, qui vous aime,
a cru bien faire en vous parlant de moi. Elle s'est trompée, ne l'agitez
pas avec cela. Je ne lui en parlerai seulement pas. Elle a eu de bonnes
intentions; car, elle, elle a un coeur affectueux, vous ne pouvez pas le
nier.

Maurice vous remercie de votre bon souvenir. Nous travaillons et
cultivons Euripide, Eschyle et Sophocle pour le quart d'heure, dans des
traductions sans doute fort plates, mais qui nous laissent encore voir
que ces gens-là avaient quelque talent pour leur temps, comme on dirait
à la cour.

Moi, je m'occupe à avoir mal à la tête et aux yeux. Je ne sais si vous
pourrez me lire. J'aurais mieux fait, pour ma santé, d'avoir le coeur de
rocher dont vous me gratifiez, de vous laisser grogner tout votre saoul,
que de m'endommager le nerf optique à vous répondre si longuement.

Pardieu! je suis bien bête, et je devrais avoir les profits de
l'égoïsme, puisque j'en ai les honneurs.

Toute à vous.

G.S.




CCXVI

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                Nohant, 23 juin 1842.

Mon cher Poncy,

Je ne vous écris qu'un mot, en attendant que je puisse vous écrire
davantage. J'ai, depuis six semaines, d'affreuses douleurs dans la tête,
produites par l'effet de la lumière _sur les yeux_. J'ai une peine bien
grande à fournir mon travail à la _Revue indépendante_, et, quatre ou
cinq jours par semaine, je suis forcée de m'enfermer dans l'obscurité
comme une chauve-souris; je vois alors le soleil et la nature par les
yeux de l'esprit et par la mémoire; car, pour les yeux du corps,
ils sont condamnés à l'inaction, ce qui m'attriste et m'ennuie
prodigieusement.

Je recevrai avec grand plaisir M. Paul Gaymard, voilà ce que je voulais
vous répondre sans tarder.

Et puis, maintenant, je vous dis bien vite que j'ai reçu vos deux
lettres; que vos poésies sont toujours belles et grandes; que votre
_Fête de l'Ascension_ est une promesse bien sainte et bien solennelle de
ne jamais briser la coupe fraternelle où vous buvez, avec les hommes de
la forte race, le courage et la douleur.

Faites beaucoup de poésies de ce genre, afin qu'elles aillent au coeur
du peuple et que la grande voix que le ciel vous a donnée pour chanter
au bord de la mer ne meure pas sur les rochers, comme celle de la _Harpe
des tempêtes_. Prenez dans vos robustes mains la harpe de l'humanité et
qu'elle vibre comme on n'a pas encore su la faire vibrer. Vous avez un
grand pas à faire (littérairement parlant) _pour associer vos grandes
peintures de la nature sauvage avec la pensée et le sentiment humain_.
Réfléchissez à ce que je souligne ici. Tout l'avenir, toute la mission
de votre génie sont dans ces deux lignes. C'est peut-être une mauvaise
formule de ce que je veux exprimer; mais c'est celle qui me vient dans
ce moment, et, telle qu'elle est, c'est le résumé de mes impressions et
de mes réflexions sur vous. Méditez-la, et, si elle vous suffit pour
comprendre ce que j'attends de vos efforts, donnez-m'en vous-même
l'explication et le développement dans votre réponse. C'est peut-être
une énigme que je vous propose. Eh bien, c'est un travail pour votre
intelligence. Si vous n'entendez pas la solution comme je l'entends,
rappelez-moi ma formule, et je vous la développerai de mon côté dans
ma prochaine lettre. Au reste, la difficulté que je vous propose,
_d'associer_ (en d'autres termes) _le sentiment artistique et
pittoresque avec le sentiment humain et moral_, vous l'avez
instinctivement résolue d'une manière admirable en plusieurs endroits
de vos poésies. Dans toutes celles où vous parlez de vous et de votre
métier, vous sentez profondément que, si l'on a du plaisir avoir en vous
l'individu parce qu'il est particulièrement doué, on en a encore plus à
le voir maçon, prolétaire, travailleur. Et pourquoi? c'est parce qu'un
individu qui se pose en poète, en artiste pur, en _Olympie_, comme la
plupart de nos grands hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue
bien vite de sa personnalité. Les délires, les joies et les souffrances
de son orgueil, la jalousie de ses rivaux, les calomnies de ses ennemis,
les insultes de là critique: que nous importent toutes ces choses
dont ils nous entretiennent, avec leur comparaison des chênes et des
champignons vénéneux poussés sur leur racine?--comparaison ingénieuse,
mais qui nous fait sourire parce que nous y voyons percer la vanité de
l'homme isolé, et que les hommes ne s'intéressent réellement à un homme
qu'autant que cet homme s'intéresse à l'humanité. Ses souffrances ne
trouvent d'intérêt et de sympathie qu'autant qu'elles sont subies pour
l'humanité. Son martyre n'a de grandeur que lorsqu'il ressemble à
celui du Christ; vous le savez, vous le sentez, vous l'avez dit. Voilà
pourquoi votre couronne d'épines vous a été posée sur le front. C'est
afin que chacune de ces épines brûlantes fit entrer dans votre front
puissant une des souffrances et le sentiment d'une des injustices que
subit l'humanité. Et l'humanité qui souffre, ce n'est pas nous, les
hommes de lettres; ce n'est pas moi, qui ne connais (malheureusement
pour moi peut-être) ni la faim ni la misère; ce n'est pas même vous, mon
cher poète, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance
de vos frères, une haute récompense de vos maux personnels; c'est le
peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonné, plein de fougueuses
passions qu'on excite dans un mauvais sens, ou qu'on refoule, sans
respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnée pour rien.
C'est le peuple livré à tous les maux du corps et de l'âme, sans prêtres
d'une vraie religion; sans compassion et sans respect de la part de ces
classes éclairées (jusqu'à ce jour), qui mériteraient de retomber dans
l'abrutissement, si Dieu n'était pas tout pitié, tout patience et tout
pardon.

Me voilà un peu loin de la concision que je me promettais en commençant
ma lettre, et je crains que vous n'ayez autant de peine à déchiffrer mon
écriture que moi à la voir. N'importe, je ne veux pas laisser mon idée
trop incomplète. Je vous disais donc que vous aviez résolu la difficulté
toutes les fois que vous avez parlé du travail. Maintenant il faut
marier partout la grande peinture extérieure à l'idée même de votre
poésie. Il faut faire des _marines_: elles sont trop belles pour que
je veuille vous en empêcher; mais il faut, sans sacrifier la peinture,
féconder par la comparaison ces belles pièces de poésie si fortes et si
colorées. Vous avez rencontré parfois l'idée; mais je ne trouve pas
que vous en ayez tiré tout le parti suffisant. Ainsi la plupart de vos
_marines_ sont trop de _l'art pour l'art_, comme disent nos artistes
sans coeur. Je voudrais que cette impitoyable mer, que vous connaissez
et que vous montrez si bien, fût plus personnifiée, plus significative,
et que, par un de ces miracles de la poésie que je ne puis vous
indiquer, mais qu'il vous est donné de trouver, les émotions qu'elle
vous inspire, la terreur et l'admiration, fussent liées à des sentiments
toujours humains et profonds. Enfin il faut ne parler aux yeux de
l'imagination que pour pénétrer dans l'âme plus avant que par le
raisonnement. Pourquoi cette éternelle colère des éléments? cette lutte
entre le ciel et l'abîme, le règne du soleil qui pacifie tout; pourquoi
la rage, la force, la beauté, le calme? Ne sont-ce pas là des symboles,
des images en rapport avec nos rages intérieures, et le calme n'est-il
pas une des figures de la Divinité? Voyez Homère! comme il touche à la
nature! il est plus romantique que tous nos modernes; et pourtant cette
nature si bien sentie et si bien dépeinte n'est qu'un inépuisable
arsenal où il trouve des comparaisons pour animer et colorer les actes
de la vie divine et humaine. Tout le secret de la poésie, tous ses
prodiges sont là. Vous l'avez senti dans la _Barque échouée_, dans la
_Fumée qui monte des toits_, etc. Je voudrais que vous le sentissiez
dans toutes les pièces que vous faites; c'est par là qu'elles seraient
complètes, profondes, et que l'impression en serait ineffaçable. Hugo a
senti cela quelquefois; mais son âme n'est pas assez morale pour l'avoir
senti tout à fait et à propos. C'est parce que son coeur manque de
flamme que sa muse manque de goût. L'oiseau chante pour chanter, dit-on.
J'en doute.

Il chante ses amours et son bonheur, et c'est par là qu'il est en
rapport avec la nature. Mais l'homme a plus à faire, et le poète ne
chante que pour émouvoir et faire penser.

J'espère qu'en voilà assez pour une aveugle. Je crains que mon écriture
ne vous communique ma cécité.

Adieu, cher Poncy. Suppléez par votre intelligence à tout ce que je vous
dis si mal et si obscurément. Solange et Maurice vous lisent et vous
aiment. Maurice a presque votre âge, je crois. Il a dix-neuf ans; c'est
un peintre. Il est doux, laborieux, calme comme la mer la plus calme.
Solange a quatorze ans; elle est grande, belle et fière. C'est une
créature indomptable et une intelligence supérieure, avec une paresse
dont on n'a pas d'idée. Elle peut tout et ne veut rien. Son avenir est
un mystère, un soleil sous les nuages. Le sentiment de l'indépendance et
de l'égalité des droits, malgré ses instincts de domination, n'est que
trop développé en elle. Il faudra voir comment elle l'entendra et ce
qu'elle fera de sa puissance. Elle est très flattée de votre envoi et
l'a collé clans son album avec les autographes les plus illustres.

Avez-vous un numéro de la _Ruche populaire_ où mon ami Vinçard rend
compte de vos _Marines_? Le _Progrès du Pas-de-Calais_, rédigé par mon
ami Degeorge, doit avoir fait aussi un article. Enfin, la _Phalange_
m'en a promis un. Si vous n'êtes pas à même de vous procurer ces
journaux, dites-le-moi, je vous les ferai envoyer; J'ai écrit à mon
éditeur Perretin de vous faire passer un exemplaire d'_Indiana_, et un
de tous ceux de la nouvelle édition, à mesure qu'ils paraîtront.

Quant aux vers que vous m'adressez, je les garde pour moi jusqu'à nouvel
ordre. J'y suis sensible et j'en suis fière. Mais il ne faut pas les
publier dans le prochain recueil; cela me gênerait pour le pousser
comme je veux le faire. J'aurais l'air de vous gouter parce que vous
me louez... Les sots n'y verraient pas autre chose, et diraient que je
travaille à m'élever des autels. Cela ferait tort à votre succès, si on
peut appeler succès la voix des journaux. Mais, toute mauvaise qu'elle
est, il la faut jusqu'à un certain point.

Adieu encore, et à vous de coeur.

Ne vous donnez pas la peine de recopier les vers que vous m'avez
envoyés. Je ne les égare pas, et, si je vous demande des changements
et des corrections, à ceux-là et aux autres, vous aurez bien assez
d'ouvrage. Ne vous fatiguez donc pas à écrire plus qu'il ne faut. Je lis
parfaitement bien votre écriture. Si je suis sévère pour le fond, il
faudra que vous soyez courageux et patient. Il ne s'agit pas de faire
un second volume aussi bon que le premier. En poésie, qui n'avance pas
recule. Il faut faire beaucoup mieux. Je ne vous ai pas parlé des taches
et des négligences de votre premier volume. Il y avait tant à admirer et
tant à s'étonner, que je n'ai pas trouvé de place dans mon esprit
pour la critique. Mais il faut que le second volume n'ait pas ces
incorrections. Il faut passer maître avant peu. Ménagez votre santé
pourtant, mon pauvre enfant, et ne vous pressez pas. Quand vous n'êtes
pas en train, reposez-vous et ne faites pas fonctionner le corps et
l'esprit à la fois, au delà de vos forces. Vous avez bien le temps, vous
êtes tout jeune, et nous nous usons tous trop vite. N'écrivez que quand
l'inspiration vous possède et vous presse.




CCXVII

AU MÊME

                                Nohant, 24 août 1849

Mon cher poète,

J'ai trouvé vos deux lettres au retour d'un voyage que je viens de faire
à Paris, pour mes affaires, c'est-à-dire pour celles de notre _Revue_.
Je suis toujours malade, et mes yeux me refusent le service. Ne croyez
donc pas, si je ne vous réponds pas exactement, qu'il y ait de ma faute.
Mon travail même est sans cesse interrompu et repris avec de pénibles
efforts souvent infructueux.
                
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