Je crois qu'à certains égards, vous avez progressé. Vos idées
s'enchaînent, se symbolisent et se complètent mieux. Mais je veux vous
avertir avec la franchise et l'autorité maternelles que vous voulez
bien m'accorder: vous négligez la forme et l'expression, au lieu de les
corriger. Je ne vous ai pas fait de reproche pour votre volume imprimé,
je n'ai fait d'attention sérieuse qu'à l'inspiration extraordinaire et
à l'innéité, l'abondance de talent, qui s'y révèlent à chaque page. Je
savais bien qu'à chaque page il y avait ou une incorrection de langage
ou une métaphore manquant de justesse, ou un trait dont le goût n'était
pas pur. Si vous voulez faire une seconde publication ayant les mêmes
qualités et les mêmes défauts que la première, vous le pouvez. Je suis à
votre service pour m'en occuper avec autant de zèle et de dévouement
que s'il s'agissait de votre chef-d'oeuvre. Mais, si vous écoutez
les conseils de mon amitié sérieuse et sévère, vous ne publierez vos
nouvelles poésies que lorsque vous y reconnaîtrez vous-même plus de
qualités et moins de défauts que dans les premières.
Vous êtes si jeune, qu'il ne vous est pas permis de ne pas faire chaque
année un progrès sensible. Or, je trouve, dans les pièces que vous
m'avez envoyées, plus de qualités, il est vrai, mais aussi plus de
défauts que dans votre volume. Je ne m'en étonne pas, et même je
vous dirai que je m'y attendais. C'est une phase inévitable de la
transformation qui se fait dans l'esprit d'un poète comme d'un artiste.
J'étudie ces phases dans la peinture que fait mon fils, et je les ai
étudiées sur moi-même dans ma jeunesse. Tant qu'on est dans l'heureux
âge de progresser, on perd à chaque instant d'un côté ce qu'on gagne
de l'autre. De ce que cela est inévitable, il n'en faut pas moins
s'observer, s'efforcer, s'examiner et se corriger. Dans la peinture, on
étudie les grands modèles. Dans la littérature, il en faut faire autant.
Je voudrais que vous prissiez du repos pour quelque temps, puisque
vous-même, au milieu de vos fatigues et de vos chagrins domestiques,
vous en sentez le besoin. Il faudra lire beaucoup d'ancienne
littérature, du Corneille, du Bossuet, du Jean-Jacques Rousseau; même
du Boileau comme antidote à un certain débordement d'expressions et de
métaphores romantiques dont on abuse aujourd'hui, et dont vous abusez
souvent.
Je ne veux pas que vous vous effaciez, que vous cessiez d'être moderne
et romantique pour vous faire classique et ancien. Mais il n'y a pas de
danger que cela vous arrive. Vous êtes riche à revendre, et il ne s'agit
plus que de savoir choisir et ordonner vos richesses. Comme jeune homme
et poète ardent, vous manquez souvent de goût: cette chose si fine,
qu'elle est indéfinissable, que je ne pourrais jamais vous dire en quoi
elle consiste, et que, sans elle, pourtant, il n'y a point d'art ni de
vraie poésie. Si vous n'en aviez pas du tout, je n'essayerais pas de
vous conseiller d'en avoir: ce serait bien inutile; mais c'est parce
que vous en avez beaucoup et grandement que je vous avertis de penser
maintenant au triage. Je vous détaillerais bien, vers par vers, vos
succès et vos chutes en ce genre. Ainsi, les quatre vers qui terminent
l'_Échappée_ _de mer_ sont une comparaison extrêmement hardie, et
cependant juste, heureuse et belle. Mais quand, par un néologisme
audacieux, vous faites le verbe _zigzaguer_, vous ne réussissez
qu'à peindre aux yeux vivement une chose matérielle, et, au lieu de
l'embellir par l'expression (ce qui est le devoir inexorable de la
poésie), vous la rabaissez à un terme vulgaire et incorrect, vous
manquez au goût. Vous peignez un spectacle grandiose: ne cessez pas
d'être grandiose; vous voulez dire naïvement une chose naïve: soyez
naïf. _Zigzaguer_ n'est ni l'un ni l'autre. Si je vous analysais vos
vers un par un, je vous ennuierais, je vous effrayerais peut-être, et
mon avis n'est pas qu'on reprenne un travail mot à mot pour le refaire
péniblement. Il vaut mieux passer à un autre et s'observer en le
faisant. Vous auriez même près de vous un conseil assidu et sévère,
qu'il vous fatiguerait, et glacerait peut-être votre inspiration. Je
ne veux faire ce triste métier avec vous que quand vous serez résolu à
imprimer. Alors vous m'enverrez le tout, et, si vous le voulez, je ferai
le travail d'élaguer et d'indiquer à un nouvel examen de vous ce qui ne
me paraîtra pas bien. Mais, dans l'état de fatigue et d'agitation
où vous êtes, le plus sage serait de travailler moins souvent et
d'apprendre davantage. Je vous blâme beaucoup d'avoir une correspondance
qui vous prend du temps. Je n'en ai pas, moi. Une fois par mois; j'écris
une douzaine de lettres, tant pour mes amis que pour mes affaires, et je
reçois au moins cent lettres par mois.
Mais elles sont le fait de l'oisiveté, de la curiosité et de la vanité.
Je n'ai garde d'y répondre, quand je n'y vois aucune utilité pour moi ou
pour les autres. Cela me fait des ennemis. Je m'y résigne, ne pouvant
l'éviter et n'ayant pas le moyen de payer une secrétaire pour la
satisfaction d'autrui. Vous avez mieux à faire, mon cher enfant, que de
gaspiller votre temps si rare, et vos forces si nécessaires, à de menues
expansions de banale correspondance où l'on est toujours poussé par le
besoin de parler de soi. Quand vous avez une heure de reste le soir,
lisez donc de bons vers et de bonne prose, et, sans vous attacher à
imiter aucun auteur, vous prendrez, sans vous en apercevoir, l'habitude
d'un goût plus sévère et d'une pureté de forme plus soutenue.
Quant aux lettres que vous m'écrivez, mon cher poète, et que je reçois
toujours avec un vrai plaisir, ne vous demandez pas si elles sont bien
écrites. Elles le sont. Votre coeur y parle, et le _lecteur_ n'y cherche
pas autre chose.
Si vous avez le courage de faire ce que je vous dis, avant peu de mois,
vous vous réveillerez un beau jour ayant beaucoup acquis, et, sans vous
en rendre compte peut-être, vous aurez trouvé des formes irréprochables
pour rendre vos pensées nobles et chaleureuses.
Mais le travail, la maladie, la misère, me direz-vous? Oh! je sais bien
ce que c'est. Si vous comptez vivre de votre plume, et progresser en
même temps, je vous dirai que c'est trop pour commencer, et qu'il faut
vous résigner, pendant quelques années encore, à choisir entre le profit
et le progrès du talent. Si vous étiez malade tout à fait et dans
l'impossibilité de travailler des bras, j'espère que vous seriez assez
bon fils pour me le dire et ne pas rougir d'un service, si tant est
qu'on puisse appeler service un moment d'aide si doux à l'ami qui peut
le procurer.
Vous avez bien fait de repousser du pied l'or dont vous me parlez, si
c'était de cet or de mauvais aloi que nous savons bien et qui souille
le coeur et la main. Mais l'aide d'un coeur ami, c'est autre chose.
J'espère que vous le comprendrez comme moi.
Adieu, mon cher Poncy. Du courage! croyez qu'il m'en faut beaucoup pour
vous sermonner comme je fais.
A vous, de coeur.
J'ai encore un mot à vous dire. Ne montrez jamais mes lettres qu'à votre
mère, à votre femme, ou à votre meilleur ami. C'est une sauvagerie et
une manie que j'ai au plus haut degré. L'idée que je n'écris pas pour la
personne seule à qui j'écris, ou pour ceux qui l'aiment complètement, me
glacerait sur-le-champ le coeur et la main. Chacun a son défaut. Le mien
est une misanthropie d'habitudes extérieures, quoique, au fond, je n'aie
guère d'autre passion maintenant que l'amour de mes semblables; mais ma
personnalité n'a que faire dans les faibles services que mon coeur et ma
foi peuvent rendre en ce monde.
Quelques-uns m'ont fait beaucoup de peine sans le savoir, en parlant et
en écrivant sur ma personne, mes _faits_ et _gestes_, même en bien et
avec bonne intention. Respectez la maladie d'esprit de celle que vous
appelez votre mère.
CCXVIII
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE,
A ANGERS
Nohant, 23 août 1841
Mademoiselle,
J'ai reçu à Paris, où je viens de passer quelques jours, la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire il y a deux mois. Je répondrais
mal à la confiance dont vous m'honorez si je n'essayais pas de vous dire
mon opinion sur votre situation présente. Cependant, je suis un bien
mauvais juge en pareille matière, et je n'ai point du tout le sens de la
vie pratique. Je vous prie donc de regarder le jugement très bref que
je vais vous soumettre comme une synthèse d'où je ne puis redescendre à
l'analyse, parce que les détails de l'existence ne se présentent à moi
que comme des romans plus ou moins malheureux et dont la conclusion ne
se rapporte qu'à une maxime générale: changer la société de fond en
comble.
Je trouve la société livrée au plus affreux désordre, et, entre toutes
les iniquités que je lui vois consacrer, je regarde, en première ligne,
les rapports de l'homme avec la femme établis d'une manière injuste et
absurde. Je ne puis donc conseiller à personne un mariage sanctionné par
une loi civile qui consacre la dépendance, l'infériorité et la nullité
sociale de la femme. J'ai passé dix ans à réfléchir là-dessus, et, après
m'être demandé pourquoi tous les amours de ce monde, légitimés ou non
légitimés par la société, étaient tous plus ou moins malheureux, quelles
que fussent les qualités et les vertus des âmes ainsi associées, je me
suis convaincue de l'impossibilité radicale de ce parfait bonheur,
idéal de l'amour, dans des conditions d'inégalité, d'infériorité et de
dépendance d'un sexe vis-à-vis de l'autre. Que ce soit la loi, que
ce soit la morale reconnue généralement, que ce soit l'opinion ou le
préjugé, la femme, en se donnant à l'homme, est nécessairement ou
enchaînée ou coupable.
Maintenant, vous me demandez si vous serez heureuse par l'amour et le
mariage. Vous ne le serez ni par l'un ni par l'autre, j'en suis bien
convaincue. Mais; si vous me demandez dans quelles conditions autres je
place le bonheur de la femme, je vous répondrai que, ne pouvant refaire
la société, et sachant bien qu'elle durera plus que notre courte
apparition actuelle en ce monde, je la place dans un avenir auquel
je crois fermement et où nous reviendrons à la vie humaine dans des
conditions meilleures, au sein d'une société plus avancée, où nos
intentions seront mieux comprises et notre dignité mieux établie.
Je crois à la vie éternelle, à l'humanité éternelle, au progrès éternel;
et, comme j'ai embrassé à cet égard les croyances de M. Pierre Leroux,
je vous renvoie à ses démonstrations philosophiques. J'ignore si elles
vous satisferont, mais je ne puis vous en donner de meilleures: quant à
moi, elles ont entièrement résolu mes doutes et fondé ma foi religieuse.
Mais, me direz-vous encore, faut-il renoncer, comme les moines du
catholicisme, à toute jouissance, à toute action, à toute manifestation
de la vie présente, dans l'espoir d'une vie future? Je ne crois point
que ce soit là un devoir, sinon, pour les lâches et les impuissants. Que
la femme, pour échapper à la souffrance et à l'humiliation, se préserve
de l'amour et de la maternité, c'est une conclusion romanesque que j'ai
essayée dans le roman de _Lélia_, non pas comme un exemple à suivre,
mais comme la peinture d'un martyre qui peut donner à penser aux juges
et aux bourreaux, aux hommes qui font la loi et à ceux qui l'appliquent.
Cela n'était qu'un poème, et, puisque vous avez pris la peine de le lire
(en trois volumes), vous n'y aurez pas vu, je l'espère, une doctrine. Je
n'ai jamais fait de doctrine, je ne me sens pas une intelligence assez
haute pour cela. J'en ai cherché une; je l'ai embrassée. Voilà pour ma
synthèse à moi; mais je n'ai pas le génie de l'application, et je ne
saurais vraiment pas vous dire dans quelles conditions vous devez
accepter l'amour, subir le mariage et vous sanctifier par la maternité.
L'amour, la fidélité, la maternité, tels sont pourtant les actes les
plus nécessaires, les plus importants et les plus sacrés de la vie de la
femme. Mais, dans l'absence d'une morale publique et d'une loi civile
qui rendent ces devoirs possibles et fructueux, puis-je vous indiquer
les cas particuliers où, pour les remplir, vous devez céder ou résister
à la coutume générale, à la nécessité civile et à l'opinion publique? En
y réfléchissant, mademoiselle vous reconnaîtrez que je ne le puis pas,
et que vous seule êtes assez éclairée sur votre propre force et sur
votre propre conscience, pour trouver un sentier à travers ces abîmes,
et une route vers l'idéal que vous concevez.
A votre place, je n'aurais, quant à moi, qu'une manière de trancher ces
difficultés. Je ne songerais point à mon propre bonheur. Convaincue que,
dans le temps où nous vivons (avec les idées philosophiques que notre
intelligence nous suggère et la résistance que la législation et
l'opinion opposent à des progrès dont nous sentons le besoin), il n'y
a pas de bonheur possible au point de vue de l'égoïsme, j'accepterais
cette vie avec un certain enthousiasme et une résolution analogue en
quelque sorte à celle des premiers martyrs. Cette abjuration du bonheur
personnel une fois faite sans retour, la question serait fort éclaircie.
Il ne s'agirait plus que de chercher à faire mon devoir comme je
l'entendrais. Et quel serait ce devoir? Ce serait de me placer, au
risque de beaucoup de déceptions, de persécutions et de souffrances,
dans les conditions où ma vie serait le plus utile au plus grand, nombre
possible de mes semblables. Si l'amour parle en vous, quel sera, avec
une telle abnégation, le but de votre amour? Faire le plus de bien
possible à l'objet de votre amour. Je n'entends pas par là lui donner
les richesses et les joies qu'elles procurent: c'est plutôt le moyen
de corrompre que celui d'édifier. J'entends lui fournir les moyens
d'ennoblir son âme, et de pratiquer la justice, la charité, la loyauté.
Si vous n'espérez pas produire ces effets nobles et avoir cette action
puissante sur l'être que vous aimez, votre amour et votre fortune ne lui
feront aucun bien. Il sera ingrat, et vous serez humiliée.
Si l'espoir de la maternité parle en vous, quel sera (toujours avec
l'abnégation) le but de votre espoir? Ce sera de vous placer dans les
conditions les plus favorables à l'éducation de vos enfants, aux bons
exemples et aux bons préceptes que vous devez leur fournir.
Enfin, si le désir de donner le bon exemple à votre entourage parle
en vous, examinez d'abord si votre entourage est susceptible d'être
impressionné et modifié par un bon exemple, et, s'il en est ainsi,
cherchez les conditions dans lesquelles vous lui donnerez ce bon
exemple.
Ici s'arrête nécessairement mon instruction. Si vous me disiez
d'appliquer à votre place ces trois préceptes, je ferais peut-être tout
de travers. Je crois avoir une bonne conscience et de bonnes intentions.
Mais je n'ai aucune habileté de conduite, et je me suis mille fois
trompée dans l'action. Je crois que vous avez un meilleur jugement, et
que, si vous, vous servez de ma théorie, vous sortirez des incertitudes
où vous êtes plongée. La préoccupation où vous êtes d'une satisfaction
personnelle que je crois impossible d'assurer est l'obstacle qui vous
arrête, et, si vous vous sentez la foi et le courage de l'écarter la
lumière se fera dans votre intelligence.
Je n'ai pas lu les ouvrages que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer.
Ils ont été égarés dans un déménagement avec d'autres livres, et je n'ai
jamais pu les retrouver. Si vous aviez la bonté de renouveler votre
envoi, j'y consacrerais les premières heures de liberté que j'aurai.
Je vous demande pardon de mon griffonnage, j'ai la vue fort altérée.
J'écris bien rarement des lettres et avec beaucoup de peine.
Agréez, mademoiselle, l'expression de mon estime bien particulière et de
mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
Je serai à Paris vers le 25 septembre. Veuillez adresser à la _Revue
indépendante_.
CCXIX
A MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE DE PARIS
Nohant, septembre 1812.
Monseigneur.
Mon nom est peut-être une mauvaise recommandation près de vous; mais,
si, avec des croyances peut-être différentes des vôtres; je viens à
vous, pleine de confiance, pour vous indiquer une bonne oeuvre à faire,
il me semble que votre sagesse éclairée et votre esprit de charité
peuvent m'accorder aussi quelque confiance et m'écouter avec douceur.
Il y a du moins un point qui rassemble les âmes engagées sur des routes
diverses. C'est l'amour de la justice, et, comme toute justice émane de
Dieu, peut-être ne suis-je pas une âme impie ni indigne de merci; c'est
cet esprit de justice et de bonté que j'invoque, pour oser, sans être
connue de vous, vous confier un secret et vous demander une grâce.
Monseigneur, il y a, dans une commune de campagne, un desservant très
orthodoxe, nullement partisan de mes dissidences avec la lettre des lois
de l'Église, et avec lequel, par conséquent, je ne suis pas intimement
liée. Je respecte trop la sincérité et la fermeté de sa foi pour
chercher à l'ébranler par de vaines discussions, et sa foi me paraît
bonne et bien entendue, puisqu'elle ne produit que de bonnes et nobles
actions. Les services et les soins à rendre aux paysans malades ou
indigents me sont imposés par un peu d'aisance et par mon séjour au
milieu d'eux. C'est ainsi que j'ai été à même d'apprécier la conduite
pure et respectable de ce vertueux prêtre, et, le voyant béni de tous,
me trouvant parfois en relations avec lui pour aviser au soulagement de
certaines souffrances et misères, je puis attester que c'est là un homme
irréprochable aux yeux de toutes les opinions.
Ces jours derniers, l'ayant rencontré dans une chaumière et revenant par
le même chemin que lui, je remarquai qu'il était fort triste et abattu,
et, l'ayant pressé de questions, j'obtins la confidence que je vais
faire à Votre Grandeur. C'est un secret qui m'a été confié, et je ne le
confierai jamais qu'à Elle, c'est lui dire que je compte absolument sur
son honneur et sur sa religion pour ne point chercher à connaître le nom
du prêtre dont il s'agit; car la démarche que je fais ici, je n'y suis
point autorisée; je la prends dans un mouvement de mon coeur et dans une
sorte d'inspiration que je crois bonne et sûre.
Il y a quelques années, ce desservant, touché du désespoir d'une vieille
mère de famille dont le fils, homme d'honneur, mais accablé par de
malheureuses affaires, allait être poursuivi et emprisonné pour dettes,
céda aux conseils de la pitié, accorda pleine confiance aux preuves
qu'on lui donnait, et s'engagea à servir de caution auprès des
créanciers pour une pauvre somme de quatre mille francs. C'était plus
qu'il ne possédait, ou, pour mieux dire, il ne possédait rien du tout.
Mais, comme les créanciers demandaient alors une garantie plutôt que de
l'argent; que le débiteur paraissait pouvoir s'acquitter en quelques
années par son travail, le bon prêtre calcula que, toutes choses étant
mises au pis, il pourrait lui-même, avec le temps et en se privant
chaque année, arriver à faire face au désastre.
Malheureusement, le débiteur mourut peu après, ne laissant rien, et la
dette retomba sur le prêtre, qui obtint un peu de temps, et qui, depuis
deux ou trois ans, paye les intérêts sans avoir pu arriver à solder plus
de deux cents francs sur le capital.
Maintenant, voici que les créanciers se montrent fort durs et fort
pressés, qu'ils exigent ce capital sur l'heure, menacent de poursuites,
de frais et de saisie, et, pour avoir exercé la charité, un prêtre
respectable et excellent peut être d'un jour à l'autre exposé à un
scandale, à une honte poignante.
Si j'avais eu quatre mille francs, j'aurais à l'instant même fait cesser
l'inquiétude et la douleur de ce bon curé. Mais son histoire est la
mienne, avec la différence que ce qui lui est arrivé une fois m'est
arrivé plus de vingt fois, et que, dans la proportion de mes ressources
aux siennes, je suis encore plus gênée et empêchée que lui. Ma position
de femme, c'est-à-dire de mineure aux yeux de la loi (mineure de
quarante ans, s'il vous plaît, monseigneur!), ne me permet pas
d'emprunter, et je ne peux pas m'adresser à des amis. La plupart des
miens sont pauvres; le peu de riches véritablement humains que j'ai
rencontrés sont tellement épuisés d'aumônes et de charités, que c'est
être indiscret que de recourir à eux encore une fois. Et puis je
dois vous avouer que je suis liée en général avec des personnes de
l'_opposition_ la plus prononcée, et que, malheureusement, il y a de
l'intolérance au fond de toutes les opinions de ce temps-ci. Tel qui
se dépouillera pour un détenu politique de sa couleur ne s'intéressera
point à un curé et ne comprendra pas que je m'y intéresse.
J'ai fait appel, sans les beaucoup connaître, à quelques personnes
riches et pieuses, leur faisant entendre qu'il s'agissait d'un prêtre,
et d'un prêtre aussi orthodoxe qu'elles pouvaient le désirer. On m'a
répondu qu'on n'avait pas d'argent ou qu'on avait _ses pauvres._
J'ai conseillé à mon desservant de s'adresser au prélat de son diocèse;
mais d'autres le lui ont déconseillé, parce que monseigneur, dit-on,
blâmerait l'action du prêtre charitable comme une légèreté, comme une
imprudence, et que cet aveu pourrait lui faire du tort dans son esprit.
Est-ce possible? la prudence humaine peut-elle parler, là où la pitié
évangélique commande? Je ne comprends rien à cela, mais enfin je ne puis
insister sur un avis où l'on croit voir de graves inconvénients. Dans
cette perplexité, l'idée m'est venue de m'adresser tout droit à Votre
Grandeur, parce qu'on m'a dit qu'Elle avait l'esprit élevé et l'âme
véritablement apostolique. J'ai eu confiance, et j'ai osé. Je prévois
bien que Votre Grandeur fait son devoir encore mieux que moi, encore
mieux que tout le monde, et qu'Elle a quelque peine à satisfaire toutes
les demandés nécessiteuses dont elle est accablée. Mais elle a de
nombreuses et puissantes relations que je n'ai point, elle doit disposer
de la bourse de beaucoup de personnes charitables, et il suffit d'un mot
de sa bouche pour obtenir pleine croyance, tandis qu'une hérétique comme
moi n'a point de crédit, et ne peut espérer d'être écoutée que par une
àme aussi dégagée de soupçons et aussi saintement loyale que celle de
Votre Grandeur.
Je la prie d'agréer l'hommage de mon profond respect.
GEORGE SAND.
CXX
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Paris, 12 novembre 1842.
Mon bon Charles,
Tu es excellent, et tes marrons le sont aussi. Nous les croquons à
toutes les sauces, et cet échantillon du Berry, en même temps qu'il nous
couvre de gloire aux yeux de nos convives, nous satisfait l'estomac en
nous réjouissant le coeur. Solange surtout en fait son profit à belles
dents, et madame Pauline les a trouvés si bons, que je lui en ai promis,
de ta part, un joli sac que certainement tu ne lui refuseras pas.
Je te dirai que nous sommes occupés de cette grande et bonne Pauline,
avec redoublement depuis son _redébut_ aux Italiens. Je ne te dis rien
de sa voix et de son génie, tu en sais aussi long que nous là-dessus;
mais tu apprendras avec plaisir que son succès, un peu contesté dans
les premiers jours, non par le public, mais par quelques coteries et
boutiques de journalisme, a été, dans _la Cenerentola_ aussi brillant
et aussi complet que possible. Elle y est admirable, et, durant trois
représentations de suite, on lui a fait répéter le finale. On remonte
maintenant le _Tancrède_ pour elle, et, les jours où elle ne chante pas,
nous montons à cheval ensemble.
Nous cultivons aussi le billard; j'en ai un joli petit, que je loue
vingt francs par mois, dans mon salon, et, grâce à la bonne amitié, nous
nous rapprochons, autant que faire se peut, dans ce triste Paris, de la
vie de Nohant. Ce qui nous donne un air campagne, aussi, c'est que je
demeure dans le même square que la famille Marliani, Chopin dans le
pavillon suivant, de sorte que, sans sortir de cette grande cour
d'Orléans, bien éclairée et bien sablée, nous courons, le soir, les uns
chez les autres, comme de bons voisins de province. Nous avons même
inventé de ne faire qu'une marmite, et de manger tous ensemble, chez
madame Marliani; ce qui est plus économique et plus enjoué de beaucoup
que le chacun chez soi. C'est une espèce de phalanstère qui nous
divertit et où la liberté mutuelle est beaucoup plus garantie que dans
celui des fouriéristes.
Voilà comme nous vivons cette année, et, si tu viens nous voir, tu nous
trouveras, j'espère, _très gentils_.
Solange est en pension, et sort tous les samedis jusqu'au lundi matin.
Maurice a repris l'atelier _con furia,_ et moi, j'ai repris _Consuelo_,
comme un chien qu'on fouette; car j'avais tant flâné pour mon
déménagement et mon installation, que je m'étais habituée délicieusement
à ne rien faire. J'espère que je te donne sur nous tous les détails que
tu peux désirer.
Quant à notre _Revue_, nous sommes en train de la reconstituer, et
j'espère qu'après le numéro qui paraîtra ce mois-ci, nous nous mettrons
à flot. Tu me dis de lui mettre l'éperon au ventre, cela ne dépend pas
de moi. Dans ce bas monde, le zèle et le courage ne sont rien sans
l'argent. Je n'en ai point, je n'en ai pas mis dans l'affaire, et Leroux
et moi n'y sommes que pour notre travail. La mise de fonds s'épuisait
avant que les bénéfices eussent pu être sensibles. Nous devions chercher
à doubler notre capital pour continuer, nous avons fait mieux: nous
l'avons triplé, et peut-être allons-nous le quadrupler. En même temps,
nous laissons les droits de propriété et les peines de la direction
à nos bailleurs de fonds. Cette direction, jointe au travail de la
rédaction et à la direction matérielle de l'imprimerie, était une charge
effroyable, pesant tout entière sur la tête et les bras de Leroux.
Viardot, occupé des voyages, des engagements et des représentations de
sa femme, n'y pouvait apporter une coopération active ni suivie.
Le peu que nous avons fait jusqu'ici est donc un tour de force, et, moi
qui vois les choses de près, loin d'éperonner avec impatience mon pauvre
philosophe, j'admire qu'il ait pu s'en tirer, sans manquer à paraître
tous les mois, et en y poursuivant de difficiles et magnifiques travaux
de politique sociale. Enfin le numéro de janvier sera fait sous
la conduite de nos deux nouveaux associés (peut-être de nos trois
associés), et nos noms disparaîtront de la couverture, parce que nous
aurons un gérant signataire, qui, moyennant le cautionnement,--autre
affaire grave que nous éludions, faute d'argent, en ne paraissant qu'une
fois par mois,--fera marcher notre _Revue_ par quinzaines régulières.
Viardot s'arrange et se concerte avec eux pour sa part de propriété, et
nous restons comme rédacteurs principaux. Prenez donc patience avec nos
dernières lenteurs. Si vous comptez vos numéros et la matière énorme
qu'ils renferment, vous verrez que nous vous en avons donné plus que
nous ne vous en promettions. Renouvelez vos abonnements, et, si vous
êtes contents de notre _honnêteté_ de principes, comptez que la _Revue_
ne changera pas de ligne, vu que nos associés sont des condisciples
zélés et incorruptibles des mêmes doctrines.
Maintenant, parle-moi de toi comme je te parle de moi; tu me dois cela
en retour de mon bavardage. Je vois que tu as toujours une prédilection
pour le beau pays romantique de Vijon. Heureux homme qui peux, vivre où
tu veux et comme tu veux! Malgré tout ce que j'invente ici pour chasser
le spleen que cette belle capitale me donne toujours, je ne cesse pas
d'avoir le coeur enflé d'un gros soupir quand je pense aux terres
labourées, aux noyers autour des guérets, aux boeufs _briolés_ par la
voix des laboureurs, et à nos bonnes réunions, rares il est vrai, mais
toujours si douces et, si complètes.
Il n'y a pas à dire quand on est né campagnard, on ne se fait jamais au
bruit des villes. Il me semble que la boue de chez nous est de la belle
boue, tandis que celle d'ici me fait mal au coeur. J'aime beaucoup mieux
le bel esprit de mon garde champêtre que celui de certains visiteurs
d'ici. Il me semble que j'ai l'esprit moins lourd quand j'ai mangé la
fromentée de la mère Nannette que lorsque j'ai pris du café à Paris.
Enfin, il me semble que nous sommes tous parfaits et charmants là-has,
que personne n'est plus aimable que nous, et que les Parisiens sont tous
des paltoquets.
Viens nous voir, cependant ici, comme tu en avais le dessein. Cela me
fera du bien pour ma part, et, en embrassant les joues fleuries de ma
grosse Eugénie, il me semble que j'embrasserai sainte Solange, notre
patronne, en personne. Dis à cet infâme Gaulois de m'écrire un peu, et
dis-moi si ma pauvre petite Laure est mieux portante. Parle-moi aussi de
Duteil et d'Agasta, dont je ne sais rien et qui, de près ni de loin, ne
me donnent signe de vie.
Vous êtes bien gentils d'avoir fait quelque chose pour nos pauvres
incendiés. De notre côté, nous méditons une petite soirée chantante
où madame Pauline fera la quête pour les pauvres avec des notes
irrésistibles. En réunissant chez nous une vingtaine de personnes à nous
connues, nous ferons une petite somme, et je remplirai le déficit, s'il
y a lieu. Enfin j'espère que nos désolés n'auront rien perdu.
Bonsoir, cher vieux ami; mille baisers à ta femme et à tes chers
enfants. Dis à Eugénie de m'aimer, et vous deux, n'en perdez pas
l'habitude, je ne saurais pas m'en passer.
A toi.
GEORGE.
Cour d'Orléans, 5, rue Saint-Lazare.
Amitiés et poignées de main de la part de Viardot, de Chopin et de mes
enfants. Pauline adore le Berry et les Berrichons. Elle y reviendra
certainement l'automne prochain.
CCXXI
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 21 janvier 1843.
Mon cher Poncy,
J'ai reçu presque en même temps un jeune ami à vous dont je n'ai pas
retenu le nom et qui m'a remis une lettre de vous en me promettant
de venir chercher la réponse (je ne l'attends pas, car il y a déjà
plusieurs jours d'écoulés), et M. Paul Gaymard, qui m'a remis votre
portrait et les poésies dont vous l'aviez chargé il y a déjà longtemps.
J'étais en affaire et je n'ai pu recevoir ce dernier qu'une minute; mais
je lui ai fait promettre de revenir me voir, et nous parlerons de vous.
Vous vous plaignez beaucoup de mon silence, mon cher enfant, et pourtant
je vous avais averti de la difficulté que j'éprouvais à écrire des
lettres, ayant la vue abîmée, point de loisir, et surtout ce qu'on
appelle une grande paresse à écrire, par suite d'une habitude que j'ai
eue toute ma vie de correspondre à de très rares intervalles, même
avec mes plus anciens et mes plus chers amis. J'ai là-dessus toute une
théorie qui demanderait trop de temps pour être exposée dans une lettre,
et qui ne vous persuaderait point, puisque vous êtes dans cet âge et
dans cette disposition à l'expansion que j'ai fermée en moi à clef,
comme un tiroir contenant ce qu'on a de plus précieux, et ce qu'on
ne doit ouvrir que quand on en peut tirer le bonheur d'autrui. Que
pourrais-je donc tirer d'utile pour vous de mon tiroir (puisque la
métaphore y est, laissons-la)? Serait-ce de la louange? Vous n'en
manquez pas, et je crains même que vous n'en ayez un peu trop autour de
vous. Je trouve, dans la manière dont vous me parlez de vous-même,
une confiance un peu exaltée dont je voudrais vous voir rabattre pour
travailler vos vers plus consciencieusement et à tête refroidie, le
lendemain de l'inspiration.
Voyons ce qu'il y aurait dans le tiroir encore: de l'amitié, de la
sympathie? un véritable intérêt? sans doute, vous savez que le coffre
en est plein, et, si vous étiez comme moi, vous ne devriez pas aimer à
abuser dans les mots des plus saintes choses du monde, en faisant trop
prendre l'air aux reliques de l'âme.
Troisièmes reliques du tiroir: des avis, des avertissements, des sermons
affectueux dans l'occasion? Eh bien! si vous récapitulez, vous verrez
que j'ai déjà maintes fois ouvert le tiroir pour vous écrire quand cela
était utile. Je vous ai envoyé, pour commencer, l'amitié, l'intérêt,
la sympathie, l'approbation, la louange sincère et méritée; et puis,
ensuite, les sermons affectueux et des avis pleins de sollicitude. Si je
le rouvrais toutes les semaines pour vous approuver, je vous donnerais
de la vanité, et je vous ferais du mal. Si je le rouvrais de même pour
vous sermonner; je vous causerais du découragement, et vous ferais
encore du mal. Des lettres de bons procédés, de politesse ou de
convenance, je n'en ai pas besoin, ni vous non plus. Je ne sais donc
pas pourquoi vous m'écrivez, avec tant de vivacité, des plaintes si
douloureuses sur mon silence et mon oubli. Je vois que vous êtes dans
une période d'expansion excessive. Vous êtes tout jeune, vous êtes
méridional, vous êtes poète, cela s'explique. Eh bien! mon enfant,
faites des vers, de beaux vers. Jetez votre coeur à pleines mains à
votre compagne, à votre mère, à vos amis et à vos camarades. Mais, avec
moi, si vous voulez que votre attachement vous profite, soyez plus
calme, plus sérieux et plus patient; car j'ai une nature très
concentrée, très froide extérieurement, très réfléchie et très
silencieuse. Si vous ne me comprenez pas, je ne vous serai bonne à rien.
Mon amitié tranquille et rarement expansive vous blessera sans vous
convaincre, et je serais pour votre vie une agitation, au lieu d'être un
bienfait.
Puisque nous voilà sur ce sujet, j'ai deux reproches à vous faire d'une
nature assez délicate, et je veux que vous preniez Désirée pour seule
confidente et pour juge, avec votre mère, si vous voulez, je suis sûre
qu'elles ont plus de droiture et de sens qu'aucune dame de nos salons.
Voici mes reproches: lisez les en riant, mais aussi en prenant la
résolution de vous observer. C'est une querelle de pure littérature ture
que je vous fais, une guerre de mots, une chicane sur les expressions.
Vous ne vous apercevez pas qu'en m'exprimant une effusion filiale qui me
touche et qui m'honore, vous vous servez de mots qui, mal interprétés,
seraient le langage de la passion la plus exaltée. J'ai quarante ans;
j'ai toute la raison qu'on doit avoir à mon âge. Loin de moi donc la
sotte pruderie de croire que j'ai à me défendre d'une idée folle de
la part de qui que ce soit. Ma vie est sérieuse, mes affections sont
sérieuses, et mon jugement l'est aussi. Mais je vis parmi des gens
calmes aussi, qui, ne connaissant pas l'enthousiasme méridional, où ne
se rappelant pas celui de leur propre jeunesse, ne comprendraient rien à
vos lettres si je les leur montrais. Je brûle donc vos lettres aussitôt
que je les ai lues, en riant de cette précaution que vous me forcez
de prendre, mais aussi en m'étonnant un peu que, vous qui êtes poète,
c'est-à-dire artiste dans le choix des mots, _ouvrier en fait de
langue_, comme on dit aujourd'hui, vous fassiez, sans vous en
apercevoir, de tels contresens.
Mon fils m'apporte toutes mes lettres le matin à mon réveil, et c'est
lui qui me les lit; lui aussi est d'un caractère tranquille, peu
expansif, mais solidement affectueux. Si une de vos dernières lettres
avait été ouverte par lui, je ne sais ce qu'il en aurait pensé; mais
je crois bien qu'il m'aurait demandé si vous n'êtes pas un peu fou, et
j'aurais été obligée de lui répondre: «Oui, mon enfant, tous les poètes
le sont.»
Encore un sermon: c'est le tiroir aux sermons, aujourd'hui. Vous
adressez à _Juana l'Espagnole_ et à diverses autres beautés fantastiques
des vers que je n'approuve pas. Êtes-vous un poète bourgeois, ou un
poète prolétaire? Si vous êtes le premier des deux, vous pouvez chanter
toutes les voluptés et toutes les sirènes de l'univers, sans en avoir
jamais connu une seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les plus
délicieuses houris, ou avec les plus grandes gourgandines, sans quitter
le coin de votre feu et sans voir d'autres beautés que le nez de votre
portier. Ces messieurs font ainsi et ne riment que mieux. Mais, si vous
êtes un enfant du peuple, et le poète du peuple, vous ne devez pas
quitter le chaste sein de Désirée pour courir après des bayadères et
chanter leurs bras voluptueux.
Je trouve là une infraction à la dignité de votre rôle. Le poète du
peuple a des leçons de vertu à donner à nos classes corrompues, et, s'il
n'est pas plus austère, plus pur et plus aimant le bien que nos poètes,
il est leur copiste, leur singe et leur inférieur. Car ce n'est pas
seulement l'art d'arranger les mots qui fait un grand poète: c'est là
l'accessoire, c'est là l'effet d'une cause.--La cause doit être un
grand sentiment, un amour immense et sérieux de la vertu, de toutes les
vertus; une moralité à toute épreuve, enfin une supériorité d'âme et
de principes qui s'exhale dans ses vers à chaque trait, et qui fasse
pardonner à l'inexpérience de l'artiste, en faveur de la vraie grandeur
de l'individu. Il me semble que vous éparpillez parfois votre âme, ou du
moins votre muse à tous les vents. Dans votre premier volume, vous aviez
exprimé l'amour d'une manière si chaste et si touchante! on voyait
Désirée, la jeune et honnête fille du peuple, la vierge; de votre choix!
Je vous en prie, supprimez _Juana_ du prochain volume, et, si vous
conservez ces vers:
.... J'aime toutes les femmes,
Parce que le Poète aime toutes les fleurs.
n'en faites pas du moins la devise de votre vie; parce qu'il vous
arriverait bientôt, de n'aimer plus aucune femme et de ne plus sentir le
parfum des fleurs.
Vous n'en êtes point là, Dieu merci! vous aimez Désirée, vous la chantez
encore, chantez-la toujours, et n'en chantez pas d'autres, maintenant
qu'elle est à vous. On voit que vous l'aimez véritablement; car les vers
que vous mettez dans sa bouche sont les plus charmants de votre dernier
envoi; au lieu que dans ceux que vous m'avez envoyés sur une belle
Espagnole, il y avait de l'affectation, des efforts, et point de feu
véritable. Enfin, voulez-vous être un vrai poète, soyez un saint! et,
quand votre coeur sera sanctifié, vous verrez comme votre cerveau vous
inspirera.
Je suis très contente de l'envoi que vous me faites par M. Paul Gaymard.
Presque tout est bon, et il y a des choses vraiment belles.
Votre _Sonnet_ est bien fait; votre _Enfant endormi_, votre _Bouquet de
violettes_, etc., etc., sont de charmantes choses. Dans la lettre de
Béranger à M. Ortolan, dont vous m'envoyez la copie, je vois bien qu'il
est de mon avis, et qu'il ne voudrait pas que vous publiassiez un second
volume, avant qu'un progrès remarquable se fût accompli en vous. Je veux
demander à Béranger une entrevue dont vous serez le seul objet, et lui
montrer votre nouveau recueil, afin qu'il m'aide à savoir si vous êtes
dans cette bonne veine de progrès. Je n'ose m'en remettre à moi-même. Je
ne fais pas de vers et crains d'être, quant à la forme, un mauvais juge.
Il me fixera à cet égard, et, s'il approuve la publication, pendant que
j'ai encore trois mois à passer ici, je m'en occuperai. Mais je n'ai pas
tout ce que vous m'avez adressé d'après vos listes; j'ai lieu de penser
qu'un paquet a été perdu. Dans notre petite ville du Berry, nous avons
un buraliste fort négligent, et toutes nos lettres ne nous arrivent
pas toujours. En outre, j'avais confié à M. Leroux plusieurs de vos
feuillets, afin qu'il choisît une pièce qui conviendrait à la _Revue
indépendante_. Il a choisi celle à Béranger, que vous avez dû voir
imprimée avec la correction d'un ou deux mots que je me suis permis
d'atténuer, les trouvant un peu boursouflés, et la suppression d'une
ou deux strophes qui ne valaient pas les autres. En me rendant les
manuscrits, bien qu'il m'eût promis de ne rien égarer, il en a, je
crois, oublié une partie chez lui, et je crains de n'avoir pas le tout,
ou d'en avoir laissé moi-même quelques feuillets à la campagne, dans mon
secrétaire. Je ne retrouve pas une des pièces que j'aimais le mieux,
des vers à propos d'une fête d'ouvriers, où vous parlez du Christ, etc.
Ainsi faites-moi recopier par quelqu'un de vos amis, si vous n'avez pas
le temps de le faire vous-même, tout ce que vous avez composé, avant et
depuis l'envoi par M. Paul Gaymard. Cet envoi se compose de: _le Muiron
et la Belle-Poule, Catarina la folle, A Charles Ferrand, Vendredi saint,
Torrents, Mathilde, le Pécheur du lac, Sonnet, Matinée en rade, Tableau,
Ma pensée, Nuit en mer, le Forçat, Vers à M. Paul Gaymard, A madame
N***, A Méry, Dèlire, Courdouan, Promenade sur mer, l'Avarice, l'Enfant
endormi, Ressemblance, le Bal aux Anglais, Bouquet de violettes_.
Envoyez-moi donc tout le reste, ce sera plus tôt fait que de nous
consulter par lettres sur ce que j'ai et sur ce qui me manque. Faites-en
un paquet, et mettez-le à la diligence, enveloppé de plusieurs papiers
forts, et en le faisant enregistrer au bureau.
Bonsoir, mon cher Poncy; soyez heureux et courageux.
Je vous demande pour mon compte de faire souvent des vers sur votre
métier, ce sont les plus originaux de votre plume. Vous y mettez un
mélange de gaieté forte et de tristesse poétique que personne ne
pourrait trouver, à moins d'être vous. Les trois ou quatre strophes de
l'_Épître à Béranger_, où vous parlez de votre truelle, avec tant
de naïveté et de philosophie, ont un tour robuste et frais qui vous
constitue une individualité véritable. Ce sont aussi les strophes qu'on
a remarquées et goûtées ici, où il y a tant de poètes, où l'on publie
tant de milliards de vers par semaine; où l'on est si blasé, si ennuyé
de poésie, si difficile et si moqueur; ici, où l'on a tout chanté, le
ciel, la mer, l'amour, l'orage, la solitude, la rêverie, enfin tout ce
que chantent les poètes, on ne connaît pas la poésie du peuple, et c'est
la _Revue indépendante_ qui a osé la découvrir un beau matin.
Si vous voulez n'être pas perdu dans la foule des écriveurs, ne mettez
donc pas l'habit de tout le monde; mais paraissez dans la littérature
avec ce plâtre aux mains qui vous distingue et qui nous intéresse, parce
que vous savez le rendre plus noir que notre encre. Ceci est une pure
question littéraire. Mais, je le répète, soyez homme du peuple jusqu'au
fond du coeur, et, si vous vous préservez de la vanité et de la
corruption des _classes moyennes ou supérieures_, comme on les appelle,
tout ira bien. Autrement votre force ne s'étendra pas au delà d'un
certain point et ne passera pas les limites du clocher.
CCXXII
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY
Paris, 21 février 1843.
Eh! bien, mon cher vieux, si tout est prévu, examiné et conclu, tant
mieux. Je désire et j'espère le bonheur de ta fille, et le tien, par
conséquent. Je serai toute disposée à accueillir avec amitié mon neveu
Simonnet, et, s'il est parfait pour sa femme, je l'aimerai de tout mon
coeur.
Tu as dû recevoir la caisse: elle est partie depuis trois jours.
Je ne sais pas encore si Pierret ira à la noce. Maurice vient de lui
écrire pour l'engager à faire la route avec lui; car, enfin, Maurice,
gagné par tes instances, et par la considération de trouver son père à
Montgivray, a obtenu de son _patron_[1] une permission de huit jours. Il
partira d'ici à vendredi prochain, et sera de retour le samedi, au plus
tard, de l'autre semaine. Il te dira ses travaux, et je te demande ta
parole d'honneur de ne pas le retenir plus longtemps et même de le faire
partir au jour dit, s'il se laissait entraîner par le plaisir d'être
avec vous. Il est en plein dans l'anatomie, science indispensable à
acquérir vite; car, emporté par sa facilité, s'il n'apprend le dessin
bien vite et scrupuleusement, il se gâtera et fera de la drogue toute sa
vie.
Cette étude à l'école pratique, au milieu de cinquante carabins dépeçant
chacun une pauvre charogne humaine, lui répugne beaucoup. Cependant, il
en a pris son parti, et même il est dans un bon train maintenant. Je
crains beaucoup pour lui l'entraînement de distraction que cette noce va
lui causer. Il doit concourir pour une place aux Beaux-Arts dans quinze
jours; et, s'il n'est pas en mesure, il ne sera pas admis. Je te
l'envoie donc en te priant bien sérieusement de faire entendre raison à
son père là-dessus. Maurice est dans les deux ou trois années qui vont
décider de son avenir, à savoir s'il sera un artiste ou un amateur. Tu
me diras qu'il peut vivre sans être un artiste. Mais quelle différence
dans la vie d'un homme, de savoir faire en maître ce qu'on a appris, ou
de rester écolier! Il faut que, cette année, maître Maurice épouse
dame Peinture pour tout de bon; nous voilà occupés tous deux de
l'établissement de nos enfants, chacun à sa manière. Aide-moi à
chapitrer Maurice sur ce point.
Bonsoir, mon vieux; mille compliments et mille caresses à la bonne
petite Léontine. En me disant qu'elle reçoit la récompense de sa
simplicité, tu en fais un bel éloge, et qu'elle mérite. Mille et mille
tendresses à Émilie. Je t'embrasse. Tous nos amis te Félicitent.
[1] Eugène Delacroix.
CCXXIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 26 février 1843.
Mon cher enfant,
J'ai reçu votre lettre ce matin, et non vos corrections de la
_Belle-Poule_, ni l'autre pièce dont vous me parlez. Vos vers sont dans
les mains de Béranger, qui a fait un peu de difficulté pour se charger
de l'examen et du conseil. Il trouvait la chose délicate et craignait de
vous affliger en étant tout à fait franc et sévère. Je lui ai dit que
c'était, au contraire, le plus grand service qu'il pût vous rendre et
que vous en seriez reconnaissant; que vous n'aviez ni l'entêtement ni
l'orgueil chagrin des autres poètes, et que vous saviez préférer un ami
à un flatteur. Je vous donnerai sa réponse dès que je l'aurai. Tout en
parlant avec lui de la publication de votre second volume, voici quel a
été son avis: «Je n'entends pas plus que vous les affaires de librairie;
et lui, les entend très bien, ainsi que les chances de succès.»
Il pense que les vers, quelques beaux et nouveaux qu'ils soient, out peu
de retentissement à Paris, où tout le monde en publie et où le public,
inondé de ce déluge, ne se donne pas la peine de les regarder. De beaux
vers ne sont accueillis que par un certain nombre d'amateurs assez
restreint. Il faut que ce soient des gens de goût, à existence douce et
tranquille. Il y a peu de ces gens-là ici. Il y en a de moins en moins
tous les jours. Si vous voyiez cette vie affairée, matérielle et avide
d'argent ou de grossiers plaisirs, vous en seriez consterné.
Mais revenons à l'avis de Béranger. Il dit que, si vous vous faisiez
imprimer en province, les frais seraient moindres de moitié et
les placements plus faciles, l'ouvrage étant sous la main et vos
souscriptions sur place. Vous pourriez, si l'impression était exécutée
proprement (car, ici, c'est une considération pour les libraires),
nous en envoyer un certain nombre qu'on ferait prendre à un éditeur en
tâchant qu'il vous volât le moins possible. Pierrotin ne vous volerait
pas du tout; mais il fera difficulté de se charger d'une petite affaire,
lui qui, en ayant fait de très grandes avec un assez beau succès, n'aime
plus aujourd'hui que les entreprises à nombreuses livraisons suivies.
Nous verrions bien pour cela.
En attendant, dites-moi si cette publication chez vous offre les
meilleures chances que Béranger croit y voir. Les dépenses qu'on vous a
fait faire pour votre premier volume me paraissent exorbitantes, et, si
on les réduisait de moitié, vos profits seraient doubles. Je pense que
vous trouverez facilement un éditeur qui ferait les frais, à charge de
se rembourser avec des bénéfices modestes sur la vente; ou plutôt un
imprimeur libraire; car je ne sais s'il y a des imprimeurs proprement
dits en province. De plus, j'enverrais ma préface à lui, tout comme à
un éditeur de Paris. Je ne sais pas pourquoi vous ne retireriez pas de
cette production tout le bénéfice possible. Vous allez être père et un
peu d'argent ne vous sera pas de trop.
J'écrirais dans deux ou trois villes du Nord et du Centre, où je ferais
prendre quelques douzaines d'exemplaires à des amis qui pourraient les
répandre ou les placer chez des libraires. De votre côté, vous devez
pouvoir le faire aussi. Répondez donc à tout cela. Enfin, en dernier
cas, si nous attendions un ou deux mois, je suis presque sûre d'un
nouveau procédé d'imprimerie que M. Pierre Leroux a découvert et qu'il
va mettre en pratique, au moyen duquel nous aurions des livres imprimés
avec une économie merveilleuse de frais. Si nous en étions là, tout
irait de soi-même, sans que vous eussiez à vous occuper. Nous vous
imprimerions de nos propres mains; car nous ne pensons pas à moins que
simplifier l'imprimerie à ce point.
La machine est faite, notre grand inventeur prend ses brevets, et nous
la verrons fonctionner, je crois, la semaine prochaine. Si vous pouvez
vous procurer la _Revue indépendante_, vous y verrez, au numéro du 25
janvier dernier, un bel article de Leroux sur cette invention.
Dites-moi, mon cher enfant, si vous connaissez tous les écrits
philosophiques de Pierre Leroux? Sinon, dites-moi si vous vous sentez la
force d'attention pour les lire. Vous êtes jeune et poète. Je les ai lus
et compris sans fatigue, moi qui suis femme et romancier. C'est dire que
je n'ai pas une bien forte tête pour ces matières.