George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
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Pourtant, comme c'est la seule philosophie qui soit claire comme le jour
et qui parle au coeur comme l'Évangile, je m'y suis plongée et je m'y
suis transformée; j'y ai trouvé le calme, la force, la foi, l'espérance
et l'amour patient et persévérant de l'humanité: trésors de mon enfance,
que j'avais rêvés dans le catholicisme, mais qui avaient été détruits
par l'examen du catholicisme, par l'insuffisance d'un culte vieilli,
par le doute et le chagrin qui dévorent, dans notre temps, ceux que
l'égoïsme et le bien-être n'ont pas abrutis ou faussés. Il vous faudrait
peut-être un an, peut-être deux, pour vous pénétrer de cette philosophie
qui n'est pas bizarre et algébrique comme les travaux de Fourier, et qui
adopte et reconnaît tout ce qui est vrai, bon et beau dans toutes les
morales et sciences du passé et du présent.

Ces travaux de Leroux ne sont pas volumineux; quand on les a lus, on
a besoin de les porter en soi, d'interroger son propre coeur sur
l'adhésion qu'il y donne; enfin, c'est toute une religion, à la fois
ancienne et nouvelle, dont on a besoin de se pénétrer et qu'il faut
couver avec tendresse. Bien peu de coeurs s'y sont rendus complètement;
il faut être foncièrement bon et sincère pour que la vérité ne vous
offense pas. Enfin, si vous vous sentez cette volonté de comprendre
l'humanité et vous-même, vous aurez une tête affermie, de la certitude,
et le feu de votre poésie s'y rallumera tout entier. Vous en ferez
verbalement l'explication et l'abrégé à Désirée, et vous verrez que son
coeur de femme s'y plongera. Je dois vous dire cependant que ce sont des
travaux incomplets, interrompus, fragmentés. La vie de Leroux a été trop
agitée, trop malheureuse, pour qu'il pût encore se compléter. C'est là
ce que ses adversaires lui reprochent. Mais une philosophie, c'est une
religion, et une religion peut-elle éclore comme un roman ou comme un
sonnet dans la tête d'un homme?

Les grands poèmes épiques de nos pères ont été l'ouvrage de dix et de
vingt années. Une religion n'est-elle pas toute la vie d'un homme?
Leroux n'est qu'à la moitié de sa carrière. Il porte en lui, des
solutions dont le coeur lui donne la certitude, mais dont la définition
et la preuve pour les autres hommes demandent encore d'immenses travaux
d'érudition, et des années de méditation. Quoi qu'il en soit, ces
admirables fragments suffisent pour mettre un esprit droit et une bonne
conscience dans la voie de la vérité. De plus, c'est la religion de la
poésie. Si vous y mordez, vous ferez un jour la poésie de la religion.

Dites, et je vous enverrai tout ce qu'il a écrit. Vous vivrez là-dessus
comme un bon estomac sur du bon pain de pur froment. La poésie ira
son train, et vous réserverez, chaque semaine, une ou deux heures
solennelles, où vous entrerez dans ce temple élevé à la vraie divinité.

Vous y associerez Désirée, doucement, sans la déranger de son culte, si
elle est attachée au catholicisme. Son esprit fera une synthèse sans
qu'elle sache ce que c'est qu'une synthèse, et un jour viendra où vous
prierez ensemble sur le bord de cette mer où vous ne faites qu'aimer et
chanter. Quand vous aurez une foi solide et éclairée à vous deux, vous
verrez que l'âme de la plus simple femme vaut celle du plus grand poète,
et qu'il n'est point de profondeurs ni de mystères, dans la science
divine, pour les coeurs purs et les consciences paisibles.

C'est alors vraiment que vous évangéliserez vos frères les travailleurs,
et que vous ferez d'eux d'autres hommes. Aspirez à ce rôle que vous avez
commencé par votre intelligence et que vous ne finirez que par une haute
vertu. Point de vertu sans certitude; point de certitude sans examen
et sans méditation. Calmez votre jeune sang, et, sans refroidir votre
imagination, portez-la vers le ciel, sa patrie! Les merveilles de la
terre qui agitent votre curiosité, les voyages lointains qui tentent
votre inquiétude, ne vous apprendront rien de ce qui peut vous grandir.
Croyez-moi, moi qui ai voyagé comme cet homme dont le poète a dit:

Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.

Bonsoir, mon enfant; le matin arrive. Je vais me reposer. Embrassez pour
moi Désirée et dites-lui qu'elle me rendra heureuse de donner à son
enfant le nom de l'un des miens.

Répondez-moi et surtout n'affranchissez pas vos lettres; vous me feriez
de la peine. Laissez-moi affranchir les miennes quand j'y pense, et ne
les montrez pas, si ce n'est à Désirée.




CCXXIV

A MADAME CLAIRE BRUNNE. A PARIS

                                Nohant, 18 mai 1843.

Je ne sais point mentir à qui me parle franchement, et je crois, madame,
que, dans ce cas-là, la politesse est une raillerie ou une lâcheté.
J'ai bien dit, il est vrai, que votre manière d'être ne m'était pas
sympathique, à cause d'une grande tension de l'amour-propre que j'ai cru
remarquer en vous, et qui est la maladie de presque tous les esprits,
supérieurs de notre époque.

Mes besoins de coeur me portent vers la simplicité et le naturel, plus
que vers l'intelligence orgueilleuse. Je n'ai peut-être pas ces vertus
que j'aime tant, et ce n'est pas pour vous faire croire que je les
ai, que je vous dis mon estime pour elles. Mais ce que j'ai dit est
littéralement vrai. J'en ai besoin, je les cherche, et je crains les
âmes là où je ne les sens pas. Si vous attachez quelque prix (comme vous
avez la bonté de me l'exprimer) «à l'opinion que j'ai pu prendre de
vous», je ne pense pas qu'une opinion aussi peu examinée en moi-même,
et conçue aussi brusquement, je l'avoue, doive être, cette fois, à vos
yeux, d'une grande importance.

J'ai ouï dire du bien de vous, et je ne me suis point permis de juger
autre chose que votre extérieur et vos discours. Il est vraisemblable
que mes préventions se seraient évanouies si je vous avais connue
davantage. Mais je me sens si peu aimable, j'ai l'esprit si paresseux,
si éloigné du brillant et de l'animation que vous aimez, que j'aurais
craint de ne vous voir jamais à l'aise avec moi. Et puis, enfin, je ne
me suis jamais imaginé que vous me feriez l'honneur de vous apercevoir
d'un peu de sympathie de plus ou de moins de ma part.

Peut-être même ne vous en seriez-vous jamais aperçue, si des propos
désobligeants pour vous, et malveillants pour moi, ne vous eussent
forcée d'y prêter attention. Je pourrais peut-être m'excuser d'avoir
exprimé mon sentiment, en vous disant, à vous, que j'y ai été provoquée
et encouragée par des personnes qui vous ménageaient bien moins que moi,
et qui, en vous répétant mes paroles (si tant est qu'elles les aient
répétées sans les amplifier), ont oublié de faire mention des leurs
propres, dans le compte rendu.

Je vous remercie, madame, de l'envoi de vos deux volumes; je n'ai
encore lu qu'_Ange de Spola_, et je vous en dirai mon avis avec la même
sincérité, puisque vous l'avez provoqué de bonne foi. Ce n'est point un
roman ordinaire, et, sur les cinq cents ou six cents romans de femme que
j'ai feuilletés depuis dix ans, c'est un des trois ou quatre que j'ai
pu lire en entier. Au fait, ce n'est point un roman; vous-même l'avez
qualifié d'étude. Il manque essentiellement des qualités qui font un
roman animé. Mais il a toutes celles d'une étude bien faite. C'est
une énigme qui se dévoile peu à peu, et dont le mot n'est pas assez
proclamé. Votre Ange cherche la grandeur et la vertu, et vous montrez,
avec beaucoup d'élévation, que, sans grandeur et sans idéal, il n'y a
pas d'amour possible pour une âme élevée. Seulement les ténèbres qui
remplissent la vie douloureuse de cet Ange, vous ne les dissipez que
faiblement.

On voit bien que, dans ce pauvre et mesquin petit milieu du grand monde
où vous avez enfermé son existence, l'Ange a dû mourir de froid et
d'ennui, sans avoir vu clair un seul jour. Mais vous, l'auteur, vous qui
jugez et racontez, vous deviez nous dire mieux ce qui lui a tant manqué.
Vous nous l'eussiez dit en nous montrant dans Georges de Savenay un
véritable homme; mais nous l'avons à peine connu. Il est brave et
compatissant, il est bel esprit et homme de lettres. Mais quoi encore?
quels sont ces grandes idées, ces nobles sentiments, que vous nous dites
qu'il possède, et qu'il ne nous laisse pas apercevoir? On dirait que
vous avez craint d'effaroucher et d'épouvanter les salons où la vie de
votre Ange s'est étiolée, en nous montrant la figure d'un homme de bien
tel que vous devez la concevoir et pouvez la peindre.

Je vous prie, madame, de me pardonner ces observations, et d'être bien
certaine que je ne me les permettrais pas, si votre talent et votre
caractère ne me semblaient en valoir la peine; car c'est une peine,
madame, que de dire la vérité qu'on pense, et c'est le plus grand acte
de courage que nos amis aient le droit de nous demander.

Agréez, madame, l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.




CCXXV

A MAURICE SAND, A GUILLERY

                                Nohant, 6 juin 1843.

Mon cher enfant,

Je suis heureuse que tu t'amuses et que tu prennes du bon temps. Quoique
tu me manques beaucoup, j'en ferais le sacrifice aussi longtemps que tu
le désirerais, mais tu sais que le travail et le maître doivent passer
avant tout.

Je reçois ce matin une lettre de Delacroix. Il sera ici dans quinze
jours, le 20 au plus tard. Ainsi tu n'as pas de temps à perdre pour
revenir; car tu auras besoin de te reposer un jour ou deux avant d'aller
d'ici, avec le cabriolet, au-devant de ton _patron_. Tu savais bien
que tu n'avais guère qu'une quinzaine de jours devant toi quand tu as
entrepris ce voyage. Arrive donc de ton côté et fais provision d'ardeur
pour le travail.

Songe à ne pas te laisser accaparer trop longtemps. Tu ne fais rien, tu
t'habitues à ne rien faire, ce qui est pire. Donne pourtant à ton père
le temps convenable et sois gentil avec lui. Montre-lui que je ne t'ai
pas si mal élevé.

Je suis toute triste de ton absence. On ne vit pas pour soi, et on
ne peut se passer de ceux qu'on aime. Personne cependant n'a plus de
courage que moi pour se _suffire_ comme on dit vulgairement. Mais se
suffire n'est que tuer le temps et tromper la tristesse. La maison est
bien grande sans toi, mon pauvre Bouli, et les soirées seraient bien
longues si je ne me plongeais dans les bouquins.

Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors pas du
_Kadosh_, du _Rose-Croix_ et du _Sublime Écossais_. Il va en résulter un
roman des plus mystérieux. Je t'attends pour retrouver les origines de
tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc.

Je reçois une lettre anonyme d'un _Slave de la Moravie_ qui me remercie
des réflexions que ma _plume gracieuse sème par-ci, par-là_ sur
l'histoire de Bohème, et qui me promet la reconnaissance de la race
slave depuis _la mer Égée jusqu'à sa_ SOEUR _glaciale_. Tu pourras
donner ce nom à Solange quand elle ne sera pas sage.

Bonsoir! reviens, porte-toi bien. J'attends de tes nouvelles avec
impatience.




CCXXVI

A MADAME MARLIANI, A PARIS

                                Nohant, 13 juin 1843.

Chère amie,

Il est vrai que je ne vous ai pas écrit depuis bien des jours. J'ai eu
d'horribles migraines et je n'ai rien donné à la _Revue_ pour le numéro
du 10, ce qui vous prouve que j'ai laissé moisir mon encrier et que j'ai
été tout à fait hors de combat. Cet affreux temps ne contribue pas peu à
m'accabler. Nous aussi, nous faisons du feu tous, les jours. Malgré ce
triste printemps, je ne peux pas dire qu'excepté vous et mes amis,
je regrette Paris, ou, pour mieux dire, que je regrette Paris pour
lui-même. Rien que de voir courir les nuages, les arbres plier sous le
vent, et la pluie battre les vitres, je me sens à la campagne, je vois,
un grand horizon, je ne quitte pas ma robe de chambre de la journée,
je n'entends pas de sonnette dans mon antichambre, personne ne me fait
_compliment de mes ouvrages;_ enfin, j'oublie entièrement que je suis
_madame Sand_, et le peu de gens que je vois ne l'ont, je crois, jamais
su. Cela compense bien la pluie.

Mais ce qui n'a pas de compensation, c'est votre éloignement, et, pour
surcroît dans ce moment-ci, celui de Maurice, dont je ne suis guère
habituée à me passer. Je m'absorbe dans la lecture et j'arrive à oublier
où je suis, à me persuader que je vais entendre Enrico sonner la cloche
et que le dîner va nous réunir. Je vois en rêve la culotte à carreaux
et le paletot crasseux du matin, de cet aimable être. J'entends mon bon
Gaston faire la trompette avec son nez pendant que vous allongez le bout
des doigts en criant: _Polvo!_ Je ne me console, lorsque j'aperçois mon
erreur, qu'en pensant que la M*** et le P*** sont peut-être là auprès
de vous; et que, si j'y étais, l'une se croirait obligée de me parler
littérature et l'autre philosophie transcendante.

Enfin, vous viendrez à Nohant avec Manoël, Gaston Rico, et alors, comme
nous n'aurons ni philosophailleurs ni romançaillières, rien ne nous
empêchera de mener une vie de cocagne.

Qu'est-ce que c'est que ces troubles d'Espagne? Est-ce quelque chose ou
n'est-ce rien comme le plus souvent? Vous n'êtes pas inquiète, j'espère
et vous espérez toujours Manoël. Embrassez-le pour moi quinze fois au
moins quand vous lui écrirez.

Parlez-moi de notre cher Leroux et parlez-lui de moi. Dites-lui
de m'envoyer des livres, s'il peut en trouver encore sur la
franc-maçonnerie. J'y suis plongée jusqu'aux oreilles. Dites-lui aussi
qu'il m'a jetée là dans un abîme de folies et d'incertitudes, mais que
j'y barbote avec courage, sauf à n'en tirer que des bêtises. Dites-lui,
enfin, que je l'aime toujours, comme les dévotes aiment leur _doux
Jésus_.

Bonsoir, chère. J'attends Maurice et mon frère dans quinze jours. Je
n'ai pas de nouvelles de Papet. Dites à Pététin de se bien porter et
de songer à venir nous voir. Je vais écrire à Delacroix. Soignez-vous,
accourez sitôt qu'il fera beau, cela ne peut plus tarder.




CCXXVII

A M. LE COMTE JAUBERT[1],
DÉPUTÉ DU CHER A BOURGES

                                Nohant, juillet 1843.

Je vous remercie beaucoup, monsieur, de l'aimable envoi du vocabulaire
berrichon, et je vous sais gré surtout d'avoir fait ce travail
intéressant et sympathique. Il y avait bien longtemps que je projetais
une grammaire, une syntaxe, et un dictionnaire de notre idiome, que je
me pique de connaître à fond. Je me serais bornée à la localité que
j'habite, croyant, comme je le crois encore (pardonnez-moi cette
prétention), que nous parlons ici le berrichon pur et le français
le plus primitif. C'est la lecture attentive de _Pantagruel_, dont
l'orthographe, d'ailleurs, est identiquement semblable à notre
prononciation, qui m'a donné cette conviction, peut-être un peu
téméraire. Le travail que vous avez fait est plus étendu, par conséquent
meilleur, plus important et plus utile. Mais, en étendant votre récolte,
vous avez perdu quelques richesses de détail. Ainsi vos verbes ne sont
pas complets comme les nôtres, ou peut-être vous n'avez pas voulu
compléter votre conjugaison du verbe _manger_. Nous avons le subjonctif
_que je mangisse_; première personne du pluriel _que je mangissienge_.
Vous voyez que nous avons tous les temps, et que nous avons sujet d'être
un peu pédants et de faire les puristes.

Cependant nous ne ferons pas comme fait l'Académie. Nous ne vous
volerons rien, et nous ne vous contesterons rien, que l'orthographe et
le sens exact de quelques mots. De plus, je me propose de vous envoyer
une centaine de mots que vous examinerez, et dont quelques-uns
certainement vous plairont, soit que vous fassiez plus tard un appendice
à votre vocabulaire, soit que, comme amateur éclairé, il vous paraisse
amusant de les connaître. Je suis en train de les bien examiner de
mon côté, pour en établir l'orthographe; car nos paysans ont une
prononciation très accentuée. Ils prononcent qui _tchi_. Ainsi dans
leurs pronoms démonstratifs, qui sont très riches, ils disent:
_quaqui-la_, celui-ci; _quaqui-là là_, celui-là; et _quaqui-là là là_,
celui-là plus loin ou là-has; et ils prononcent _quatchi-là, quatchi-là,
là_, et _quatchi-là là là_, ce qui ne manque pas de caractère, comme
vous-voyez: au féminin, _qualchi-là, qualchi-là là_, etc. Nous avons
bien quelques _chiens frais_ qui se permettent de dire: _c'te'lui-là,
c'tella-là. Mais ce sont_, comme dit Montaigne, _façons de parler
champisses et mauvaises_, et nos puristes les traitent avec mépris.

Je me permettrai une seule critique sur votre manière d'orthographier
_bouffoi, bouffouet_ et tous les mots de pareille composition. Nous
prononçons _bouffé_ (nous disons plus élégamment _bouffret_), et je
crois qu'il est conforme à cette prononciation, ainsi qu'à la bonne
orthographe, d'écrire _bouffouer_, comme les vieux auteurs, qui
écrivaient _dressouer, draggouer_. Notre prononciation est si bonne,
que, sans elle, nous aurions perdu le sens de plusieurs mots propres.
Ainsi nous avons une commune qui s'appelle, en _chien frais_ et dans
tous les actes et registres civils, _la L'oeuf_, nos paysans s'obstinent
à lui donner son véritable nom: _l'Alleu_.

Mais voici bien assez de critiques. Je vous dois les plus sincères
éloges pour la réhabilitation et le nouveau lustre que vous donnez à
notre idiome, à nos figures, et à quelques mots qui sont de création
indigène et dont rien ne peut traduire la finesse. _Fafiot, fafioter,_
berdin (qu'il faut écrire, je crois _bredin_, parce que nous disons
beurdin, comme _peurnez_, prenez, _bourdouiller,_ bredouiller,
_deurser_, dresser), sont des nuances d'ironie très fines, et je défie
l'Académie tout entière de nous en donner l'équivalent. Il me faudra
bien des phrases pour me faire connaître un caractère, que le simple
adjectif de _fafiot_ me fera voir à l'instant. Mais, monsieur, vous
ne connaissez pas le _vasivasat_, en bonne orthographe _vas-y vas-à,_
l'homme incertain, timide, un peu fafiot, mais plus indécis encore et
dont la peinture est complète dans un mot. Je vous supplie de ne pas
dédaigner ce mot-là, et de lui rendre un jour son _droit de cité_, comme
disent nos prétentieux critiqués modernes, à tout propos. Il est vrai
que vous m'avez appris _galope science_ que j'ignorais et que je trouve
admirable, par le temps qui court. Mais comment avez-vous été induit en
erreur au point de traduire _diversieux_ par divertissant? _Diversieux_
signifie capricieux, mobile, changeant. C'est l'homme de Montaigne,
_ondoyant et divers_. Les Berrichons qui prennent ce mot dans une autre
acception font une faute énorme, et c'est à vous de les redresser.

Maintenant, monsieur, je compte écrire plus sérieusement, et sans aucune
des critiques que je me permets ici, quelques lignes dans ma _Revue
indépendante_, sur votre intéressant Vocabulaire et la spirituelle
notice qui le précède. Comme vous avez modestement gardé l'anonyme en le
publiant, je craindrais de commettre une indiscrétion en vous nommant;
je vous prie donc de me faire savoir vos intentions à cet égard et de me
permettre d'annoncer du moins le livre et de remercier l'auteur.

Agréez, monsieur, l'expression de ma gratitude pour votre envoi et
pour les choses gracieuses que vous voulez bien y joindre, ainsi que
l'assurance de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

  [1] Auteur du _Vocabulaire du Berry_, par un amateur de vieux langage,
      1812.




CCXXVIII

A MADAME MARLIANI, A ORBEC (CALVADOS)

                                Nohant, 2 octobre 1843.

Chère bonne amie, j'arrive d'un petit voyage aux bords de la Creuse, à
travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques, et beaucoup
plus impraticables que les Alpes, vu qu'il n'y a guère ni chemins ni
auberges. Nous avons grimpé partout tant à pied qu'à cheval ou à âne.
Nous avons couché sur la paille et nous ne nous sommes jamais mieux
portés que pendant ces hasards et ces fatigues. Enfin, nous avons fait
une bonne partie, pour nous reposer de trois jours et trois nuits de
bals et fêtes rustiques à l'occasion du mariage de Françoise.[1]

Vous me pardonnerez d'avoir été si longtemps sans vous écrire; vous me
laissiez sur une lettre de Londres, où vous paraissiez si incertaine de
vos projets, que je ne savais plus où vous prendre. Vous voilà enfin
sortie de la _perfide Albion_, et vous reposant dans la bonne Normandie,
avec la plus chère de vos soeurs et le gros Manoël, que j'embrasse
tendrement en attendant le rendez-vous général à Paris.

J'ai eu la visite de Mendizabal, un beau soir, au moment où je ne
l'attendais guère, comme bien vous pensez. Il a passé ici trois heures,
une à dîner et à bavarder, deux à entendre chanter Pauline, et à faire
faire à Chopin toutes les charges de son répertoire. Il est parti à
minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant; allant soi-disant
prendre les eaux des Pyrénées, mais songeant plutôt, selon moi, à remuer
encore quelque chose à la frontière d'Espagne. Puisse-t-il y combattre
efficacement les succès éphémères du parti de Christine, et se jeter
dans les bras du parti réellement progressif et populaire, si toutefois
ce parti existe, et si (au cas où il existerait) Mendizabal ne serait
pas trop vieux pour le comprendre.

Pauline est repartie d'ici avec sa mère et sa fille, il y a quinze
jours. Elle part pour la Russie le 5 octobre, avec Viardot, qui se
plaint toujours comme un pot cassé. Enfin, elle a un superbe engagement
pour l'hiver avec Rubini et Tamburini, un autre pour le printemps à
Vienne. Sa voix est magnifique, sa santé consolidée; elle est même
engraissée, et supporte la fatigue comme un diable. Elle n'a fait que
courir les bois et danser la _bourrée_ tout le temps qu'elle a passé
ici.

Malgré le froid qui commence à piquer fort, je tâcherai de rester ici
jusqu'à la fin d'octobre pour mettre ordre à quelques affaires. Ensuite,
nous nous retrouverons au phalanstère de la cité d'Orléans avec un
nouveau plaisir.

J'espère que toutes vos courses vous auront fait grand bien; profitez-en
le plus longtemps possible. Le froid des champs est moins pernicieux que
celui de Paris.

Bonsoir, chère; rappelez-moi au souvenir de votre soeur chérie. Battez
ferme, pour moi, sur le dos d'Enrico, et aimez-moi toujours, car je vous
aime pour toujours.

G. SAND.

  [1] Françoise Meillant, ancienne domestique de madame Sand.




CCXXIX

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE

                                Nohant, 8 octobre 1843.

Mon cher Charles,

Arnault l'imprimeur à consenti à imprimer cinq cents exemplaires de
_Fanchette_, pour une somme fort minime, à départir entre les gens de
bonne volonté, mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne
fût pas trop ostensiblement. On m'accuserait de vanité littéraire, de
haine politique ou d'amour du scandale si j'avais l'air de pousser, à
une publicité particulière dans la localité. Cela m'est parfaitement
égal, quant à moi, mais diminuerait peut-être dans quelques esprits la
bonne impression que la lecture du _fait_ a produite.

L'indignation est bonne aux humains et c'est ce qui leur manque le plus
dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ce sentiment chez les
ouvriers et les artisans de la Châtre, cela les rendrait meilleurs; ne
fût-ce qu'un quart d'heure, ce serait toujours cela! Je serais donc
_flattée_ d'émouvoir ce public-là un instant; et je crois que quiconque
sait épeler peut comprendre le style trivial de Blaise Bonnin.

Que ne pouvons-nous faire un journal! Je vous fournirais une série de
lettres du même genre, où les moindres sujets, traités avec bonne foi,
avec moquerie ou avec colère, feraient quelque impression sur les gens
du _petit état_, et tu sais que ce sont ceux-là qui m'occupent. Les plus
bêtes d'entre eux sont plus éducables, selon moi, que les plus, fameux
d'entre nous, par la même raison qu'un enfant inculte peut tout
apprendre, et qu'un vieillard savant et habile ne peut plus réformer en
lui aucun vice, aucune erreur. Ceci ne s'applique qu'à notre génération;
ce serait nier l'avenir, et Dieu m'en préserve! Tout le monde se
corrigera, grands et petits. Mais, si nous donnons aujourd'hui quelques
leçons aux petits, je suis persuadée qu'ils nous le rendront bien un
jour.

Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette;
rien ne nous empêche, que je sache, d'ouvrir une petite souscription
pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale,
chose qui n'est pas mauvaise non plus. Mon idée était de faire vendre
une partie des exemplaires de son histoire à bas prix, et à son profit;
on aurait distribué l'autre gratis à des artisans.

Vois, cependant, si l'une des bonnes oeuvres ne paralyserait pas
l'autre; car nos bienfaiteurs de l'humanité n'aiment pas à donner deux
fois. Confères-en avec le Gaulois.

Papet m'a ouvert largement sa bourse d'avance. A qui remettrait-on la
gestion de la petite somme que nous pourrions faire? Pour cela, il
faudrait savoir en quelles mains on va mettre Fanchette. Si c'est aux
soeurs de l'hôpital, ne sera-t-elle pas victime de leur ressentiment?
ne devrait-on pas l'en retirer? Je pourrais bien la confier dans mon
village à quelque femme honnête et pauvre qui trouverait son compte à la
bien soigner.

En faire les frais n'est pas ce qui m'embarrasse; mais il serait bon que
ce ne fût pas, en apparence, un acte particulier de ma seule compassion,
mais le concours de plusieurs, du plus grand nombre possible,
d'indignations généreuses. Réponds, qu'en penses-tu? et, si mon idée est
bonne, comment faut-il la réaliser? Faut-il demander l'autorisation de
sauver Fanchette à ceux qui l'ont perdue? Ce serait drôle!

Bonsoir, mon cher enfant. Embrasse Eugénie pour moi, et viens me dire ta
réponse avec le Gaulois s'il a le temps, ou sans lui.

Ne m'oublie pas auprès de madame Duvernet.

GEORGE.




CCXXX

A MAURICE SAND; A PARIS

                                Nohant, 17 octobre 1843.

Mon enfant,

Sois donc tranquille, je n'irai pas en prison, je n'aurai pas de procès.
Il n'y a pas de danger, je n'y ai pas donné matière, je n'ai nommé
personne, et, d'ailleurs, cela mettrait trop au jour la vérité. On
ne s'y frottera pas. Je n'ai pas envie de chercher le danger; s'il
m'atteignait, je le prendrais comme il faut; mais nous sommes si sûrs de
l'impossibilité de ce procès, que nous avons ri de tes craintes.

Voilà trois jours qui se sont passés, depuis deux heures de l'après-midi
jusqu'au soir, en conciliabules, en brouillons de lettres, en
délibérations, toujours pour constater et prouver de plus en plus
l'histoire de Fanchette, que chaque renseignement rend plus certaine,
plus évidente, et nous n'avons pas laissé passer une _parole_ de ma
réponse sans la peser dix fois, afin de ne laisser aucune prise ni à la
contradiction ni au procès.

Delaveau et Boursault sont venus me donner renseignements et
attestations; nous publions l'enquête; enfin nous sommes tranquilles et
tu peux dormir sur les deux oreilles. Moi, j'ai la tête cassée de cette
Fanchette.

Maintenant nous sommes en train d'organiser un journal pour la Châtre.
La seule difficulté était d'avoir un imprimeur qui voulut faire de
l'opposition. M. François a levé l'obstacle en se chargeant de faire
imprimer à Paris. Fleury en est comme un fou. Il fait des chiffres, des
comptes, des listes, des projets, et François part demain matin, s'il
trouve de la place dans la voiture d'Issoudun, ou, dans le jour, par
celle de Châteauroux. Je ne lui remets pas de lettre pour toi, tu auras
celle-ci plus tôt par la poste.

Rassure-toi sur la _Revue indépendante_. Je connais à fond leur position
maintenant, et je suis satisfaite. Quand même François la quitterait,
Pernet la continuerait. Il est en position pour cela, et n'a pas besoin
de scandale; mon nom surtout n'en a pas besoin pour leurs affaires.
Ils sont honnêtes et désintéressés, et pécheraient plutôt par défaut
d'âpreté au gain et au succès que par ces défauts-là. D'ailleurs, je ne
ferai jamais un pas de plus que je ne voudrai en toute chose, et je n'ai
pas de raison pour subir une autre influence que celle de mon bonnet.

Je me suis reposée ces deux nuits de tout le bavardage de la journée, et
je ne sais pas si j'aurai le temps de retravailler avant mon départ;
car me voici dans le détail des comptes et règlements, et je n'ai plus
l'esprit qu'aux paquets, aux malles et au départ.

La semaine prochaine, le bail sera un autre ennui. Ta chambre ne sent
plus que le mortier, les arbres sont plantés, l'escalier, de la cave
est presque fait. Il n'y a que l'affaire du remboursement des dix
mille francs qui ne soit pas encore réglée. Il faut que Fleury aille à
Châteauroux pour cela.

Dis-moi si Chopin n'est pas malade; ses lettres sont courtes et tristes.
Soigne-le, s'il est plus souffrant. Remplace-moi un peu. Lui, me
remplacerait avec tant de zèle auprès de toi, si tu étais malade.

Bonsoir, mon cher enfant. Écris-moi.

TA MAMAN.

Je décachète ma lettre pour te dire qu'elle n'est pas partie ce soir.
Thomas est arrivé trop tard. Tu en recevras deux à la fois.




CCXXXI

A MADAME MARLIANI, A PARIS

                                Nohant, l4 novembre 1843.

Mon amie,

Ce que vous me dites de Leroux m'effraye et me fait mal, non pas le mot
de M. Jean Reynaud, que je crois sincèrement et profondément jaloux de
lui en toute chose. Vous l'avez appris d'ailleurs de madame Roland, qui
peut avoir de bonnes et belles qualités, mais qui a aussi de vilains
petits défauts, le commérage en première ligne. Vous ne croyez peut-être
cela ni de l'un ni de l'autre; mais vous verrez quelque jour que je ne
me trompe pas.

Ce qui m'inquiète, ce sont les vingt jours passés par vous sans voir
Leroux; ce sont mes épreuves qu'il n'a pas corrigées. Je me moque bien
de mes épreuves, comme vous pouvez penser; mais, pour qu'il les ait
négligées, lui si bon pour moi, et si régulier à cette corvée, il faut
qu'il ait eu, en effet, des préoccupations très grandes. J'ai reçu
dernièrement une longue lettre de lui horriblement triste. La pénurie où
il se trouvait pour l'achèvement de sa machine, et aussi sans doute pour
les besoins de sa famille, est, je le sais, la cause de ses terreurs et
de ses angoisses. Je lui ai envoyé aujourd'hui cinq cents francs. J'ai
écrit à M. François de lui en remettre autant sur mon travail à la
_Revue_. Mais cela n'est peut-être pas assez.

Je sais que vous êtes bien gênée cette année. Mais ne pouvez-vous
cependant trouver quelque chose aussi au fond de vos tiroirs? Je ne me
bornerai pas là pour ma part, malgré la gêne, les crises imprévues, les
charges et les dettes. Je pressurerai les mailles de ma maigre bourse et
les facultés lucratives de mon cerveau épuisé. Non, nous ne pouvons pas
le laisser succomber. La machine réussira-t-elle ou non?

Ce n'est pas là ce qui m'occupe. Mais il ne faut pas que la lumière de
son âme s'éteigne dans ce combat, il ne faut pas que l'effroi et le
découragement l'envahissent, faute de quelques billets de banque.
Confessez-le, arrachez-lui le secret de sa détresse. Sa timidité doit
redoubler en raison des nombreux, services qu'il a déjà reçus de vous.
Surmontez-la. Sachez aussi si François a pu lui remettre les autres
cinq cents francs que je lui destinais tout de suite. Et, dans le cas
contraire, avancez-les-moi pour une quinzaine seulement. En arrivant à
Paris, j'aurai encore quelque chose à toucher.

Bonsoir, mon amie; donnez-moi de ses nouvelles: je ne puis supporter
l'idée que ce flambeau peut s'éteindre et nous laisser dans les
ténèbres.

A vous de coeur.

G.

Tout cela pour _vous seule_. Son malheur et notre dévouement sont notre
secret à nous.




CCXXXII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                Nohant, 16 novembre 1843

Mon chéri Bouli,

Ta lettre de mardi nous a donné un bon réveil. Ta soeur s'est mise à
pleurer de grosses larmes en la lisant, et en disant d'une voix tout
étouffée: «Maurice, il est ben mignon! «Si tu tiens à la lettre que je
t'avais écrite sur elle, demande-la à Chopin. Elle était à vous deux, et
elle ne lui a pas fait grand plaisir, à lui. Il l'a prise _en mal_, et
je ne voulais pourtant pas le chagriner, Dieu m'en garde! Nous allons
tous nous revoir et de bonnes _bigeades_ à la ronde effaceront tous mes
sermons.

Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux pas rester plus longtemps. La
campagne est _bella invan_. J'ai plus soif de toi que de tout le reste,
et je ne pourrais tenir une seconde fois à l'inquiétude de vous savoir
tous deux malades en même temps. Mes affaires sont finies ou peu s'en
faut.

Aujourd'hui, nous avons eu grande assemblée: Moulin, Fleury, Duteil,
Hippolyte, Lamouche, son métayer, le père et la mère Meillant, leurs
fils, Denis et Sylvinot, pour régler les articles du bail. Le père et
la mère étaient assis dans le salon sur des fauteuils Le père écoutant,
n'entendant et ne comprenant rien, mais représentant le fantôme
de l'autorité paternelle; ne demandant pas d'explications, mais
sanctionnant par sa présence les engagements que prenaient ses enfants
pour lui, et en son seul nom. Denis très calme, très ferme, très juste,
très droit, à la fois prudent et confiant, et disant de temps en temps:
_Silence!_ d'un ton doux mais absolu, à Sylvinot, qui a l'esprit, plus
prompt que lui, qui comprend la procédure comme un notaire, et, tout
en me montrant la plus grande confiance, frappait juste sur les
tergiversations d'Hippolyte, et les mettait à néant; mais Denis
reprenait: «J'arrangerons ça; silence!» Et Sylvinot de se taire comme
par un ressort. La mère ne disait qu'un mot, toujours le même: «D'abord
que nout'dame vous le promet! y a pas besun d'zou z'écrire.»

Selon elle, toutes ces écritures ne riment à rien et ne valent pas une
promesse. Elle traiterait les affaires comme les Turcs. Cette famille
des Meillant est vraiment un beau type de droiture, de gravité et de
hiérarchie patriarcale dans la famille; ce n'est plus que là qu'on peut
revoir ce que le passé a eu de grand et de simple, d'autant plus qu'avec
une autorité à différents degrés, volontairement acceptée, et dont nul
n'abuse, il y a égalité de droits, égalité d'héritage. C'est le bienfait
du présent et la beauté du passé. Victor Hugo aurait dû voir quelque
action aussi simple avant de faire ses fantastiques _Burgraves_. Le
silence du vieux qui a l'air d'être plongé dans une espèce de divagation
intérieure, de rêverie à moitié hors de ce monde, était beaucoup plus
beau que celui qui _sert des boeufs sur des plats d'or_.

Il y avait double bail à examiner, celui de Polyte avec le père Lamouche
(fermier à métayer) et celui de moi aux Meillant, le tout passant à ces
derniers. Lamouche avec sa mine patibulaire faisait un contraste.
Il avait l'air de ne rien comprendre, et, quand on lui disait:
«Suivez-vous?» il répondait: «J'y comprends rin, c'est ça des affaires
que j'y counais rin di tout.» Finesse de paysan pour faire ensuite à
sa guise, en alléguant qu'on n'a pas compris, ou mal compris ses
engagements. Denis le regardait avec ses yeux ronds en lui disant:
«J'vous l'espliquerons bin, père Lamouche, ayez pas peur!» Je crois bien
qu'en effet ledit Lamouche sera forcé de marcher droit avec eux, ce
qu'il ne faisait guère avec Polyte, lequel avait beaucoup trop de
faiblesse et de bonté. Je m'ôte là une épine du pied.

Nous travaillons toujours à organiser le journal _la Conscience
populaire_, ou quelque chose comme ça. Je viens d'écrire à M. de
Barbançois de venir dîner avec moi bien vite avant mon départ.

Je t'ai déjà répondu pour Solange, en ce qui concerne la pension. Elle
y rentre sans humeur, et je lui promets de travailler à organiser ses
études à la maison dans le courant de l'hiver. Elle paraît bien décidée
à travailler, et (vois, ô miracle! jusqu'où va sa raison) elle dit
qu'elle aimerait mieux retourner à la pension que de rester à la maison
sans rien faire. Elle ne fait pourtant rien à proprement dire ici, si ce
n'est de jouer du piano souvent; mais elle lit un peu, elle dessine un
peu, et elle rêve beaucoup. Ses idées s'ouvrent, elle a l'air de se
tâter et d'apercevoir enfin quelque chose à travers le brouillard. Elle
s'en va avec regret, mais elle est assez heureuse de te revoir pour s'en
consoler.

Elle te porte un _cheret_ et une _cape_ neufs. Quand tu n'en auras plus
besoin, tu en feras cadeau à quelque bergère. Elle est venue me voir
hier avec ce costume; elle était superbe, c'était Jeanne d'Arc enfant.

Bonsoir, mon mignon. J'espère qu'en voilà bien long cette fois. Jusqu'à
mon départ, je ne t'écrirai plus que des petits billets, le temps me
manquera. À jeudi.

Nous nous moquons de la Sologne, nous mettrons nos sabots et nous rirons
des accidents. Je crois que nous devons être à Paris vers l'heure du
dîner. Nous partons de Châteauroux à dix heures du soir.

Je t'embrasse mille et mille fois, et encore mille fois.




CCXXXIII

AU MÊME

                                Nohant, 28 novembre 1843.

Cher mignon,

Encore une journée en sabots, et une soirée de chiffres. Je m'abrutis,
mais je me porte bien. J'ai été dans les champs avec Denis Meillant par
une chaleur du moi de mai; j'avais une ombrelle et j'étais en nage.
Ce n'est pas à Paris que vous avez un _parieux temps_. Après avoir
recommencé l'examen et le devis des bergeries, étables, porcheries, et
autres lieux plus ou moins parfumés, j'ai passé deux heures à faire
retoiser les glacis de maître Prin. _Nout p'tit monsieu_, comme dit le
père Lamouche, les avait bien fait toiser; mais _nout p'tit monsieu_ est
un badaud qui n'y voit que du feu. Maître Prin, qui n'est point sot, lui
en avait fait voir, tant le long de notre pré qu'à la métairie, dix-huit
toises de plus qu'il n'y en a réellement. Il a fallu décompter. Maître
Prin se grattait l'oreille. Diable! dix-huit toises de mur, ça se voit
pourtant, c'est assez long, ça ne se met pas dans la poche. Je me
promets de me moquer un peu du _p'tit monsieu_, lequel m'a laissé sur
une note de sa main ces dix-huit toises du mur bien et dûment attestées.
Il y aune autre bêtise qu'on lui met sur le dos et que nous vérifierons.

Ce soir, j'ai eu à dîner Planet, Duteil, Fleury, Néraud et Duvernet.
C'était la réunion décisive pour la fondation et le baptême de
l'_Éclaireur de l'Indre_. C'était le comité de salut public. On parlait
à tour de rôle. Planet a demandé plus de deux cents fois la parole. Il a
fait plus de cinq cents motions. Fleury s'est mis en fureur, rouge comme
un coq, plus de dix fois. Duteil était calme comme le Destin, Jules
Néraud très ergoteur. Enfin, nous avons fini par nous entendre, et, tous
comptes faits, recettes et dépenses, chaque _patriote_ taxé au tarif de
sa dose d'enthousiasme, le comité de salut public a décrété la création
de l'_Éclaireur_, dont seront bien _décrétés_ MM. Rochoux et Compagnie
qui n'ont guère été _acrétés à ce matin_ en recevant la _Revue
indépendante_.

Au milieu de tout cela, comme c'est moi qui fais toutes les écritures,
programmes, _professions de foi_ et circulaires, je n'ai pas pu
travailler, et je voudrais bien que tu fisses _assavoir_ à maître Pernet
ou François (décidément lequel est parti?) que je ne leur donnerai
probablement pas de _Comtesse de Rudolstadt_ pour le 10 décembre. C'est
un peu leur faute.

Il était convenu avec M. François que, vu la longue tartine dédiée à
Rochoux, on garderait la moitié dece numéro de la _Comtesse_ pour la
prochaine fois. Enfin, ils se passeront bien de moi pour un numéro; je
ne peux pas faire l'impossible; mais il faut les prévenir afin qu'ils se
précautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer notre journal
à Orléans. C'est meilleur marché, et nous y avons un correcteur
d'épreuves, tout trouvé et très zélé, Alfred Laisné. Il faut seulement,
_mais plus que jamais_, que Pernet ou François, François ou Pernet, nous
trouve un rédacteur en chef, à deux mille francs d'appointements. Ce
n'est guère plus que les gages du domestique de Chopin, et dire que,
pour cela, on peut trouver un homme de talent!

Première mesure du comité de salut public: nous mettrons M. de Chopin
hors la loi s'il se permet d'avoir des laquais salariés comme des
publicistes.

Je suis toute gaie d'aller te revoir, mon enfant chéri, malgré le beau
temps que je quitte, et les _émotions de la politique berrichonne_, qui
m'ont coûté jusqu'ici plus de cigarettes que de dépense d'esprit. Je
pars toujours après-demain, et, comme cette lettre ne partira que demain
au soir, je n'aurai plus à t'écrire; j'arriverai le même jour que ma
lettre. Adieu donc. J'emballe les confitures; j'ai peu de paquets, je
n'en ai jamais moins eu. Pistolet n'en a pas. Françoise fait un _poirat_
superbe[1]. Elle n'en dort pas, de l'idée qu'on mangera de son poirat à
Paris!

La Sologne sera peut-être mauvaise. On peut manquer le convoi d'Orléans.
Mais on arrive toujours; ainsi dors en paix.

  [1] Chausson aux poires, gâteau berrichon.




CCXXXIV

A M. CHARLES DOVERNET, A LA CHÂTRE

                                Nohant, 29 novembre 1843.

Certainement, mes amis, vous devez créer un journal. J'approuve
grandement votre idée, et vous pouvez compter sur mon concours, 1° pour
ma collaboration suivie, 2° pour ma part dans le cautionnement, 3° pour
ma part de subvention annuelle, 4° pour le placement d'une cinquantaine
d'exemplaires à Paris. Le chiffre de ces abonnements augmentera,
j'espère, lorsque le journal aura paru.

Je regarde cet engagement comme un devoir, et j'espère que tous vos
amis, tous les amis du pays s'emploieront ardemment à vous seconder.
Outre toutes les bonnes raisons que vous faites valoir dans votre
programme, il y a nécessité urgente à décentraliser Paris, moralement,
intellectuellement et politiquement. La presse parisienne, absorbée par
ses propres agitations, ou fatiguée, de combattre sur une trop vaste
arène, abandonne en quelque sorte la province à ses luttes intérieures.
Et, quand la province s'abandonne elle-même, quand elle n'est pas
représentée par un journal indépendant, elle est livrée, pieds et poings
liés, à tous les abus de pouvoir de l'administration salariée. Vous avez
raison de le dire, c'est une honte. C'est renoncer lâchement à un des
droits qui constituent la dignité humaine, c'est reculer devant un
devoir social. Les conséquences pourraient en être graves pour le
pouvoir, aussi bien que pour les classes dont le sentiment public
n'a pas d'organe public. Soyez donc cet organe, n'hésitez pas. M. de
Lamartine donne un noble exemple en contribuant de sa plume et de sa
bourse au brillant succès du _Bien public_, de Macon. Ce journal de
localité a déjà, dans l'opinion de la France, une plus grande valeur
que la plupart des journaux de la capitale. Je ne doute pas que nous ne
puissions obtenir de ce noble publiciste quelques articles pour notre
_Éclaireur_, et j'ose compter sur le concours de quelques autres noms
illustres et chers au pays. Les hommes de grand coeur et de grande
intelligence sentiront tous que la vie politique et morale doit être
réveillée et entretenue sur tous les points de la France. Nous avons
dans notre province des éléments admirables pour seconder ce généreux
projet. Il ne s'agit que de les réunir.

Littérairement, ce serait une oeuvre intéressante à tenter. Paris a
passé son niveau un peu froid, un peu maniéré sur toutes les âmes, sur
tous les styles. Chaque province a pourtant son tour d'esprit, son
caractère particulier; cet effacement est regrettable. Ne serait-ce pas
une sorte de rénovation littéraire que de voir tous ces éléments variés
de l'intelligence française concourir, sous l'inspiration de l'idée
commune de la pensée nationale, à élever un monument où chaque partie
aurait sa valeur originale et distincte. L'héroïque Breton, le Normand
généreux, le Provençal enthousiaste, et le Lyonnais éminemment
synthétique, n'ont-ils pas chacun leur manière de sentir, leur forme
d'expression, leur lumière individuelle pour ainsi dire?

On croit peut-être que nous n'avons pas notre couleur, nous autres? On
se tromperait fort. Le Berrichon, simple dans ses manières, calme dans
son langage, mais d'humeur indépendante et narquoise, apporterait, dans
la circulation des idées, cet admirable bon sens qui caractérise le
coeur de la France. Remarquez qu'un journal de localité en serait
infailliblement l'expression vive et franche, quels qu'en fussent les
rédacteurs; il y a dans le contact des habitants quelque chose qui se
reflète dans le plus simple exposé des faits, des besoins et des voeux
d'une province. L'existence d'un journal donne du mouvement à l'esprit,
on se rapproche, on parle, on pense tout haut; et naturellement chaque
numéro résume les impressions générales. C'est ainsi que tout le monde
produit le journal; oui, le véritable rédacteur, c'est tout le monde.
Il doit donc y avoir une sorte d'amour-propre public, bon à encourager,
dans la création d'un journal de localité, manifestation intéressante et
significative de l'esprit du pays.

Comptez sur mon zèle à vous seconder et ne craignez pas de mettre mon
nom en avant, si vous croyez qu'il vous soit une garantie auprès de
quelques personnes sympathiques. Je ne vous ferai pas défaut, de même
que je m'effacerais entièrement de la rédaction, si vous jugiez mon
concours inopportun.

Tout à vous de coeur.

GEORGE SAND.




CCXXXV

M. F. GUILLON, A PARIS

                                Paris, 14 février 1844.

M'en voulez-vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montré la
crinière d'un vieux lion? c'est qu'il faut bien que je vous le dise,
George Sand n'est qu'un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple
fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole,
toujours prêt à jeter au feu toutes ses oeuvres, pour écrire, parler,
penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le
vulgarisateur à la plume diligente et au coeur impressionnable, qui
cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Otez-vous
donc de l'esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout,
qu'un croyant docile et pénétré.

D'aucuns, comme on dit en Berry, prétendent que c'est l'amour qui fait
ces miracles. L'amour de l'âme, je le veux bien, car, de la crinière du
philosophe, je n'ai jamais songé à toucher un cheveu et n'ai jamais eu
plus de rapports avec elle qu'avec la barbe du Grand Turc.

Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c'est un acte de foi
sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non l'engouement équivoque d'une
petite dame pour son médecin ou son confesseur. Il y a donc encore de la
religion et de la foi en ce monde. Je le sens en mon coeur comme vous le
sentez dans le vôtre.

Maintenant réfléchissez bien. Nous ne nous sommes parlé que ce soir.
Les autres entrevues out été consacrées à examiner les possibilités de
_l'affaire,_ et, si mes amis du Berry me confirment mes pouvoirs, il n'y
a pas de difficultés matérielles à notre association.

Mais il y a les difficultés intellectuelles et morales qui peuvent
naître de la _doctrine_, sans laquelle nous ne ferons rien d'utile et
de bon; il faut donc que nous soyons d'accord sur ce point que, vous
et moi, nous ne fassions qu'une tête et qu'une conscience. Je n'ai pas
d'amour-propre, je ne crois en aucune chose valoir et peser plus que
vous. Je ne voudrais jamais rien exiger. Je voudrais seulement qu'à nous
deux nous fissions la tierce juste et non la dissonante.

Devant l'excellent M. de Pompéry, je n'aurais pas osé vous parler du
fond de ma croyance. Il discute trop, la discussion me fatigue, et
je trouve que c'est du temps perdu, quand on n'a pas quelque but à
poursuivre ensemble. Seule, je ne me suis pas senti l'_autorité_ de vous
dire que je crois plus à l'eau de la source où j'ai puisé ma vie qu'à
celle où vous avez puisé de votre côté. J'ai voulu que vous vissiez ma
loi vivante, et je l'avais prié d'être bien net avec vous, parce qu'une
heure de cette parole claire et pleine vous montre mieux mon être que ce
que je ne saurais dire moi-même. Ce n'est donc pas un interrogatoire ou
un examen auquel on vous a soumis: c'est un livre qu'on a ouvert devant
vous, afin que vous sachiez bien ce qui est là, et que, s'il vous
répugne d'y étudier la _vita nuova_, vous puissiez reprendre votre
liberté d'examen et refuser de vous associer à notre genre d'utopie.

Voyez bien, tâtez-vous. De mon caractère dans les relations de la vie,
vous n'aurez jamais à vous plaindre; mais, de ma manière de comprendre
l'action sociale, il est possible que vous ne puissiez plus vous
accommoder. Vous n'avez pas bien lu Leroux, vous n'avez pas lu les
dernières pages de la _Comtesse de Rudolstadt_, autrement vous n'auriez
pas été étonné d'entendre ce que vous avez entendu ce soir. I1 ne faut
pas que vous partiez pour un monde inconnu, sans vous y sentir appelé
par les instincts du coeur et de l'intelligence Repensez-y et ne faites
cette campagne qu'avec le sentiment qu'elle est bonne et utile; car il y
a des politiques et des socialistes _dits pratiques_ qui jugent Leroux
un rêveur dangereux, et moi une franche bête de croire en lui, tandis
qu'en entrant dans la réalité, dans les _moyens_, j'aurais plus d'argent
de mes éditeurs et plus de louanges dans les journaux.

_Nous voilà!_ Vous nous connaissez un peu mieux; écrivez-moi quand vous
aurez fait votre examen de conscience et fixé votre jugement sur nous.
                
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