Tout à vous.
G. SAND.
CCXXXVI
A. M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE
Paris, 16 février 1844.
Je crois que je vous ai trouvé un rédacteur! Encore trois jours pendant
lesquels je veux le voir, l'examiner, l'interroger, et toutes les
conditions de bon vouloir, de talent et de noble caractère se
trouveraient remplies, si tout ce qu'on me dit, et tout ce que je lis de
lui n'est pas démenti par son langage et sa tenue. Je vous écrirai en
détail sur son compte, aussitôt que l'épreuve sera faite.
L'idée de Delatouche doit nous inspirer beaucoup de reconnaissance.
Mais, entre nous, vous ne devez y acquiescer qu'en désespoir de cause.
Fleury, découragé et décourageant, s'en va tout penaud. Mais je vous
dis, moi, qu'il n'y a point lieu à tout ce découragement. Le monde est
triste, mais l'humanité n'est pas perdue.
Si Delatouche et moi faisons le journal ici, il y aura plus de succès et
d'abonnés à Paris qu'en Berry. Le Berry sera peut-être le prétexte, le
cadre et le _moyen_ de faire une très jolie feuille d'opposition. Mais
est-ce là le but? S'agit-il d'avoir du succès pour Delatouche et moi, ou
s'agit-il de moraliser et d'éclairer notre province? J'aurais compris
que nous commençassions le journal, lui et moi, en attendant un
rédacteur, pour lancer le brûlot et peloter en attendant partie. Mais le
fonder de la sorte irrévocablement me paraît une espèce d'apostasie. Je
ferai à cet égard tout ce que vous voudrez; mais je crois que vous
serez de mon avis. Désespérer de trouver un rédacteur est un véritable
enfantillage. On m'en propose trois ce soir. Mais j'espère que je tiens
le bon, et, si je me trompe, je continuerai mes recherches et mes
épreuves.
Ne découragez et n'effrayez donc personne. Ne dites pas _non_ à
Delatouche. Hésitez, prétextez la difficulté de réunir tout d'un coup la
majorité des votes. Mais laissez-moi agir dans mon sens et dans celui
de notre premier mouvement, qui était le meilleur. Je vous aurai des
abonnements ici quand nous aurons pris forme et couleur par notre
rédacteur et notre prospectus. Je travaille déjà à charpenter ce
prospectus, j'en ferai faire un au rédacteur, un à Delatouche s'il le
faut, et, des trois, nous en ferons un que vous verrez et approuverez
s'il y a lieu.
Pour cela, il faudra nous réunir à Orléans peut-être dans une quinzaine,
peut-être plus tôt, pour aviser à tout.
Mille tendresses à tous.
GEORGE.
CXXXVII
A M.F. GUILLON, A PARIS
Paris, 25 février 1844
Mon cher monsieur Guillon,
J'attends toujours la réponse du comité berrichon.
Je ne veux pas répondre à vos belles et bonnes lettres, avant d'avoir
à vous dire: «Reprenons la dispute pour marcher «ensemble» ou bien «On
nous sépare. Gardons chacun notre idéal.»
Je n'ai rien ajouté et rien retranché aux bons renseignements que
j'avais donnés de vous. La réponse décidera de notre _querelle_; car ou
le comité acceptera d'emblée votre éclectisme religieux et politique,
ou il repoussera sans appel la tentative de philosophie que je
voulais faire avec vous. Comme il s'agit de marcher tous ensemble, je
n'insisterai pas contre un refus qui serait motivé sur vos antécédents.
Je trouverais le refus injuste, peut-être; mais je ne penserais pas
devoir vous exposer à des suspicions fâcheuses pour vous; pour moi, qui
vous cautionnerais moralement; pour le comité, qui ne respecterait pas
comme il convient la personne du rédacteur.
Enfin, nous voici avec nos systèmes et nos rêveries dans l'attente d'un
dénouement réel, et je ne fais aucune autre démarche pour trouver
un autre rédacteur. Voilà pourquoi je n'ose point insister, ni vous
défendre, ni vous tourmenter; car, si nous ne devons pas entrer en
campagne sous le même drapeau, à quoi bon nous essayer à mêler nos
nuances? Vous avez beaucoup de richesses à perdre et je n'ai rien à vous
donner. Mon fanatisme serait une arme dont vous vous serviriez peut-être
mal pour combattre le mal, et je ne sais pas si votre calme pratique ne
m'ôterait pas tout mon élan. Je vois bien que vous nous jugez un peu
creux et un peu fous. C'est bien vite nous refuser la science sociale.
Nous n'avons encore rien dit et rien formulé en fait de moyens.
Mais, de ce que nous n'acceptons pas certaines formules qui ne nous sont
pas sympathiques, qui nous semblent manquer d'âme, de religion et
de dévouement, il n'est pas dit que nous repoussions toute autre
application que la doctrine de Fourier. C'est parce qu'elle n'applique
nullement nos principes, quoi que vous en disiez, que nous ne l'aimons
pas et que nous ne la voulons pas. Vous conciliez ces principes et les
nôtres avec beaucoup d'art et de talent. Mais, à votre insu, c'est une
conciliation spécieuse; car la doctrine de l'industrialisme attrayant,
comme on l'entend dans le fouriérisme; n'est pas dépourvue de
_principes_. Elle en a, et nous les trouvons antireligieux, et nous les
sentons non pas seulement inconciliables, mais opposés diamétralement
aux nôtres.
Je n'entends pas, puisque vous vous en défendez si bien, vous ranger
dans certaine série déterminée: peut-être êtes-vous injuste, vous, de
nous classer parmi les rêveurs impuissants.
Mais, puisque vous ne nous accordez que la possession d'un tiers de
vérité, voyez quel chemin il faudrait faire à vous ou à moi pour
reconnaître que l'un de nous résume en lui la trinité? Vous croyez
la tenir cette triplicité d'aspect de la vérité. Et, moi, je crois
l'entrevoir. Mais nous ne la plaçons pas dans les mêmes choses; et
je crois qu'au début, lorsque le bon et sincère M. de Pompéry nous
présentait l'un à l'autre comme tout semblables l'un à l'autre, nous
n'avions pas aperçu les buissons et les fossés que nous avions à
franchir pour lui donner raison.
N'importe, je ne refuse pas d'essayer; mais n'essayons pas de sauter
ces barrières avant de savoir si nous avons ensuite un chemin à suivre
ensemble; car, si cela n'est pas, mieux vaut nous examiner lentement
pour nous retrouver un jour dans un chemin mieux cherché et mieux tracé.
Peut-être alors aurez-vous mieux compris Leroux; peut-être aussi
aurai-je mieux étudié Fourier, et alors nous nous entendrons sans faire
violence à nos sympathies et à cette sorte d'instinct que l'artiste
comme le politique doit beaucoup respecter en lui-même. Si, comme
vous le croyez, tout concourt au but, si nos forces de répulsion,
fussent-elles inintelligentes et injustes jusqu'à un certain point, sont
les foyers mêmes de notre courage et le secret de notre puissance, quoi
qu'il en résulte, croyez bien que je rends justice à votre intelligence
et à votre loyauté, et que je ne regrette point de vous avoir causé
quelques soucis d'esprit.
Tout ce qui nous fait examiner, rêver et raisonner notre vie morale est
une étude salutaire, et j'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous
avoir traité en homme de conscience et de réflexion.
Tout à vous.
G. SAND.
CCXXXVIII
A M. ALEXANDRE WEILL, A PARIS
Paris, 4 mars 1844.
Monsieur,
Je n'ai pas de facultés pour la discussion, et je fuis toutes les
disputes, parce que j'y serais toujours battue, eussé-je dix mille fois
raison. J'ai craint de manquer à ce que l'on se doit _entre humains_, en
ne vous répondant pas, et je suis très fâchée de l'avoir fait si
vous prenez ma lettre pour une attaque à votre conviction et à votre
caractère. Vous croyez, par exemple, que je vous refuse le _coeur_,
et je n'ai pas songé à cela. Je n'ai aucun droit de douter du vôtre,
surtout après les luttes que vous avez soutenues. Voilà à quoi mènent
les discussions; on s'attache aux mots, et chaque mot demanderait un
commentaire. Je crois comprendre qu'en niant Dieu, et l'amour divin, qui
est une des faces de la Divinité, vous portez dans la recherche de ces
hautes vérités une intelligence _froide_. Je ne dis pas pour cela
que vous manquiez d'affection et de charité dans vos relations avec
l'humanité. Votre coeur prend une route, et votre esprit une autre
route, tandis que ce ne serait pas trop des deux réunis, pour chercher
le _vrai Dieu_, que je n'explique pas du tout et que je ne conçois pas
comme vous m'en attribuez la formule. Pendant quatre pages, vous prêchez
à beaucoup d'égards quelqu'un qui n'avait pas besoin de tout cela
pour rejeter l'idolâtrie de votre Jéhovah juif et de notre _bon Dieu_
catholique. Mais je crois en _Dieu_ et en un _Dieu bon_, et toute
l'Allemagne réunie à toute la France ne me l'ôterait pas du coeur.
Je serais fort peinée que vous crussiez nos coeurs et nos portes fermées
systématiquement à tout ce qui lutte en Allemagne contre l'ennemi
commun. Mais, si vous êtes tous comme _vous_; si, dans votre ardeur
spinoziste, vous nous appelez devant votre tribunal, et vous demandez
compte de notre oeuvre, sans nous laisser la liberté de la concevoir
selon nos forces et nos aptitudes, en nous déclarant stupides,
hypocrites et infâmes de ne pas marcher sur les mêmes chemins que vous,
vous êtes plus despotes, plus intolérants et plus inquisiteurs que Moïse
et Dominique. Faites vos livres et tuez le faux christianisme comme vous
l'entendrez; à qui refuse-t-on ici le choix des moyens? mais ne faites
pas de persécution à domicile, ne provoquez pas les gens tranquilles
et amis de la modestie; cela serait tout à fait contraire au _goût_
français, dans lequel vous ferez bien de vous retremper un peu, si vous
voulez qu'on profite en France de votre talent, de vos études et de
votre zèle.
Je vous ai écrit ces deux lettres à bonne intention pour ne pas manquer
à la déférence et à la politesse, mais non pour combattre en champ clos
votre philosophie. Si j'étais guerrier, je n'irais pas à la guerre
pour le plaisir de frapper au hasard et pour satisfaire un caprice
belliqueux. La guerre des idées demande un bien autre calme, et, selon
moi, un sentiment d'humilité et de charité religieuses que vous méprisez
au suprême degré. Ainsi nous ne disputerons pas davantage, s'il vous
plaît. Nos armes ne sont, pas égales. Je n'admets ni les compliments
ni 1es injures, et je refuse la compétence à quiconque, hors de
l'enthousiasme qui fait tout oublier, se charge de me démontrer par la
raillerie et le dédain qu'il est en possession de l'unique vérité. Au
reste, votre confiance en vous-même se calmera bien vite ici, et je ne
m'inquiète pas de votre avenir. Vous avez trop d'esprit pour ne pas
reconnaître bientôt qu'il faut _affirmer_ avec plus de bienveillance et
de sympathie, quelque hardie et courageuse que soit l'affirmation.
J'ai l'honneur d'être votre servante.
CCXXXIX
A MESSIEURS PLANET, FLEURY,
DUVERNET, DUTEIL, A LA CHÂTRE
Paris, 20 mars 1844.
Mes amis,
Leroux part pour Boussac, où il va installer sa famille. Il passe par la
Châtre et vous remettra cette lettre. M. Victor Borie, un jeune homme
dont j'ai parlé à Planet et qui est ami de Jules Leroux, à quitté, pour
quinze jours, Tulle, où il fait un journal républicain. Il renoncerait à
sa position, qui est faite et dont il n'est pas dégoûté, pour se dévouer
à une oeuvre quelconque à laquelle je m'intéresserais.
J'ignore s'il accepterait votre contrôle pour le journal. Dans le
principe, lorsque je lui en ai fait parler, il pensait n'avoir affaire
qu'à moi. C'est moi qui aurais subi ce contrôle, et lui par contre-coup.
Au reste, tout cela lui fut proposé vaguement, éventuellement et il
répondit en deux mots que, si je le regardais comme nécessaire
au journal que j'étais alors censée _fonder_, il était tout à ma
disposition.
Maintenant, il est encore possible que, vous voyant, vous entendant,
vous connaissant et se concertant avec vous, il puisse s'associer à vous
pour être notre rédacteur, dans les conditions où vous le désirez. Vous
savez que je ne vous impose plus personne, et que je n'exclus personne,
c'est bien entendu. Mais je m'intéresse toujours à votre oeuvre, quoique
j'aie à peu près renoncé à vous aider dans votre choix et je ne crois
pas devoir vous laisser échapper une bonne occasion. De tous ceux que
vous avez vus et qui vous out été proposés, M. Borie serait le plus
propre à l'emploi. C'est un homme dont je puis vous répondre comme
loyauté, comme caractère et comme intelligence. Il est dans la politique
plus que moi, à coup sûr; mais je ne craindrais pas d'être solidaire de
tout ce qu'il avancerait, ni de lui laisser contrôler ce que je ferais,
parce que je suis sûre de la pureté de ses intentions, et du bon sens de
ses vues.
Maintenant donc, voyez-le, pendant le temps qu'il doit passer à Boussac,
et sachez si vous pouvez vous accommoder de lui, et lui de vous.
Je n'ai pas besoin de vous recommander la bonne hospitalité envers
Leroux pendant son passage à la Châtre. Bonsoir, mes chers enfants. Tout
à vous de coeur.
G. SAND.
CCXL
A. M. PLANET, A LA CHÂTRE
Paris, avril 1844.
Mon cher enfant,
Est-ce décidé, que vous avez choisi M. Borie? Vous avez bien fait; car
c'est le seul moyen, je crois, d'être imprimé à Boussac, et il ne faut
pas vous plaindre que ce soit une condition _imposée_ par Pierre ou
plutôt par Jules Leroux. Jules Leroux, homme d'idées austères et d'un
caractère très ferme, n'étant pas votre ami, vous connaissant à
peine, n'eût jamais voulu être l'ouvrier d'un journal contraire à ses
principes; dans le doute même, dans l'attente de ce que serait l'esprit
du journal, il ne se fût pas engagé â l'imprimer.
Je conçois tout cela, et trouve ce scrupule fort respectable. Il y a
donc eu là _condition_, à ce que je vois. Mais je ne digère pas votre
mot d'_imposé_. On n'impose rien à des gens qui vous demandent un
service et qui sont parfaitement libres de s'adresser ailleurs.
Si ce mot me choque, appliqué aux Leroux, il me choque bien plus
appliqué à moi-même; et peu s'en faut qu'il ne m'engage à envoyer le
journal au diable.
Qu'est-ce que cela signifie? Depuis quand est-ce que _j'impose_ quelque
chose, parce que je ne veux pas me laisser _imposer_ un travail inutile
ou antipathique? Je crois avoir assez fait pour l'obligeance et l'amitié
en vous écrivant, en vous répétant que, quelque journal que vous fissiez
(à moins qu'il ne fût juste-milieu ou carliste), je vous donnerais des
articles; mais j'ajoutais que je vous en donnerais plus ou moins, selon
que vous suivriez une ligne plus ou moins rapprochée de la mienne.
Est-ce là imposer quelque chose? Et, quand je dis: «Si vous prenez _un
tel_, je serai active et zélée, au lieu d'être complaisante et tolérante
(je serai solidaire de votre tendance au lieu de me retirer de la
solidarité),» vous m'écrivez par trois ou quatre fois (Fleury dans sa
lettre d'hier, et toi dans celle d'aujourd'hui), que je vous impose un
rédacteur?
Je ne suis pas contente de cette façon d'être comprise, je te le dis
franchement; finasser ou dominer me sont également antipathiques, et
je ne comprends pas que, désirant de moi, non une inspiration et une
direction, mais une pure et simple collaboration d'amitié, et, étant
sûrs de ce dernier point, qui paraissait vous convenir beaucoup mieux
que mon dévouement pour _l'être moral_ du journal et mon identification
avec cette oeuvre commune, vous veniez me dire aujourd'hui que, pour
avoir ma participation complète, vous sacrifiez vos sympathies, votre
confiance, et que vous vous laissez imposer quelqu'un que vous jugez
sans lumières et sans capacité.
Si c'est là votre pensée et votre conduite, vous n'êtes pas des hommes,
vous tournez sur vous-mêmes comme des girouettes, sans savoir quel vent
vous pousse. Duvernet m'a écrit au moment de ton retour de Paris, que
vous étiez enchantés de moi, que vous me trouviez _admirable_ d'avoir
renoncé à rédiger votre journal, comme si ce n'était pas un sacrifice
d'avoir offert de le rédiger, et comme si c'en était un d'y renoncer!
Ne dirait-on pas que l'_Éclaireur de l'Indre_ est le consulat de la
république; que j'ai voulu faire _un coup d'État_, un 18 brumaire, en
offrant mon temps et ma peine; et qu'ensuite j'ai abdiqué, comme Sylla,
pour le salut de la patrie! Tout cela est comique, mais d'un comique
triste et qui me peine; car je ne croyais pas qu'il y eût tant
d'amour-propre en jeu dans cette affaire. Ainsi, il y a eu _lutte_
entre nous, et c'est moi qui _triomphe_? s'il en est ainsi, j'en suis,
pardieu! bien fâchée, et je demande à _abdiquer_ bien vite. Je croyais,
en me proposant, sauver le journal qui ne marchait pas. Je croyais, en
me retirant, sauver encore le journal qui ne pouvait marcher avec moi.
Un jour, vous me dites que vous ne pouvez rien sans moi. Je m'offre
pieds et poings liés. Un autre jour, vous me dites que vous avez une
autre route que la mienne, que je ne saurais pas ce qui convient, que
je m'y prendrais mal, que _j'effaroucherais_ l'abonné, que je vous
couvrirais de ridicule, que je vous effacerais. Maintenant, quand j'ai
accepté cette exclusion de bon coeur, en restant attachée, par amitié
pour vos personnes, à la partie purement littéraire de la rédaction,
vous m'écrivez de nouveau que, pour avoir mieux de moi, vous acceptez à
regret et à contre-coeur, le rédacteur que je vous _impose_!
Au diable! je ne sais plus ce que vous voulez de moi, et je vous supplie
de n'en rien vouloir du tout, vous me rendrez service; car, si le
journal _doit_ exister sans moi d'après vos principes, pourquoi me
fait-il le sacrifice incroyable de se laisser imposer un rédacteur?
Je crois, Dieu me damne, que vous faites de la diplomatie avec moi? Moi,
je ne saurais jamais et je ne voudrais jamais en faire avec vous. Je
demande donc, avant de passer outré, l'explication de ce reproche amer,
malgré le miel dont vous le couvrez.
Quel diable de journal allons-nous faire, si vous pensez d'une façon et
que je pense d'une autre, si vous me suiviez à regret, en disant qu'il
l'a bien fallu?
Dans tout cela, je ne vous conçois pas, je vous trouve irrésolus,
enfants, et injustes au dernier point. Vous n'avez eu ni le courage de
m'accepter, ni celui de me repousser. J'aurais voulu franchement l'un ou
l'autre, et mon amitié, aussi bien que mon estime pour vous, eût grandi
dans un cas comme dans l'autre.
Ravisez-vous donc, s'il en est temps; prenez le rédacteur que vous
préférez, faites-vous imprimer, ou à Guéret, si vous vous entendez avec
M. Legrand, ou à Orléans, comme vous avez toujours cru pouvoir le faire,
et ne me faites aucune concession. Je n'en veux pas, je n'en ai pas
besoin pour rester votre ami et votre collaborateur. Si vous êtes dans
un _système politique_, comme vous le pensez, si vous vous rattachez à
un _parti existant_, si vous avez foi à ce parti et à ce système, quel
si grand besoin avez-vous de moi? Deux ou trois feuilletons suffiront
pour vous attirer quelques abonnés de plus, et c'est tout ce que je me
préparais à faire.
Est-ce que, dans la lettre que Leroux vous a remise, je vous imposais
quoi que ce soit? est-ce que Leroux a pu vous parler d'autre chose que
de la possibilité d'un _plus_ ou d'un _moins_ d'adhésions et de concours
de ma part? Fleury dit qu'il vous _a fait entendre_... Je crois que vous
entendez peu quand vous avez l'esprit prévenu,
Voilà que je te donne un galop, mon Planet; ça ne m'empêche pas de
t'aimer tendrement, et les autres aussi. Mais vous me suspectez, vous me
tiraillez, vous m'accusez, il faut bien que je me défende, chaudement,
comme je sens.
Quoi qu'il arrive, je ne pourrai pas faire grand'chose avant le 15 ou
le 20 mai. Il faut que je donne un roman à Véron fin d'avril, ou que je
paye un dédit de dix mille francs. Il faut que je reste jusqu'au 15 mai
pour le conseil de révision de Maurice.
J'ai des affaires à ne savoir où donner de la tête. Je ne dors pas cinq
heures, et vous m'avez ôté, avec vos chicanes, l'enthousiasme qui fait
des miracles. Je t'embrasse et je t'aime.
GEORGE SAND.
CCXLI
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Nohant, juin 1844.
Chère amie,
Nous nous portons tous bien; mais tout le monde ici est consterné, et
il y a de quoi s'affliger de voir tant de malheureux ruinés par
l'inondation. De mémoire d'homme, on n'avait jamais rien vu de pareil
dans nos paisibles contrées. Nos ruisseaux sont devenus subitement des
fleuves, avec un courant furieux et des vagues comme celles de la mer.
Les routes ont été interceptées hier par ces filets d'eau, devenus aussi
larges que la Loire et aussi rapides que le Rhône.
M. et madame Viardot, qui s'étaient mis en route pour Paris, n'ont pu
traverser un pont-écluse, l'eau qui passe sous la voûte s'étant mise à
passer par-dessus, effaçant toute trace de pont et de chemin. Ils sont
revenus ici ce matin, et nous les garderons quelques jours encore. Tous
les foins de rivière sont perdus, et, ce qui ajoute aux désastres, c'est
l'odeur fétide que le retour du soleil donne à ces herbes pourries. Les
plus beaux prés sont devenus de vastes marécages infects, et il y a
beaucoup à craindre de graves maladies, et en grand nombre, avant qu'il
soit peu. Nous sommes dans un endroit plus élevé et isolé des rivières;
ainsi n'ayez pas d'inquiétude pour nous. Ces exhalaisons ne nous
arrivent pas.
Mais que de misérables vont avoir la mort de leurs proches à pleurer
après la ruine de leurs subsistances de l'année! Enfin, je m'effraye
peut-être à tort, peut-être que la Providence ne se montrera pas irritée
plus longtemps. Mais tout cela est bien triste, et on ne sait pas encore
combien de noyés il faudra compter.
J'espère que vous êtes à Paris et que vous ne songez pas à aller à la
campagne tant que dureront ces bouleversements de l'atmosphère. Si je
n'aimais pas la campagne de passion, je me repentirais d'y être venue;
mais quoi qu'il arrive, je ne peux pas m'empêcher de me sentir ici
l'esprit et le corps plus libres et plus vivants. Quelque temps qu'il
fasse, nous courons, nous montons à cheval; Solange s'en trouve bien.
Écrivez-nous, bonne amie; dites-nous que vous ne souffrez plus du tout
et que vous prenez la vie le moins mal possible.
J'ai vu Leroux hier au soir. Il imprime l'_Éclaireur_; il aurait voulu
des avances plus considérables que celles qu'on a pu lui faire. Il
se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa
prétendue persévérance n'inspire de confiance à personne. Il dit qu'on
le regarde apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu'il peut
manquer à sa parole. Que lui répondre? A qui a-t-on plus donné, plus
confié, plus pardonné?
Tout cela déchire le coeur quand on a fait son possible pour lui et
souvent plus que le possible. Sa position est toujours précaire et
difficile. Cependant, voilà le pain assuré; mais voudront-ils s'en
nourrir? On lui assure de quatre à cinq mille francs par an.
La poste part, adieu encore. Nous vous aimons tous, vous le savez.
CCXLII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 12 septembre 1844.
«J'ai toujours désiré qu'un poète fit, sous un titre tel que celui-ci:
_la Chanson de chaque métier_, un recueil de chansons populaires, à la
fois enjouées, naïves, sérieuses et grandes, simples surtout, faciles à
chanter, et sur un rythme auquel pussent s'adapter des airs connus, bien
populaires, ou des airs nouveaux faciles à composer. Ou, à défaut de
musique, que ces chants fussent si coulants et si simplement écrits,
que l'ouvrier simple, sachant à peine lire, pût les comprendre et les
retenir. Poétiser, anoblir chaque genre de travail, plaindre en même
temps l'excès et la mauvaise direction sociale de ce travail, tel qu'on
l'entend aujourd'hui, ce serait faire une oeuvre grande, utile et
durable. Ce serait enseigner au riche à respecter l'ouvrier, au pauvre
ouvrier à se respecter lui-même.
«Il y a des états plus ou moins nobles en apparence, plus ou moins
pénibles en réalité. Chacun demanderait au poète un examen approfondi,
des réflexions sérieuses, un jugement particulier à la fois poétique,
et philosophique; et il y aurait, avec l'unité de forme, une variété
infinie dans un tel sujet. Il y a dix ans que j'y rêve. Si Béranger
l'avait voulu, il aurait pu faire ces chansons-là de main de maître.
C'est un sujet que j'ai conseillé à plusieurs jeunes poètes et qui les a
tous effrayés, parce qu'ils n'avaient pas l'inspiration et la sympathie
qu'il faut pour cela.
«Un poète prolétaire devrait l'avoir. Poncy aurait la grandeur et
l'enthousiasme. Mais, pour plier son talent un peu recherché et
_brillanté_ à l'austère simplicité indispensable à ce genre de poésies,
il lui faudrait travailler beaucoup, renoncer à beaucoup d'effets
chatoyants, et à beaucoup d'expressions coquettes qu'il affectionne.
Serait-il capable d'une si grande réforme? Sans cette réforme pourtant,
l'ouvrage dont je parle n'aurait aucune valeur, aucun charme pour
le petit peuple, et, le dirai-je? aucune nouveauté aux yeux des
connaisseurs; car il s'agirait de faire quelque chose que personne n'a
jamais fait encore. Il l'a fait à sa manière (et c'était une manière
admirable), pour se peindre lui-même dans son état de maçon; mais il
faudrait être encore plus simple, tout à fait simple.
«Le simple est ce qu'il y a de plus difficile au monde: c'est le dernier
terme de l'expérience et le dernier effort du génie. N'est-il pas encore
trop jeune pour donner ces touches fermes et nettes, qui paraissent si
faciles, que chacun se dit: «J'en aurais fait autant,» et que personne
cependant ne peut le faire qu'un grand artiste? Le Postillon, le
Forgeron, la Lavandière, le Maçon, le Colporteur, le Ciseleur, le
Couvreur, la Chanteuse des rues, la Brodeuse, la Fleuriste, le
Jardinier, le Fossoyeur, le Ménétrier du village, le Charpentier,
etc., etc., etc., quelle foule inépuisable de types variés et qui tous
pourraient être embellis ou plaints par le poète!
«Il faudrait faire aimer toutes ces figures, même celles dont le premier
aspect repousse, et inspirer une pitié tendre pour ceux qu'on ne
pourrait admirer comme des êtres utiles et courageux. Moi, je résumerais
le tout dans une dernière chanson intitulée: _la Chanson de la misère_,
et qui commencerait tout, bonnement ainsi:
Je suis dame misère...
«Il faudrait, pour la plupart de ces chansons, renoncer à l'alexandrin
et choisir un rythme court et facile à l'oreille.»
Voilà, mon cher enfant, les idées que j'avais jetées sur le papier, il
y a quelque temps, étant malade et fatiguée. Je le suis encore plus
aujourd'hui et ne puis compléter ni éclaircir mon explication. Vous y
suppléerez par votre vive intelligence; ou bien mon projet vous paraîtra
puéril, et, dans ce cas, n'y donnez aucune attention; car il se peut
qu'il n'entre en rien dans votre manière de sentir et de travailler.
Il y a eu un temps où mon idée sur la _Chanson de tous les métiers_
était si nette et si vive, que, si j'avais su faire des vers, je
l'aurais réalisée sous le feu de l'inspiration. Depuis, je l'ai souvent
expliquée en courant et fait comprendre à des gens qui ne savaient pas
ou qui ne voulaient pas s'en servir. Maintenant, elle s'est beaucoup
effacée, surtout devant la crainte de vous indiquer une voie qui ne
serait pas la vôtre et qui vous mènerait de travers. Et puis, je peux
de moins en moins m'exprimer dans des lettres. J'ai tant de travail,
d'ailleurs, que je ne puis écrire à mes amis que les jours où la maladie
m'empêche d'écrire pour mon compte. Aussi je leur écris toujours fort
obscurément et dans une grande défaillance d'esprit.
Dites à Désirée mille tendres bénédictions de ma part, pour elle et pour
sa Solange, et de la part de ma Solange aussi. Mon fils est à Paris.
Vos vers sur la _vérité_ et sur la _réalité_ me semblent très beaux,
très touchants et très bien faits, sauf deux ou trois. L'idée est bien
soutenue, sauf deux ou trois strophes où elle languit et devient un pen
vague. Mais elle se relève bien et la fin est très belle. Courage!
CCXLIII
A M. LEROY PRÉFET DE L'INDRE
Nohant, ce 24 novembre 1844,
Monsieur le préfet,
Je vous dois des remerciements pour l'obligeance que vous m'avez
témoignée tout en vous occupant charitablement de Fanchette[1]. La bonne
volonté que vous voulez bien m'exprimer à cette occasion me trouve
reconnaissante, et je ne craindrai pas de m'adresser à vous lorsque
j'aurai à solliciter votre appui pour quelque malheureux.
Mais vos généreuses offres à cet égard sont accompagnées de quelques
réflexions auxquelles il m'est impossible de ne pas répondre, et, bien
que la lettre dont mon ami M. Rollinat m'a donné communication ne me
soit pas adressée, je crois plus sincère et plus poli d'y répondre
directement que d'en charger un tiers, quelle que soit l'intimité qui me
lie à M. Rollinat.
Vous accusez l'_Éclaireur_, que je ne dirige pas, que je n'influence
pas davantage, mais auquel je prête mon concours, de mensonge et de
grossièreté envers vous. Je ne suis pas chargée de défendre mes amis
auprès de vous, je ne veux les désavouer en rien; mais ne suis pas
solidaire de leurs actes et de leurs écrits. J'ai fait mes réserves à
cet égard, et j'ai dû ce respect à leur indépendance; mais, si vous
désirez savoir mon opinion sur la polémique _personnelle_ en politique,
je suis prête à vous le dire, et vous crois digne qu'on vous parle
franchement.
Je ne m'occupe point de cette polémique, mes goûts et surtout mon sexe
m'en détournent. Une femme qui s'attaquerait à des hommes dans des vues
de ressentiment et d'antipathie serait peu brave.
Les hommes ont pour dernière ressource, quand ils se croient outragés,
d'autres armes que la plume, et, comme je ne veux pas me battre en duel,
je ne me servirai jamais de la faculté d'exprimer mes sentiments que
pour des causes générales ou pour la défense de quelque malheur. Mes
griefs particuliers ne m'ont jamais fait publier une ligne contre qui
que ce soit, et je ne suis pas d'humeur à changer de système. Quelques
autres considérations qui tiennent à mon expérience m'éloignent encore
de la polémique de parti. Je trouve que l'esprit du gouvernement est
odieux et lâche à l'égard de la presse indépendante; mais, avant de
condamner les mandataires du pouvoir, je voudrais être mieux renseignée,
sur la manière dont ils obéissent à leur consigne, que je ne l'ai
été dans l'affaire de l'_Éclaireur_. Selon ma manière de voir, un
fonctionnaire dans votre position ne devrait pas être personnellement
mis en cause, à moins qu'il n'eût outrepassé son mandat, comme l'a fait,
à ce qu'il me semble, mon neveu M. de Villeneuve préfet d'Orléans. Je
plains les administrateurs en général plus que je ne les condamne, et
voici pourquoi:
Je suis certaine qu'ils n'obéissent qu'avec regret et répugnance à
plusieurs de leurs attributions secrètes, et qu'ils rougiraient de se
faire hommes de parti de leur propre impulsion. Mais les gouvernements
s'efforcent sans cesse d'avilir la dignité et l'intégrité de leur
magistrature, en les faisant complices de leurs passions. C'est par là
qu'ils leurs ôtent la confiance et les sympathies de leur administrés.
C'est un grand crime et une lourde faute dans laquelle tombent tous les
gouvernements absolus de fait ou d'intention. Le gouvernement est donc
le coupable, lâchement caché derrière vous. Le devoir de votre position
est de nier ses torts et d'en assumer la responsabilité. Triste
nécessité que vous ne pouvez pas m'avouer, monsieur; mais, moi, je sais
ce dont je parle et c'est le secret de ma tolérance envers les hommes
publics.
Si mes amis de l'_Éclaireur_ ont été moins calmes, vous ne devez pas
vous en étonner beaucoup et vous n'avez guère le droit de vous en
fâcher. En acceptant les fonctions que vous occupez, vous avez dû
prévoir qu'une guerre systématique et inévitable, provoquée par vous
à la première occasion, allumerait une guerre moins froide, mais une
guerre ostensible. J'ai prévu dès le commencement que mes amis seraient
entraînés à cette guerre, et j'ai regretté que vous, qu'on dit homme de
bien, fussiez obligé d'en jeter les premiers tisons. Vous aimez à faire
le bien, vous devez souffrir quand on vous condamne à faire le mal.
Quant à moi, par les raisons que je vous ai exposées, je ne me serais
pas chargée de vous accuser. Mais vous dites, monsieur le préfet, que,
lorsque _Messieurs de l'Éclaireur_ vous feront de mauvais compliments,
vous serez certain que je n'y suis pour rien. Vous n'aurez pas de peine
à le croire, je ne dicte rien, j'aime mieux écrire moi-même, c'est plus
tôt fait, et je signe tout ce que j'écris. Il est fort possible que
j'aie à m'occuper des actes administratifs de ma localité, et de quelque
malheur particulier à propos des malheurs publics. Je regarderai
toujours comme un devoir de prendre le parti du faible, de l'ignorant et
du misérable, contre le puissant, l'habite et le riche, par conséquent
contre les intérêts de la bourgeoisie, contre les miens propres, s'il
le faut; contre vous-même, monsieur le préfet, si les actes de votre
administration ne sont pas pas toujours paternels. Vous ne pouvez ni me
craindre ni m'attribuer la sottise de vous faire une menace; mais je
manquerais à toute loyauté si je ne répondais par ma bonne foi à la
bonne foi de vos expressions. Dans vos attributions involontaires
d'homme politique, moi qui déplore l'alliance monstrueuse de l'homme
de parti et du magistrat, je ne me sens pas le courage de vous blâmer,
puisque vous n'êtes pas libre de me répondre comme homme de parti, forcé
que vous êtes d'agir comme tel en secret. Comme magistrat, vous serez
toujours libre de vous disculper si l'on se trompe, parce que là tous
vos actes sont publics. Je fais ces réserves pour l'acquit de ma
conscience; car je crois fermement, d'après votre conduite dans
l'affaire des enfants trouvés, que nous n'aurons qu'à louer votre
justice et votre humanité.
Maintenant, monsieur le préfet, vous dirai-je à mon tour que je ne
vous rends pas solidaire des injures et des grossièretés qui me sont
adressées par le _Journal de l'Indre?_ Si cela ne rentrait pas dans le
secret de vos obligations et de vos moyens, je pourrais vous accuser
sévèrement, et vous dire que je n'influence pas même l'_Éclaireur,_
tandis que vous _gouvernez_ le journal de la préfecture, de par vos
fonctions gouvernementales. Or il m'est revenu qu'on m'y sommait un peu
brutalement de répondre à de fort beaux raisonnements que je n'ai
pas lus, et qu'irrité de mon silence, on m'y traitait vaillamment de
philanthrope à tant la phrase, ou quelque chose de semblable. J'ai
beaucoup ri de voir le scribe gagé de la préfecture accuser de
spéculation le collaborateur gratuit de l'_Éclaireur_. Vous pouvez faire
savoir à votre champion officieux, monsieur le préfet, qu'il se donne un
mal inutile et que je ne lui répondrai jamais. J'ai été provoquée par
de plus gros messieurs, et, depuis douze ans que cela dure, je n'ai pas
encore trouvé l'occasion de me fâcher. Seulement je pense que ce que je
disais tout à l'heure des femmes qui ne doivent pas attaquer, à cause
de leur impunité dans certains cas, serait applicable relativement à
certains hommes. Je suis bien persuadée que vous ne lisez pas le journal
de la préfecture: vous êtes de trop bonne compagnie pour cela. Pourtant
cela rentre dans les nécessités désagréables de votre administration,
et, si vous ne lavez pas de temps en temps la tête à vos gens, ils
feront mille maladresses.
Agréez mes explications, monsieur le préfet, avec le bon goût d'un homme
d'esprit; car, lorsque je me permets de vous écrire ainsi, c'est à M.
Leroy que je m'adresse, et»le collaborateur de l'_Éclaireur_ n'y est
pour rien, vous le voyez, non plus que M. le préfet de l'Indre; nous
parlons de ces personnes-là; mais celle qui a l'honneur de vous
présenter ses sentiments les plus distingués c'est:
GEORGE SAND.
[1] George Sand a écrit la touchante histoire de cette pauvre
fille idiote, que la soeur supérieure de l'hôpital de la
Châtre traitait avec tant d'inhumanité.
CCXLIV
A M. XXX...,
CURÉ DE XXX...;
Nohant, 13 novembre 1844
Monsieur le desservant,
Malgré tout ce que votre circulaire a d'éloquent et d'habile,
malgré tout ce que la lettre dont vous m'honorez a de flatteur dans
l'expression, je vous répondrai franchement, ainsi qu'on peut répondre à
un homme d'esprit.
Je ne refuserais pas de m'associer à une oeuvre de charité, me fût-elle
indiquée par le ministère ecclésiastique. Je puis avoir beaucoup
d'estime et d'affection personnelle pour des membres du clergé, et je ne
fais point de guerre systématique au corps dont vous faites partie. Mais
tout ce qui tendra à la réédification du culte catholique trouvera en
moi un adversaire, fort paisible à la vérité (à cause du peu de vigueur
de mon caractère et du peu de poids de mon opinion), mais inébranlable
dans sa conduite personnelle. Depuis que l'esprit de liberté a été
étouffé dans l'Église, depuis qu'il n'y a plus, dans la doctrine
catholique, ni discussions, ni conciles, ni progrès, ni lumières, je
regarde la doctrine catholique comme une lettre morte, qui s'est placée
comme un frein politique au-dessous des trônes et au-dessus des peuples.
C'est à mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une fausse
interprétation des sublimes Évangiles, et un obstacle insurmontable à
la sainte égalité que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la
terre comme au ciel.
Je n'en dirai pas davantage; je n'ai pas l'orgueil de vouloir
engager une controverse avec vous, et, par cela même, je crains peu
d'embarrasser et de troubler votre foi. Je vous dois compte du motif de
mon refus, et je désire que vous ne l'imputiez à aucun autre sentiment
que ma conviction. Le jour où vous prêcherez purement et simplement
l'Évangile de saint Jean et la doctrine de saint Jean Chrysostôme, sans
faux commentaire et sans concession aux puissances de ce monde, j'irai à
vos sermons, monsieur le curé, et je mettrai mon offrande dans le tronc
de votre église; mais je ne le désire pas pour vous: ce jour-là, vous
serez interdit par votre évêque et les portes de votre temple seront
fermées.
Agréez, monsieur le curé, toutes mes excuses pour ma franchise, que vous
avez provoquée, et l'expression particulière de ma haute considération.
GEORGE SAND.
CCXLV
A M. LOUIS BLANC, A PARIS
Nohant, novembre 1844.
Mon cher monsieur Blanc,
Mes vives et profondes sympathies pour l'oeuvre de la _Réforme_ et pour
les personnes qui lui ont imprimé une direction à la fois sociale et
politique, ne datent pas d'aujourd'hui. Peut-être que l'_art_ m'a
manqué pour l'exprimer et le _loisir_ pour le prouver. Mais ce n'est ni
l'intention ni le dévouement.
Il y a deux parties dans la lettre si flatteuse que vous avez bien voulu
m'écrire. Il y a un appel à ma collaboration littéraire: par ma volonté,
elle est assurée à la _Réforme_ autant que les nécessités réelles et
inévitables de ma vie me permettront de lui consacrer ses heures. Il y
a aussi un appel plus intime à ma confiance et à mon zèle. Je répondrai
franchement; Je vous estime trop pour n'être que polie; j'ai assez de
conviction pour risquer de voir rompre un lien dont mon coeur serait
pourtant si heureux.
Je n'ai pas besoin de vous dire que votre probité politique et votre
générosité personnelle à tous me sont aussi bien prouvées que ce que
je sens dans ma propre conscience. Je n'ai pas besoin d'ajouter que
je reconnais vos talents et que je voudrais les avoir pour mon propre
compte et pour l'expression de mes croyances. Et, malgré tout cela,
je ne suis pas certaine encore que ma collaboration, même purement
littéraire, puisse vous convenir sans examen. Attendez donc encore un
peu pour me la faire promettre; car je ne suis que trop disposée à
m'engager.
L'_Éclaireur_ publie dans ce moment une série de pauvres réflexions qui
me sont venues, il y a quelque temps, après avoir causé avec un homme
politique, M. Garnier-Pagès[1], homme qui m'a paru excellent et que je
n'ai pas quitté sans lui serrer la main de bon coeur, mais avec lequel
je n'étais pas du tout d'accord. Je destinais ces réflexions à
moisir avec bien d'autres dans le fond de mon tiroir. Mes amis de
l'_Éclaireur,_ à qui je disais que M. Garnier-Pagès m'avait battue à
plat, mais que je lui avais répondu après qu'il avait été parti, ont
voulu lire et publier cette réponse, qui s'adresse à eux aussi bien qu'à
lui. J'y ai changé quelques mots, et c'est tout. C'est peu de chose et
je ne vous en _recommande pas la lecture_; mais, si vous voulez savoir
l'état de mon esprit, il faut pourtant que vous ayez la patience de
jeter les yeux sur le troisième article. Mon cerveau n'en est que là, et
je crains que vous ne trouviez mon éducation politique bien incomplète
et mes curiosités religieuses un peu indiscrètes. Il ne me déplairait
point d'être mieux endoctrinée. Je ne suis pas obstinée pour le
plaisir de l'être, et, si vous me dites ce qu'il y a derrière les mots
_socialisme, philosophie_ et _religion_, que la _Réforme_ emploie
souvent, je vous dirai franchement si cela me saisit tout à fait ou
seulement un peu.
Je ne vous demande pas un dogme, ni un traité de métaphysique: je ne
le comprendrais peut-être pas plus que ma mère, la fille du peuple, ne
comprit le compliment politique qu'elle débita à Bailly et à Lafayette à
l'hôtel de ville, en leur offrant une couronne au nom de son district.
Mais je vous ferai deux ou trois questions bien bêtes, et, si vous n'en
riez pas trop, vous pouvez compter sur le peu que je sais faire. Je
suis trop vieille pour que le seul éclat du génie, du courage et de
la renommée m'entraînent; mais je suis encore femme par l'esprit,
c'est-à-dire qu'il faut que j'aie la foi pour avoir le courage.
Je trouve votre appel aux pétitions excellent et j'y travaillerai ici
de tout mon pouvoir en poussant mes paresseux d'amis. Si je puis faire
autre chose, indiquez-le moi.
Ne dites pas à ces messieurs combien je suis absurde dans ma réponse:
remerciez-les pour moi et dites-leur combien je désire faire ce qu'ils
me demandent. J'attends impatiemment le dernier volume de votre
histoire[2] que votre oublieux de frère m'avait promis. Je lis dans
l'_Éclaireur_ un fragment admirable. Ce jeune homme dont vous racontez
si bien les coups de tête, Louis-Napoléon Bonaparte, m'a envoyé une
brochure de sa façon qui complète le portrait que vous faites de lui.
Personne ne peint comme vous. Il faut que vous nous donniez une histoire
de l'Empire, ou, ce que j'aimerais encore mieux, une histoire de la
Révolution. Cette histoire n'a pas été faite; pas plus que celle de
Jésus-Christ.
Dans quinze jours, je serai à Paris et je veux que vous me parliez de la
_Réforme_ et de la politique.
Toute à vous de coeur.
[1] Articles sur _la Politique et le Socialisme_.
[2] _L'Histoire de Dix ans_.
CCXLVI
AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE AU FORT DE HAM
Paris, décembre 1844.
Prince,
Je dois vous remercier du souvenir flatteur que vous avez bien voulu
me consacrer en m'adressant le remarquable travail de l'_Extinction du
paupérisme_. C'est de grand coeur que je vous exprime l'intérêt sérieux
avec lequel j'ai étudié votre projet. Je ne suis pas de force à en
apprécier la réalisation, et, d'ailleurs, ce sont là des controverses
dont, je suis sûre, vous feriez, au besoin, bon marché. En fait
d'application, il faut avoir réellement la main à l'oeuvre pour savoir
si l'on s'est trompé, et le fait d'une noble intelligence est de
perfectionner ses plans en les exécutant.
Mais l'exécution, prince, dans quelles mains l'avenir la mettra-t-elle?
Nous autres, coeurs démocrates, nous aurions peut-être préféré être
conquis par vous que par tout autre; mais nous n'aurions pas moins été
conquis,... d'autres diraient délivrés! Je ne sais pas si votre défaite
a des flatteurs, je sais qu'elle mérite d'avoir des amis. Croyez qu'il
faut plus de courage aux âmes généreuses pour vous dire la vérité
maintenant, qu'il ne leur en eût fallu si vous eussiez triomphé. C'est
notre habitude, à nous, de braver les puissants, et cela ne nous coûte
guère, quel que soit le danger.
Mais, devant un guerrier captif et un héros désarmé, nous ne sommes pas
braves. Sachez-nous donc quelque gré de nous défendre des séductions
que votre caractère, votre intelligence et votre situation exercent
sur nous, pour oser vous dire que jamais nous ne reconnaîtrons d'autre
souverain que le peuple. Cette souveraineté nous paraît incompatible
avec celle d'un homme; aucun miracle, aucune personnification du génie
populaire dans un seul, ne nous prouvera le droit d'un seul.--Mais vous
savez cela maintenant et peut-être le saviez-vous quand vous marchiez
vers nous.
Ce que vous ne saviez pas, sans doute, c'est que les hommes sont
méfiants et que la pureté de vos intentions eût été fatalement méconnue.
Vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir à nous
combattre et à nous réduire. Telle est la force des lois providentielles
qui poussent la France à son but, que vous n'aviez pas mission, vous,
homme d'élite, de nous tirer des mains d'un homme vulgaire, pour ne rien
dire de pis.
Hélas! vous devez souffrir de cette pensée, autant que l'on souffre de
l'envisager et de la dire; car vous méritiez de naître en des jours où
vos rares qualités eussent pu faire notre bonheur et votre gloire.
Mais il est une autre gloire que celle de l'épée, une autre puissance
que celle du commandement; vous le sentez, maintenant que le malheur
vous a rendu toute votre grandeur naturelle, et vous aspirez, dit-on, à
n'être qu'un citoyen français.
C'est un assez grand rôle pour qui sait le comprendre. Vos
préoccupations et vos écrits prouvent que nous aurions eh vous un grand
citoyen, si les ressentiments de la lutte pouvaient s'éteindre et si le
règne de la liberté venait un jour guérir les ombrageuses défiances des
hommes. Vous voyez comme les lois de la guerre sont encore farouches
et implacables, vous qui les avez courageusement affrontées et qui les
subissez plus courageusement encore. Elles nous paraissent plus odieuses
que jamais quand nous voyons un homme tel que vous en être la victime.
Ce n'est donc pas le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous
eût séduit. Nous avons à la fois diminué et grandi depuis les jours
d'ivresse sublime qu'il nous a donnés: son règne illustre n'est
plus de ce monde, et l'héritier de son nom se préoccupe du sort des
prolétaires!
Eh bien! oui, là est votre grandeur, là est l'aliment de votre âme
active. C'est un aliment sain et qui ne corrompra pas la jeunesse et
la droiture de vos pensées, comme l'eût fait, peut-être malgré vous,
l'exercice du pouvoir. Là serait le lien entre vous et les âmes
républicaines que la France compte par millions.
Quant à moi personnellement, je ne connais pas le soupçon, et, s'il
dépendait de moi, après vous avoir lu, j'aurais foi en vos promesses
et j'ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous
recevoir.
Mais, hélas! ne vous faites pas d'illusions! ils sont tous inquiets et
sombres autour de moi, ceux qui rêvent des temps meilleurs. Vous ne les
vaincrez que par la pensée, par la vertu, par le sentiment démocratique,
par la doctrine de l'égalité. Vous avez de tristes loisirs, mais vous
savez en tirer parti.
Parlez nous donc encore de liberté, noble captif! Le peuple est comme
vous dans les fers. Le Napoléon d'aujourd'hui est celui qui personnifie
la douleur du peuple comme l'autre personnifiait sa gloire.
CCXLVII
A M. EDOUARD DE POMPÉRY, A PARIS
Paris, janvier 1845.
Laissez-moi tranquille avec votre fouriérisme, mon bon monsieur de
Pompéry! J'aime mieux le pompérysme; car, si Fourier a quelque chose de
bon, c'est vous qui l'avez fait. Vous êtes tout coeur et tout droiture;
mais vous n'êtes qu'un poète quand vous prétendez marier Leroux et
Fourier dans votre coeur. Que cela vous soit possible, apparemment oui,
puisque cela est; mais c'est un tour de force dont mon imagination n'est
pas capable. Les disciples de Fourier n'aiment leur maître que parce
qu'ils l'ont refait à leur guise, et encore ne l'ont-ils pas fait tous à
la mienne. Votre _Démocratie pacifique_ est froidement raisonnable, et
froidement utopiste. Tout ce qui est froid me gèle, le froid est mon
ennemi personnel. Ils n'ont auprès d'eux qu'un homme fort, dont le
nom ne me revient pas maintenant... (ah! Vidal...), mais qui a parlé
d'économie politique dans la _Revue indépendante_, l'année dernière; et
un homme excellent et sage, qui est vous. Et encore ne pouvez-vous ni
l'un ni l'autre être avec eux.
Parlez-moi de madame Flora Tristan, je suis mieux informée que vous.
Elle est ici: madame Roland s'en occupe et l'a placée chez madame
Bascans, rue de Chaillot, n° 70. C'est la pension d'où ma fille est
sortie. Pension excellente et dirigée par un ménage tout à fait
respectable et intelligent. Madame Roland m'a amené cette jeune fille,
dont je ne sais pas le vrai nom, mais qui est la fille de Flora et qui
paraît aussi tendre et aussi bonne que sa mère était impérieuse et
colère. Cette enfant a l'air d'un ange; sa tristesse, son deuil et ses
beaux yeux, son isolement, son air modeste et affectueux m'ont été au
coeur. Sa mère l'aimait-elle? Pourquoi étaient-elles ainsi séparées?
Quel apostolat peut donc faire oublier et envoyer si loin, dans un
magasin de modes, un être si charmant et si adorable? j'aimerais bien
mieux que nous lui fissions un sort que d'élever un monument à sa mère,
qui ne m'a jamais été sympathique malgré son courage et sa conviction.
Il y avait trop de vanité et de sottise chez elle, Quand les gens sont
morts, on se prosterne; c'est bien de respecter le mystère de la mort;
mais pourquoi mentir? moi, je ne saurais.