GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
II
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR.
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1883
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND
CXLVI
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
La Châtre, 10 juillet 1836.
Hélas! mon amie, je n'ai point encore plaidé en cour royale; par
conséquent je n'ai ni gagné ni perdu. Il était question de mon dernier
jugement sans doute quand on vous a annoncé ma victoire. C'est le 25
juillet seulement que je plaide. Si vous êtes à Genève le 1er août, vous
saurez mon sort, et peut-être le saurez-vous par moi-même si j'ai la
certitude de vous y trouver. Mais je n'ose l'espérer. Cependant, je rêve
mon oasis près de vous et de Franz. Après tant de sables traversés,
après avoir affronté tant d'orages, j'ai besoin de la source pure et de
l'ombrage des deux beaux palmiers du désert. Les trouverai-je? Si vous
ne devez pas être à Genève, je n'irai pas. J'irai à Paris voir l'abbé de
Lamennais et deux ou trois amis véritables que je compte, entre mille
amitiés _superficielles_, dans la «Babylone moderne».
Avez-vous vu, pour parler comme Obermann, la lune monter sur le Vélan?
Que vous êtes-heureux, chers enfants, d'avoir la Suisse à vos pieds pour
observer toutes les merveilles de la nature! Il me faudrait cela pour
écrire deux ou trois chapitres de _Lélia_, car je refais _Lélia_, vous
l'ai-je dit? Le poison qui m'a rendu malade est maintenant un remède qui
me guérit. Ce livre m'avait précipitée dans le scepticisme; maintenant,
il m'en retire; car vous savez que la maladie fait le livre, que le
livre empire la maladie, et de même pour la guérison. Faire accorder
cette oeuvre de colère avec une oeuvre de mansuétude et maintenir
la plastique ne semble guère facile au premier abord. Cependant les
caractères donnés, si vous en avez gardé souvenance, vous comprendrez
que la sagesse ressort de celui de Trenmor, et l'amour divin de celui de
Lélia.--Le prêtre borné et fanatique, la courtisane et le jeune homme
faible et orgueilleux seront sacrifiés. Le tout à l'honneur de _la
morale_; non pas de la morale des épiciers, ni de celle de nos salons,
ma belle amie (je suis sûre que vous n'en êtes pas dupe), mais d'une
morale que je voudrais faire à la taille des êtres qui vous ressemblent,
et vous savez que j'ai l'ambition d'une certaine parenté avec vous à cet
égard.
Se jeter dans le sein de mère Nature; la prendre réellement pour _mère_
et pour _soeur_; retrancher stoïquement et religieusement de sa vie tout
ce qui est vanité satisfaite; résister opiniâtrement aux orgueilleux et
aux méchants; se faire humble et petit avec les infortunés; pleurer avec
la misère du pauvre et ne pas vouloir d'autre consolation que la chute
du riche; ne pas croire à d'autre Dieu que celui qui ordonne aux hommes
la justice, l'égalité; vénérer ce qui est _bon_; juger sévèrement ce qui
n'est que _fort_; vivre de presque rien, donner presque tout, afin de
rétablir l'égalité primitive et de faire revivre l'institution divine;
voilà la religion que je proclamerai dans mon petit coin et que j'aspire
à prêcher à mes douze apôtres sous le tilleul de mon jardin.
Quant à l'amour, on en fera un livre et un cours à part. _Lélia_
s'expliquera sous ce rapport d'une manière générale assez concise et
se rangera dans les exceptions. Elle est de la famille des esséniens,
compagne des palmiers, _gens solitaria_, dont parle Pline. Ce beau
passage sera l'épigraphe de mon troisième volume, c'est celle de
l'automne de ma vie.--Approuvez-vous mon plan de livre?--Quant au plan
de vie, vous n'êtes pas compétente, vous êtes trop heureuse et trop
jeune pour aller aux rives salubres de la mer Morte (toujours Pline le
Jeune), et pour entrer dans cette famille, _où personne ne naît, où
personne ne meurt_, etc.
Si je vous trouve à Genève, je vous lirai ce que j'ai fait, et vous
m'aiderez à refaire mes levers de soleil, car vous les avez vus sur vos
montagnes cent fois plus beaux que moi dans mon petit vallon. Ce que
vous me dites de Franz me donne une envie vraiment maladive et furieuse
de l'entendre. Vous savez que je me mets sous le piano quand il en joue.
J'ai la fibre très forte et je ne trouve jamais des instruments assez
puissants. Il est, au reste, le seul artiste du monde qui sache donner
l'âme et la vie à un piano. J'ai entendu Thalberg à Paris. Il m'a fait
l'effet d'un bon petit enfant bien gentil et bien sage. Il y a des
heures où Franz, en s'amusant, badine comme lui sur quelques notes pour
déchaîner ensuite les éléments furieux sur cette petite brise.
Attendez-moi, pour l'amour de Dieu! Je n'ose pourtant pas vous en prier;
car l'Italie vaut mieux que moi. Et je suis un triste personnage à
mettre dans la balance pour faire contre-poids à Rome et au soleil.
J'espère un peu que l'excessive chaleur vous effrayera et que vous
attendrez l'automne.
Êtes-vous bien accablée de cette canicule? Peut-être ne menez-vous cas
une vie qui vous y expose souvent. Moi, je n'ai pas l'esprit de m'en
préserver. Je pars à pied à trois heures du matin, avec le ferme propos
de rentrer à huit; mais je me perds dans les trames, je m'oublie au bord
des ruisseaux, je cours après les insectes et je rentre, à midi dans un
état de torréfaction impossible à décrire.
L'autre jour, j'étais si accablée, que j'entrai dans la rivière tout
habillée. Je n'avais pas prévu ce bain, de sorte que je n'avais pas de
vêtements _ad hoc_. J'en sortis mouillée de pied en cap. Un peu plus
loin, comme mes vêtements étaient déjà secs et que j'étais encore
baignée de sueur, je me replongeai de nouveau dans l'Indre. Toute ma
précaution fut d'accrocher ma robe à un buisson et de me baigner
en peignoir. Je remis ma robe par-dessus, et les rares passants ne
s'aperçurent pas dela singularité de mes _draperies_. Moyennant trois
ou quatre bains par promenade, je fais encore trois ou quatre lieues à
pied, par trente degrés de chaleur, et quelles lieues! Il ne passe pas
un hanneton que je ne courre après. Quelquefois, toute mouillée et
vêtue, je me jette sur l'herbe d'un pré au sortir de la rivière et je
fais la sieste. Admirable saison qui permet tout le bien-être de la vie
primitive.
Vous n'avez pas d'idée de tous les rêves que je fais dans mes courses
au' soleil. Je me figure être aux beaux jours de la Grèce. Dans cet
heureux pays que j'habite, on fait souvent deux lieues sans rencontrer
une face humaine. Les troupeaux restent seuls dans les pâturages bien
clos de haies magnifiques. L'illusion peut donc durer longtemps.
C'est-un de mes grands amusements, quand je me promène un peu au loin
dans des sentiers que je ne connais pas, de m'imaginer que je parcours
un autre pays avec lequel je trouve de l'analogie. Je me souviens
d'avoir erré dans les Alpes et de m'être crue en Amérique durant des
heures entières. Maintenant, je me figure l'Arcadie en Berry. Il n'est
pas une prairie, pas un bouquet d'arbres qui, sous un si beau soleil, ne
me semble arcadien tout à fait.
Je vous enseigne tous mes secrets de bonheur. Si quelque jour (ce que je
ne vous souhaite pas et ce à quoi je ne crois pas pour vous) vous êtes
_seule_, vous vous souviendrez de mes «promenades» _esséniennes_.
Peut-être trouverez-vous qu'il vaut mieux s'amuser à cela qu'à se brûler
la cervelle, comme j'ai été souvent tentée de le faire en entrant au
_désert_. Avez-vous de la force physique? C'est un grand point.
Malgré cela, j'ai des accès de spleen, n'en doutez pas; mais je résiste
et je prie. Il y a manière de prier. Prier est une chose difficile,
importante: C'est la fin de l'homme moral. Vous ne pouvez pas prier,
vous. Je vous en défie, et, si vous prétendiez que vous le pouvez, je ne
vous croirais pas. Mais j'en suis au premier degré, au plus faible, au
plus imparfait, au plus misérable échelon de l'escalier de Jacob; Aussi
je prie rarement et fort mal. Mais, si peu et si mal que ce soit; je
sens un avant-goût d'extases infinies et de ravissements semblables à
ceux de mon enfance quand je croyais voir la Vierge, comme une tache
blanche, dans un soleil qui passait au-dessus de moi. Maintenant, je
n'ai que des visions d'étoiles; mais je commence à faire des rêves
singuliers.
A propos, savez-vous le nom de toutes les étoiles de notre hémisphère?
Vous devriez bien apprendre l'astronomie pour me faire comprendre une
foule de choses que je ne peux pas transporter de notre sphère à la
voûte de l'immensité. Je parie que vous la savez à merveille, ou que, si
vous voulez, vous la saurez dans huit jours.
Je suis désespérée du manque total d'intelligence que je découvre en moi
pour une foule de choses, et précisément pour des choses que je meurs
d'envie d'apprendre. Je suis venue à bout de bien connaître la carte
céleste sans avoir recours à la sphère. Mais, quand je porte les yeux
sur cette malheureuse boule peinte, et que je veux bien m'expliquer le
grand mécanisme universel, je n'y comprends plus goutte. Je ne sais que
des noms d'étoiles et de constellations. C'est toujours une très bonne
chose pour le sens poétique.
On apprend à comprendre la beauté des astres par la comparaison. Aucune
étoile ne ressemble à une autre quand on y fait bien attention. Je ne
m'étais jamais doutée de cela avant cet été. Regardez, pour vous en
convaincre, Antarès au sud, de neuf à dix heures du soir, et comparez-le
avec Arcturus, que vous connaissez. Comparez Vega si blanche, si
tranquille, toute la nuit, avec la Chèvre, qui s'élance dans le ciel
vers minuit et qui est rouge, étincelante, _brûlante_ en quelque sorte.
A propos d'Antarès, qui est le coeur du Scorpion, regardez la courbe
gracieuse de cette constellation; il y a de quoi se prosterner. Regardez
aussi, si vous avez de bons yeux, la blancheur des Pléiades et la
délicatesse de leur petit groupe au point du jour, et précisément
au beau milieu de l'aube naissante. Vous connaissez tout cela; mais
peut-être n'y avez-vous pas fait depuis longtemps une attention
particulière. Je voudrais mettre un plaisir de plus dans votre heureuse
vie. Vous voyez que je ne suis point avare de mes découvertes. C'est que
Dieu est le maître de mes trésors.
Écrivez-moi toujours à la Châtre, poste restante. On me fera passer vos
lettres à Bourges. Hélas! je quitte les nuits étoilées, et les prés de
l'Arcadie. Plaignez-moi, et aimez-moi. Je vous embrasse de coeur tous
deux et je salue respectueusement l'illustre docteur _Ratissimo_.
Vous m'avez fait de vous un portrait dont je n'avais pas besoin. En ce
qu'il a de trop modeste, je sais mieux que vous à quoi m'en tenir. En ce
qu'il a de vrai, ne sais-je pas votre vie, sans que personne me l'ait
racontée? La fin n'explique-t-elle pas les antécédents? Oui, vous êtes
une grande âme, un noble caractère et un _bon coeur_; c'est plus que
tout le reste, c'est rare au dernier point, bien que tout le monde y
prétende.
Plus j'avance en âge, plus je me prosterne devant la bonté, parce que je
vois que c'est le bienfait dont Dieu nous est le plus avare. Là où il
n'y a pas d'intelligence, ce qu'on appelle bonté est tout bonnement
ineptie. Là où il n'y a pas de force, cette prétendue bonté est apathie.
Là où il y a force et lumière, la bonté est presque introuvable; parce
que l'expérience et l'observation ont fait naître la méfiance et la
haine. Les âmes vouées aux plus nobles principes sont souvent les plus
rudes et les plus âcres, parce qu'elles sont devenues malades à force de
déceptions. On les estime, on les admire encore, mais on ne peut plus
les aimer. Avoir été malheureux, sans cesser d'être intelligent et bon,
fait supposer une organisation bien puissante, et ce sont celles-là que
je cherche et que j'embrasse.
J'ai des _grands hommes_ plein le dos (passez-moi l'expression). Je
voudrais les voir tous dans Plutarque. Là, ils ne me font pas souffrir
du côté humain. Qu'on les taille en marbre, qu'on les coule en bronze,
et qu'on n'en parle plus. Tant qu'ils vivent, ils sont méchants,
persécutants, fantasques, despotiques, amers, soupçonneux. Ils
confondent dans le même mépris orgueilleux les boucs et les brebis. Ils
sont pires à leurs amis qu'à leurs ennemis. Dieu nous en garde! Restez
bonne, _bête_ même si vous voulez. Franz pourra vous dire que je ne
trouve jamais les gens que j'aime assez niais à mon gré. Que de fois je
lui ai reproché d'avoir trop d'esprit! Heureusement que ce trop n'est
pas grand'chose, et que je puis l'aimer beaucoup.
Adieu, chère; écrivez-moi. Puissiez-vous ne pas partir! Il fait trop
chaud. Soyez sûre que vous souffrirez. On ne peut pas voyager la nuit en
Italie. Si vous passez le Simplon (qui est bien la plus belle chose de
l'univers), il faudra aller à pied pour bien voir, pour grimper. Vous
mourrez à la peine! Je voudrais trouver je ne sais quel épouvantail pour
nous retarder.
CXLVII
A. M. SCIPION DU ROURE, AUX BAINS DE LUCQUES
Bourges, 18 juillet 1836.
Madame Sand a dit à M. George tout ce que vous avez de bienveillance et
de sympathie pour lui. Madame Sand est une bête que je ne vous engage
pas à connaître et qui vous ennuierait mortellement; mais George est
un excellent garçon, plein de coeur et de reconnaissance pour ceux qui
veulent bien l'aimer.
Il sera heureux de serrer la main d'un ami inconnu, et, comme il a assez
bonne opinion de lui-même, il est très disposé à trouver parfaits ceux
qui l'acceptent tel qu'il est. Il n'a pas eu dans sa vie d'autre bonheur
que l'amitié. Tout le reste lui a manqué. Tout ce qui réussit aux autres
a mal tourné pour lui. Il s'en console avec les gens qui le comprennent
et qui le plaignent sans le sermonner.
Vous lui êtes recommandé par un neveu qu'il aime et qu'il estime, et
votre lettre seule eût ouvert son âme à la confiance. Il sera donc
heureux de vous recevoir sous son toit quand il aura un toit quelconque.
Pour le moment, il plaide contre des adversaires qui lui disputent avec
acharnement la maison de ses pères et les caresses de ses enfants. Il
espère cependant ouvrir bientôt la porte de ce pauvre manoir à ses vieux
amis et à ceux qui veulent bien le trouver digne de devenir le leur.
Vous n'aurez besoin ni de menthe sauvage, ni de _mesembriantheum_ pour
être accueilli fraternellement. Cependant les fleurs de l'Apennin seront
reçues avec reconnaissance, comme gage d'amitié et comme souvenir d'un
pays aimé.
R... vous tiendra au courant des événements qui vont décider de mon
sort. Si mon espoir se réalise, je passerai les vacances en Berry.
Sinon, j'irai en Suisse me distraire de mes déboires et peut-être vous
rencontrerai-je là aussi. J'engagerai notre ami à vous rappeler la bonne
promesse que vous me faites.
Tout à vous.
GEORGE.
CXLVIII
A M..., RÉDACTEUR DU _JOURNAL DU CHER_
Bourges, 30 juillet 1836.
Monsieur,
Je n'aurais pas songé à réclamer contre l'étrange mauvaise foi avec
laquelle le _Journal du Cher_ a rendu compte du discours de M. l'avocat
général dans le procès en séparation qui fait le sujet de votre article.
Cette relation a été transcrite dans d'autres journaux et vous avez été,
comme eux, induit en erreur par l'évidente partialité qui a présidé à la
rédaction première.
Le journaliste du Cher, après avoir complaisamment reproduit le
plaidoyer de mon adversaire (et, à coup sûr, ce n'est pas par amour pour
les belles-lettres ni pour l'éloquence), a jugé convenable de rendre en
trois lignes le discours de M. l'avocat général, discours très beau,
très impartial et très touchant, qui a ému le public en ma faveur durant
près de deux heures.
Je me propose avec le temps d'écrire l'histoire de ce procès,
intéressant et important non à cause de moi, mais à cause des grandes
questions sociales qui s'y rattachent et qui ont été singulièrement
traitées par mes adversaires, plus singulièrement envisagées par la cour
royale de Bourges.
Je chercherai, devant l'opinion publique, une justice qui ne m'a pas été
rendue, selon moi, par la magistrature, et l'opinion publique prononcera
en dernier ressort. Je chercherai cette justice par amour de la justice
et pour satisfaire l'invincible besoin de toute âme honnête.
Dans cette relation, dont la sincérité pourra être vérifiée par ceux-là
mêmes qu'elle intéresse personnellement, je m'efforcerai de rendre
l'impression générale du discours de M. Corbin et de rectifier des
phrases que le journaliste du Cher n'a certainement pas sténographiées.
Je ne croirai pas manquer aux convenances, en donnant toute la publicité
possible à des paroles prononcées devant un nombreux auditoire, et
recueillies par toutes les femmes, par toutes les mères avec des larmes
de sympathie.
Je dirai que, si M. l'avocat général a prononcé le mot que vous
censurez, il ne lui a pas donné le sens qui vous blesse et qu'il a
qualifié de noble, de _glorieux_ le sentiment de force et de loyauté
qui dicta ma conduite en cette circonstance. M. l'avocat général me
pardonnera d'avoir si bonne mémoire. Il est le seul de mes juges dont je
connaisse et dont j'accepte l'arrêt.
Je vous remercie, monsieur, non des éloges personnels que vous
m'accordez dans votre journal, je ne les mérite pas; mais de la justice
que vous rendez au vrai principe et au vrai sentiment de l'honneur
féminin: la sincérité. Je souhaite que ce principe triomphe et je ne me
pose pas comme l'héroïne de cette cause; je suis simplement l'adepte
zélé ou l'adhérent sympathique de toute doctrine tendant à établir son
règne. A ce titre, votre journal m'intéresse vivement.
J'y chercherai avec attention la lumière et la sagesse dont nous avons
tous besoin pour savoir jusqu'où doit s'étendre la liberté de la
femme, et, dans un système d'amélioration de moeurs, où doit s'arrêter
l'indulgence de l'homme.
Je ne vous demande ni ne vous interdis la publication de cette lettre;
je m'en rapporte à vous-même pour justifier M. l'avocat général d'une
accusation qu'il ne mérite pas, et pour le faire de la manière la plus
noble et la plus convenable.
Agréez, monsieur, mes cordiales salutations.
GEORGE SAND.
CXLIX
A M. GIRERD, AVOCAT, A NEVERS
Paris, 15 août 1836.
Mon bon frère Girerd,
J'ai déjà plusieurs fois commencé à vous répondre sans trouver une heure
de liberté pour achever. Ces derniers événements out mis tant d'activité
autour de nous, qu'il n'y a plus moyen de vivre pour son propre compte.
Mais comment pouvez-vous imaginer, mon enfant, que l'amitié de Michel[1]
se soit refroidie pour vous? l'ayant vu entouré, obsédé, écrasé comme
il l'a été tout ce temps et, par-dessus le marché, souvent et gravement
indisposé; je m'étonne peu qu'il n'ait point eu le temps de vous écrire.
Je lui ai lu votre lettre, que j'ai reçue au moment de son départ. Il
m'a dit qu'il vous écrirait de Bourges. Je crains qu'il ne soit malade;
car, depuis dix jours, je devrais avoir de ses nouvelles et je n'en ai
pas encore. Sa mauvaise santé m'inquiète et m'afflige beaucoup. Je l'ai
soigné ici aussi bien que j'ai pu, et je l'ai vu bien souffrir. Nous
avons parlé de vous tous les jours. Il vous dira, quand vous le
reverrez, que je vous aime bien et que, de tous les amis qu'il m'a
présentés, vous êtes celui pour lequel j'ai éprouvé le plus de
sympathie. Quand vous reverrai-je? Je vais à la Châtre vers le 22 de ce
mois-ci, et, vers le 30, je serai à Genève. Peut-être irai-je vous voir
à Nevers si cela ne me détourne pas trop de ma route et n'augmente pas
ma fatigue d'une manière trop exorbitante. Je serais si heureuse de
connaître votre femme, votre enfant, votre patrie! Et le cap Sunium!
nous avons fait de beaux rêves d'amitié, de repos, de bonheur! les
réaliserons-nous?
Écrivez-moi à la Châtre, poste restante, du 20 au 30. Adieu, bon frère.
Embrassez votre femme pour moi; dites-lui que je suis un bon garçon
et que je suis bien heureuse de lui inspirer un peu de bienveillance.
Peut-être m'accordera-t-elle de l'amitié si j'ai le bonheur de la
connaître. On fait mon portrait de nouveau: je vous l'enverrai, ou je
vous le porterai, ce qui me plairait bien mieux.
Tout à vous de coeur.
GEORGE.
[1] Michel (de Bourges).
CL
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 18 août 1836.
Chère maman,
J'allais partir pour Paris, au moment où mon fils est arrivé, tout seul
comme un homme, et si impatient de me revoir, qu'il n'a pu prendre sur
lui de rester un jour de plus à Paris pour vous embrasser. Cependant
il en avait l'intention; car, d'après des reproches que je lui avais
adressés à ce sujet, il m'écrivit, quelques jours avant son arrivée, une
lettre que je vous envoie, et où vous verrez qu'il a de bons sentiments
pour vous, malgré sa paresse ou son étourderie. Ce pauvre cher enfant
est bien heureux d'être ici: il joue avec sa soeur et il respire le
bon air de la campagne. Il n'a guère envie de retourner à Paris, et
ce serait, je crois, les priver l'un et l'autre du meilleur temps de
l'année que de les y ramener avant la fin des vacances. Je pense donc
que je n'irai pas avant cette époque, et, en attendant, nous allons
faire un petit voyage dans le Nivernais et dans l'Allier. Ils s'en font
une grande fête et je suis bien heureuse de les voir heureux. Nous avons
passé ces jours-ci à coller du papier dans mon cabinet de toilette;
nous en avons fait une petite pièce charmante où Maurice installe ses
joujoux, ses livres et ses crayons. Nous pensons à vous, à votre ardeur,
et à votre habileté dans ces grands travaux, à votre bon goût, et à
votre passion pour planter des clous. Quant à moi, j'en ai un torticolis
effroyable.
Je vous envoie une lettre pour Pierret. Engagez-le à me répondre le plus
vite possible; car je pars à la fin du mois, pour ma petite tournée.
Donnez-moi en même temps de vos nouvelles, et soignez-vous bien afin de
ne m'en donner que de bonnes. Adieu, chère maman; je tombe de fatigue
et m'endors en vous embrassant de toute mon âme, ce qui me donnera une
bonne nuit, j'en réponds.
Maurice vous écrira directement; aujourd'hui, la lettre est assez
grosse. Renvoyez-moi la lettre de Maurice, pour ne pas démembrer ma
collection; ce sont mes trésors, j'aime mieux cela que tous les romans
du monde.
CLI
A M. FRANZ LISZT, A GENÈVE
Nohant, 18 août 1836.
J'ai failli vous arriver le jour du concert. Qu'eussiez-vous dit, si, au
milieu du grand morceau brillant de Puzzi-Primo, je fusse entrée avec
mes guêtres crottées et mon sac de voyage, et si je lui eusse frappé sur
l'épaule au point d'orgue?
Puzzi-Primo ne se fût pas déconcerté, accoutumé qu'il est à braver
insolemment les regards d'un public infatué de lui; voire d'un public
de métaphysiciens, de Genevois. Mais Puzzi-Secondo, moins blasé sur le
triomphe et moins certain de la douce bienveillance des demoiselles de
seize ans, eût fait une exclamation inconvenante, qui n'eût pas été dans
le ton du morceau.
J'aurais eu le plus grand plaisir du monde à vous faire manquer votre
rentrée et à vous faire gâcher et massacrer votre finale. J'aurais, la
première, tiré un sifflet, un mirliton, une guimbarde de ma poche, et
j'aurais donné au public de métaphysiciens le signal des huées. J'aurais
dit: «Messieurs, je suis l'agréable auteur de bagatelles immorales qui
n'ont qu'un défaut, celui d'être beaucoup trop morales pour vous. Comme
je suis un très grand métaphysicien, par conséquent très bon juge en
musique, je vous manifeste mon mécontentement de celle que nous venons
d'entendre, et je vous prie de vous joindre à moi, pour conspuer
l'artiste vétérinaire et le gamin musical que vous venez d'entendre
cogner misérablement cet instrument qui n'en peut mais.»
A ce discours superbe, les banquettes auraient plu sur votre tête, et
je me fusse retirée fort satisfaite, comme fait Asmodée après chaque
sottise de sa façon.
Sans plaisanterie, mes chers enfants, si j'avais eu cent écus, je
partais et j'arrivais à l'heure dite. Pourquoi n'avez-vous pas ouvert
une souscription pour me payer la diligence? Je vous déclare que, dans
six semaines ou deux mois, si vous êtes toujours là-bas, j'irai, quelque
orage qu'il fasse aux ceux, quelque calme plat qui règne dans mes
finances. Vous me nourrirez bien pendant une quinzaine: je fume plus que
je ne mange, et ma plus grande dépense sera le tabac. Je serais allée
vous rejoindre dans le courant du mois, si je n'étais retenue ici par
mes affaires.
Je prends possession de ma pauvre vieille maison, que le baron veut bien
enfin me rendre (où je vais m'enterrer avec mes livres et mes cochons),
décidée à vivre agricolement, philosophiquement et laborieusement,
décidée à apprendre l'orthographe aussi bien que M. Planche, la logique
aussi bien que feu mon précepteur, et la métaphysique aussi bien que le
célèbre M. Liszt, élève de Ballanche, Rodrigues et Sénancour. Je veux,
en outre, écrire en coulée et en bâtarde, mieux que Brard et Saint-Omer,
et, si j'arrive jamais à faire au bas de mon nom le parafe de M.
Prudhomme, je serai parfaitement heureuse et je mourrai contente. Mais
ces graves études ne m'empêcheront pas d'aller voir de temps en temps
mes mioches à Paris, et vous autres, là où vous serez. Hirondelles
voyageuses, je vous trouverai bien, pourvu que vous me disiez où vous
êtes, et je serai heureuse près de vous tant que vous serez heureux près
de moi.
Je suis maintenant avec mes enfants dans la chère vallée Noire.
J'ai vu madame Liszt la veille de mon départ de Paris. Elle se portail
bien et je l'ai embrassée pour son fils et pour moi. J'ai vu une fois
Emmanuel, qui m'a chargée de le rappeler à votre amitié et qui m'a
questionnée avec intérêt sur votre compte. On dit que notre cousin Heine
s'est pétrifié en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso.
Sosthènes[1] est mort, ou il s'est reconnu dans un passage de la lettre
imprimée, car je ne I'ai pas revu depuis ce temps-là.
Moi, je me porte bien, je suis bête comme une oie. Je dors douze heures,
je ne fais rien du tout que coller des devants de cheminée, encadrer
des images, collectionner des papillons, éreinter mon cheval, fumer mon
narghilé, _conter des contes_ à Solange, écouter du fond d'un nuage de
tabac, à travers une croûte opaque d'imbécillité et de béatitude, les
pitoyables discours facétieux ou politiques de mes douze amis, tous plus
bêtes que moi. De temps en temps, je me lève dans un accès de colère
républicaine; mais je m'aperçois que cela ne sert à rien, et je me
replonge dans mon fauteuil sans avoir rien dit.
Au fond, je ne suis pas gaie. Peut-on l'être, tout à fait, avec sa
raison? Non. La gaieté n'est qu'un excitant, comme la pipe et le café.
L'être qui en use n'en est ni plus fort ni plus brillant. Tout mon désir
est de m'abrutir, de m'appliquer aux occupations les plus simples, aux
plaisirs les plus tranquilles et les plus modestes. Je crois que j'en
viendrai aisément à bout. La vie active ne m'a jamais éblouie. Elle
m'a fait mal aux yeux; mais elle ne m'a pas obscurci la vue. J'espère
vieillir en paix avec moi-même et avec les autres.
Bonsoir, mes enfants; soyez bénis. À vous!
GEORGE.
[1] Sosthènes de la Rochefoucauld.
CLII
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
Nohant, 20 août 1836.
_Quoi qu'il arrive_ désormais, et sans aucun prétexte de retard que
ma propre mort, je serai à Genève dans les quatre premiers jours de
septembre. Je quitte Nohant le 28, je passe vingt-quatre heures à
Bourges, et je me lance par Lyon. Les diligences sont pitoyables et
ne vont pas vite. C'est pourquoi je ne puis vous fixer le jour de mon
arrivée. Répondez-moi courrier par courrier où il faut que je descende à
Genève. Nos lettres mettent quatre jours à parvenir. Vous avez le temps
juste de me répondre un mot.
Nous ferons ce que vous voudrez. Nous irons ou nous nous tiendrons où
vous voudrez. Pourvu que je sois avec vous, c'est tout ce qu'il me faut.
Je vous avertis seulement que j'ai mes deux mioches avec moi. S'il m'eût
fallu attendre la fin de leurs vacances pour tous aller voir, c'eût été
encore six semaines de retard. Je les emmène donc. Ils sont peu gênants,
très dociles, et accompagnés d'ailleurs d'une servante qui vous en
débarrassera quand ils vous ennuieront. Si j'ai une chambre, que vous
donniez un matelas par terre à Maurice, un même lit pour ma fille et
pour moi nous suffiront. A Paris, nous n'en avons pas davantage quand
ils sortent tous deux à la fois. La servante couchera à l'auberge.
Quand je voudrai écrire, si l'envie m'en prend (ce dont j'aime à
douter), vous me prêterez un coin de votre table. Si toute cette
population que je traîne à ma suite vous gêne, vous nous mettrez tous à
l'auberge, que vous m'indiquerez la plus voisiné de votre domicile. En
attendant, vous me direz où est ce domicile, car je ne m'en souviens
plus, et j'écris au hasard _Grande Rue_ sur l'adresse, sans savoir
pourquoi.
Adieu, mes enfants bien-aimés. Je ne retrouverai mes esprits (si
toutefois j'ai des _esprits_), je ne commencerai à croire à mon bonheur
qu'auprès de vous.
CLIII
A-M. AUGUSTE MARTINEAU DESCHENEZ. A PARIS
Nohant, 21 août 1836.
Tu sais que mon procès est terminé. Je suis à Nohant en liberté et en
sécurité. Je ne te parlerai plus de mes affaires. Les journaux sont là
pour raconter ces mortels ennuis que je veux oublier, et sur lesquels il
ne m'est pas possible de revenir, même avec mes plus chers amis.
Je comptais aller à Paris chercher Maurice, qui entrait en vacances et
serrer la main de mes bons camarades. Mais le tracas de mes affaires en
désarroi m'a retenue à Nohant quelques jours de plus que je ne pensais.
Pendant ce temps, Maurice est venu me trouver. Maintenant que le voilà
hors du triste Paris, il n'a guère envie d'y retourner avant la fin des
vacances. Pour le distraire de son année scolaire et de mes angoisses,
qu'il a si vivement partagées, je l'emmène, ainsi que Solange, à Genève,
où Liszt et une dame fort distinguée, que j'aime beaucoup et qui tient
de fort près à mon ami le musicien, nous attendent depuis longtemps.
Nous partons le 28, et nous reviendrons à Paris tous ensemble à la fin
du mois. Ne dis à personne que je vais faire ce petit voyage. Un tas
d'oisifs viendraient m'y relancer, soit par écrit, soit en personne, et
je vais tâcher d'oublier la littérature au bord des lacs.
Je te verrai donc au mois d'octobre, mon cher Benjamin, et, si je puis
t'enlever, je t'emmènerai passer quelque temps à Nohant. Tu es employé
du gouvernement, pauvre enfant! arrange-toi alors pour avoir une bonne
maladie de poitrine ou d'estomac (_censé_, comme dit Maurice), afin
de prendre l'air de la campagne sous mes vieux noyers et sous l'aile
paternelle de ton vieux George.
Donne-moi, en attendant, de tes nouvelles à Genève sous le couvert de
Liszt, _Grande Rue_, et aime-moi comme je t'aime.
Adieu.
CLIV
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 21 août 1836.
Mademoiselle,
Je ne connais qu'une croyance et qu'un refuge: la foi en Dieu et en
notre immortalité. Mon secret n'est pas neuf, il n'y a rien autre.
L'amour est une mauvaise chose, ou, tout au moins une tentative
dangereuse. La gloire est vide et le mariage est odieux. La maternité a
d'ineffables délices; mais, soit par l'amour, soit par le mariage, il
faut l'acheter à un prix que je ne conseillerai jamais à personne d'y
mettre. Quand je suis loin de mes enfants, dont l'éducation absorbe une
grande part du temps, je cherche la solitude et j'y trouve, depuis que
j'ai renoncé à beaucoup de choses impossibles, des douceurs que je
n'espérais pas.
Je tâcherai de les exprimer, sous une forme poétique, dans un de mes
ouvrages que j'augmente d'un volume: _Lélia_, que vous avez la bonté de
juger avec indulgence et où j'ai mis plus de moi que dans tout autre
livre. Puisque vous me croyez en savoir plus long que vous sur la
science de la vie, je vous renvoie à la prochaine réimpression de cet
ouvrage.
Mais j'ai bien peur que vous ne vous trompiez en m'attribuant le pouvoir
de vous guérir. Vous trouverez de vous-même tout ce que j'ai trouvé, et
vous le trouverez mieux approprié à vos facultés. Espérez, il y a des
temps d'épreuves; mais celui qui nous fait malheureux prend soin de nous
alléger le fardeau quand il devient trop lourd. Vous me paraissez être
un de ses _vases d'élection_. Vous avez donc à le remercier _d'être_,
sauf à savoir de lui, peu à peu, à quoi il vous destine.
Je voudrais être de ceux qui le prient avec ardeur et qui sont sûrs
d'être exaucés. Je lui demanderais pour vous le bonheur ou, tout au
moins, le calme et la résignation que vous me semblez faite pour
comprendre et digne de posséder.
Agréez l'assurance de ma haute considération.
GEORGE SAND.
CLV
A M. ALEXIS DUTEIL, A LA CHÂTRE
Genève, septembre 1836.
Je passe mon temps fort agréablement à Genève, mon cher ami. Je te
raconterai cela en détail, au coin du feu. J'ai à peine le temps de
dormir. Mais je veux te dire que j'ai reçu ta lettre et que je te
remercie mille fois de t'occuper de ton camarade absent et de ne pas
négliger ses affaires, qu'il néglige si bien.
Et la vendange! cher Dyonisius? Songe à la vendange! songe à te faire du
vin blanc potable. Ne néglige pas un point aussi important.
Je serai à Nohant dans les premiers jours d'octobre. Je pars d'ici le
30. Je m'arrêterai à Lyon. Je te porte du bon tabac à priser, et force
cigarettes.
Adieu, bon vieux; dis à ta femme que je l'aime; aimez-moi, tous deux. A
bientôt!
Mes mioches se portent à merveille. Ils supportent la fatigue
héroïquement. Ursule n'est pas de même.[1] Elle était très épouvantée
l'autre jour de se trouver dans un village appelé Martigny. Elle se
croyait à la Martinique et ne se consolait que dans l'espoir d'en
rapporter de bon café (historique).
Je suis ici: l'objet de la curiosité publique. Je ne fais pas un pas, je
ne dis pas un mot qui n'en fasse faire et dire mille. Néanmoins on en
est à la bienveillance pour moi, c'est la mode présentement.
Adieu, et _me ama_.
[1] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand.
CLVI
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
Lyon, le 3 octobre 1836.
Chers enfants,
Je suis à Lyon le bec dans l'eau. Je voulais partir sur-le-champ en
recevant cette jolie lettre; mais je n'ai trouvé de places dans les
diligences que pour le 3, c'est-à-dire pour aujourd'hui. Cela fait que
j'enrage.
Au lieu de passer encore, près de vous, quelques-uns de ces beaux, jours
qu'on cherche tant et qu'on attrape si peu, je suis dans la plus bête de
toutes les villes du royaume, flânant avec madame Montgolfîer et _un
tas de particuliers que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam._ Ils m'ont
trimballée à Fourvières. N'y allez jamais! _il est bien pénible_ et _il_
n'est pas _bien joli._ Puis ils m'ont menée au Gymnase, entendre piauler
et piailler madame***, qui est, comme vous savez, toute pointue.
Hier, ils m'ont assassinée en me faisant entendre _Guillaume Tell_,
abominablement écorché et massacré par le plus plat orchestre et les
plus, ignobles chanteurs que j'aie jamais entendus.
Cela, au reste, m'a fait du bien, en ce sens que je me suis réconciliée
avec les théâtres d'Italie, que je méprisais beaucoup trop. Si la
seconde ville de France chante si faux et si salement, sans offenser
personne, il faut rendre hommage aux villes de cinquième et sixième
ordre de l'Italie. On y chante juste, et, si on y a mauvais goût, on y a
du chic, de l'élan et du toupet.
Aujourd'hui, on m'a fait dîner dans un restaurant très burlesque.
On entre dans une cuisine, on monte à talons un escalier plein
d'immondices, et on arrive à une petite chambre fort sale, où on vous
sert cependant un très bon dîner. Ce soir, nous sommes rentrés chez
madame Montgolfîer, et un monsieur--que vous connaissez, à ce qu'on
dit,--m'a chanté, sans aucune espèce de voix, deux ou trois morceaux de
Schubert que je ne connaissais pas. J'ai deviné que cela devait être
très beau.
La _Montgolfière_ me paraît une excellente femme un peu atteinte par la
cancanerie, l'investigation et la curiosité provinciales, brodant un
peu, amplifiant pas mal, et jugeant parfois à côté; du reste, proclamant
et pratiquant des sentiments très élevés, et possédant des facultés et
des qualités qui n'ont manqué que d'un peu plus de développement. Je la
crois très sincèrement zélée pour Franz et très dévouée à vous. Elle est
charmante pour moi. Gévaudan, qui m'avait quittée à moitié chemin pour
prendre une route plus courte, a reparu tout à coup hier sur mon horizon
mélancolique. Il prétend être rappelé à Lyon par sa caisse de cigares,
qu'il faut recevoir et payer. _As you like it, all is well that ends
well,_ et beaucoup d'autres proverbes shakespeariens qui ne changeront
rien à nos positions respectives. Je suis charmée de le voir, il promène
mes _Piffoels_[1] pendant que je travaille le matin à notre fameuse
relation[2], mais je crois qu'il fait _much ado about nothing._
Bonsoir, mes bons et chers enfants. Aimez-moi seulement la moitié de ce
que je vous aime, et ce sera beaucoup. Je n'ai pas le droit de vous en
demander davantage. Vous vous occupez tant le coeur et l'esprit l'un
et l'autre, qu'il ne reste pas une part de première qualité pour les
_rustres_ de mon espèce, _gens solitaria_ et thérapeutique. Mais cela ne
m'empêche pas de vous mettre en première ligne dans mes affections, sans
me soucier de «l'équilibre de la vie morale et intellectuelle».
Fazy[3] m'a envoyé le cachet. Je ne vous charge pas de le remercier.
Il m'a dit qu'il serait le 4 à Lyon: c'est donc demain que je le
remercierai moi-même avec toute l'ardente effusion que vous me
connaissez. Je vous prie de donner une bonne poignée de main pour moi au
major[4] et à Grast[5], que j'aime beaucoup parce qu'il abonde toujours
dans mon sens. Rappelez-moi au souvenir de mademoiselle Mérienne[6],
donnez un grandissime coup de pied _gévaudanitique_ au _Rat_, et, quant
à madame sa mère, je crois que j'aurais dû aller lui faire une visite,
car elle a été _jadis_ très obligeante pour moi. Mais je sais que,
depuis, elle m'a prise en horreur, à cause de la redingote (ou
_redinglande_) de son fils. Le fait est que je l'ai oubliée absolument,
comme tout ce qui me paraît hostile est oublié de moi en cette vie et en
l'autre. _Amen!_
Les _Piffoels_ ronflent et se portent bien. Moi, je vous _bige_ et vous
presse tous deux dans mes bras.
Je supplie Franz de m'envoyer ici mon épreuve d'_André_, courrier par
courrier, sous enveloppe. Si vous avez quelques courses à me faire
faire, dépêchez-vous de m'écrire. Adieu.
_Hôtel de Milan, place des Terraux, à Lyon._
[1] Sobriquet donné par Litz à Maurice et à Solange
[2] Voy. les _Lettres d'un voyageur._
[3] James Fazy, président de la république de Genève
[4] Le major Pictet, de l'armée fédérale Suisse, frère du savant
docteur Pictet.
[5] Grast, réfugié piémontais, alors à Genève.
[6] Mademoiselle Mérienne, artiste peintre, à Genève.
CLVII
A M. FRANZ LISZT, A PARIS
Nohant, 10 octobre 1836.
Que devenez-vous, mes enfants chéris? Je reçois des lettres de tout
Genève, excepté de vous. Fazy et Grast m'ont déjà écrit. Ils me disent
que vous avez été donner un concert à Lausanne et que vous serez bientôt
à Paris. Moi aussi, j'y serai et j'aurai besoin de vous y retrouver pour
adoucir les jours de rentrée des _Piffoels_ à leurs écoles respectives.
Ce moment-là est fort triste pour moi, tous les ans, et plus je vais,
plus il le devient; car je n'ai plus d'autre passion que celle de la
progéniture. C'est une passion comme les autres, accompagnée d'orages,
de bourrasques, de chagrins et de déceptions. Mais elle a sur toutes
les autres l'avantage de durer toujours et de ne se rebuter de rien. En
attendant la séparation, nous nous reposons ici.
Je me suis avisée, après avoir mis ma lettre à la poste de Lyon, qu'en
raison du blocus, la convention postale était peut-être rompue et que
j'aurais dû affranchir. Vous me direz si vous l'avez reçue.
Et vous, mes bons _Fellows_[1], nos chers projets tiennent-ils toujours?
Je fais approprier ma chambre le mieux possible pour y loger Marie.
Jamais je n'ai eu tant le souci de la propriété. Je m'aperçois de
mille inconvénients qui ne m'avaient jamais frappée. Je crains que les
appartements ne soient froids et incommodes. Je fais faire des rideaux,
chose inconnue dans ma chambre jusqu'à ce jour. Si j'avais le temps, je
ferais bâtir une aile à mon castel. Je suis aussi grognon envers les
ouvriers que le marquis de Morand. Enfin mes amis me demandent si j'ai
attrapé quelque maladie en Suisse pour prendre tant de soins et de
précautions.
Avec tout cela, j'ai une peur affreuse que ma belle comtesse ne se croie
ici dans un champ de Cosaques. J'ai déjà essayé de l'y installer en
peinture, et je regarde à chaque instant le portrait, pour voir s'il
ne bâille pas et s'il ne s'enrhume pas. N'allez pas me donner tous ces
tourments pour rien, mes bons amis; que j'en sois au moins récompensée
par votre présence. Je ne puis promettre à Marie qu'elle sera contente
de mon domicile et de mon rustre entourage; mais elle sera contente de
mon zèle, de mon assiduité et du dévouement absolu de moi et de tous les
miens.
Venez donc bientôt, _Fellows!_ Les _Piffoels_ comptent sur vous.
Moi, je suis un peu spleenétique. Je ne sais pas trop pourquoi. C'est
peut-être parce que je n'ai pas d'argent. Adieu, mes enfants. Si vous ne
venez pas tout de suite à Paris, écrivez-moi chez Didier, rue du Regard,
6. J'y serai du 20 au 25.
Aimez-vous un peu le solitaire marchand de cochons? Il vous aime de
toute son âme et vous _bige_ mille fois.
[1] Sobriquet que se donnait Liszt et qu'il donnait aussi à son élève,
Hermann Cohen.
CLVIII
A M. DUDEVAN, A PARIS
Paris, novembre 1836.
L'état de Maurice me tourmente beaucoup. Je ne le lui dis pas, mais je
crains qu'il n'ait une maladie de langueur. Il ne dort que d'un sommeil
léger et entrecoupé de rêves. Ce n'est pas là le sommeil de son âge. Il
ne souffre pas; mais les deux médecins qui le voient, celui du collège
et celui qui vient ici tous les jours, comme ami, lui trouvent les mêmes
symptômes d'excitation nerveuse et d'agitation au coeur.
Je ne sais comment faire pour partir. J'ai besoin d'être à Nohant; mais,
dès que je parle de mon départ, il fond en larmes et la fièvre le prend.
Je l'ai tant raisonné, qu'il se soumet à tout ce que j'exige. Il ne
dit rien; mais il est malade. Venez à mon secours, je vous en supplie.
Parlez-lui avec tendresse et douceur. Cet enfant chérit également ses
parents; mais il est faible de corps et de caractère. La sévérité le
brise et le consterne.
Les médecins recommandent de lui épargner la contrariété, cela devient
bien embarrassant. Comment élever un enfant sans le contrarier? Ils
disent que c'est une fièvre de croissance, mais qu'une maladie plus
grave peut se développer, si l'on irrite cette fièvre. En effet, je lui
trouve, la nuit, le coeur plus agité encore que lorsque ces messieurs
l'examinent. Je tremble qu'il ne soit attaqué de la maladie dont j'ai
souffert toute ma vie et dont je souffre toujours. Si j'étais au moins
assurée qu'il eût une aussi bonne constitution, que moi! Mais il n'en
est pas ainsi. Le chagrin lui est contraire.
Je vous assure qu'on a fait une grande faute, je dirai même un grand
crime, en informant cet enfant de ce qu'il devait ignorer, de ce qu'il
pouvait du moins ignorer en partie et ne comprendre que vaguement. Le
mal est fait, ce n'est ni vous ni moi qui l'avons voulu. Quant à moi,
j'ai la conscience d'avoir toujours travaillé à lui faire partager
également son affection entre vous et moi.
Aujourd'hui, il ne s'agit plus de nos dissensions personnelles; il
s'agit d'un intérêt qui passe avant tout: la santé de notre enfant. Ne
le jetons pas, au nom du ciel! dans une rivalité d'affection qui excite
sa sensibilité déjà trop vive. De même que je l'encourage dans sa
tendresse pour vous, ne le contrariez pas dans sa tendresse pour moi.
Venez le voir ici tant que vous voudrez. S'il vous est désagréable de me
rencontrer, rien n'est plus facile que de l'éviter. Quant a moi, je n'y
ai aucune répugnance. L'état où je vois Maurice fait taire tout autre
sentiment que le désir de le calmer, de le guérir au moral et au
physique.
Je resterai ici jusqu'à ce qu'il soit rétabli et je ne ferai rien à son
égard que vous n'approuviez. Secondez-moi, vous aimez votre fils autant
que je l'aime. Épargnez-lui des émotions qu'il n'a pas la force de
supporter. Si je lui disais du mal de vous, je lui ferais beaucoup de
mal. Que la précaution soit réciproque.
Quel intérêt aurions-nous maintenant à nous combattre dans le coeur d'un
pauvre enfant plein de douceur et d'affection? Ce serait pousser trop
loin la guerre, et, quant à moi, je ne la comprends pas à ce point.
A. D.
Maurice ignore absolument mes inquiétudes. Il s'attend toujours à
rentrer au collège d'un jour à l'autre. Ne lui parlez pas de son
battement de coeur. Le médecin dit toujours devant lui que ce n'est rien
du tout.
CLIX
A M. SCIPION DU ROURE, A ARLES
Paris, 13 décembre 1836.
J'ai reçu votre lettre aujourd'hui seulement. Vous m'annoncez que vous
partez de chez vous le 10 décembre. Je crains bien que la réponse que je
vous adresse par le même courrier à Montélégier n'arrive pas à temps.
Dans cette lettre, je vous disais ce que je vais vous répéter.
Mon fils est malade. D'un jour à l'autre, je m'apprête à partir; mais je
ne puis le mettre en voiture, sans la permission du médecin: Et puis son
père me le refuse; moi, je ne me soumets jamais aux refus. Je tranche le
noeud avec l'épée de ma volonté, qui n'est pas tout à fait aussi bien
trempée que celle d'Alexandre, mais qui n'est pas moins logique.
Voici donc ce que vous allez faire si vous arrivez à Nohant avant moi.
A peine arrivé, vous m'écrirez et je vous répondrai un billet tous les
soirs pour vous donner mon bulletin. Vous m'écrirez également tous les
soirs.
Les lettres mettent vingt-quatre heures à faire le chemin. Ce sera une
manière de vous faire prendre patience.
Vous êtes recommandé à mes amis et il est ordonné à mes domestiques de
vous recevoir, héberger, servir, aimer et honorer, sous peine de mort.
Vous vous installerez dans la meilleure chambre possible. Puis vous vous
promènerez, puis vous lirez, puis vous m'écrirez; installez-vous à cet
effet dans mon cabinet.
Puis vous préparerez la maison à nous recevoir; car nous arriverons
trois ou quatre, et je ne crois pas qu'il y ait une chambre potable pour
mes hôtes. Je vais joindre ici une note de tous les travaux que je vous
confie. Vous serez secondé par ma duègne, Rosalie, femme intelligente,
active et revêche, qui aime à être employée _aux grandes choses_ et qui
vous adorera. Voilà!
Puis vous serez philosophe, puis vous mènerez la vie de l'ermite et du
pèlerin, puis vous serez bien certain que j'enrage pour deux raisons:
la première, parce que je vous fais attendre; la seconde, parce que mon
fils est malade. Je hais Paris, j'y meurs de spleen et je n'y
resterai pas une heure de plus qu'il ne faudra. J'y suis d'une humeur
massacrante, d'un caractère insupportable, toujours affairée, obsédée,
pestant d'être détournée de mes amis par une foule de sots, ne faisant
ni ce que je veux, ni ce que je dois, en grillant de secouer la boue de
cette ville maudite.
S'il ne fait pas plus chaud dans la vallée Noire, du moins nous aurons
de beaux brouillards et de superbes bruits de vent dans les arbres.
J'ai pleuré toute la nuit dernière dans ma chambre d'auberge, uniquement
par désespoir de ne pas voir le ciel et de ne pas entendre souffler
l'air. Si je ne sais quel incident prolongeait mon séjour ici d'un
certain nombre de jours, vous le sauriez aussitôt et vous tiendriez me
rejoindre rue Laffitte, 21.--Voilà mes précautions prises.--A la garde
de Dieu! Il est impossible que nous échappions encore cette fois l'un
à l'autre, si vous avez un aussi vif désir que moi de serrer une main
amie.
Tout ce que vous m'annoncez de vous me convient de plus en plus, surtout
s'il est bien certain que vous ne _cultivez pas les belles-lettres._
J'en ai plein le dos. Ainsi nous nous entendrons.
Adieu, au revoir. Tout à vous de coeur.
GEORGE.
CLX
AU MÊME, A PARIS
Paris, 5 janvier 1837.
Quelque temps qu'il fasse, je pars samedi matin et je vous emmène dans
une horrible charrette que son propriétaire berrichon a nommée, Dieu me
pardonne? _calèche_ en me la prêtant. Vous n'y serez pas bien, je vous
en avertis; mais vous y serez consolé du froid par _les perles_ de ma
conversation. Je crains bien que vous n'invoquiez souvent les charmes de
la solitude. Cela ne me regarde pas.
Mettez vos paquets à la diligence. N'ayez avec vous qu'un excessivement
petit sac de nuit, et soyez rue du Regard, n° 6, à sept heures du matin,
jour ou non, mort ou vif. C'est une drôle de partie de plaisir que je
vais vous faire faire!