George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
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Écoutez-moi, mon ami; ce que je vais vous dire est très différent de ce
que vous disent probablement mes amis à Londres et en Belgique. A coup
sûr, c'est tout à fait l'exposé de ce que pensent la plupart de mes amis
et connaissances politiques en France.

Nous sommes vaincus par le fait, mais nous triomphons par l'idée. «La
France est dans la boue,» dites-vous? c'est possible; mais elle ne
s'arrête pas dans cette boue, elle marche, elle en sortira. Il n'y a
pas le chemin sans boue, comme il n'y en a pas sans rochers et sans
précipices. La France a conquis la sanction, la vraie, la seule sanction
légitime de tous les pouvoirs, l'élection populaire, la délégation
directe. «C'est l'enfance de la liberté, dit-on?» Oui, c'est vrai, la
France électorale marche comme l'enfance, mais elle marche; aucune autre
nation n'a encore marché aussi longtemps dans cette voie nouvelle,
l'élection populaire! La France va probablement voter l'empire à vie,
comme elle vient de voter la dictature pour dix ans; et je parie qu'elle
sera enchantée de le faire; c'est si doux, si flatteur pour un ouvrier,
pour un paysan, de se dire, dans son ignorance, dans sa naïveté, dans sa
bêtise, si vous voulez: «C'est moi maintenant qui fais les empereurs!»

On vous a dit que le peuple avait voté sous la pression de la peur, sous
l'influence de la calomnie! Ce n'est pas vrai. Il y a eu terreur et
calomnie avec excès; mais le peuple eût voté sans cela comme il a voté.
En 1852, ce 1852 rêvé par les républicains comme le terme de leurs
désirs et le signal d'une révolution terrible, la déception eût été
bien autrement épouvantable qu'elle ne l'est aujourd'hui. Le peuple eût
probablement résisté à la loi du suffrage restreint, il eût voté envers
et contre tous; mais pour qui?

Pour Napoléon, qui avait pris les devants, avec un à propos
incontestable, en demandant le retrait de cette loi à son profit, et
qui, certes, ne l'eût pas demandé s'il n'eût été sûr de son affaire.
Le peuple est ignorant, borné comme science, comme prévision, comme
discernement politiques. Il est fin et obstiné dans le sentiment de son
droit acquis. Il avait élu ce président à une grande majorité. Il
était fier de son oeuvre..., il avait tâté sa force. Il ne l'eût pas
compromise en éparpillant ses voix sur d'autres candidats. Il n'avait
qu'un but, qu'une volonté sur toute la ligne: se grouper en faisceau
immense, en imposante majorité pour maintenir sa volonté. Un peuple
n'abandonne pas en si peu d'années l'objet de son engouement, il ne se
donne pas un démenti à lui-même. Depuis trois ans, la majorité du peuple
de France n'a pas bronché. Je ne parle pas de Paris, qui forme une
nation différente au sein de la nation, je parle de cinq millions de
voix au moins, qui se tenaient bien compactes sur tous les points du
territoire, et toutes prêtes à maintenir le principe de délégation en
faveur d'un seul. Voilà la seule lumière que la masse ait acquise, mais
qui lui est bien et irrévocablement acquise. C'est sa première dent.
Ce n'est qu'une dent, mais il en poussera d'autres, et le peuple, qui
apprend aujourd'hui à faire les empereurs, apprendra fatalement par la
même loi à les défaire.

Notre erreur, à nous socialistes et politiques, tous tant que nous
sommes, a été de croire que nous pouvions en même temps initier et
mettre en pratique. Nous avons tous fait une grande chose, et il faut
qu'elle nous console de tout: nous avons initié le peuple à cette idée
d'égalité des droits par le suffrage universel. Cette idée, fruit de
dix-huit ans de luttes et d'efforts, sous le régime constitutionnel,
idée déjà soulevée sous la première révolution, était mûre, tellement
mûre, que le peuple l'a acceptée d'emblée et qu'elle est entrée dans sa
chair et dans son sang en 1848. Nous ne pouvions pas, nous n'aurions pas
dû espérer davantage.

De la possession d'un droit à l'exercice raisonnable et utile de ce
droit, il y a un abîme. Il nous eût fallu dix ans d'union, de vertu, de
courage et de patience, dix ans de pouvoir et de force, en un mot, pour
combler cet abîme. Nous n'avons pas eu le temps, parce que nous n'avons
pas eu l'union et la vertu; mais ceci est une autre question.

Quelle que soit la cause, le peuple, depuis trois ans, n'a fait que
reculer dans la science de l'exercice de son droit; mais aussi il a
avancé dans la conscience de la possession de son droit. Ignorant des
faits et des causes, trop peu capable de suivre et de discerner les
événements et les hommes, il a jugé tout en gros, en masse. Il a vu une
assemblée élue par lui se suicider avec rage, plutôt que de laisser
vivre le principe du suffrage universel. Un dictateur s'est présenté les
mains pleines de menaces et de promesses, criant à ce peuple incertain
et troublé: «Laissez-moi faire, je vais châtier les assassins de votre
droit; donnez-moi tous les pouvoirs, je ne veux les tenir que de vous,
de vous tous, afin de consacrer que le premier de tous ces pouvoirs,
c'est le vôtre!» Et, le peuple a tendu les mains en disant: «Soyez
dictateur, soyez le maître. Usez et abusez; nous vous récompensons ainsi
de votre déférence.»

Cela, voyez-vous, c'est dans le caractère de la masse, parce que c'est
dans le caractère de tout individu formant la masse de ce prolétariat
dans l'enfance. Il a les instincts de l'esclave révolté, mais il n'a pas
les facultés de l'homme libre. Il veut se débarrasser de ses maîtres,
mais c'est pour en avoir de nouveaux; fussent-ils pires, il s'en
arrangera quelque temps, pourvu que ce soit lui qui les ait choisis, il
croit à leur reconnaissance, parce qu'il est bon, en somme! Voilà la
vérité sur la situation. On ne corrompt pas, on n'épouvante pas une
nation en un tour de main. Ce n'est pas si facile qu'on croit; c'est
même impossible. Tout le talent des usurpateurs est de tirer parti d'une
situation; ils n'en auront jamais assez pour créer du jour au lendemain
cette situation.

Depuis les journées de juin 1848 et la campagne de Rome, j'avais vu très
clair, non par lucidité naturelle, mais par l'absence involontaire et
invincible d'illusions, dans cette disposition des masses. Vous m'avez
vue sans espoir depuis ces jours-là, prédisant de grandes expiations;
elles sont arrivées. Il m'en a coûté de passer d'immenses illusions à
cette désillusion complète. J'ai été désolée, abattue; j'ai eu mes jours
de colère et d'amertume, alors que mes amis, ceux qui étaient encore au
sein de la lutte parlementaire, comme ceux qui faisaient déjà les rêves
de d'exil, se flattaient encore de la victoire. Quand une nation a donné
sa démission devant des questions d'honneur et d'humanité, que peuvent
les partis? Les individus disparaissent, ils sont moins que rien.

En tant que nation active et militante, la France a donc donné sa
démission. Mais tout n'est pas perdu; elle a gardé, elle a sauvé la
conscience, l'appétit, si vous voulez, de son droit de législature.
Elle veut s'initier à la vie politique à sa manière; nous aurons beau
fouetter l'attelage, il n'ira jamais que son pas.

À présent, écoutez, mon ami, écoutez encore, car ce que je vous dis, ce
sont des faits, et la passion les nierait en vain. Ils sont clairs comme
le soleil. Cinq à six millions de votants, représentant la volonté de
la France en vertu du principe du suffrage universel (je dis cinq à six
millions pour laisser un ou deux millions de voix aux éventualités de la
corruption et de l'intimidation), cinq à six millions de voix ont décidé
du sort de la France.

Eh bien, sur ce nombre considérable de citoyens, cinq cent mille;, _tout
au plus_, connaissent les écrits de Leroux, de Cabet, de Louis Blanc,
de Vidal, de Proudhon, de Fourier, et de vingt autres plus ou moins
socialistes dans le sens que vous signalez. Sur ces cinq cent mille
citoyens, cent mille tout au plus ont lu attentivement et compris
quelque peu ces divers systèmes; aucun, j'en suis persuadée, n'a songé à
en faire l'application à sa conduite politique. Croire que ce soient les
écrits socialistes, la plupart trop obscurs, et tous trop savants,
même les meilleurs, qui ont influencé le peuple, c'est se fourrer dans
l'esprit gratuitement la plus étrange vision qu'il soit possible de
donner pour un fait réel.

Vous me direz peut-être que ces écrits ont déterminé des abstentions
nombreuses; je vous demanderais si c'est probable, et pourquoi cela
serait-il? L'abstention, là où elle se décrète, n'est jamais qu'une
mesure politique, une protestation ou un acte de prudence pour éviter de
se faire compter quand on se sait en petit nombre. Les partisans de
la politique pure se sont abstenus peut-être plus encore que les
socialistes, dans les dernières élections. En de certaines localités, on
s'est fait un devoir de s'abstenir; en de certaines autres, on a risqué
le contraire, sans que, nulle part, on se soit divisé sur l'opportunité
du fait, au nom du socialisme ou de la politique.

C'est donc, selon moi, une complète erreur d'appréciation des faits que
ce cri jeté par vous à la face du monde: _Socialistes! vous avez perdu
la France!_ Admettons, si vous l'exigez, que les socialistes soient, par
caractère, des scélérats, des ambitieux, des imbéciles, tout ce que vous
voudrez. Leur impuissance a été tellement constatée par leur défaite,
qu'il y a injustice et cruauté à les accuser du désastre commun.

Mais, d'abord, qu'est-ce que le socialisme? A laquelle de ses vingt
ou trente doctrines faites-vous la guerre? Il règne dans vos attaques
contre lui une complète obscurité, vous n'avez presque rien désigné,
vous n'avez nommé presque personne. Je comprends la délicatesse de cette
réserve; mais est-elle conciliable avec la vérité, quand vous invoquez
ce principe qu'il faut dire la vérité à tous, en tout temps, en tout
lieu!

Ne voyez-vous pas qu'en attaquant les diverses écoles sans distinction,
vous les attaquez toutes, et que vous vous réduisez à ce principe, qu'il
faut agir et ne pas savoir dans quel but?

Cette conclusion pourtant, vous la repoussez vivement dans votre propre
écrit. Je viens de le relire attentivement et j'y vois un tissu de
contradictions inouïes chez un esprit ordinairement net et lucide au
premier chef. Vous y dites le pour et le contre, vous admettez tout ce
que le socialisme prêche, vous déclarez que la pensée doit précéder
l'action. Vous ne l'admettriez pas, qu'il n'en serait ni plus ni moins;
car il faut bien, que ma volonté précède l'action de mon bras pour
prendre une plume ou un livre, et il n'est pas besoin de poser en
principe un fait de mécanisme si élémentaire.

Eh bien, alors, de quoi vous étonnez-vous, de quoi vous fâchez-vous?
Ne faut-il pas savoir, avant de se battre, pour qui, pour quoi on se
battra? Vous ne voulez pas qu'on s'abstienne quand on craint de se
battre pour des gens en qui l'on n'a pas confiance? Mais il n'est pas
besoin d'être socialiste pour s'accorder à soi-même ce droit-là. Eût-on
mille fois tort de se méfier, la méfiance est légitime parce qu'elle est
involontaire. Je vous assure que votre accusation est une énigme d'un
bout à l'autre; relisez-la avec calme, et vous verrez que, quand on n'a
pas d'intérêt personnel dans la question, quand on ne se sent entamé par
aucun de vos reproches, il est impossible de comprendre pourquoi vous
nous traduisez ainsi au ban de l'Europe, comme bavards, vaniteux,
crétins, poltrons et matérialistes. Est-ce un anathème sur la France
parce qu'elle s'est donné un dictateur? Bon, si la France était
socialiste; mais, mon ami, si vous dites cela, vous nous faites, sans
vous en douter, une atroce plaisanterie; si vous le croyez, vous
connaissez la France moins que la Chine. Est-ce un anathème sur la
doctrine matérialiste, selon vous, qui se résume par ces mots de Louis
Blanc: _A chacun selon ses besoins?_ Les besoins sont de plus d'un
genre. Il y en a d'intellectuels comme de matériels, et Louis Blanc a
toujours placé les premiers avant les seconds.

Louis Blanc a demandé sur tous les tons que toute la récompense du
dévouement fût dans les moyens de prouver son dévouement, et, en cela,
il est parfaitement d'accord avec vous, qui dites: _À chacun selon son
dévouement_.

N'avez-vous pas lu d'excellents travaux de Vidal, ami de Louis Blanc,
sur le développement des récompenses dues au dévouement? C'est
exactement le même thème. Que l'homme ne soit récompensé ni par l'argent
ni par le privilège. Ces choses ne payent pas, ne sauraient payer le
dévouement. Le plaisir de se dévouer est le seul payement qui s'adresse
directement à l'action de se dévouer.

Voilà qu'au moins, en flétrissant les sectaires du _pot-au-feu_, comme
vous les appelez, vous eussiez dû excepter Louis Blanc et Vidal et
Pecqueur, tout un groupe de politiques socialistes et spiritualistes
d'un ordre très élevé, dont les travaux n'ont qu'un malheur, celui de ne
pouvoir être répandus à profusion dans les masses.

Passons à Leroux. Leroux est-il un philosophe matérialiste? Ne
pèche-t-il pas, au contraire, un peu par excès d'abstraction quand il
pèche? Et, à côté de quelques divagations, selon moi, n'y a-t-il pas un
ensemble d'idées admirables, de préceptes sublimes, déduits et aussi
bien prouvés par l'histoire de la philosophie et l'essence des religions
qu'il est possible de prouver?

Vous auriez dû excepter Leroux et son école de votre condamnation sur le
matérialisme.

Cabet, que je n'admire pas comme intelligence--c'est peut-être une
faute, mais enfin je ne l'admire pas,--n'est pas plus matérialiste que
spiritualiste dans ses doctrines. Il associe de son mieux ces deux
éléments. Il fait son possible pour les bien établir. Il n'a jamais
prêché rien que de bon et d'honnête. Je trouve sa doctrine vulgaire et
puérile dans ses applications rêvées. Mais, enfin, elle est tellement
inoffensive et si peu répandue que, lui aussi, méritait une exception.

Restent la doctrine Fourier, la doctrine Blanqui, la doctrine Proudhon.

La doctrine de Fourier est tellement l'opposé de la doctrine de Leroux,
qui en a fait la critique foudroyante, de main de maître, qu'il
n'eût pas fallu les envelopper dans un vague anathème sur toutes les
doctrines. Mais la doctrine de Fourier, elle-même, n'a pas produit tout
le mal que Leroux combat en elle avec raison, et que vous lui reprochez
à tort. Leroux a raison de nous révéler que, sous cette doctrine
ésotérique, il y a un matérialisme immonde; mais, si Leroux ne nous
l'avait pas révélé, ce livre, écrit par énigmes, ne l'eût fait
comprendre qu'à un petit nombre d'adeptes et vous avez tort de dire
qu'il a perdu la France, qui ne le connaît pas et ne le comprend pas.

La doctrine de Proudhon n'existe pas. Ce n'est pas une doctrine: c'est
un tissu d'éblouissantes contradictions, de brillants paradoxes qui ne
fera jamais école. Proudhon peut avoir des admirateurs, il n'aura jamais
d'adeptes. Il a un talent de polémiste incontestable dans la politique;
aussi n'a-t-il de pouvoir, d'influence que sur ce terrain-là. Il a rendu
des services très actifs à la cause de l'action dans son journal _le
Peuple_; il ne faut donc pas l'accuser d'impuissance et d'indifférence.
Il est très militant, très passionné, très incisif, très éloquent, très
utile dans le mouvement des émotions et des sentiments politiques;
hors de là, c'est un économiste savant, ingénieux, mais impuissant par
l'isolement de ses conceptions, et isolé par cela même qu'il n'appuie
ses systèmes économiques sur aucun système socialiste. Proudhon est
le plus grand ennemi du socialisme. Pourquoi donc avez-vous compris
Proudhon dans vos anathèmes? Je n'y conçois rien du tout.

Quant à Blanqui, je ne connais pas celui-là, et je déclare que je n'ai
jamais lu une seule ligne de lui. Je n'ai donc pas le droit d'en parler.
Je ne le connais que par quelques partisans de ses principes qui
prêchent une république forcenée, des actes de rigueur effroyables,
quelque chose de cent fois plus dictatorial, arbitraire et antihumain
que ce que nous subissons aujourd'hui. Est-ce là la pensée de Blanqui?
est-ce une fausse interprétation donnée par ses adeptes? Avant de juger
Blanqui, je voudrais le lire ou l'entendre; ne le connaissant que
par des _on dit_, je ne me permettrais jamais de le traduire devant
l'opinion socialiste ou non socialiste. J'ignore si vous êtes mieux
renseigné que moi. Mais, s'il est homme d'action, de combat et de
conspiration comme on le dit, qu'il soit ou non socialiste, vous ne
devez pas le renier comme combattant, vous qui voulez des combattants
avant tout.

Plus j'examine ces diverses écoles, moins je vois qu'aucune d'elles en
particulier mérite d'avoir été accusée par un homme aussi juste,
aussi bon, aussi impartial que vous, d'avoir perdu la France par le
matérialisme.

Les unes ont prêché le spiritualisme le plus pur. Les autres n'ont
prêché que dans le désert. Donc, ce n'est pas le matérialisme socialiste
qui a perdu la France. Ou je suis une imbécile, je ne sais pas lire, je
n'ai jamais rien vu, rien compris, rien apprécié, dans mon pays, ou le
socialisme, en général, a combattu de toutes ses forces le matérialisme
inoculé au peuple par les tendances bourgeoises orléanistes.

Quand, par exception, le matérialisme a été prêché par de prétendus
socialistes, il n'a produit que peu d'effet, et ce n'est pas la faute du
socialisme s'il a servi de prétexte à des doctrines contraires, pas plus
que ce n'est sa faute s'il sert de prétexte aujourd'hui à nos bourreaux
pour nous déporter et nous traiter en forçats réfractaires. Il y aurait,
de la part des partisans du _National_, une grande lâcheté à lui
reprocher les malheurs communs. Le socialisme n'aurait-il pas le droit
de faire le même reproche à ceux qui ont donné aux moeurs publiques
l'exemple de la mitraillade dans les rues et de la dictature? S'il le
fait, il est assez pardonnable de le faire; car il est provoqué sur tous
les tons et par tous les partis depuis dix ans avec une rage qui n'a pas
de nom.

Il est le bouc émissaire de tous les désastres, la victime de toutes les
batailles, et je ne peux pas imaginer que vous arriviez, vous, le saint
de l'Italie, pour lui jeter la dernière pierre et lui crier: «C'est toi
qui es le coupable, c'est toi qui es le maudit!»

Pour moi, mon ami, ce que vous faites là est mal. Je n'y comprends rien.
Je crois rêver, en voyant cette dissidence de moyens que je connaissais
bien, mais que j'admettais comme on doit admettre toute liberté de
conscience, aboutir à une colère, à une rupture, à une accusation
publique, à un anathème. On vous a répondu cruellement, brutalement,
injustement, ignominieusement? Cela prouve que cette génération est
mauvaise et que les meilleurs ne valent rien; mais, vous qui êtes parmi
les meilleurs, n'êtes-vous pas coupable aussi, très coupable d'avoir
soulevé ces mauvaises, passions et provoqué ce débordement d'amertume et
d'orgueil blessé?

Si j'avais été à Londres où à Bruxelles alors que votre attaque a paru,
et qu'on ne m'eût pas prévenue par une réponse injurieuse qui me ferme
la bouche, j'aurais répondu, moi. Sans égard pour l'exception trop
flatteuse que vous faites en me nommant, j'aurais pris ouvertement
contre vous le parti du socialisme. Je l'eusse fait avec douceur, avec
tendresse, avec respect; car aucun tort des grands et bons serviteurs
comme vous ne doit faire oublier leurs magnanimes services. Mais je vous
aurais humblement persuadé de rétracter cette erreur de votre esprit,
cet égarement de votre âme; et vous êtes si grand, que vous l'auriez
fait, si j'avais réussi à vous prouver que vous vous trompiez.

Comme écrit, votre article a le mérite de l'éloquence accoutumée; mais
il est faible de raisonnement, faible contre votre habitude et par une
nécessité fatale de votre âme, qui ne peut pas et ne sait pas se tromper
_habilement_. Il faut le deviner; car, au point de vue du fait, on ne
peut pas le comprendre. En principe, il est tout aussi socialiste que
nous. Mais il nous accuse de l'être autrement, et c'est en cela qu'il
est injuste ou erroné. Il devrait se résumer ainsi: «Républicains de
toutes les nuances, vous vous êtes divisés, vous avez discuté au lieu de
vous entendre; vous vous êtes séparés au lieu de vous unir; vous vous
êtes laissé surprendre au lieu de prévoir; vous n'avez pas voulu vous
battre, quand il fallait combattre à outrance.»

C'est vrai: on s'est divisé, on a discuté trop longtemps. Il y a eu
souvent de mauvaises passions en jeu. On est devenu soupçonneux,
injuste. Il y a trois ans que je le vois, que j'en souffre, que je le
dis à tout ce qui m'entoure. Après cette division, il était impossible
de se battre et de résister.

Ce raisonnement serait bon, excellent, utile, s'il s'adressait à toutes
les nuances du parti républicain. Si vous morigéniez tout le monde, oui,
tout le monde indistinctement, vous feriez une bonne oeuvre; si, faisant
de doux et paternels reproches aux socialistes, comme vous avez le droit
de les faire, vous leur disiez qu'ils ont mis parfois la personnalité en
tête de la doctrine, ce qui est malheureusement vrai pour plusieurs; si
vous les rappeliez à vous les bras ouverts, le coeur plein de douleur et
de fraternité, je comprendrais que vous dissiez: «Il faut dire en tout
temps la vérité aux hommes.»

Mais vous faites le contraire: vous accusez, vous repoussez, vous tracez
une ligne entre deux camps que vous rendez irréconciliables à jamais, et
vous n'avez pas une parole de blâme pour une certaine nuance que vous ne
désignez pas et que je cherche en vain; car je ne sache pas que, dans
aucune, il y ait eu absence d'injustice, de personnalité, d'ambitions
personnelles, d'appétits matérialistes, de haine, d'envie, de travers et
de vices humains en un mot. Prétendriez-vous qu'il y en eût moins dans
le parti qui s'appelle Ledru-Rollin que dans tout autre parti rallié
autour d'un autre nom? Ce n'est pas à moi qu'il faudrait dire cela
sérieusement. Les hommes sont partout les mêmes. Un parti s'est-il mieux
battu que l'autre dans ces derniers événements? Je ne sais au nom de qui
se sont levées les bandes du Midi et du Centre après le 2 décembre. On
les a intitulées socialistes.

Si cela est, il ne faut pas dire que les socialistes ont refusé partout
le combat. Mais que cela soit ou non, elles se sont démoralisées bien
vite, et les paysans qui les composaient n'ont pas montré beaucoup de
foi dans le malheur; ce qui prouve que les paysans ne sont pas bons à
insurger, et que, socialistes ou non, les chefs ont eu grand tort de
compter sur cette campagne, source d'une défaite générale et sanction
avidement invoquée pour les fureurs de la réaction,

Direz-vous que les socialistes, par leurs projets ou leurs rêves
d'égalité, par leurs systèmes excessifs, ont alarmé non seulement la
bourgeoisie, mais encore les populations? Je vous dirai d'abord que,
depuis deux ou trois ans, surtout depuis le programme de la Montagne,
tous les républicains dans les provinces, tout le peuple de France
s'intitulait socialiste, les partisans de Ledru-Rollin tout comme les
autres; et même ceux de Cavaignac n'osaient pas dire qu'ils ne fussent
pas socialistes. C'était le mot d'ordre universel. Faites donc, si
vous persistez dans votre distinction, deux classes de socialistes et
nommez-les; car autrement votre écrit est complètement inintelligible
dans les dix-neuf vingtièmes de la France, et, si vous me dites que le
parti Ledru-Rollin, qui était le seul parti nominal en province, s'est
montré plus prudent, plus sage, moins vantard, moins discoureur que tout
autre, je vous répondrai, _en connaissance de cause_, que ce parti,
éminemment braillard, vantard, intrigant, paresseux, vaniteux, haineux,
intolérant, comédien dans la plupart de ses représentants secondaires en
province, _a fait positivement tout le mal_.

Je ne m'en prends pas à son chef nominal, parce qu'il n'était qu'un nom,
nom plus connu que les autres et autour duquel se rattachaient, de la
part des sous-chefs, de misérables petites ambitions; de la part
des soldats, des intérêts purement matérialistes et des appétits
affreusement grossiers.

Je suis persuadée que Ledru est bien innocent de l'excès de ces
choses, et, s'il eût triomphé, j'aurais aujourd'hui à le comparer à
Louis-Napoléon, qui ne se doute seulement pas de tout le mal commis en
son nom. Voyez-vous, la grande vérité, vous ne l'avez pas dite, et je
ne la dirai pas non plus, parce que je ne suis pas de votre avis qu'il
faille toujours tout dire, et flageller les morts. La grande vérité,
c'est que le parti républicain, en France, composé de tous les éléments
possibles, est un parti indigne de son principe et incapable, pour toute
une génération, de le faire triompher. Si vous connaissiez la France,
tout ce que vous savez de l'état des idées, des écoles, des nuances,
des partis divers à Paris vous paraîtrait beaucoup moins important
et nullement concluant. Vous sauriez, vous verriez que, grâce à une
centralisation exagérée, il y a là une tête qui ne connaît plus ses
bras, qui ne sent plus ses pieds, qui ne sait pas comment son ventre
digère et ce que ses épaules supportent.

Si je vous disais que, depuis quatre mois et demi, je fais des
démarches, des lettres, j'agis nuit et jour pour des hommes que je
voudrais rendre à leurs familles infortunées, que je plains d'avoir tant
souffert, que j'aime comme on aime des martyrs quels qu'ils soient, mais
que je suis quelquefois épouvantée de ce que ma pitié me commande, parce
que je sais que le retour de ces hommes mauvais ou absurdes est un mal
réel pour la cause, et que leur absence éternelle, leur mort, c'est
affreux à dire, serait un bienfait pour l'avenir de nos idées, qu'ils en
sont les fléaux, que leur parole en éloigne, que leur conduite répugne
ou fait rire, que leur paresse bavarde est une charge, un impôt, pour de
meilleurs qui travaillent à leur place et qui ne disent rien! Il y a des
exceptions, je n'ai pas besoin de vous le dire; mais combien peu qui
n'aient pas mérité leur sort! Ils sont victimes d'une effroyable
injustice légale; mais, si une république austère faisait une loi pour
éloigner du sol les _inutiles_, les exploiteurs de popularité, vous
seriez effrayé de voir où on les recruterait forcément.

Soyons indulgents, miséricordieux pour tous. Je nourris de mon travail
les vaincus, quels qu'ils soient, ceux qui avaient Ledru-Rollin pour
drapeau, comme les autres, ni plus ni moins; je combats de tous mes
efforts leur condamnation et leur misère; je n'aurai pas une parole
d'amertume ou de reproche pour ceux-ci ou pour ceux-là. Tous sont
également malheureux, presque tous également coupables; mais je vous
donne bien ma parole d'honneur, et sans prévention aucune, que les plus
fermes, les meilleurs, les plus braves ne sont pas plus dans le camp où
vous vous êtes jeté que dans celui que vous avez maudit. Je pourrais,
si je consultais ma propre expérience, vous affirmer même que ceux qui
juraient le plus haut ont été les plus prudents; que ceux qui criaient:
«Ayez des armes et faites de la poudre!» n'avaient nulle intention de
s'en servir; enfin que là, comme partout, aujourd'hui comme toujours,
les braillards sont des lâches.

Et voilà un homme sans tache qui vient prononcer que par ici il y a des
braves, par là des endormis; qu'il existe en France un parti d'union,
d'amour, de courage, d'avenir, au détriment de tous les autres! Osez
donc le nommer, ce parti! Un immense éclat de rire accueillera votre
assertion. Non, mon ami, vous ne connaissez pas la France. Je sais bien
que, comme toutes les nations, elle pourrait être sauvée par une poignée
d'hommes vertueux, entreprenants, convaincus. Cette poignée d'hommes
existe. Elle est même assez grosse. Mais ces hommes isolément ne peuvent
rien. Il faut qu'ils s'unissent. Ils ne le peuvent pas. C'est la faute
de celui-ci, tout comme la faute de celui-là; c'est la faute de tous,
parce que c'est la faute du temps et de l'idée. Voyez, vous-même, vous
en êtes, vous voulez les réunir, et en criant: _Unissez-vous!_ vous les
indignez, vous les blessez. Vous êtes irrité vous-même, vous faites des
catégories, vous repoussez les adhésions, vous semez le vent, et vous
recueillez des _tempêtes_.

Adieu; malgré cela, je vous aime et vous respecte.




CCCLIV

A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS

                                Nohant, 2 juin 1852.

Hélas! non, chère mademoiselle, je n'ai pas obtenu la grâce de trois
cents personnes, bien que j'aie demandé pour un chiffre de ce genre.
Mais, pour toutes sortes de raisons que vous pouvez apprécier sans que
je les confie à la poste, je ne devais pas, je ne pouvais pas être
exaucée. Je ne l'ai été que pour un bien petit nombre. Je compte par
vingtaines les amis que l'on m'emmène en Afrique ou que l'on bannit à
perpétuité.

Je comprends bien vos chagrins, c'est ma nourriture depuis six mois.
Dans ce moment, je suis en instance pour treize compatriotes au sujet
desquels je n'ai que des promesses, et qui sont à Lambessa probablement
à l'heure qu'il est; _je n'espère pas!_

Si, contre mon attente, leur grâce était accordée, j'oserais recommencer
pour votre filleul. Mais, en ce moment, je pense que ma prière
compromettrait la cause de mes amis sans succès pour vous. On me trouve
déjà probablement bien trop exigeante et obstinée.

L'histoire que vous me racontez est celle de tous mes amis, et les
réflexions que vous faites, la douleur que vous éprouvez trouvent en moi
un écho fidèle. Combien d'autres coeurs sont navrés à chaque révolution
de ce genre! Croyez que ma peine personnelle ne me rend point insensible
à la vôtre, et que je vous garde toujours une vive et constante
sympathie. J'étais en train de lire _Angélique Lagier_ quand les
événements ont éclaté. Depuis ce moment, il m'a été impossible de
reprendre aucune lecture, tant j'ai été accablée de travail et d'autres
devoirs; j'espère m'en dédommager et vous remercier mieux de l'envoi de
votre livre et de votre bon et constant souvenir.

G. SAND.




CCCLV

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

                                Nohant, 27 juin 1852.

Monseigneur,

Vous avez répondu au prince Napoléon, qui vous implorait de ma part pour
les déportés et les expulsés de l'Indre, que vous m'accorderiez ce que
je vous demandais. Je viens remettre sous vos yeux la liste des grâces
que vous avez daigné me promettre et que j'attends comme une nouvelle
preuve de vos bontés pour moi.

GEORGE SAND




CCCLVI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A PARIS

                                à Nohant, 31 août 1852.

Cher ami, je ne peux pas être enchantée d'une solution qui ne vous rend
pas à notre voisinage. Mais, par le temps qui court, le mieux est
_le moins pire_, comme on dit chez nous, et puis voilà votre famille
rassurée par un internement, réjouissons-nous en attendant justice
complète. Tout est mieux que l'Angleterre et la Belgique en ce moment.

Laissons passer le temps et l'orage: nos pères en ont vu bien d'autres.
Travaillons, étudions, ou produisons à travers la tempête. Si le
vaisseau sombre, nous tâcherons de jeter quelques souvenirs à la mer,
qui flotteront vers de meilleurs rivages. Vous avez, vous, une ressource
refusée au grand nombre, vous avez la faculté et l'amour de l'étude, qui
ne vous consoleront pas, mais qui vous soutiendront.

Je ne sais si vous serez encore à Paris quand on jouera, dans deux ou
trois jours, au Gymnase, la pièce[1] que vous n'avez pu voir à Nohant.

Maurice, à qui je n'ai pu donner votre adresse, ne l'ayant point, ne
vous trouvera peut-être pas. Allez donc le voir, rue Racine, 3; il vous
donnera des places pour aller entendre siffler peut-être ce qu'on a
applaudi sur notre théâtre. La pièce n'en valait pas pas mieux ici, elle
n'en vaudra pas moins là-bas.

Adieu, cher enfant. Écrivez-moi toujours et longuement, du lieu où vous
serez, quand même je ne pourrais vous répondre de même. Amitiés de mes
enfants d'ici.

  [1] _Le Démon du foyer._




CCCLVII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                Nohant, 14 septembre 1852.

Je t'envoie la lettre d'Hetzel d'aujourd'hui. Tu verras qu'il faut aller
trouver Nanteuil au plus vite[1] si tu ne veux tomber dans le Gérard
Séguin, qui me semble bien mou et peu mariable avec toi.

Tu verras les réflexions de ce bon Hetzel sur les journalistes. Il les
craint comme un éditeur qu'il est. Il se trompe sur ce que je veux les
empêcher de dire. Je désire, au contraire, qu'ils soient de plus en plus
mauvais; lâches et méchants, qu'ils jettent le masque enfin devant le
sang-froid et la dignité des gens qui sauront comme moi leur dire: «Vous
voyez bien ce que vous faites et ce que vous dites? Ça m'est égal,
à moi; mais je prends le public à témoin de la manière dont vous
remplissez votre mandat; je relève les injures que vous m'adressez, je
les signale à l'appréciation de tous. Continuez, vous me ferez plaisir.»

Qu'ont-ils à dire? des sottises toujours? Tant mieux. Je suis d'un
trop grand sang-froid sur ces choses-là, et trop inattaquable dans ma
conscience et dans ma délicatesse pour ne pas les réduire au silence, ou
à des fureurs qui les déshonoreront. Laissons faire, je tiens bon.

Hetzel s'inquiète des querelles, des duels même que cela peut attirer à
toi et à mes amis. Mes amis n'ont pas le droit de se mêler de cela, je
m'y suis toujours opposée, je m'y opposerai toujours. Quant à toi, comme
toi et moi c'est la même chose, pour rien au monde il ne faut commettre
notre cause dans cette ressource bête et brutale.

Quelque injure qu'on m'adresse, j'ai une épée plus forte dans les mains
que la leur, et je ne veux pas être réduite au silence par la menace de
l'épée du duel, ni de ta part, ni de la leur.

_Nello_ leur fera faire quelques réflexions là-dessus, sur l'odieux
d'attaquer une femme dans son fils, ou le fils dans sa mère. La plus
grande tranquillité et la plus grande circonspection de conduite sont
donc nécessaires. Ne te laisse entraîner à aucun dépit, à aucune
impatience qui me paralyserait dans ma lutte. Évite même les propos
autour de toi et sois tranquille. La plupart de ces messieurs, et M.
Jules Lecomte en tête, sont si méprisables, qu'on aurait, au besoin, le
droit de leur refuser tout autre combat que celui des coups de pied au
derrière, et ils ne les chercheront pas.

J'arrive à la fin du roman; je: pense _Mauprat_. Sois tranquille. Il
faudra que je m'en tire et que je fasse un drame dans les conditions
dont tu parles et qui, en effet, sont les bonnes.

Bonsoir, mon Bouli; je t'embrasse mille fois. Recommande bien à Giraud
et à Dagneau[2] de mettre sur l'ouvrage que l'auteur se réserve le droit
de traduction, et d'envoyer deux exemplaires à la commission dramatique.
Tu aurais dû faire mettre cela au contrat, peut-être; mais je pense
qu'ils ne le négligeront pas.

  [1] Pour continuer l'illustration des oeuvres complètes de George
      Sand, interrompue par la mort de Tony Johannot.
  [2] Ses éditeurs.




CCCLVIII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

                                Paris, 20 novembre

Cher prince,

Je suis désolée de ne pas vous avoir revu. Je pars en vous remerciant de
votre bonne visite d'hier, et en vous aimant toujours de tout mon coeur.

Je vous envoie la pétition d'un pauvre vieux soldat de l'Empire,
autrefois soldat modèle, aujourd'hui très digne père de famille. C'est
un paysan de mon village, et il est digne d'un véritable intérêt; je
serais bien heureuse de vous devoir un peu de bien-être pour lui, si
cela est possible. Jusqu'à présent, ses instances, passant par la
préfecture, qui, chez nous, comme ailleurs, ne s'occupe pas des petites
gens, ne sont pas parvenues au ministère.

Je ne veux plus rien demander qu'à vous, certaine que vous seul ne vous
lassez pas d'obliger.

Bien à vous de coeur et de confiance,

GEORGE SAND.




CCCLIX

A M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS

                                Nohant, 18 décembre 1852

Cher et excellent ami,

Vous voulez de mes nouvelles et demandez si je vous aime toujours.

Pouvez-vous douter de ce dernier point? Plus la destinée s'acharne à
nous séparer, plus mon coeur s'attache avec respect et tendresse à vos
souffrances, et plus votre souvenir me revient cher et précieux à toute
heure.

Quant à ma santé, elle se débat entre la fatigue et la tristesse. Vous
connaissez mes causes de chagrin et le travail perpétuel qui m'est
imposé, comme devoir de famille, alors même que, comme devoir de
conscience, je suis paralysée par des causes extérieures. Mais
qu'importe notre individualité? Pourvu que nous ayons fait pour le mieux
en toute chose, et selon notre intelligence et nos forces, nous pouvons
bien attendre paisiblement la fin de nos épreuves. J'espérais que
la proclamation de l'Empire serait celle de l'amnistie générale et
complète. Il me semblait que, même au point de vue du pouvoir, cette
solution était inévitable parce qu'elle était logique. C'eût été pour
moi une consolation si grande que de revoir mes amis. J'espère encore,
malgré tant d'attentes déçues, que l'Empire ne persistera pas à venger
les querelles de l'ancienne monarchie, et d'une bourgeoisie dont il a
renversé le pouvoir.

Écrivez-moi, mon ami; que quelques lignes de vous me disent si vous
souffrez physiquement, si vous êtes toujours soumis à ce cruel régime
de la chambrée, si contraire au recueillement de l'âme et au repos du
corps. Je ne suis pas en peine de votre courage; mais le mien faiblit
souvent au milieu de l'amère pensée de la vie qui vous est faite. Je
sais que là n'est point la question pour vous et que votre horizon
s'étend plus loin que le cercle étroit de cette triste vie. Mais, si
l'on peut tout accepter pour soi-même, il n'est pas aisé de se soumettre
sans douleur aux maux des êtres qu'on aime.

Je suis toujours à la campagne, n'allant à Paris que rarement et pour
des affaires. Mon fils y passe maintenant une partie de l'année pour
son travail; mais il est en ce moment près de moi et me charge de vous
embrasser tendrement pour lui. J'ai une charmante petite fille (la fille
de ma fille), dont je m'occupe beaucoup.

Voilà pour moi. Et vous? et vous? Pourquoi ai-je été si longtemps sans
avoir de vos nouvelles? C'est que tous nos amis ont été dispersés ou
absents. J'ignore même quand et comment ceci vous parviendra; j'ignore
si vous pouvez écrire ouvertement à vos amis, et si leurs lettres vous
arrivent.

Mais, que je puisse ou non vous le dire, ne doutez jamais, cher ami, de
mon amitié pleine de vénération, et inaltérable.

GEORGE.




CCCLX

A M. THÉOPHILE SILVESTRE, A PARIS

                                Nohant, janvier 1853.

Monsieur,

Je saisis avec plaisir l'occasion que vous m'offrez de vous encourager
dans un travail dont M. Eugène Delacroix est l'objet, puisque vous
partagez l'admiration et l'affection qu'il inspire à ceux qui le
comprennent et à ceux qui l'approchent.

Il y a vingt ans que je suis liée avec lui et par conséquent heureuse de
pouvoir dire qu'on doit le louer sans réserve, parce que rien dans la
vie de l'homme n'est au-dessous de la mission si largement remplie du
maître.

D'après ce que vous me dites, ce n'est pas une simple étude de critique
que vous faites, c'est aussi une appréciation morale. La tâche vous sera
douce et facile, et je n'ai probablement rien à vous apprendre sur la
constante noblesse de son caractère et l'honorable fidélité de ses
amitiés.

Je ne vous apprendrai pas non plus que son esprit est aussi brillant que
sa couleur, et aussi franc que sa verve. Pourtant cette aimable causerie
et cet enjouement qui sont souvent dus à l'obligeance du coeur dans
l'intimité, cachent un fonds de mélancolie philosophique, inévitable
résultat de l'ardeur du génie aux prises avec la netteté du jugement.

Personne n'a senti comme Delacroix le type douloureux de Hamlet.
Personne n'a encadré dans une lumière plus poétique, et posé dans une
attitude plus réelle, ce héros de la souffrance, de l'indignation, du
doute et de l'ironie, qui fut pourtant, avant ses extases, _le miroir de
la mode_ et _le moule de la forme_, c'est-à-dire, en son temps, un
homme du monde accompli. Vous tirerez de là, en y réfléchissant,
des conséquences justes sur le désaccord que certains enthousiastes
désappointés out pu remarquer avec surprise entre le Delacroix qui
crée et celui qui raconte, entre le fougueux coloriste et le critique
délicat, entre l'admirateur de Rubens et l'adorateur de Raphaël. Plus
puissant et plus heureux que ceux qui rabaissent une de ces gloires pour
déifier l'autre, Delacroix jouit également des diverses faces du beau,
par les côtés multiples de son intelligence. Delacroix, vous pouvez
l'affirmer, est un artiste complet. Il goûte et comprend la musique
d'une manière si supérieure, qu'il eût été très probablement un grand
musicien, s'il n'eût pas choisi d'être un grand peintre. Il n'est pas
moins bon juge en littérature, et peu d'esprits sont aussi ornés et
aussi nets que le sien. Si son bras et sa vue venaient à se fatiguer,
il pourrait encore dicter, dans une très belle forme, des pages qui
manquent à l'histoire de l'art, et qui resteraient comme des archives à
consulter pour tous les artistes de l'avenir.

Ne craignez pas d'être partial en lui portant une admiration sans
réserve. La vôtre, comme la mienne, a dû commencer avec son talent, et
grandir avec sa puissance année par année, oeuvre par oeuvre. La plupart
de ceux qui lui contestaient sa gloire au début rendent aujourd'hui
pleine justice à ses dernières peintures monumentales, et, comme de
raison, les plus compétents sont ceux qui, de meilleur coeur et de
meilleure grâce, le proclament vainqueur de tous les obstacles, comme
son _Apollon_ sur le char fulgurant de l'allégorie.

Vous me demandez, monsieur, de vous renseigner sur les peintures de ce
grand maître qui sont en ma possession. Je possède, en effet, plusieurs
pensées de ce rare et fécond génie.

Une _Sainte Anne enseignant la Vierge enfant_, qui a été faite chez moi
à la campagne et exposée, l'année suivante (1845 ou 1846), au Musée.
C'est un, ouvrage important, d'une couleur superbe, et d'une composition
sévère et naïve.

Une splendide esquisse de fleurs d'un éclat et d'un relief
incomparables. Cette esquisse a été également faite pour moi et chez
moi.

_La Confession du Giaour mourant_, un véritable petit chef-d'oeuvre.

Un Arabe gravissant les montagnes pour surprendre un lion.

Cléopâtre recevant l'aspic, caché au milieu des fruits éblouissants que
lui présente l'esclave basané, riant de ce rire insouciant que lui prête
Shakespeare. Ce contraste dramatique avec le calme désespoir de la belle
reine a inspiré Delacroix d'une manière saisissante.

Un intérieur de carrières.

Une composition tirée du roman de _Lélia_ d'un effet magique.

Une composition au pastel sur le même sujet.

Enfin, plusieurs aquarelles, pochades, dessins et croquis au crayon et à
la plume, voire des caricatures.

Tel est mon petit musée, où le moindre trait de cette main féconde est
conservé par mon fils et par moi avec religion de l'amitié.

Si vous croyez ma réponse utile pour votre travail, disposez-en,
monsieur, quoique ce soit un bien mince tribut pour une si chère gloire.

Agréez mes remerciements pour la sympathie que vous me témoignez et
l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.




CCCLXI

M. CHARLES DUVERNET, A PARIS

                                Nohant, 30 janvier 1853.

Chers amis,

Je suis contente que vous soyez contents, que Paris vous amuse, que la
bonne Berthe y ouvre de grands yeux. Je pense vous y rejoindre le mois
prochain. Rien de nouveau dans le pays, que vous ne sachiez: la mort de
madame Vergne et la banqueroute de M. Chabenet. Planet, qui est venu
dîner avec nous aujourd'hui, m'a dit que tu y étais pour quelques
milliers de francs. C'est fort désagréable sans doute; mais ce l'est
moins que si la chose fut arrivée il y a quelques mois. Je sais que
ta mère se porte bien, Borie l'ayant vue, il y a deux jours. Quant à
Nohant, c'est toujours la même régularité monastique: le déjeuner,
l'heure de promenade; les cinq heures de travail de ceux qui
travaillent, le dîner, le cent de dominos, la tapisserie pendant
laquelle Manceau me fait la lecture de quelque roman; Nini, assise sur
la table, brodant aussi; Borie ronflant, le nez dans le calorifère et
prétendant qu'il ne dort plus du tout; Solange le faisant enrager;
Emile[1] disant des sentences. Nous avons ici un temps magnifique, du
soleil chaud, ou un ciel gris et doux. Les amandiers fleurissent, et je
crois que les rossignols vont arriver. Je fais faire des travaux, dont
je ne sais pas m'occuper beaucoup et qui ne me montent pas la tête,
comme ceux qui consument d'impatience et d'activité fiévreuse notre bon
Planet. Je l'ai trouvé mieux moralement que je ne m'y attendais, mais
bien changé, quoique son état général soit amélioré. Solange va repartir
et me laisse Nini. Elle ira vous voir.

Racontez-moi si vous avez vu l'impératrice et _quelle mine qu'elle a_.
Puisque Sa Majesté la promène pour la présenter à la population, vous
avez le droit d'exiger qu'on vous la montre.

Bonsoir, mes chers enfants; je m'aperçois que je vous écris sur une
feuille simple. Ce n'est point par paresse, mais l'heure du sommeil
arrive, et, comme j'ai la vertu de me coucher à une heure du matin, je
n'y dois pas déroger. Le progrès que j'ai fait de dormir la nuit m'a
remis sur mes pattes. Je me porte très bien depuis un mois. Et toi,
te trouves-tu bien de l'air de Paris? Il ne vaut certes pas celui du
Coudray; mais la distraction est une compensation, surtout pour les
organisations nerveuses. J'espère que ma grosse Eugénie ne va pas perdre
ses couleurs et son embonpoint berrichons.

Je vous embrasse de coeur tous deux, ainsi que la petite Berthe. Je
donne trois coups de poing à ton gros gars. Engage-le de ma part à ne
pas trop écrire de lettres, ça pourrait le fatiguer. Une pichenette à
Marquis le rentier[2]; heureux vieillard!

Tout mon monde vous envoie amitiés, compliments, Hommages.

  [1] Émile Aucante.
  [2] Le chien de Nohant. adopté par la famille Duvernet.




CCCLXII

SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME) A PARIS

                                Nohant, 8 février 1853.

Merci, cher prince; j'attendais pour vous envoyer mes actions de grâces
que le nom de Patureau parût au _Moniteur_. J'ignore encore s'il y a
figuré; car on ne se le procure pas aisément là où je suis. Mais j'ai
reçu de M. Charles Abbattucci la confirmation de votre bonne nouvelle et
j'ai envoyé sa lettre comme passeport à mon fugitif. Je l'attends, et il
vous exprimera sa reconnaissance lui-même probablement, dans son langage
de paysan et d'honnête homme.

J'irai à Paris vers la fin du mois. Si, comme j'en suis sûre, chère
Altesse impériale, les grandeurs temporelles ne vous ont pas changé,
je vous demanderai de venir me serrer la main dans mon petit taudis
de poète-classique; car je vous aime et je crois en vous, quelque
monseigneur que vous soyez.




CCCLXIII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                Nohant, 16 février 1853.

Mon cher enfant,

J'ai été bien malade pendant deux jours d'une affreuse migraine. Je vais
bien aujourd'hui et j'ai été me promener jusqu'à Vic, où l'on retourne
le terrain autour de l'église et où l'on trouve des tombeaux et des
ossements comme si toutes les armées de César et autres Ostrogoths y
avaient passé. J'ai fait apporter trois cercueils de pierre dans notre
jardin, et, avec la permission du maire et du curé, j'ai mis trois
ouvriers pour remuer un petit coin, où l'on n'a trouvé aujourd'hui que
des débris déjà fouillés à je ne sais quelle époque. En fouillant plus
bas, au-dessous de la couche de sarcophages, on trouve de la brique
romaine, et des squelettes couchés avec ordre dans des cercueils de
maçonnerie, la tête couverte seulement d'une pierre. Malheureusement,
pour faire faire des fouilles avec soin, l'endroit n'est pas commode et
nous n'avons trouvé ni monnaie ni bijoux.

Mais ces découvertes nous ont mis en goût de recherches, et, comme je me
rappelle un endroit du jardin, sous les noyers, d'où j'ai vu extraire
autrefois toute une première couche de sépultures et d'ossements, nous
allons nous amuser à faire creuser plus bas pour voir si, là aussi, nous
trouverons le lit romain. Alors, en y ayant l'oeil et la main, nous
trouverons peut-être des monnaies et des lacrymatoires.

Pendant que nous fouillons les tombes et qu'Émile, penché sur _la fosse
béante_, se donne des airs de vampire, tu cours le bal et la mascarade.
Amuse-toi bien, mais pas trop et n'échine ni ta santé ni l'on travail.
J'ai repris le mien aujourd'hui, après deux jours de souffrances
atroces. M'en voilà encore une fois revenue, et j'arrive à la fin de mes
deux gros volumes de berrichon. Nini va bien; dis-le à Solange, à qui,
du reste, j'écrirai demain. J'ai, ce soir, la tête encore un peu en
marmelade. Patureau est de retour au pays. Périgois est gracié. Il fait
assez froid mais très beau. Ton atelier est si magnifique, qu'il n'y
aurai ni châtelain du royaume de Léon, ni reine des Asturies, mieux
logés que toi.
                
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