George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
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Nous suivîmes cette bande de furieux jusqu'à l'hôtel de ville, et, là,
elle défila devant l'hôtel, où il n'y avait personne du gouvernement
provisoire, en beuglant toujours le même refrain et en tirant quelques
coups de fusil en l'air. Ces bourgeois, qui ne veulent pas que le peuple
lance des pétards, ils avaient leurs fusils chargés à balle et pouvaient
tuer quelques curieux aux fenêtres. Ça leur était fort égal, c'était une
bande de bêtes altérées de sang. Que quelqu'un eût prononcé un mot de
blâme, ils l'eussent tué. La pauvre petite mobile fraternisait avec eux
sans savoir ce qu'elle faisait. Le général Courtais et son état-major,
sur le perron, répondaient: _Mort à Cabet!_

Voilà une belle journée!

Nous sommes revenus tard. Tout le quai était couvert de groupes. Dans
tous, un seul homme du peuple défendait, non pas Cabet, personne ne
s'en soucie, mais le principe de la liberté violée par cette brutale
démonstration, et tout le groupe maudissait Cabet et interprétait le
communisme absolument comme le font les vignerons de Delaveau. J'ai
entendu ces orateurs isolés que tous contredisaient; dire des choses
très bonnes et très sages. Ils disaient aux beaux esprits qui se
moquaient du communisme que, plus cela leur semblait bête, moins ils
devaient le persécuter comme une chose dangereuse: que les communistes
étaient en petit nombre et très pacifiques; que, si l'_Icarie_ faisait
leur bonheur, ils avaient bien le droit de rêver l'Icarie, etc.

Puis arrivaient des patrouilles de mobiles--il y en avait autant que
d'attroupements--qui passaient au milieu, se mêlaient un instant à la
discussion, disaient quelques lazzis de gamin, priaient les citoyens de
se disperser, et s'en allaient, répétant comme un mot d'ordre distribué
avec le cigare et le petit verre: _A bas Cabet! Mort aux communistes!_
Cette mobile, si intelligente et si brave, est déjà trompée et
corrompue. La partie du peuple incorporée dans les belles légions de
bourgeois a pris les idées bourgeoises en prenant un bel habit flambant
neuf. Souvent on perd son coeur en quittant sa blouse. Tout ce qu'on a
fait a été aristocratique, on en recueille le fruit.

Dans tout cela, le mal, le grand mal, ne vient pas tant, comme on le
dit, de ce que le peuple n'est pas encore capable de comprendre les
idées. Cela ne vient pas non plus de ce que les idées ne sont pas assez
mûres.

Tout ce qu'on a d'idées à répandre et à faire comprendre suffirait à la
situation, si les hommes qui représentent ces idées étaient _bons_; ce
qui pèche, ce sont les _caractères_. La vérité n'a de vie que dans une
âme droite et d'influence que dans une bouche pure. Les hommes sont
faux, ambitieux, vaniteux, égoïstes, et le meilleur ne vaut pas le
diable; c'est bien triste à voir de près!

Les deux plus honnêtes caractères que j'aie encore rencontrés, c'est
Barbès et Etienne Arago. C'est qu'ils sont braves comme des lions et
dévoués de tout leur coeur. J'ai fait connaissance aussi avec Carteret,
secrétaire général de la police: c'est une belle âme. Barbès est un
héros. Je crois aussi Caussidière très bon; mais ce sont des hommes du
second rang, tout le premier rang vit avec cet idéal: _Moi, moi, moi_.

Nous verrons demain ce que le peuple pensera de tout cela à son réveil.
Il se pourrait bien qu'il fût peu content; mais j'ai peur qu'il ne soit
déjà trop tard pour qu'il secoue le joug. La bourgeoisie a pris sa
revanche.

Ce _malheureux_ Cabet, Blanqui, Raspail et quelques autres perdent la
vérité, parce qu'ils prêchent une certaine face de la vérité. On ne
peut faire cause commune avec eux, et cependant la persécution qui
s'attachera à eux prépare celle dont nous serons bientôt l'objet. Le
principe est violé, et c'est la bourgeoisie qui relèvera l'échafaud.

Je suis bien triste, mon garçon. Si cela continue et qu'il n'y ait plus
rien à faire dans un certain sens, je retournerai à Nohant écrire et me
consoler près de toi. Je veux voir arriver l'Assemblée nationale; après,
je crois bien que je n'aurai plus rien à faire ici.




CCLXXV

AU MÊME

                                Paris, 10 avril 1848.

J'espère que tu dors sur les deux oreilles, et que, si les bruits qui
circulent jour et nuit dans Paris vont jusqu'en province, où ils doivent
prendre des proportions effrayantes, tu n'en crois pas un mot. Nous
recommençons _l'année de la peur_. C'est fabuleux! Hier dans la nuit,
chaque quartier de Paris prétendait qu'on avait attaqué et pris deux
postes. Cela faisait beaucoup de postes enlevés, et il n'y avait pas
seulement un chat qui eût remué.

Ce matin, on a battu le rappel dès l'aurore. Puis on est venu
contremander, en disant cependant aux gardes nationaux de rester
équipés et prêts à sortir. A toutes les heures circulait une nouvelle
_nouvelle_. Blanqui était arrêté, et puis Cabet attaquait l'hôtel de
ville, lui qui _fuit de peur_! Leroux est devenu invisible, je crois
qu'il est retourné à Boussac. Raspail se fait passer pour mort. Et
pourtant, à propos de ces trois hommes, on a mis la tête à l'envers, non
seulement à toutes les portières de Paris, mais encore à tous les clubs,
au gouvernement provisoire, à Caussidière lui-même, à la garde nationale
de tous les rangs. On dit à la mobile que la banlieue pille; à la
banlieue, que les communistes font des barricades. C'est une vraie
comédie. Ils ont tous voulu se faire peur les uns aux autres, et ils ont
si bien réussi, qu'ils ont tous peur pour de bon.

Je suis revenue toute seule du ministère de la rue de Grenelle, la nuit
dernière à deux heures, et, cette nuit, je rentre seule aussi à une
heure et demie. Il fait le plus beau clair de lune possible. Il n'y a
pas un chat dans les rues, excepté les patrouilles de vingt pas en vingt
pas. Quand un pauvre piéton attardé apparaît au bout de la rue, la
patrouille arme ses fusils, présente le front et le regarde passer.
C'est de la folie, c'est vraiment, comme je te le disais, la même chose
qu'en 89, et cela m'explique l'affaire. Tu sais qu'on ne l'a jamais bien
sue et qu'on l'a attribuée, avec beaucoup de probabilité, à vingt causes
différentes. Eh bien! je suis sûre que toutes ces causes existaient à la
fois comme aujourd'hui, et que ce n'était pas une seule en particulier.

Il y a un moment, dans les révolutions, où chaque parti veut essayer
de la peur pour empêcher son adversaire d'agir. C'est ce qui arrive
maintenant aux quatre conspirations sourdes que je t'ai signalées hier.
On en ajoute une cinquième aujourd'hui, et je crois qu'il y en a deux ou
trois autres. Les légitimistes ont voulu faire peur à la République, le
juste-milieu, les Guizot et les Régence, les Thiers et Girardin, j'en
suis sûre, out aussi joué leur jeu, avec ou sans espoir d'amener un
conflit.

Mais toutes ces menaces se paralysent mutuellement; tous les clubs sont
en permanence pour la nuit, tous armés, barricadés, ne laissant sortir
aucun membre, dans la crainte qu'on ne vienne les assassiner; et, comme
tous out la même venette, tous restent enfermés sans bouger; le remède
est donc dans le mal même. Il y en a d'exaltés qui seraient d'avis
d'attaquer les premiers; mais, comme ils ont peur d'être attaqués
auparavant, ils se tiennent sur la défensive. C'est stupide, et la
tragédie annoncée devient une comédie.

Je viens de quitter le gros Ledru-Rollin, prêt à se hisser sur un gros
cheval, pour faire le tour de Paris, en riant et en se moquant de tout
cela. Étienne est en colère et dit que ça l'_embête_. Borie et son
cousin, sont enfermés au club du palais National et pestent, j'en suis
sûre, de ne pas être à _pioncer_ dans leur lit.

La population ne dort que d'un oeil, attendant le tocsin et le canon. M.
de Lamartine, qui veut être bien avec tout le monde, a offert un asile
dans son ministère au _grand_ Cabet, qui se pose en martyr. Tout le
monde dit: «Nous sommes trahis!» Enfin, c'est superbe. Si tu étais ici,
nous irions passer le reste de la nuit à nous promener dans les rues
pour voir la grande mystification. Elle est telle, que beaucoup d'hommes
sérieux donnent dedans en plein.

Il ne tiendrait qu'à moi de me poser aussi en victime; car, pour un
_Bulletin_ un peu raide que j'ai fait, il y a un déchaînement de fureur
incroyable contre moi dans toute la classe bourgeoise. Je suis pourtant
fort tranquille, toute seule dans ta cambuse; mais il ne tiendrait qu'à
moi d'écrire demain dans tous les journaux, comme Cabet ou comme défunt
Marat, que je n'ai plus une pierre où reposer ma tête.

Demain, le gouvernement publie les grandes mesures qu'il a prises hier
sur l'impôt progressif, la loi des finances, l'héritage collatéral, etc.
Ce sera sans doute la fin de cette panique, et d'une bêtise générale
sortira un bien général. J'espère aussi que ce sera la fin de la crise
financière. Ainsi soit-il! Ce sera un premier acte de joué dans la
grande pièce dont personne ne sait le dénouement.

Bonsoir, mon Bouli! ne sois pas inquiet: je t'écrirais s'il y avait
seulement un coup de fusil tiré; ainsi sois tranquille. Je te _bige_.
J'ai vu Solange aujourd'hui. Elle se porte bien. Rien de nouveau pour
mes affaires. Ma _Revue_ ne prend guère: on est trop préoccupé, on vit
au jour le jour.

Bonsoir encore; j'écoute si la guerre civile commence: je n'entends
que les heures qui sonnent au Luxembourg et ta girouette qui se plaint
_comme un oeuf_.




CCLXXVI

AU MÊME

                                Paris, 21 avril 1848.

Ne t'inquiète pas. Tu ne m'as pas dit quelles raisons tu avais eues pour
casser ton conseil, mais il aurait fallu commencer par là.

Quoi qu'il en soit, je te réponds que tu n'auras pas le dessous; j'ai
parlé de cela à Ledru-Rollin, qui m'a dit que probablement tu n'avais
pas agi ainsi par caprice, que sans doute il y avait nécessité, et que
tu devais être appuyé et soutenu. Je viens d'écrire à Fleury un peu
ferme là-dessus; ne te laisse pas émouvoir par les récriminations et les
menaces.

Tout homme qui agit révolutionnairement en ce moment-ci, qu'il soit
membre du gouvernement provisoire ou maire de Nohant-Vic, trouve la
résistance, la réaction, la haine, la menace. Est-ce possible autrement,
et aurions-nous grand mérite à être révolutionnaires si tout allait
de soi-même, et si nous n'avions qu'à vouloir pour réussir? Non, nous
sommes, et nous serons peut-être toujours dans un combat obstiné.

Ai-je vécu autrement depuis que j'existe, et avons-nous pu croire que
trois jours de combat dans la rue donneraient à notre idée un règne sans
trouble, sans obstacle et sans péril? Nous sommes sur la brèche à Paris
comme à Nohant. La contre-révolution est sous le chaume comme sous le
marbre des palais. Allons toujours! ne t'irrite pas, tiens ferme, et
surtout habitue tes nerfs à cet état de lutte qui deviendra bientôt un
état normal. Tu sais bien qu'on s'accoutume à dormir dans le bruit. Il,
ne faut jamais croire que nous pourrons nous arrêter. Pourvu que nous
marchions en avant, voilà notre victoire et notre repos.

La fête de la Fraternité a été la plus belle journée de l'histoire. Un_
million d'âmes,_ oubliant toute rancune, toute différence d'intérêts,
pardonnant au passé, se moquant de l'avenir, et s'embrassant d'un bout
de Paris à l'autre au cri de _Vive la fraternité!_ c'était sublime. Il
me faudrait t'écrire vingt pages pour te raconter tout ce qui s'est
passé, et je n'ai pas cinq minutes. Comme spectacle, tu ne peux pas
t'en faire d'idée. Tu en trouveras une relation bien abrégée dans le
_Bulletin de la République_ et dans la _Cause du peuple_. La reçois-tu,
à propos? J'ai affaire à la plus détestable boutique d'éditeurs qu'il y
ait; ils n'envoient pas les numéros et s'étonnent, de ne pas recevoir
d'abonnements. Je vais changer tout cela.

Mais, pour revenir à cette fête, elle signifie plus que toutes les
intrigues de la journée du 15. Elle prouve que le peuple ne raisonne
pas tous nos différends, toutes nos nuances d'idées, mais qu'il sent
vivement les grandes choses et _qu'il les veut_. Courage donc! demain
peut-être, tout ce pacte sublime juré par la multitude sera brisé dans
la conscience des individus; mais, aussitôt que la lutte essayera de
reparaître, le peuple (c'est-à-dire _tous_) se lèvera et dira:

--Taisez-vous et marchons!

Ah! que t'ai regretté hier! Du haut de l'arc de l'Étoile le ciel, la
ville, les horizons, la campagne verte, les dômes des grands édifices
dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque
scène humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, de
l'Observatoire à l'Arc de triomphe et au delà et en deçà hors de Paris,
sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils pressés comme
un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la
mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes
les pompes de l'armée, toutes les guenilles de la sainte _canaille_, et
toute la population de tout âge et de tout sexe pour témoin, chantant,
criant, applaudissant, se mêlant au cortège. C'était vraiment sublime.
Lis les journaux, ils en valent la peine; tu aurais été fou de voir
cela! Je l'ai vu pendant deux heures, et je n'en avais pas assez; et, le
soir, les illuminations, le défilé des troupes, la torche en main, une
armée de feu, ah! mon pauvre garçon, où étais-tu? J'ai pensé à toi plus
de cent fois par heure. Il faut que tu viennes au 5 mai, quand même on
devrait brûler Nohant pendant ce temps-là.

Adieu; je t'aime




CCLXXVII

AU CITOYEN CAUSSIDIÈRE,
PRÉFET DE POLICE

                                Nohant, 20 mai 1848.

Citoyen,

J'étais, le 15 mai, dans la rue de Bourgogne, mêlée à la foule, curieuse
et inquiète comme tant d'autres, de l'issue d'une manifestation qui
semblait n'avoir pour but qu'un voeu populaire en faveur de la Pologne.
En passant devant un café, on me montra à la fenêtre du rez-de-chaussée
une dame fort animée, qui recevait une sorte d'ovation de la part des
passants et qui haranguait la manifestation. Les personnes qui se
trouvaient à mes côtés m'assurèrent que cette dame était George Sand; or
je vous assure, citoyen, que ce n'était pas moi, et que je n'étais dans
la foule qu'un témoin de plus du triste événement du 15 mai.

Puisque j'ai l'occasion de vous fournir un détail de cette étrange
journée, je veux vous dire ce que j'ai vu.

La manifestation, était considérable, je l'ai suivie pendant trois
heures. C'était une manifestation pour la Pologne, rien de plus pour la
grande majorité des citoyens qui l'avaient augmentée de leur concours
durant trajet, et pour tous ceux qui l'applaudissaient au passage. On
était surpris et charmé du libre accès accordé à cette manifestation
jusqu'aux portes de l'Assemblée. On supposait que des ordres avaient été
donnés pour laisser parvenir les pétitionnaires; nul ne prévoyait
une scène de violence et de confusion au sein de la représentation
nationale. Des nouvelles de l'intérieur de la Chambre arrivaient au
dehors. L'Assemblée, sympathique au voeu du peuple, se levait en masse
pour la Pologne et pour l'organisation du travail, disait-on. Les
pétitions étaient lues à la tribune et favorablement accueillies.

Puis, tout à coup, on vint jeter à la foule stupéfaite la nouvelle de
la dissolution de l'Assemblée et la formation d'un pouvoir nouveau
dont quelques noms pouvaient répondre au voeu du groupe passionné qui
violentait l'Assemblée en cet instant, mais nullement, j'en réponds, au
voeu de la multitude. Aussitôt cette multitude se dispersa, et la force
armée put, sans coup férir, reprendre immédiatement possession du
pouvoir constitué.

Je n'ai point à rendre compte ici des opinions et des sympathies de
telle ou telle fraction du peuple qui prenait part à la manifestation;
mais toute voix en France a le droit de s'élever en ce moment pour dire
à l'Assemblée nationale: «Vous avez traversé heureusement un incident
inévitable en temps de révolution, et, grâce à la Providence, vous
l'avez traversé sans effusion de sang humain. Dans le désordre d'idées
où cet événement va vous jeter durant quelques jours, prouvez, citoyens,
que vous pouvez maîtriser votre émotion et ne pas perdre la notion d'une
équité supérieure aux troubles passagers de la situation.

«Ne confondez point l'_ordre_, ce mot officiel du passé, avec la
méfiance qui aigrit et provoque. Il vous est bien facile de maintenir
l'ordre sans porter atteinte à la liberté. Vous n'avez pas droit sur la
liberté, conquête du peuple, et, comme ce n'est pas le peuple, que c'est
une très petite fraction du peuple qui vous a outragés le 15 mai, vous
ne pouvez pas, vous ne devez pas châtier la France de la faute commise
par quelques-uns, en restreignant les droits et les libertés de la
France.

«Prenez garde, et n'agissez pas sous l'influence de la réaction; car
ce n'est pas le 15 mai que vous avez couru un danger sérieux, c'est
aujourd'hui, derrière le rempart de baïonnettes qui vous permet de
tout faire. Le danger pour vous, ce n'est pas d'affronter une émeute
parlementaire. Tout homme investi d'un mandat comme le vôtre doit
envisager de sang-froid le passage de ces petites tempêtes; mais le
danger sérieux, c'est de manquer au devoir que ce mandat vous impose, en
faisant entrer la République dans une voie monarchique ou dictatoriale;
c'est d'étouffer le cri de la France, qui vous demande la vie, et à
laquelle un retour vers le passé donnerait la mort; c'est enfin de
préparer, par crainte de l'anarchie partielle dont vous venez de
sortir sains et saufs, une anarchie générale que vous ne pourriez plus
maîtriser.»

GEORGE SAND




CCLXXVIII

AU CITOYEN THÉOPHILE THORÉ, A PARIS.

                                Nohant, 24 mai 1848.

Mon cher Thoré,

Voyez si vous ayez quelques mots à retrancher ou à-ajouter, pour ce
qui vous concerne, dans les premières lignes de la lettre que je vous
adresse; ces premières lignes sont une réponse à certaines gens qui
disent que je me suis sauvée pour n'être pas arrêtée. Comme je ne
pouvais pas craindre la moindre chose, je n'avais point à me sauver et
je suis fort aisée à trouver à. Nohant.

Vous avez raison de faire comme vous faites. La raison du plus _brave_
est toujours la meilleure. Mais soyez prudent en ce qui concerne nos
amis. On m'a envoyé quelques numéros de la _Vraie République_; après
quoi, on s'est arrêté, et, depuis deux jours, je ne reçois plus rien.
C'est déplorable, cette négligence! Il est impossible d'écrire à propos
dans un journal qu'on ne lit pas.

J'ignore à quelles personnes appartient l'avenir, je n'ai que la
passion de l'idée, et je crains bien que l'idée ne soit paralysée pour
longtemps. Vive l'idée quand même!

A vous.

GEORGE SAND.




CCLXXIX

AU CITOYEN LEDRU-ROLLIN, A PARIS

                                Nohant, 28 mai 1848.

Cher concitoyen,

Vous ne savez pas que j'écris dans un journal qui vous est hostile,
à vous personnellement moins qu'à tout autre, mais qui se fâche de
beaucoup de choses et de beaucoup de gens sans que je sois solidaire de
toutes les sympathies et de toutes les antipathies de la Rédaction en
chef. Vous n'avez pas le temps de lire les journaux sans doute; mais
vous aviez naguère celui de causer de temps en temps quelques minutes
avec moi, et je vous impose de me lire; ce qui, j'espère, ne vous
prendra guère plus de minutes qu'à l'ordinaire.

C'est parce que probablement vous ne savez pas que je rédige dans la
_Vraie République_ que je veux que vous le teniez de moi; et ce que
je veux que vous sachiez aussi, c'est que je n'accepte pas la
responsabilité des attaques contre les personnes; c'est pour cela que je
signe tout ce que j'y écris.

Lorsque j'ai consenti à cette collaboration, la lutte ne s'était pas
dessinée; en la voyant naître, j'ai vainement essayé de la tempérer.
Mais l'événement du 15 mai est venu, et il y aurait eu lâcheté de ma
part à me retirer. Voilà pourquoi je reste attachée à un journal qui
vous traite collectivement de Roi, de Consul, de Directoire, etc., et
qui vous reproche de rester au pouvoir quand Barbès est en prison. Cela
me fait une position fausse et que je dois subir dans mon petit coin,
comme beaucoup d'autres la subissent sur un plus grand théâtre. Je reste
persuadée que vous ne devez pas abandonner le terrain à la réaction
sans avoir essayé de la briser. Mais je ne puis pas dire cela dans ce
journal. Ce serait inopportun et imprudent; ce serait peut-être agir
contrairement à la voie que vous avez résolu de suivre, quant aux
moyens.

En fait de politique proprement dite, je suis on ne peut plus incapable,
vous le savez. Mais je vous demande une chose, c'est de me faire signe
quand vous consentirez à ce que je dise dans ce même journal, qui vous
attaque, et où je garderai toujours le droit d'émettre mon avis sous ma
responsabilité personnelle, ce que je sais et ce que je pense de
votre caractère, de votre sentiment politique et de votre ligne
révolutionnaire.

Si vous n'avez pas le temps d'y songer, je ne vous en voudrai point
et je ne me croirai pas _indispensable_ votre justification auprès de
quelques personnes dont le jugement ne vous est pas indispensable non
plus. Mais, pour l'acquit de ma conscience, de mon affection, je me
dois (au risque de faire _l'importante_) de vous dire cela; vous le
comprendrez comme je vous le donne, de bonne foi et de bon coeur.

On me dit ici que j'ai été compromise dans l'affaire du 15 mai. Cela est
tout à fait impossible, vous le savez. On me dit aussi que la commission
exécutive s'est opposée à ce que je fusse poursuivie. Si cela est, je
vous en remercie personnellement; car ce que je déteste le plus au
monde, c'est d'avoir l'air de jouer un rôle pour le plaisir de me
mettre en évidence. Mais, si l'on venait à vous accuser de la moindre
partialité à mon égard, laissez-moi poursuivre, je vous en supplie. Je
n'ai absolument rien à craindre de la plus minutieuse enquête. Je n'ai
rien _su_ ni avant ni pendant les événements, du moins rien de plus que
ce qu'on voyait et disait dans la rue. Mon jugement sur le fait, je ne
le cache pas, je l'écris et je le signe; mais je crois que ce n'est pas
là _conspirer_.

Adieu et à vous de tout mon coeur.

GEORGE SAND.




CCLXXX

AU CITOYEN THÉOPHILE THORÉ, A PARIS.

                                Nohant, 28 mai 1848

Cher Thoré,

Je vous enverrai de la copie, non pas une éclatante protestation comme
vous me disiez, mais la suite (et non la fin) de la protestation de
toute ma vie.

Quant à l'affaire du 15, je passerai à côté. Elle est accomplie, je n'ai
plus le droit de la blâmer puisqu'elle est vaincue, et je garderai le
silence sur les hommes qui l'ont soulevée et que nous n'aimons pas.
Seulement je, peux vous dire, à vous, que, lorsque j'appris, dans la
foule, ce bizarre mélange de noms, jetés en défi à l'avenir, je rentrai
chez moi décidée à ne pas me faire arracher un cheveu pour des Raspail,
des Cabet et des Blanqui. Tant que ces hommes s'inscriront sur notre
bannière, je m'abstiendrai. Ce sont des pédants et des théocrates; je ne
veux point subir la loi de l'individu et je m'exilerai le jour où nous
ferons la faute de les amener au pouvoir.

Ne me dites point de n'avoir pas peur, ce mot-là n'est pas français. Je
suis trop lasse de la vie pour éviter une occasion de la perdre, trop
ennemie de la propriété pour ne pas désirer de m'en voir débarrassée
trop habituée à la fatigue et au travail pour comprendre les avantages
du repos.

Mais ma conscience est craintive et je pousse loin le scrupule quand il
s'agit de conseiller et d'agiter le peuple dans la rue. Il n'est point
de doctrine trop neuve et trop hardie; mais il ne faut pas jouer avec
l'_action_. Je connais, tout comme un homme, l'émotion du combat et
l'attrait du coup de fusil. Dans ma jeunesse, j'aurais suivi le diable
s'il avait commandé le feu. Mais j'ai appris tant de choses depuis, que
je crains beaucoup le lendemain de la victoire. Sommes-nous mûrs pour
rendre un bon compte à Dieu et aux hommes? Je dis _nous_, parce que je
ne puis, dans ma pensée, nous séparer du peuple. Eh bien! le peuple
n'est pas prêt, et, en le stimulant trop, nous le retardons; c'est là un
fait qui n'est pas très logique; le fait l'est si rarement! Mais il est
réel, et cela est encore plus sensible en province qu'à Paris.

Barbès est un héros, il raisonne comme un saint, c'est-à-dire fort mal
quant aux choses de ce monde. Je l'aime tendrement et je ne saurais
comment le défendre, parce que je ne puis admettre qu'il ait eu le
_droit_, au nom du peuple, dans cette triste journée. Ceux qu'on a
appelés des _factieux_ étaient, en effet, plus factieux qu'on ne pense.
Dans l'ordre politique, ils l'étaient moins que l'Assemblée nationale;
mais, dans l'ordre moral et intellectuel, ils l'étaient, n'en doutez
pas.

Ils voulaient imposer au peuple, par la surprise, par l'audace (par
la force, s'ils l'avaient pu), une idée que le peuple n'a pas encore
acceptée. Ils auraient établi la loi de fraternité non comme Jésus, mais
comme Mahomet. Au lieu d'une religion, nous aurions eu un fanatisme. Ce
n'est pas ainsi que les vraies idées font leur chemin. Au bout de trois
mois d'une pareille usurpation philosophique, nous aurions été, non pas
républicains, mais cosaques. Est-ce que ces chefs de secte, en supposant
même qu'ils eussent eu avec eux seulement chacun dix mille hommes et que
l'exaltation de leurs forces réunies eût suffi à tenir Paris contre la
province pendant quelques semaines, est-ce que ces chefs de secte se
seraient supportés entre eux? Est-ce que Blanqui aurait subi Barbès?
Est-ce que Leroux aurait toléré Cabet? Est-ce que Raspail vous aurait
accepté? Quelle bataille au sein de cette association impossible! Vous
eussiez été forcés de faire bien plus de fautes que le gouvernement
provisoire, vous n'auriez pu convoquer une assemblée et vous auriez déjà
l'Europe sur les bras.

La réaction ne partirait pas de la bourgeoisie, qu'il est toujours
facile d'intimider quand on a le peuple avec soi: elle partirait du
peuple même, qui est indépendant et fier à l'endroit de ses croyances
plus qu'à celui de son existence matérielle, et qui ne veut pas qu'on
violente son ignorance quand il n'a que de l'ignorance à opposer au
progrès.

Puisque vous êtes seul et caché, mon pauvre enfant, je puis causer avec
vous et vous ennuyer quelques instants. C'est toujours une manière de
passer le temps. Pardonnez-moi donc de le faire et de vous sermonner un
peu. Vous êtes trop vif et trop dur à l'endroit des personnes. Vous vous
pressez trop d'accuser, de traduire devant l'opinion publique les hommes
qui out l'air d'abandonner ou de trahir notre cause. Les hommes sont
faibles, incertains, personnels, je le sais, et il n'en est pas un
depuis le 24 février qui n'ait été au-dessous de sa tâche. Mais
nous-mêmes, en les condamnant au jour le jour, nous avons été au-dessous
de la nôtre. Nous ayons fait trop de journalisme à la manière du passé,
et pas assez de prédication comme il convenait à une doctrine d'avenir.
Cela fait, en somme, de la mauvaise politique, inefficace quand elle
n'est pas dangereuse. Ce n'est pas l'intelligence qui vous a manqué,
à vous, personnellement; car, au milieu de votre fougue, vous arrivez
toujours à toucher très juste le point sensible de la situation.

Mais un peu plus de _formes_ (à mes yeux, la véritable politesse est
l'esprit de charité), un peu moins de précipitation à déclarer traîtres
les irrésolus et les étourdis, n'eût pas nui à votre propagande.

_Nous avons tous fait des sottises_, disait Napoléon au retour de
l'île d'Elbe. Eh bien! nous pouvons nous dire cela les uns aux autres
aujourd'hui, et, quand on fait cet aveu de bonne foi, on n'est que plus
unis et plus forts. Vous-même, vous dites, dans un des numéros que je
reçois aujourd'hui: _Nos amis d'hier, qui le seront encore demain_.
C'est donc vrai, qu'il ne faut pas se brouiller avec ceux qui ont
combattu avec nous hier et qui reviendront combattre avec nous demain,
quand la réaction sur laquelle ils croient pouvoir agir les chassera du
pouvoir.

Voyez-vous, je ne crois pas, moi, qu'on devienne, du jour au lendemain,
un misérable et un apostat; et pourtant, notre vie, surtout dans un
temps de crise comme celui-ci, est si flottante, si difficile, si
troublée, qu'en nous jugeant au jour le jour, on peut aisément nous
trouver en faute. Eh bien! on n'est jamais juste envers son semblable
quand on le juge ainsi sur une suite variable de faits journaliers. Il
faut voir l'ensemble.

Il y a un mois, je me sentais fort montée contre M. de Lamartine, je
doutais de sa loyauté, je le voyais courant à la présidence suprême. Il
a pourtant compromis, perdu peut-être, sa popularité bourgeoise pour
conserver sa popularité démocratique. Vous direz que c'est une vanité
mieux entendue; soit! il a toujours eu le goût de faire le bon choix,
et le plus courageux dans ce moment-ci. Aujourd'hui, il me semble bien,
comme à vous, que Ledru-Rollin devrait se retirer du pouvoir, et, j'ai
de plus fortes raisons que vous encore pour le penser.

Mais j'attends, et je compte que le bon élan lui viendra quand il
verra clairement la situation. Je le connais, il a du coeur, il a des
entrailles, et, de ce qu'il ne voit pas comme nous en ce moment, il
ne résulte pas qu'il ne sente pas comme nous quand la grande fibre
populaire nous montrera clairement à tous le chemin qu'il faut prendre.

J'en connais d'autres que vous accusez et qui ont bonne intention
pourtant. N'accusons donc pas, je vous en supplie, au nom de l'avenir
de notre pauvre République, que nos soupçons et nos divisions déchirent
dans sa fleur! Ne varions pas pour cela sur les principes. Ne vous
gênez pas pour dire aux hommes, même à ceux que vous aimez, qu'ils se
trompent, et ne perdez rien de votre vigueur de discussion sur les
idées, sur les faits mêmes. Ce que je vous demande en grâce, c'est de ne
pas condamner les intentions, les motifs, les caractères. Eussiez-vous
raison, ce serait, je le répète, de la mauvaise politique, surtout dans
la forme, comme en a fait la _Réforme_ contre le _National_, du temps de
l'autre.

Voilà le tas de lieux communs que j'aurais voulu vous dire de vive voix,
avant toutes ces catastrophes, et ce que je disais quelquefois à Barbès.
Mais on n'avait pas le temps de se voir, et c'était un mal. Il faut
quelquefois entendre le lieu commun, il a souvent la vérité pour lui.

C'est cette absence de formes et de procédés, que j'appellerai, si vous
voulez, le _savoir-vivre_ intellectuel, qui me choque particulièrement
dans l'affaire du 15. Le peuple a, par-dessus tout, ce savoir-vivre
d'aspiration qui rend ses moeurs publiques injurieuses aux nôtres dans
le moment où nous vivons. Cela est bien prouvé depuis le 24 février.
Nous l'avons vu, dans toutes les manifestations, communier en place
publique avec ses ennemis et sacrifier toutes ses haines légitimes,
tous ses ressentiments fondés, à l'idée de fraternité ou de générosité.
Certes, nous autres, nous n'en faisons pas volontiers autant dans nos
relations particulières. Eh bien! le peuple porte au plus haut point le
respect des relations publiques. Le 15 mai, il se dirige sur le palais
Bourbon avec des intentions pacifiques (sauf les meneurs). On le
laisse passer. Soit préméditation, soit inspiration, les baïonnettes
disparaissent devant lui. Il avance, il va jusqu'à la porte en chantant
et en riant. La tête du défilé forçait les grilles, le milieu n'en
savait rien (j'y étais). On se croyait admis, reçu à bras ouverts par
l'Assemblée. Je ne le pensais pas, moi; je jugeais que la crainte
du sang répandu avait engagé la bourgeoisie à faire contre mauvaise
fortune, sinon bon coeur, du moins bonne mine, et j'entendais dire
autour de moi qu'on n'abuserait pas de ce bon accueil, qu'on montrerait
la force du nombre, et qu'on défilerait décemment, paisiblement en
respectant l'Assemblée pour lui apprendre à respecter le peuple. Vous
savez le reste; la masse n'a point pénétré, elle est restée calme dans
l'attente d'un résultat qu'elle ne prévoyait pas, et tout ce qui a eu le
malheur d'entrer dans l'enceinte maudite, s'y est conduit sans dignité,
sans ordre et sans force véritable. Tout a fui, à l'approche des
baïonnettes. Est-ce qu'une révolution doit fuir? Ceux qui avaient
quelque chose d'arrêté dans l'esprit, si toutefois il y avait, de
ceux-là, devaient périr là. C'eût été du moins une protestation. Je vous
jure que, si j'y fusse entrée, je n'en serais pas sortie _vivant_ (je me
suppose homme).

Ce n'est donc ni une protestation ni une révolution, ni même une émeute.
C'est tout bonnement un coup de tête, et Barbès ne s'y est trompé que
parce qu'il a voulu s'y tromper. Chevalier de la cause, comme vous
l'appelez très bien, il s'est dit qu'il fallait se perdre pour elle et
avec elle. Honneur à lui toujours! mais malheur à nous! Notre idée s'est
déconsidérée dans la personne de certains autres. Ce n'est pas le manque
de succès qui la condamne: tant s'en faut. Mais c'est le manque de tenue
et de consentement général. On avait mené là, par surprise et à l'aide
d'une tromperie, des gens qui n'y comprenaient goutte, et il y a là
dedans quelque chose de très contraire au caractère français, quelque
chose qui sent la secte, quelque chose enfin que je ne puis souffrir et
que je désavouerais hautement, si Barbès, Louis Blanc et vous n'aviez
pas été forcés d'en subir la conséquence fatale.

Voilà, mon cher ami, tout ce que j'avais besoin de vous dire, et ne
faites pas fi du sentiment d'une femme. Les femmes et les enfants,
toujours désintéressés dans les questions politiques, sont en rapport
plus direct avec l'esprit qui souffle d'en haut sur les agitations de ce
monde. J'écrirai dans la _Vraie République_ quand même, et sans y mettre
aucune condition morale. Mais, au nom de la cause, au nom de la vérité,
je vous demande d'avoir le feu non moins vif, mais plus pur, la parole
non moins hardie mais plus calme. Les grandes convictions sont sereines.
Ne vous faites point accuser d'ambition personnelle. On suppose toujours
que la passion politique cache cette arrière-pensée chez les hommes.
Enfin, écoutez-moi, je vous le demande, sans craindre que vous
m'accusiez de présomption. J'ai pour moi l'enfance de l'âme et la
vieillesse de l'expérience. Mon coeur est tout entier dans ce que je
vous dis; quand vous me connaîtrez tout de bon, vous saurez que vous
pouvez vous confier aveuglément à l'instinct de ce coeur-là.

On m'a beaucoup conseillé de me cacher aussi; mes amis m'ont écrit de
Paris que je serais arrêtée. Je n'en crois rien et j'attends. Je ne suis
pas très en sûreté non plus ici. Les bourgeois out fait accroire aux
paysans que j'étais l'ardent disciple du _père Communisme_, un gaillard
très méchant qui brouille tout à Paris et qui veut que l'on mette à
mort les enfants au-dessous de trois ans et les vieillards au-dessus de
soixante. Cela ressemble à une plaisanterie, c'est pourtant réel. Hors
de ma commune, on le croit et on promet de m'enterrer dans les fossés.
Vous voyez où nous en sommes. Je vis, pourtant tranquille, et je
me promène sans qu'on me dise rien. Jamais les hommes n'ont été si
fervents... en paroles. Mais quelle lâche et stupide éducation les
habiles donnent aux simples!

Bonsoir! cachez-vous encore. Vous n'auriez rien à craindre d'une
instruction; mais on vous ferait perdre du temps, et cette réaction
passera vite quant au fait actuel. Je crois que; quant au fait général,
elle pourra durer quelques mois. Les vrais républicains se sont trop
divisés, le mal est là.

Écrivez-moi et brûlez ma lettre. Courage et fraternité.

G. SAND.




CCLXXXI

AU CITOYEN ARMAND BARBÈS, AU DONJON

DE VINCENNES

                                Nohant, 10 juin 1848.

Je n'ai reçu votre lettre qu'aujourd'hui 10 juin, cher et admirable ami.
Je vous remercie de cette bonne pensée, j'en avais besoin; car je n'ai
pas passé une heure, depuis le 15 mai, sans penser à vous et sans me
tourmenter de votre situation. Je sais que cela vous occupe moins
que nous; mais enfin il m'est doux d'apprendre qu'elle est devenue
matériellement supportable. Ah! oui, je vous assure que je n'ai pas
goûté la chaleur d'un rayon de soleil sans me le reprocher, en quelque
sorte, en songeant que vous en étiez privé. Et moi qui vous disais:
«Trois mois de liberté et de soleil vous guériront!»

On m'a dit que j'étais _complice_ de quelque chose, je ne sais pas quoi,
par exemple. Je n'ai eu ni l'honneur ni le mérite de faire quelque chose
pour la cause, pas même une folie ou une _imprudence_, comme on dit; je
ne savais rien, je ne comprenais rien à ce qui se passait; j'étais là
comme curieux, étonné et inquiet, et il n'était pas encore _défendu_, de
par les lois de la République, de faire partie d'un groupe de badauds.
Les nouvelles les plus contradictoires traversaient la foule. On a été
jusqu'à nous dire que vous aviez été tué. Heureusement, cela était
démenti au bout d'un instant par une autre version. Mais quelle triste
et pénible journée!

Le lendemain était lugubre. Toute cette population armée, furieuse ou
consternée, le peuple provoqué, incertain, et à chaque instant, des
légions qui passaient, criant à la fois: _Vive Barbès!_ et _A bas
Barbès!_ Il y avait encore de la crainte chez les vainqueurs. Sont-ils
plus calmes aujourd'hui après tout ce développement de terrorisme? j'en
doute.

Enfin, je ne sais par quel caprice, il paraît qu'on voulait me faire un
mauvais parti, et mes amis me conseillaient de fuir en Italie. Je n'ai
pas entendu de cette oreille-la. Si j'avais espéré qu'on me mît en
prison près de vous, j'aurais crié: _Vive Barbès_! devant le premier
garde national que j'aurais trouvé nez à nez. Il n'en aurait peut-être
pas fallu davantage; mais, comme femme, je suis toujours forcée de
reculer devant la crainte d'insultes pires que des coups, devant ces
sales invectives que les _braves_ de la bourgeoisie ne se font pas faute
d'adresser au plus faible, à la femme, de préférence à l'homme.

J'ai quitté Paris, d'abord parce que je n'avais plus d'argent pour y
rester, ensuite pour ne pas exposer Maurice à se faire _empoigner_; ce
qui lui serait arrivé s'il eût entendu les torrents d'injures que l'on
exhalait contre tous ses amis et même contre sa mère, dans cet immense
corps de garde qui avait remplacé le Paris du peuple, le Paris de
Février. Voyez quelle différence! Dans tout le courant de mars, je
pouvais aller et venir seule dans tout Paris, à toutes les heures, et je
n'ai jamais rencontré un ouvrier, un _voyou_ qui, non seulement ne m'ait
fait place sur le trottoir, mais qui encore ne l'ait fait d'un air
affable et bienveillant. Le 17 mai, j'osais à peine sortir en plein jour
avec mes amis: l'_ordre_ régnait!

Mais c'est bien assez vous parler de moi. Je n'ose pourtant pas vous
parler de vous: vous comprenez pourquoi. Mais, si vous pouvez lire des
journaux, et si la _Vraie République_ du 9 juin vous est arrivée, vous
aurez vu que je vous écrivais en quelque sorte avant d'avoir reçu votre
lettre. Ne faites attention dans cet article qu'au dernier paragraphe.
Le reste est pour cet être à toutes facettes qu'on appelle le public, la
fin était pour vous.

Ah! mon ami, que votre foi est belle et grande! Du fond de votre prison,
vous ne pensez qu'à sauver ceux qui paraissent compromis, et à consoler
ceux qui s'affligent. Vous essayez de me donner du courage, au rebours
de la situation normale qui me commande de vous en donner. Mon Dieu, je
sais que vous n'en avez pas besoin, vous n'en avez que trop. Moi, je
n'en ai pas pour les autres. Leurs malheurs me brisent, et le vôtre m'a
jetée dans un grand abattement; j'ai peur de l'avenir, j'envie ceux
qui n'ont peur que pour eux-mêmes et qui se préoccupent de ce qu'ils
deviendront. Il me semble que le fardeau de leur angoisse est bien
léger, au prix de celui qui pèse sur mon âme.

Je souffre pour tous les êtres qui souffrent, qui font le mal ou le
laissent faire sans le comprendre; pour ce peuple qui est si malheureux
et qui tend toujours le dos aux coups et les bras à la chaîne. Depuis
ces paysans polonais qui veulent être Russes, jusqu'à ces lazzaroni qui
égorgent les républicains; depuis ce peuple intelligent de Paris, qui
se laisse tromper comme un niais, jusqu'à ces paysans des provinces qui
tueraient les _communistes_ à coups de fourche, je ne vois qu'ignorance
et faiblesse morale en majorité sur la face du globe. La lutte est bien
engagée, je le sais. Nous y périrons, c'est ce qui me console. Après
nous, le progrès continuera. Je ne doute ni de Dieu ni des hommes; mais
il m'est impossible de ne pas trouver amer ce fleuve de douleurs qui
nous entraîne, et où, tout en nageant, nous avalons beaucoup de fiel.

Adieu, cher ami et frère. Borie vous aime, allez! et Maurice aussi! Ils
sont ici près de moi. Si nous étions à Paris, nous irions vous voir,
vous nous auriez déjà vus, vous pouvez bien le croire, et, aussitôt que
nous irons, vous nous verrez.

Adieu, adieu; écrivez-moi si vous pouvez, et sachez bien que vous avez
en moi une soeur, je ne dis pas aussi bonne, mais aussi dévouée que
l'autre.

G. S.




CCLXXXII

A JOSEPH MAZZINT, A MILAN

                                15 juin 1848.

Que peuvent faire ceux qui out consacré leur vie à l'idée d'égalité
fraternelle, qui ont aimé l'humanité avec ardeur, et qui adorent dans
le Christ le symbole du peuple racheté et sauvé? que peuvent faire les
socialistes, en un mot, lorsque l'idéal quitte le sein des hommes,
lorsque l'humanité s'abandonne elle-même, lorsque le peuple méconnaît sa
propre cause? N'est-ce point ce qui menace d'arriver aujourd'hui, demain
peut-être?

Vous avez du courage, ami; c'est-à-dire que vous garderez l'espérance.
Moi, je garderai ma foi: l'idée pure et brillante, l'éternelle vérité
sera toujours dans mon ciel, à moins que je ne devienne aveugle. Mais
l'espoir, c'est la croyance à un prochain triomphe de la foi, et je ne
serais pas sincère si je disais que cette disposition de mon àme ne
s'est point modifiée depuis deux mois.

Je vois l'Europe civilisée se précipiter, par l'ordre de la Providence,
dans la voie des grandes luttes. Je vois l'idée de l'avenir aux prises
avec le passé. Ce vaste mouvement est un immense progrès, après les
longues années de stupeur qui ont marqué un temps d'arrêt dans la forme
des sociétés opprimées. Ce mouvement, c'est l'effort de la vie qui veut
sortir du tombeau et briser la pierre du sépulcre, sauf à se briser
elle-même avec les débris. Il serait donc insensé de désespérer; car,
si Dieu même a soufflé sur notre poussière pour la ranimer, il ne
la laissera pas se disperser au vent. Mais est-ce une résurrection
définitive vers laquelle nous nous élançons, ou bien n'est-ce qu'une
agitation prophétique, un tressaillement précurseur de la vie, après
lequel nous dormirons, encore un peu de temps, d'un sommeil moins lourd,
il est vrai, mais encore accablés d'une langueur fatale? Je le crains.

Quant à la France, la question est arrivée à son dernier terme et se
pose sans détour, sans complication, entre la richesse et la misère.
Elle pourrait encore se résoudre pacifiquement; les _prétendants_ ne
sont point des incidents sérieux, ils s'évanouiront comme des bulles
d'écume à la surface du flot. La bourgeoisie veut régner. Depuis
soixante ans, elle travaille à réaliser sa devise: _Qu'est-ce que le
tiers état? rien. Que doit-il être? tout_. Oui, le tiers état veut être
tout dans l'État, et le 24 février l'a débarrassé de l'obstacle de
la royauté. Il est donc indubitable que la France sera désormais une
république, puisque, d'une part, la classe la plus pauvre et la plus
nombreuse aime cette forme de gouvernement, qui lui ouvre les portes
de l'avenir, et que, de l'autre, la classe la plus riche, la plus
influente, la plus politique trouve son compte à une oligarchie.

Le suffrage universel fera justice, un jour, de cette prétention du
tiers état. C'est une arme invincible dont le peuple n'a pas encore
su faire usage et qui s'est retournée contre lui-même dans un premier
essai. Son éducation politique se fera plus vite qu'on ne pense et
l'égalité progressive, mais ininterrompue dans sa marche, peut et doit
sortir du principe de sa souveraineté de droit. Voilà le fait logique,
tel qu'il se présente de lui-même. Mais les déductions logiques
sont-elles toujours la loi régulière de l'histoire des hommes? Non! le
plus souvent, il y a une autre logique que celle du fait général: c'est
celle du fait particulier, qui jette le désordre dans l'ensemble, et,
chez nous, le fait particulier, c'est l'inintelligence de la situation
dans la majorité du tiers état.

Cette inintelligence peut rendre violente et terrible notre nouvelle
révolution, et, par des essais de domination liberticide, exaspérer la
souffrance des masses. Alors la marche solennelle du temps est rompue.
La misère excessive n'appelle plus sa souffrance vertu, mais abjection.
Elle invoque le secours de sa propre force, elle dépossède violemment le
riche et engage une lutte extrême où la souveraineté du but lui semble
justifier tous les moyens. Époques funestes dans la vie des peuples, que
celles où le vainqueur, pour avoir abusé, devient à son tour le vaincu!

Les socialistes du temps où nous vivons ne désirent point les solutions
du désespoir. Instruits par le passé, éclairés par une plus haute
intelligence de la civilisation chrétienne, tous ceux qui méritent ce
titre, à quelque doctrine sociale qu'ils appartiennent, répudient pour
l'avenir le rôle tragique des vieux jacobins, et demandent à mains
jointes à la conscience des hommes de s'éclairer et de se prononcer pour
la loi de Dieu.

Mais l'idée du despotisme est, par sa nature, tellement identique à
l'idée de la peur, que la bourgeoisie tremble et menace à la fois. Elle
s'effraye du socialisme à ce point de vouloir l'anéantir par la calomnie
et par la persécution, et, si quelque parole prévoyante s'élève pour
signaler le danger, aussitôt mille voix s'élèvent pour crier anathème
sur le fâcheux prophète.

«Vous provoquez à la haine, s'écrie-t-on, vous appelez sur nous la
vengeance. Vous _faites croire_ au peuple qu'il est malheureux, vous
nous désignez à ses fureurs. Vous ne le plaignez que pour l'exciter.
Vous lui faites savoir qu'il est pauvre parce que nous sommes riches.»
Enfin ce que le Christ prêchait aux hommes de son temps, la charité,
l'amour fraternel, est devenu une prédication incendiaire, et, si Jésus
reparaissait parmi nous, il serait empoigné par la garde nationale comme
factieux et anarchiste.

Voilà ce que je crains pour la France, ce Christ des nations, comme
on l'a appelée avec raison dans ces derniers temps. Je crains
l'inintelligence du riche et le désespoir du pauvre. Je crains un état
de guerre qui n'est pas encore dans les esprits, mais qui peut passer
dans les faits, si la classe régnante n'entre pas dans une voie
franchement démocratique et sincèrement fraternelle. Alors, je vous le
déclare, il y aura une grande confusion et de grands malheurs, car le
peuple n'est pas mûr pour se gouverner seul. Il y a dans son sein de
puissantes individualités, des intelligences à la hauteur de toutes les
situations; mais elles lui sont inconnues, elles n'exercent pas sur lui
le prestige dont le peuple a besoin pour aimer et croire. Il n'a point
confiance en ses propres éléments, il vient de le prouver dans les
élections de toute la France; il croit trouver des lumières au-dessus de
lui, il aime les grands noms, les célébrités, quelles qu'elles soient.

Il chercherait donc encore ses sauveurs parmi les bourgeois prétendus
démocrates, socialistes ou autres, et il serait encore trompé; car, sauf
quelques exceptions peut-être, il n'existe point en France un partie
démocratique éclairé suffisamment pour exercer une dictature de salut
public. S'en remettrait-il à la sagesse ou à l'inspiration d'un seul?
Ce serait reculer et faire abstraction de tout le progrès de l'humanité
depuis vingt ans.

Nul homme ne sera supérieur à un principe, et le principe qui doit
donner la vie aux sociétés nouvelles, c'est le suffrage universel, c'est
la souveraineté de tous. Ce n'est donc qu'avec le concours de tous, avec
la bourgeoisie réactionnaire, comme avec la bourgeoisie démocratique,
comme avec les socialistes, que le peuple doit se gouverner. Il lui
faut, pour s'éclairer, la lutte pacifique et légale de tous ces éléments
divers.

Qu'une majorité démocratique et sociale se dessine dans le sein de notre
Assemblée, et nous sommes sauvés avec le temps; mais, que ce soit
une majorité définitivement réactionnaire et marchant à son but, la
dissolution de l'ordre social commence, l'insolente chimère d'une
république oligarchique s'évanouit dans une crise extrême, et le hasard
s'empare pour longtemps des destinées de la France.

Voilà ce qu'il n'est point permis de dire en France, à l'heure qu'il est
sans s'attirer la haine des partis. La réaction appelle cette prévoyance
un appel à la guerre civile. Le parti _modéré_ sourit d'un air capable
et méprise souverainement toute autre solution que celle qu'il prétend
avoir et qu'il n'a point. Chaque coterie philosophico-politique a son
homme, son fétiche qui pourrait sauver la République à lui tout seul et
dont il n'est point permis de douter. Chaque ambitieux satisfait devient
optimiste à l'instant même; l'ambitieux mécontent déclare que la
République est perdue, faute de son concours.
                
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