Au milieu de ces tiraillements de l'intérêt personnel, la foi au
principe s'efface ou du moins l'intelligence de ce principe s'amoindrit
dans les esprits. Toutes les frayeurs, comme tous les appétits de
pouvoir, convergent vers le même but, le respect de la représentation
nationale, l'appel jaloux à son omnipotence. Mais ce n'est point un
respect sincère, ce n'est point une foi sérieuse. Cette Assemblée, qui
représente bien un principe, n'est pas un principe en action. C'est
quelque chose de creux comme une formule; c'est l'image de quelque chose
qui devrait être; chaque nuance de l'opinion trouve là quelques noms
propres qu'elle préconise; mais tout bas chacun se dit: «Excepté Pierre,
Jacques et Jean, tous ces représentants ne représentent rien.»
Le nom propre est l'ennemi du principe, et pourtant il n'y a que le
nom propre qui émeuve le peuple. Il cherche qui le représentera, lui,
l'éternel représenté, et il cherche, dans les individualités extrêmes,
ceux-ci M. Thiers, ceux-là M. Cabet, d'autres Louis Bonaparte, d'autres
Victor Hugo, produit bizarre et monstrueux du vote, et qui prouve
combien peu le peuple sait où il va et ce qu'il veut.
La question est pourtant facile à éclairer pour le peuple: «Être ou ne
pas être;» mais il ignore les moyens. On a suscité, pour l'éblouir et
lui donner le vertige, le grand fantôme du mensonge politique, et, quand
je dis le mensonge, c'est faire trop d'honneur à l'élément bizarre et
ridicule qui fait mouvoir l'opinion de la France en ce moment. Nous
avons un mot trivial que vous traduirez par quelque équivalent dans
votre langue: c'est le _canard_ politique. Tous les matins, une histoire
merveilleuse, absurde, ignoble le plus souvent, part de je ne sais quels
cloaques de Paris et fait le tour de la France, agitant les populations
sur son passage, leur annonçant un sauveur nouveau, ou un ogre prêt à
les dévorer, les livrant à de folles espérances ou à de sottes frayeurs,
et se personnifiant, par une mystérieuse solidarité, dans les individus
qui plaisent ou déplaisent aux diverses localités. Ce peuple intelligent
mais crédule et impressionnable, on travaille ainsi à l'abrutir; mais,
comme ce n'est pas facile, on ne réussit qu'à l'exalter et à le rendre
fou. Aussi nulle part il n'est tranquille, nulle part il ne comprend.
Ici, il crie: «À bas la République! et vive l'égalité!» Ailleurs: «À
bas l'égalité! et vive la République!».
D'où peut sortir la lumière, au milieu d'un tel conflit d'idées fausses
et de formules menteuses? De belles et nobles lois peuvent seules
expliquer à la foule que la République est non pas la propriété de telle
ou telle classe, de telle ou telle personne, mais la doctrine du salut
de tous.
Qui fera ces lois? Une Assemblée vraiment nationale. La nôtre
malheureusement subit toutes les préventions et cède à toutes les
influences qui font la perte des monarchies.
Vous voyez, ami, combien il est difficile à une société de se
transformer sans combat et sans violence. Et pourtant notre idéal, à
nous autres, c'était d'arriver à cette transformation sans discorde
civile, sans cette guerre impie des citoyens d'une même nation les uns
contre les autres. Je vous confesse que, la royauté mise de côté, après
ce court et glorieux élan du peuple de Paris, qu'on ne peut pas appeler
un combat, mais qui fut bien plutôt une manifestation puissante où
quelques citoyens se sont offerts à Dieu et à la France comme une
hécatombe sacrée, mon âme ne s'était pas cuirassée au point d'envisager
sans horreur l'idée de la guerre sociale. Je ne la croyais pas possible,
et elle ne l'est point, en effet, de la part de ce peuple magnanime où
les idées sociales out assez pénétré pour le rendre éminemment pacifique
et généreux. Bourgeoisie aveugle et ingrate, qui ne voit point que
ces idées l'ont sauvée en février et qui essaye de tourner contre les
socialistes une rage factice, excitée par elle dans le sein du peuple!
Caste insensée, téméraire comme une royauté expirante, qui joue sa
dernière partie, qui cherche son appui, comme les monarques d'hier, dans
la force matérielle, et qui, depuis trois mois, travaille à sa propre
perte avec une ardeur déplorable!
D'un bout de la France à l'autre, cette caste se donne le mot d'ordre et
ne craint pas de jeter un cri de mort contre ceux qu'elle appelle des
factieux, sans songer que ce même peuple, qu'elle provoque contre
lui-même, peut perdre en un jour le fruit d'une civilisation morale
acquise depuis vingt ans, et redevenir, sous le coup de la peur, du
soupçon et de la colère, le peuple terrible à tous, le peuple de 93, qui
fut la gloire farouche de son temps et qui serait la honte sanglante de
la cause nouvelle!
Espérons encore que notre peuple sera plus fort et plus grand que les
passions funestes qu'on s'efforce de réveiller en lui. Espérons qu'il
restera sourd à ces agents provocateurs qui veulent l'agiter à leur
profit et qui s'imaginent qu'après l'avoir déchaîné contre nous, il
ne se retournerait pas contre eux le lendemain. Il ne tient pas à la
bourgeoisie réactionnaire que le peuple de France n'agisse comme les
lazzaroni de Naples.
Mais ce complot impie échouera, Dieu interviendra et peut-être la caste
des riches ouvrira-t-elle aussi les yeux. Nous, les amis de l'humanité,
nous ne voulons pas que les riches soient punis, nous disons après
Jésus: «Qu'ils se convertissent et qu'ils vivent!»
Prions pour qu'il en soit ainsi. Ah! qu'ils nous connaissent mal, ceux
qui nous croient leurs ennemis et leurs juges implacables! Comment ne
savent-ils pas qu'on ne peut pas aimer le peuple sans haïr le mal que
commettrait le peuple! comment ne voient-ils pas que l'oeuvre qu'ils
accomplissent, en cherchant à rendre le peuple brutal et sanguinaire,
nous est mille fois plus douloureuse que tout le mal qu'ils pourraient
nous faire à nous-mêmes! Nous aimons le peuple comme notre enfant;
nous l'aimons comme on aime ce qui est malheureux, faible, trompé et
sacrifié; comme on aime ce qui est jeune, ignorant, pur encore, et
portant en soi le germe d'un avenir idéal. Nous l'aimons comme on aime
la victime innocente, disputée à la fatalité éternelle; comme on aime le
Christ sur la croix, comme on aime l'espérance, comme on aime l'idée de
la justice, comme on aime Dieu dans l'humanité! Peut-on aimer ainsi et
vouloir que l'objet d'un tel amour s'avilisse dans la misère ou se
souille dans le pillage?
Demandez à la mère si elle souhaite que l'enfant de ses entrailles
devienne un bandit et un assassin!
Et pourtant voilà ce dont on nous accuse. On dit que nos idées d'égalité
fraternelle sont le tocsin du meurtre et de l'incendie, et; en disant
cela, on sonne aux oreilles du peuple le tocsin du délire, on lui
signale d'invisibles ennemis qu'on lui conseille d'étrangler. On marque
la porte de nos maisons, on voudrait une Saint-Barthélemy d'hérétiques
nouveaux, on lui crie: «_Tue!_ afin qu'il n'y ait plus personne entre
toi, peuple, et nous, bourgeoisie, et alors nous compterons ensemble.»
Le peuple ne tuera pas. Eh! que m'importerait à moi qu'il me tuât,
si mon sang pouvait apaiser la colère du ciel et même celle de la
bourgeoisie? Mais le sang enivre et répand dans l'atmosphère une
influence contagieuse. Le meurtre rend fou. L'injure même, les mauvaises
paroles, les cris de menace tuent moralement ceux qui les exhalent.
L'éducation de la haine est une école d'abrutissement et d'impiété qui
finit par l'esclavage. Bourgeois, bourgeois! rentrez en vous-mêmes.
Parlez-nous de charité et de fraternité; car, après que vous aurez tué
moralement le peuple, vous vous trouverez en face des cosaques, des
lazzaroni de Naples et des paysans de la Gallicie!
CCLXXXIII
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Nohant, juillet 1818.
Merci, mon amie; j'aurais été inquiète de vous si vous ne m'aviez pas
écrit; car, au désastre général, on tremble, d'avoir à ajouter quelque
désastre particulier. On souffre et on craint dans tous ceux qu'on aime.
Je suis navrée, je n'ai pas besoin de vous le dire, et je ne crois plus
à l'existence d'une république qui commence par tuer ses prolétaires.
Voilà une étrange solution donnée au problème de la misère. C'est du
Malthus tout pur.
Comment! miss Ashurst est arrivée au milieu de cette tragédie? Pauvre
enfant! elle est venue assister aux funérailles de notre honneur. Elle
est venue trop tard: elle n'aura pas vu la République. Embrassez-la pour
moi; je suis contente qu'elle soit chez vous et j'ai la certitude que
vous serez contentes l'une de l'autre. Je voudrais bien pouvoir vous
aller embrasser toutes deux. Mais, d'ici à quelque temps, outre que je
serais peut-être hors d'état de me conduire _prudemment_ à Paris, il
faut que je tienne en respect par ma présence une bande considérable
d'imbéciles de la Châtre qui parlent tous les jours de venir mettre le
feu chez moi.
Ils ne sont braves ni au physique ni au moral, et, quand ils viennent se
promener par ici, je vais au milieu d'eux, et ils m'ôtent leur chapeau.
Mais, quand ils ont passé, ils se hasardent à crier: _A bas les
communisques!_ Ils espéraient me faire peur et s'aperçoivent enfin
qu'ils n'y réussissent pas. Mais on ne sait à quoi peuvent les pousser
une douzaine de bourgeois réactionnaires qui leur font sur moi les
contes les plus ridicules. Ainsi, pendant les événements de Paris,
ils prétendaient que j'avais caché chez moi Ledru-Rollin, deux cents
communistes et quatre cents fusils!
D'autres, mieux intentionnés, mais aussi bêtes, accouraient au milieu de
la nuit pour me dire que ma maison était cernée par des brigands, et ils
le croyaient si bien, qu'ils m'ont amené la gendarmerie. Heureusement,
tous les gendarmes sont mes amis et ne donnent pas dans les folies qui
pourraient me faire empoigner un beau matin sans forme de procès. Les
autorités sont pour nous aussi; mais, si on les change, ce qui est
possible, nous serons peut-être un peu persécutés. Tous mes amis ont
quitté le pays, à tort selon moi. Il faut faire face à ces petits
orages, éclaboussures inévitables du malheur général.
Bonsoir, amie. Quels jours de larmes et d'indignation! J'ai honte
aujourd'hui d'être française, moi qui naguère en étais si heureuse! Quoi
qu'il arrive, je vous aime.
GEORGE.
CCLXXXIV
A M. GIRERD,
REPRÉSENTANT DU PEUPLE A
L'ASSEMBLÉE NATIONALE, A PARIS
Nohant, 6 août 1848.
Mon ami,
Je suis en effet l'auteur du XVIe _Bulletin_, et j'en accepte toute
la responsabilité _morale_. Mon opinion est et sera toujours que, si
l'Assemblée nationale voulait détruire la République, la République
aurait le droit de se défendre, même contre l'Assemblée nationale.
Quant à la responsabilité _politique_ du XVIe _Bulletin_, le hasard
a voulu qu'elle n'appartînt à personne. J'aurais pu la rejeter sur M.
Ledru-Rollin, de même qu'on aurait fort bien pu ne pas rejeter sur moi
la responsabilité _morale_. Mais, dans un moment où le temps manquait à
tout le monde, j'aurais cru, moi, manquer à ma conscience, si j'avais
refusé de _donner_ quelques heures du mien à un travail _gratuit_ autant
comme argent que comme amour-propre. C'était la première et ce sera
probablement la dernière fois de ma vie que j'aurai écrit quelques
lignes sans les signer.
Mais, du moment que je consentais à laisser au ministre la
responsabilité d'un écrit de moi, je devais accepter aussi la censure du
ministre, ou des personnes qu'il commettait à cet examen. C'était une
preuve de confiance personnelle de ma part envers M. Ledru-Rollin,
la plus grande qu'un écrivain qui se respecte puisse donner à un ami
politique.
Il avait donc, lui, la responsabilité politique de mes paroles, et les
cinq ou six _Bulletins_ que je lui ai envoyés ont été examinés. Mais le
XVIe _Bulletin_ est arrivé dans un moment où M. Élias Regnault, chef du
cabinet, venait de perdre sa mère. Personne n'a donc lu, apparemment, le
manuscrit avant de l'envoyer à l'imprimerie. J'ignore si quelqu'un en a
revu l'épreuve. Je ne les revoyais jamais, quant à moi.
Un moment de désordre dans le cabinet de M. Élias Regnault, désordre
qu'il y aurait cruauté et lâcheté à lui reprocher, a donc produit tout
ce scandale, que, pour ma part, je ne prévoyais guère et n'ai jamais
compris jusqu'à présent.
Comme, jusqu'à ce fameux _Bulletin_, il n'y avait pas eu un mot à
retrancher dans mes articles, ni le ministre, ni le chef du cabinet
n'avaient lieu de s'inquiéter extraordinairement de la différence
d'opinion qui pouvait exister entre nous.
Apparemment, M. Jules Favre, secrétaire général, qui, je crois,
rédigeait en chef le _Bulletin de la République_, était absent, ou
préoccupé aussi par d'autres soins. Il est donc injuste d'imputer au
ministre ou à ses fonctionnaires le choix de cet article parmi trois
projets rédigés sur le même sujet _dans des nuances différentes_. Je
n'ai pas le talent assez souple pour tant de rédactions et c'eût été
trop exiger de mon obligeance que de me demander trois versions sur la
même idée. Je n'ai jamais connu trois manières de dire la même chose, et
je dois ajouter que le sujet ne m'était point désigné.
Une autre circonstance que je me rappelle exactement et qu'il est bon
d'observer, c'est que l'article avait été envoyé par moi le mardi 12
avril, alors qu'il n'était pas plus question, dans mon esprit, des
événements du 16, que dans les prévisions de tous ceux qui vivent
comme moi en dehors de la politique proprement dite. Par suite de la
préoccupation douloureuse du chef du cabinet, cet article n'a paru que
le 16: c'est dire assez que, dans l'agitation où se trouvaient alors les
esprits, on a voulu à tort donner, à des craintes que j'avais émises
d'une manière générale, une signification particulière.
Voilà ma réponse aux explications que tu me demandes. Pour ma part,
il m'est absolument indifférent qu'on incrimine mes pensées: je ne
reconnais à personne le droit de m'en demander compte et aucune loi
n'autorise à chercher au fond de ma conscience si j'ai telle ou telle
opinion. Or un écrit que l'on compte soumettre à un contrôle _avant de
le publier_, et que dans cette prévision, on ne se donne le soin ni de
peser, ni de relire, est un _fait inaccompli_, ce n'est rien de plus
qu'une pensée qui n'est pas encore sortie de la conscience intime.
Mais peu importe ce qui me concerne. Je devais seulement à la vérité et
à l'amitié de te raconter ce qui entoure ce fait, c'est-à-dire la part
qu'on accuse certaines personnes d'y avoir prise.
Si le XVIe _Bulletin_ a été un brandon de discorde _entre républicains_,
ce que j'étais loin d'imaginer durant les cinq à dix minutes que je
passai à l'écrire, il ne fut pas écrit du moins en prévision ou en
espérance de l'événement du 15 mai, que je n'approuve en aucune façon.
Je crois que tu me connais assez pour savoir que, si je l'avais approuvé
avant et pendant, ce ne serait pas l'insuccès qui me le ferai désavouer
après.
À toi de coeur, mon ami.
GEORGE SAND.
CCLXXXV
AU MÊME
Nohant, mardi 7 août 1848.
Mon ami,
Quoique bien malade, je t'ai écrit hier pour te donner, vite, les
explications que tu me demandais et que tu désirais peut-être, par
amitié pour moi, pouvoir donner à quelques personnes. Il y a assez
longtemps qu'on m'ennuie avec ce XVIe _Bulletin_. J'ai dédaigné de
répondre à toutes les attaques indirectes des journaux de la réaction.
Ma réponse, conforme à l'exacte vérité, est dans la lettre que je t'ai
envoyée hier et dont je t'autorise à faire l'usage que tu jugeras
convenable, soit en la communiquant, soit en la faisant imprimer dans un
journal de notre opinion. J'aurais pu l'écrire plus tôt; mais je voulais
laisser à M. Ledru-Rollin le soin de désavouer ce _Bulletin_ comme il
l'entendrait; les explications que le rapport prétend avoir reçues
de _hauts fonctionnaires_ ne sont pas conformes à la vérité, et tu
comprendras qu'il me plaise peu de passer pour son rédacteur _payé_,
apparemment, puisqu'on suppose que j'envoyais _divers_ projets, parmi
lesquels on choisissait la _nuance_, je tiens à garder l'attitude qui me
convient comme écrivain, et à laquelle je n'ai jamais manqué, ni comme
dignité, ni comme modestie, ni comme désintéressement.
Avise donc de toi-même; car je prends ici conseil de toi, sur ce que
tu dois faire de ma lettre. Je désire rétablir la vérité en ce qui me
concerne, et c'est aussi défendre M. Ledru-Rollin que de me défendre
moi-même. C'est la seule occasion convenable peut-être que j'aurai de le
faire; car, le rapport oublié, il serait de mauvais goût de ramener
sur moi l'attention pour un _fait personnel_, comme vous dites à
l'Assemblée. Peut-être aussi faut-il attendre que M. Ledru-Rollin s'en
explique lui-même? Confères-en avec lui, ce sera utile, et montre-lui
mes lettres si tu veux.
Je te remercie, mon vieux frère, d'avoir pensé à moi tout de suite;
j'étais bien sûre que tu aurais ce soin-là.
Je crois que tu dois blâmer, toi, l'homme de la douceur et de la
prudence généreuse, la brutalité du _XVIe Bulletin_. Pardonne-moi ce
péché, que je ne puis appeler un péché de jeunesse. Je ne reviendrai pas
sur ce que je t'ai écrit hier du fait _non accompli_ dans ma réflexion,
et pourtant accompli par le vouloir d'un hasard singulier. Ma défense,
la-dessus, n'est point trop métaphysique, elle est simple et même naïve,
je crois. Mais, après tout, je ne me repens pas _bien sincèrement_, je
le le confesse, de cette énormité. Je suis sincère en te disant que je
n'ai jamais donné dans le 15 mai. L'Assemblée n'avait pas mérité d'être
traitée si brutalement. Le peuple n'avait pas _droit_ ce jour-là. Il ne
s'agissait pas pour lui de sauver la République par ces moyens extrêmes
qu'il n'a mission d'employer, que dans les cas désespérés. D'ailleurs,
il n'était pas là, _le peuple_, puisqu'on ne s'est pas battu. Quelques
groupes socialistes n'ont pas le droit d'_imposer_ leur système à la
France qui recule; mais, quand je disais, dans l'abominable XVI^{e}
_Bulletin_, que _le peuple_ a droit de sauver la République, j'avais
si fort raison, que je remercie Dieu d'avoir eu cette inspiration si
impolitique. Tout le monde l'avait aussi bien que moi; mais il n'y avait
qu'une femme assez folle pour oser l'écrire. Aucun homme n'eût été assez
bête et assez mauvaise tête pour faire tomber de si haut une vérité si
banale. Le hasard, qui est quelquefois la Providence, s'est trouvé là
pour que l'étincelle mît le feu. J'en rirais sur l'échafaud si cela
devait m'y envoyer. Le bon Dieu est quelquefois si malin!
Mais que M.-Ledru-Rollin s'en défende, je le veux de tout mon coeur, et
je l'y aiderai tant qu'il voudra. Je l'eusse fait plus tôt s'il ne m'eût
dit que cela n'en valait pas la peine. Pourtant, puisque l'accusation de
ce fait prend place dans les choses officielles, hâtons-nous de dire la
vérité. Ce que je n'accepte pas, c'est que M. Elias Regnault, ou quelque
autre (je ne sais pas qui), _arrange_ la vérité à sa manière.
Je t'envoie une lettre que j'ai reçue le 8 ou le 10 juin d'un Anglais
qui n'est pas précisément de mes amis, mais qui m'est sympathique.
Remets-la à Louis Blanc, et qu'il juge si elle peut lui être utile. S'il
veut des détails sur le caractère et la position de M. Milnes, M. de
Lamennais lui en donnera d'excellents, et, s'il y avait lieu à l'appel
en témoignage, je suis sûre qu'il le ferait de bon coeur. C'est un homme
de vérité et de sincérité, quoique un peu sceptique. Au reste, sa lettre
le peint tout entier.
Bonsoir, ami et frère. Toujours à toi.
GEORGE SAND.
CCLXXXVI
A M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULÈME
Nohant, 24 septembre 1848
Monsieur,
Je viens bien tard répondre à une lettre que vous m'avez écrite le 19
juillet dernier. Vous me l'aviez adressée à Paris, et, par un concours
de circonstances trop long à vous expliquer ici, je ne l'ai reçue que
depuis peu de jours avec un paquet d'autres lettres.
Vous me demandez si le socialisme combattait en juin à Paris. Je le
crois, bien qu'aucun de mes amis, parmi les ouvriers, n'ait cru devoir
prendre part à cette lutte effroyable. J'étais déjà ici à cette
époque et je n'ai rien vu par moi-même: je ne puis donc juger que par
induction. Je crois que le socialisme a dû combattre dans toutes ses
nuances, parce qu'il y a de tout dans ce grand peuple de Paris, et même
des combinaisons d'idées et de doctrines que nous ne connaissons pas.
Mais je ne crois pas que le socialisme ait suscité le mouvement ni qu'il
l'ait dirigé. Je doute qu'il l'eût dominé et réglé si les insurgés
eussent triomphé. Il y a eu, je crois, toute sorte de désespoirs dans
cette mêlée, et, par conséquent, toute sorte de fantaisies; car le
désespoir en a, vous le savez, comme les maladies extrêmes. L'élection
de Louis Bonaparte à côté de celle de Raspail, doit nous expliquer un
peu aujourd'hui la confusion de l'événement de juin.
En somme, il y a un grand fait qui domine tout, et je vous l'explique
assez par le _mal de désespoir_. Le désespoir ne peut pas raisonner, il
ne peut pas attendre. Là est le malheur. Le peuple n'a pas eu confiance
en l'Assemblée nationale, et, aujourd'hui, nous voyons bien que son
instinct ne l'avait pas trompé; car l'Assemblée nationale, sauf une
minorité républicaine méritante, et une infiniment petite minorité
socialiste, enterre toutes les questions vitales de la démocratie.
Mais ce n'est point par le combat que le peuple triomphera d'ici à
longtemps. On a trop effrayé la bourgeoisie propriétaire. Elle croit
qu'on veut tout lui ravir, l'argent et la vie, et elle trouve de l'appui
dans la majorité du peuple, qui craint aussi pour l'ombre de propriété
qu'elle possède ou qu'elle rêve. Je crois que la question est retardée
parce qu'elle est mal posée de part et d'autre.
Il y a, selon moi, deux espèces de propriétés: la propriété individuelle
et la propriété sociale. Les bourgeois ne veulent reconnaître que
la première; certains socialistes, poussés à l'extrême par cette
monstrueuse négation de la propriété sociale, ne veulent reconnaître que
la seconde.
Cependant plus les sociétés se civilisent et se perfectionnent, plus
elles étendent le fonds commun, pour faire contrepoids à l'abus et à
l'excès de la propriété individuelle. Mais il doit aussi y avoir une
borne à cette extension de la propriété commune; autrement, la liberté
individuelle et la sécurité de la famille périraient.
Aussi le ministre Duclerc avait une pensée vraiment sociale en voulant
donner à l'État le monopole des chemins de fer et des assurances contre
l'incendie. C'étaient des mesures parfaitement logiques et qui devaient
s'étendre à mesure que la société en aurait recueilli le bénéfice. Ainsi
tout ce qui concerne les voies de communication, les routes, les canaux
et les richesses qui, de leur nature, sont communes à tous, les grandes
mesures financières portant sur les hypothèques et qui peuvent mettre
l'argent à bon marché, tout cela devra être socialisé avec le temps,
pourvu que la bonne volonté y soit. Mais elle n'y est pas, la vérité
ayant été outrepassée par les écoles socialistes qui vont jusqu'à ôter
à l'individu, sa maison, son champ, son jardin, son vêtement et même sa
femme.
La peur, une peur pusillanime et furieuse en même temps, s'est emparée
de la bourgeoisie. Et puis les spéculateurs qui, sous la dernière
monarchie, se sont emparés de ces richesses communes (et c'est en ce
sens que Proudhon a raison de dire que la propriété, c'est le vol), ne
veulent point restituer à la communauté ce qui est essentiellement du
domaine commun. S'ils pouvaient, comme sous la féodalité, posséder les
ponts, les chemins, les rivières, les maisons et même les hommes, ils
trouveraient cela fort légitime, tant ils font peu, vis-à-vis de la
communauté, la distinction du tien et du mien.
Le peuple qui s'est battu en juin avait-il compris cette distinction? On
le croirait à cause du fait de la dissolution des ateliers nationaux,
qui a servi de cause ou de prétexte. Il semble qu'il ait pris les armes
pour maintenir son droit au travail. Mais le fait accompli se présente
si confusément et, je le répète, les dernières élections de Paris sont
si bizarres, qu'on ne sait plus que penser de la masse.
Est-ce par haine de la dictature de Cavaignac qu'on ambitionne celle
d'un neveu de Napoléon? Comment le savoir? Nous nous agitons dans une
fournaise, et il est malheureux que le peuple ne connaisse pas sa vraie
force. Elle est dans le suffrage universel qui le met toujours à même
de réparer ses fautes et de refaire sa constitution. Mais l'excès de sa
souffrance la lui fait méconnaître, et, dans les orages qu'il soulève,
dans les voeux étranges qu'il émet lors des élections, il compromet le
principe même de sa souveraineté.
Cavaignac a peut-être combattu le peuple pour lui conserver, malgré lui,
cette inviolable souveraineté. Je ne sais. Il faut croire cela pour ne
pas le haïr de s'être fait, en apparence, l'exécuteur des hautes-oeuvres
de la bourgeoisie.
Voilà, monsieur, mes idées sur notre malheur. Elles sont assez vagues,
comme vous voyez; car on n'a pas l'esprit bien lucide quand le coeur
est si profondément déchiré. La foi dans l'avenir ne doit jamais être
ébranlée par ces catastrophes; car l'expérience est un fruit amer et
plein de sang; mais comment ne pas souffrir mortellement du spectacle de
la guerre civile et de l'égorgement du peuple?
Je vous remercie de la citation de Pascal que vous m'envoyez.--Elle est
bien belle, en effet, et bien frappante. Vous me demandez dans quel
journal j'écris. Je n'écris nulle part en ce moment du moins, je ne puis
dire ma pensée sous l'état de siège. Il faudrait faire aux prétendues
nécessités du temps des concessions dont je ne me sens pas capable. Et
puis mon âme a été brisée, découragée pendant quelque temps. Elle est
encore malade et je dois attendre qu'elle soit guérie.
Agréez, monsieur, et faites agréer à vos amis, l'expression de mes
sentiments fraternels.
GEORGE SAND.
CCLXXXVII
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 30 septembre 1848.
Ami,
Je ne sais si vous avez reçu deux lettres que je vous ai écrites à
Milan, l'une pendant nos horribles événements de juin, l'autre, quelque
temps après. Comme je vous sais plein de courage pour écrire à ceux qui
vous aiment, je présume, si vous ne m'avez pas répondu, que vous n'avez
rien reçu. Dieu sait quels obstacles peuvent être entre nous! Je n'en
verrais le motif de la part d'aucune police européenne; car nous sommes
désormais de ceux qui conspirent au grand jour. Mais, enfin, nous vivons
dans un temps où toutes choses ne s'expliquent pas. Si vous recevez
celle-ci, ayez la bonté de me faire savoir, ne fût-ce que par un mot,
que vous savez que je pense à vous.
Heureusement, j'ai eu de vos nouvelles par Eliza Ashurst. Presque toutes
les lettres que vous avez écrites à ses parents lui ont été adressées à
Paris, d'où elle me les a envoyées ici, d'où, enfin, je les renvoie à
Londres. Vous voyez que vos petits bouts de papier circulent beaucoup et
intéressent plus d'une famille. J'ai donc su vos malheurs, vos douleurs,
vos agitations; je n'avais pas besoin de les lire pour les apprécier.
Je n'avais qu'à interroger mon propre coeur pour y trouver toutes vos
souffrances, et je sais que vous avez dû ressentir aussi les miennes. Ce
qui s'est passé à Milan est mortel à mon âme, comme ce qui s'est passé
à Paris doit être déchirant pour la vôtre. Quand les peuples combattent
pour la liberté, le monde devient la patrie de ceux qui servent cette
cause. Mais votre situation est plus logique et plus claire que la
nôtre, quoiqu'il y ait au fond les mêmes éléments. Vous avez l'étranger
devant vous et les crimes de l'étranger s'expliquent comme la lutte du
faux et du vrai. Mais nous qui avons tout recouvré en février, et qui
laissons tout perdre, nous qui nous égorgeons les uns les autres sans
aller au secours de personne, nous présentons au monde un spectacle
inouï.
La bourgeoisie l'emporte, direz-vous, et il est tout simple que
l'égoïsme soit à l'ordre du jour. Mais pourquoi la bourgeoisie
l'emporte-t-elle, quand le peuple est souverain, et que le principe de
sa souveraineté, le suffrage universel, est encore debout? Il faut enfin
ouvrir les yeux, et cette vision de la réalité est horrible. La majorité
du peuple français est aveugle, crédule, ignorante, ingrate, méchante et
bête; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorité sublime dans les
villes industrielles et dans les grands centres, sans aucun lien avec le
peuple des campagnes, et destinée pour longtemps à être écrasée par la
majorité vendue à la bourgeoisie. Cette minorité porte dans ses flancs
le peuple de l'avenir. Elle est le martyr véritable de l'humanité. Mais,
à côté d'elle et autour d'elle, le peuple, même celui qui combat avec
elle en de certains jours, est monarchique. Nous qui n'avons pas vu les
journées de juin, nous avons cru, jusqu'à ce moment, que les faubourgs
de Paris avaient combattu pour le droit au travail. Sans doute, tous
l'ont fait instinctivement; mais voici des élections nouvelles qui
nous donnent le chiffre des opinions formulées. La majorité est à un
prétendant, ensuite à un juif qui paye les votes, et enfin, en nombre
plus limité, aux socialistes. Et, pourtant, Paris est la tête et le
coeur des socialistes. De leur côté, les chefs socialistes ne sont ni
des héros ni des saints. Ils sont entachés de l'immense vanité et
de l'immense petitesse qui caractérisent les années du règne de
Louis-Philippe.
Aucune idée ne trouve la formule de la vie. La majorité de la Chambre
vote la mort du peuple, et le peuple en masse ne se lève pas sous le
drapeau de la République. Il faut à ceux-ci un empereur, à ceux-là des
rois, à d'autres des révélateurs bouffis et des théocrates. Nul ne sent
en lui-même ce qu'il est et ce qu'il doit être. C'est une effrayante
confusion, une anarchie morale complète et un état maladif où les plus
courageux se découragent et souhaitent la mort.
La vie sortira, sans aucun doute, de cette dissolution du passé, et
quiconque sait ce que c'est qu'une idée ne peut être ébranlé dans sa
foi, en tant que principe. Mais l'homme n'a qu'un jour à passer ici-bas,
et les abstractions ne peuvent satisfaire que les âmes froides. En vain
nous savons que l'avenir est pour nous; nous continuons à lutter et à
travailler pour cet avenir que nous ne verrons pas. Mais quelle vie
sans soleil et sans joies! quelle lourde chaîne à porter! quels ennuis
profonds! quels dégoûts! quelle tristesse! Voilà le pain trempé de
larmes qu'il nous faut manger. Je vous avoue que je ne puis accepter de
consolations et que l'espérance m'irrite. Je sais aussi bien que qui que
ce soit qu'il faut aller en avant; mais ceux qui me disent que c'est
pour traverser _en personne_ de plus riantes contrées, sont des enfants
qui se croient assurés de vivre un siècle. J'aime mieux qu'on me laisse
dans ma douleur. J'ai bien la force de boire le calice, je ne veux pas
qu'on me dise qu'il est de miel quand j'y vois le sang et les larmes de
l'humanité.
J'ai vu votre amie Eliza. Elle est venue passer quelques jours ici.
Nous avons beaucoup parlé de vous; mais je vous dirai tout franchement
qu'elle m'a fait un effet tout opposé à celui que vous avez produit sur
moi. Après vous avoir vu, je vous ai aimé beaucoup plus qu'auparavant,
tandis qu'avec elle, c'est le contraire. Elle est très bonne, très
intelligente, elle doit avoir de grandes qualités. Mais elle est
infatuée d'elle-même, elle a le vice du siècle, et ce vice ne me trouve
plus tolérante comme autrefois; depuis que je l'ai vu, comme un vilain
ver, ronger les plus beaux fruits et porter son poison sur tout ce qui
pouvait sauver le monde. Je crains que la lecture de mes romans ne lui
ait été mauvaise et n'ait contribué, en partie, à l'exalter dans un sens
qui n'est pas du tout le mien. L'_homme_ et la _femme_ sont tout pour
elle, et la question de _sexe_, dans une acception où la pensée de
l'homme ni celle de la femme ne devrait s'arrêter exclusivement, efface
chez elle la notion de l'_être humain_, qui est toujours le même être
et qui ne devrait se perfectionner ni comme homme ni comme femme, mais
comme âme et comme enfant de Dieu. Il résulte de cette préoccupation,
chez elle, une sorte d'état hystérique dont elle ne se rend pas compte,
mais qui l'expose à être la dupe du premier drôle venu. Je crois sa
conduite chaste, mais son esprit ne l'est pas et c'est peut-être pire.
J'aimerais mieux qu'elle eût des amants et n'en parlât jamais que de
n'en point avoir et d'en parler sans cesse. Enfin, après avoir causé
avec elle, j'étais comme quelqu'un qui a mangé un mauvais aliment et qui
souffre de l'estomac. J'ai été sur le point de le lui dire, et c'était
peut-être mon devoir. Mais je m'apercevais que cela l'irriterait et je
n'étais pas sûre de lui faire utilement de la peine.
Elle a pour vous, du reste, une sorte d'adoration, un culte, dont vous
devez lui savoir gré, car il est sincère et profond. Mais encore, en me
parlant de vous, elle m'a impatientée sans le savoir. Elle voulait avoir
mon opinion sur le sentiment que vous avez _pour les femmes_, et, pour
me débarrasser d'une si sotte question, je lui ai dit un peu brusquement
que vous ne deviez pas les aimer du tout, que vous n'en aviez pas
le temps; et qu'avant les femmes il y avait pour vous _les hommes_,
c'est-à-dire l'humanité, qui comprend les deux sexes à un point de vue
plus élevé que celui des passions individuelles. Là-dessus, elle s'est
animée et m'a parlé de vous comme d'un héros de roman, ce qui me
blessait et m'ennuyait énormément. Enfin, une véritable Anglaise, prude
sans pudeur; et c'est aussi un véritable Anglais, car l'esprit n'a pas
de sexe, et chaque Anglais se croit le plus bel homme de la plus belle
nation qu'il y ait au monde.
Et, pourtant, je sens qu'il faut de l'indulgence avec ces heureux êtres
qui trouvent encore, dans les petites satisfactions ou dans les petites
illusions de leur amour-propre, un refuge contre le malheur des temps.
Nous sommes bien à plaindre, nous qui ne pouvons plus vivre en tant
qu'individus et qui sommes dans l'humanité en travail, comme les vagues
dans la mer battues de l'orage.
Vous avez revu votre soeur et votre mère, c'est toujours cela de pris!
Je ne vous parle pas de mes chagrins domestiques. Ils sont toujours les
mêmes et ne changeront pas. Mon intérieur est du moins tranquille et
doux, mon fils toujours bon et calme; et les deux autres enfants que
vous connaissez, laborieux et affectueux autour de moi. Je ne demande
rien à Dieu pour moi-même, je ne le prie même pas de me préserver des
cuisantes douleurs qui me viennent d'ailleurs. Je lui demande d'ôter aux
autres les peines dont je souffre. Mais c'est encore lui demander plus
que sa terrible loi n'a voulu accorder à notre race infortunée.
Adieu, ami; je vous aime.
G. SAND.
CCLXXXVIII
À M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULÊME
Nohant, 14 octobre 1818.
Monsieur,
Les idées que je vous ai exprimées au courant de la plume dans ma
dernière lettre sont trop incomplètes pour être publiées. On peut faire
sans cérémonie un échange d'idées par lettres; mais il ne faut soumettre
au public que ce qu'on a travaillé de son mieux et cela, non par respect
de soi-même et vanité d'écrivain, mais par respect pour l'idée même
qu'on doit présenter sous la meilleure forme possible. Je m'occupe en
ce moment, avec un de mes amis, d'un travail aussi complet, et pourtant
aussi court et aussi simple que nous pouvons le résumer, sur la question
que je vous ai exposée rapidement dans ma lettre. Cette brochure[1]
paraîtra incessamment et je vous en enverrai plusieurs exemplaires. Si
le principe développé ainsi vous paraît juste et satisfaisant, vous
pourrez, par l'action que vous exercez autour de vous, lui donner une
extension et l'appuyer de preuves nouvelles; car une idée n'est à
personne et son application est l'oeuvre de tous.
Je vous remercie des paroles affectueuses et sympathiques que vous
m'adressez personnellement. Mes sentiments n'ont de valeur que parce
qu'ils répondent au sentiment des âmes généreuses, et qu'ils le
confirment comme ils sont confirmés par lui.
Agréez, monsieur, pour vous et vos amis, l'expression de mon dévouement
fraternel.
GEORGE SAND
Je rouvre ma lettre pour répondre à une question que vous m'adressiez,
et j'y répondrai mal, parce que je suis comme vous dans de grandes
incertitudes en face du fait politique. D'abord, je pense être d'accord
avec vous sur ce point: l'institution de la présidence est mauvaise et
c'est une sorte de restauration demi-monarchique. Ensuite (le président
accordé), faut-il qu'il soit nommé par le peuple ou par l'Assemblée
nationale? En principe, il doit être nommé par le peuple, tous
les démocrates sont d'accord là-dessus; car le contraire est le
rétablissement du suffrage à deux degrés.
Mais, en fait, des républicains très sincères ont voté pour la
nomination par l'Assemblée, pensant que les besoins de la politique
exigeaient cette infraction au principe. Moi, j'avoue que je déteste ce
qu'on appelle aujourd'hui la politique, c'est-a-dire cet art maladroit,
peu sincère et toujours déjoué dans ses calculs par la fatalité ou la
Providence, de substituer à la logique et à la vérité des prévisions,
des ressources, des transactions, la raison d'État des monarchies, en un
mot. Jamais l'instinct du peuple ne ratifiera les actes de la politique
proprement dite, parce que l'instinct populaire est grand quand Dieu
souffle sur lui, tandis que l'esprit de Dieu est toujours absent de ces
conciliabules d'individus où l'on fabrique avec de grands moyens de si
petits expédients.
Pourtant, le peuple va se tromper et manquer de lumière et d'inspiration
dans le choix de son président. Du moins, on le prévoit et on craint
l'élection du prétendant. Qu'y faire? En lui laissant son droit, on lui
laisse au moins l'intelligence et la foi du principe, et il vaut mieux
qu'il en fasse, au début, un mauvais usage que s'il perdait la notion de
son droit et de son devoir en secondant avec prudence et habileté les
exigences de la politique.
S'il fait un mauvais choix, il pourra aussi le défaire, au lieu que,
s'il ne fait pas de choix du tout, il n'y aura pas de raison pour qu'il
ne subisse pas celui qu'on aura fait à sa place.
[1] _Travailleurs et Propriétaires_, par Victor Borie.
CCLXXXIX
À M. ARMAND BARBÈS, AU DONJON DE VINCENNES
Nohant, 1er novembre 1848.
Cher ami,
Je suis toute triste et consternée de n'avoir pas de vos nouvelles
depuis si longtemps. Je sais que vous vous portez bien (si on ne me
trompe pas pour me rassurer!). Mais je suis inquiète quand même, parce
que j'espérais que vous pourriez m'écrire, et apparemment vous ne l'avez
pas pu. N'avez-vous pas reçu une lettre de moi, une seule; car on ne m'a
pas fourni, depuis, d'autre occasion, et d'autre moyen de vous écrire.
Je n'ose vous rien dire; d'ailleurs, que vous dirais-je que vous ne
sachiez aussi bien que moi? Les événements sont tristes et sombres
partout; mais l'avenir est toujours clair et beau pour ceux qui ont la
foi. Depuis mai, je me suis mise en prison moi-même dans ma retraite,
qui n'est point dure et cruelle, comme la vôtre, mais où j'ai peut-être
eu plus de tristesse et d'abattement que vous, âme généreuse et forte!
j'y ai même été moins en sûreté; car on m'a fait beaucoup de menaces.
Vous savez que la peur n'est point mon mal, et nous sommes de ceux pour
qui la vie n'est pas un bien, mais un rude devoir à porter jusqu'au
bout.
Cependant, ces cris, ces menaces me faisaient mal, parce que c'était
l'expression de la haine, et c'est là notre calice.
Être haï et redouté par ce peuple pour qui nous avons subi physiquement
ou moralement le martyre depuis que nous sommes au monde! Il est ainsi
fait et il sera ainsi tant que l'ignorance sera son lot. Pourtant, on me
dit que partout il commence à se réveiller, et en bien des endroits on
crie aujourd'hui: «Vive Barbès!» là où l'on criait naguère (et c'étaient
souvent les mêmes hommes): «Mort à Barbès!»--Eh! mon Dieu, me
disais-je, ce martyre, il l'a déjà subi mille et mille fois, et il l'a
cherché à tous les instants de sa vie. C'est sa destinée d'être le plus
haï et le plus persécuté, parce qu'il est le plus grand et le meilleur.»
Je fais souvent des châteaux en Espagne, c'est la ressource des âmes
brisées. Je m'imagine que, quand vous sortirez d'où vous êtes, vous
viendrez passer un an ou deux chez moi. Il faudra bien que nous nous
tenions tous cois, sous le règne du président, quel qu'il soit; car la
partie, comme vous l'entendiez, est perdue pour un peu de temps. Le
peuple veut faire un nouvel essai de monarchie mitigée: il le fera à
ses dépens, et cela l'instruira mieux que tous nos efforts. Pendant ce
temps-là, nous reprendrons des forces dans le calme, nous apprendrons la
patience dans les moyens, les partis s'épureront et l'écume se séparera
de la lie. Enfin, la nation mûrira, car elle est moitié verte et moitié
pourrie... Et peut-être que, dans cet intervalle, nous aurons les seuls
moments de bonheur que vous et moi aurons connus dans notre vie. Il nous
sera permis de respirer, et l'air de mes champs, l'affection et les
soins de ma famille vous feront une nouvelle santé et une nouvelle
vie...
Laissez-moi faire ce rêve. Il me console et me soutient dans l'épreuve
que vous subissez.
Adieu. L'ami, l'ami qui vous porte ma lettre, essayera de vous voir.
S'il ne le peut, il essayera de vous la faire tenir et de me rapporter
un mot de vous. Mon fils vous embrasse tendrement et nous vous aimons.
GEORGE.
CCXC
À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES
Nohant, 22 novembre 1848.
Mon ami,
Je vous croyais rentré en Italie, je ne savais où vous prendre; cette
énergique proclamation de vous, que j'ai lue dans les journaux,
n'indiquait point où vous étiez. Vous avez une existence difficile à
suivre matériellement, et le coeur seul s'attache à vos pas, au milieu
de mille anxiétés douloureuses.
Comment pouviez-vous croire que vous m'aviez fâchée? Est-ce jamais
possible? Non, non, je ne le crois pas. Vous me gronderiez bien fort que
je baisserais la tête, reconnaissant que vous en avez le droit et le
devoir. Mais, bien loin de là, votre avant-dernière lettre était pleine
de tendresse et de douceur comme toutes les autres, et vous ne songiez
qu'à me consoler et à m'encourager. Quand je ne vous écris pas, dans
le doute de votre situation, c'est par une crainte instinctive de
vous compromettre si vous vous trouviez dans des circonstances plus
périlleuses que de coutume. Tenez-moi donc toujours au courant, ne
fût-ce que par un mot. De mon côté, je vous écrirai un mot seulement
pour vous dire que je pense à vous, quand je craindrai que ma pensée sur
les événements ne vous arrive mal à propos. Mais vous le savez bien, que
je pense à vous sans cesse, et, pour ainsi dire, à toute heure. Votre
souvenir n'est-il pas lié à toutes mes pensées sur le présent et
l'avenir de l'humanité? N'êtes-vous pas un de ces travailleurs
infatigables du _grand-oeuvre_ des temps modernes? Ouvriers qui peuvent
bien se compter entre eux; car ceux de la douzième heure forment les
masses et il en est peu qui ne se corrompent pas ou ne se rebutent pas,
au milieu de tant de revers!
Sans doute l'avenir est à nous; mais irons-nous jusqu'à l'avenir? Peu
importe! dites-vous; oui, peu importe pour nous qui sommes dévoués. Mais
combien souffrent sans comprendre, et sans pouvoir s'adjurer eux-mêmes!
combien succombent dans le pèlerinage, et comment ne pas pleurer
amèrement sur les mourants qu'on laisse derrière soi! Notre route est
semée de cadavres, et, tandis que l'ennemi fait des cadavres véritables
par le fer et le feu, nous sommes environnés de découragements et de
désespoirs qui s'asseyent au bord du chemin et refusent d'aller plus
loin.
L'état moral de la France, en ce moment, est une retraite de Russie. Les
soldats sont pris de vertige et se battent entre eux pour mourir plus
vite. Voyez les socialistes divisés, exaspérés, furieux, au moment où
toutes les nuances de l'idée démocratique devraient se réunir et se
retourner contre l'ennemi commun!
Mais il y a là dedans quelque chose de fatal. Ce ne sont pas seulement
les orgueilleux et les intolérants qui ne savent quel nom opposer à
celui du prétendant: ce sont les âmes honnêtes et modestes, ce sont les
serviteurs les mieux disciplinés de la cause, qui reculent effrayés
devant une adhésion à donner au proconsul algérien, au mitrailleur
des faubourgs. Lui seul peut nous sauver, dit-on. Sauver notre parti,
peut-être! Encore c'est très douteux, d'après sa conduite récente. Mais
le peuple est-il un parti? Et cet homme a-t-il la moindre intelligence
des besoins du peuple, la moindre sympathie pour ses souffrances, la
moindre pitié pour ses égarements?
Si nous lui opposons Ledru-Rollin, quelle garantie nous donne ce
caractère impressionnable et capricieux dont on ne saurait dire, depuis
le 4 mai, s'il est pour le peuple ou pour une certaine bourgeoisie
démocratique qui n'est pas le peuple, et qui manque d'intelligence au
premier chef!
Je vais vous envoyer la constitution de Leroux. C'est savant,
ingénieux, et très bon à lire dans un temps de calme et de spéculation
philosophique. Mais toutes ces formes symboliques, et ces systèmes _a
priori_ ne répondent en rien aux besoins, aux possibilités du moment.
C'était facile â tourner en ridicule, on l'a fait, et cet écrit n'a
servi à rien. Proudhon est bien plus fort que lui dans les théories
absolues et personnelles. Mais c'est l'esprit de Satan, et malheur à
nous si nous mettons ainsi l'idéal à la porte! Leroux en a trop; mais,
pour n'en point avoir du tout, Proudhon n'est pas plus praticable.
Ces esprits-là en cherchent trop long. Il n'en faudrait pas tant pour
nous sauver. Je vous enverrai une brochure de Lamennais, et ce que je
pourrai rassembler ici, avec un livre que mon ami Borie vient de faire
et dont j'ai écrit l'introduction. Vous m'en direz votre avis.
Je ne veux pas vous parler des événements de l'Italie et de ceux qui
particulièrement vous intéressent. Il me semble qu'il ne le faut pas,
par prudence pour vous. Vous me tiendrez au courant, tant que vous
pourrez, et vous savez si je m'y intéresse, si je me tourmente, si je
m'afflige et si j'espère et souffre comme vous et avec vous!
Mes enfants vous aiment et me chargent de vous le dire. J'ai toujours
_hors de la maison_, les mêmes douleurs de famille. Je travaille,
j'attends le 10 décembre comme tout le monde. Il y a là un gros nuage,
ou une grande mystification, et il faut s'avouer impuissant devant cette
fatalité politique d'un nouvel ordre dans l'histoire: _le suffrage
universel_.
Adieu, ami.
A vous de toute mon âme.
GEORGE.
CCXCI
À M. ARMAND BARBÈS, AU DONJON DE VINCENNES
Nohant, 8 décembre 1848.
Cher ami,
Voilà trois ou quatre lettres que je vous écris, que je fais porter à
Paris, et qu'on ne trouve pas le moyen de vous faire passer, apparemment
parce qu'on s'y prend mal, ou qu'il y a entre vous et moi un guignon
particulier. Je vous envoie la dernière, pour que vous voyiez que je
n'ai pas cessé de penser à vous.
Cette fois, on m'assure qu'on réussira à vous faire tenir ma lettre. Ce
qui fait que je n'insiste pas trop, c'est que je n'ai rien de pressé et
de particulier à vous dire en fait de politique. Sur ce chapitre-là,
je sais ce que vous pensez et vous savez ce que je pense. Ce à quoi je
tiens, c'est que vous ne croyiez pas que je vous oublie un seul instant,
vous _le meilleur de tous_. Ce qui se passe au dehors, vous le savez
sans doute.
Je présume que vous n'êtes pas privé de journaux, bien qu'après tout, ce
serait peut-être un bonheur d'ignorer combien une partie de la France
est absurde, aveugle, égarée en ce moment-ci. Mais, malgré l'engouement
pour l'Empire, qui est le mauvais côté de l'esprit public, il y a,
d'autre part, un changement sensible, un progrès réel dans les idées.
Cela est surtout frappant dans nos provinces, où les questions de
personnes s'amoindrissent pour faire place, je ne dirai pas à des
questions, mais à des besoins de principes. Je ne suis guère contente,
pour ma part, de nos socialistes: ces divisions, ces fractionnements
sentent l'orgueil et l'intolérance, défauts inhérents au rôle d'_homme
à idées_, et que je leur ai toujours reproché, vous le savez. Mais la
volonté de Dieu est que nous marchions ainsi et que nos disputes servent
à l'instruction du peuple, puisque nous ne savons pas l'instruire par de
meilleurs exemples. Pourvu que ce but soit atteint, qu'importe que tels
ou tels laissent un nom plus ou moins pur!
Le vôtre, grâce au ciel, sera toujours un symbole de grandeur et de
sainte abnégation. Si vous aviez de l'orgueil, cela vous consolerait de
votre martyre; mais l'orgueil n'est pas votre fait, vous êtes au-dessus
de lui, et vous ne pouvez vous consoler que par l'espérance de jours
meilleurs pour l'humanité.