George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
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Ces jours viendront; les verrons-nous? qu'importe? Travaillons toujours.
Moi, je prends aisément mon parti de tous les déboires personnels. Mais
j'avoue que je manque de courage pour la souffrance de ceux que j'aime,
et que, depuis le 15 mai et le 25 juin, j'ai l'âme abattue par votre
captivité et par les malheurs du prolétaire. Je trouve ce calice amer et
voudrais le boire à votre place.

Adieu; écrivez-moi si vous pouvez, ne fût-ce qu'un mot. Je fais toujours
le rêve que vous viendrez ici et que vous consentirez à vous reposer
pendant quelque temps de cette vie terrible que vous endurez avec trop
de stoïcisme. Je ne comprends rien aux lenteurs ou plutôt à l'inaction
du pouvoir en ce qui vous concerne. Il me semble que vous devez
être acquitté infailliblement si vous daignez dire la vérité de vos
intentions, et répondre un mot à vos accusateurs.

Maurice me charge de vous dire qu'il vous aime. Si vous saviez comme
nous parlons de vous en famille! Adieu encore.

Votre soeur,

GEORGE.




CCXCII

A M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULÊME

                                Nohant, 13 février 1849.

Permettez-moi, citoyen de défendre le travail de mon ami auprès des
vôtres et de vous-même[1]. Il ne me semble pas que ce travail soit
incomplet à son point de vue et vous en seriez plus satisfait si vous
vous détachiez du vôtre, comme j'ai été obligée de le faire pour le mien
propre. Mais remarquez bien que ce petit livre, est, quoique sous une
forme modeste, un livre de philosophie, l'examen d'un principe, bien
plutôt qu'un livre de pratique sociale, d'économie politique.

Il s'agissait de poser ce principe et de savoir s'il était juste, s'il
était admissible. Il vous paraît tel puisque vous acceptez la préface.
Le livre n'est que le développement historico-philosophique de ce
principe, que je répète ici pour mieux nous entendre:

La propriété est de deux natures. Il y a une propriété commune, il y a
une propriété individuelle.

Lorsqu'en causant, nous arrivâmes à cette formule, M. Borie et moi,
notre premier cri fut celui: «Il n'y a guère d'idées nouvelles, et ce
que nous avons trouvé là, n'est probablement qu'une réminiscence. Si
nous avions tous nos souvenirs bien présents, nous verrions que nous
avons lu cela dans les philosophes de toute l'humanité.»

Quant à moi, je n'ai pas d'instruction, quoique j'aie beaucoup lu. Mais
je manque de précision dans la mémoire. M. Borie, étant beaucoup plus
jeune, eut plus de facilité à retrouver les textes que je n'en aurais
eu, et c'est pourquoi il fit très vite ce travail, que j'aurais fait
très lentement. Il me semble aussi que son point de départ, car ses
opinions ne sont pas absolument les miennes, donnait plus de force à son
raisonnement sur la propriété commune. On devait l'accepter mieux de la
part d'un esprit hostile au communisme absolu que de la mienne; car,
moi, j'ai longtemps cru au communisme absolu de la propriété et
peut-être que, même en admettant une propriété individuelle, comme je le
fais aujourd'hui, je ferais cette dernière part si petite, que peu de
gens s'en contenteraient.

Maintenant, ce que vous reprochez à M. Borie, c'est de n'avoir pas donné
un moyen pratique, en définissant d'une manière nette et absolue, ce qui
est du domaine de la propriété individuelle et ce qui est de celui de la
propriété commune. Voilà où, je crois, l'auteur devait s'arrêter dans un
petit ouvrage de cette nature; car les moyens sont toujours une chose
arbitraire, une chose essentiellement discutable et modifiable, une
chose enfin qui, proposée aujourd'hui par un individu, devient aussitôt
beaucoup meilleure si beaucoup d'individus prennent le temps de
l'examiner et de la perfectionner. La nature des moyens, selon moi,
importe fort peu à priori; et la nature des principes nous est très
nécessaire.

Croyez-vous que, le jour où les hommes seront d'accord sur les principes
de justice et de fraternité, ils seront à court de moyens? Croyez-vous
donc que, même dans ce moment-ci, les moyens n'abondent pas? Est-ce
l'intelligence de la pratique qui fait défaut en France? Nullement. Il
y a des moyens à remuer à la pelle, et, si nous avions une Assemblée
législative composée de socialistes intelligents (certes on en
trouverait bien assez pour remplir le Palais-Bourbon), on verrait plus
d'un homme de génie apporter son moyen. Ces moyens différeraient; mais,
si la même religion sociale unissait les intelligences, on s'entendrait,
et, d'amendements en amendements, on formulerait des lois équitables et
vraies qui sauveraient la société.

Croyez-vous qu'en fait de moyens, Proudhon n'ait pas, dans sa banque, de
quoi rendre la vie matérielle à ce corps épuisé? Et croyez-vous qu'il
n'y ait pas d'autres grandes intelligences financières qui végètent dans
l'obscurité, par impuissance de se produire? Je dis donc que proposer
un moyen pur et simple est une chose puérile, si on ne se sent pas
spécialement l'homme du moyen, et si on n'a pas, en outre, le _moyen_
de propager son _moyen_. C'est dans un concile social, ou du haut d'un
journal très répandu, ou du droit d'une grande capacité _pratique_,
qu'on peut venir proposer un système _pratique_. Mais disséminer le
travail des esprits sur une multitude de propositions isolées, c'est ce
que je désapprouve.

C'est cette multitude de systèmes pratiques qui nous a empêchés d'en
suivre un seul au début de la Révolution. En ce moment, Proudhon parle,
et, bien qu'il ne s'inquiète point des principes qui nous préoccupent,
je suis d'avis qu'il nous faut l'étudier attentivement et nous tenir
prêts à le seconder, s'il est seulement dans la route, ou sur la pente
du vrai dans la pratique; car autre chose est de cultiver en soi une
religion, et autre chose est de la pratiquer dans la communauté et
le consentement de ses semblables. Il faut bien que chacun fasse une
concession pour arriver à l'accord qui seul rend la pratique possible,
et c'est ce que ferait probablement Proudhon, s'il se trouvait dans un
concile organisateur, en présence d'esprits de sa force, agissant vers
un but commun.

Je ne sais pas si je me fais bien comprendre; mais, si vous ne me
comprenez pas, il y a de ma faute. Voici ce que je veux dire en résumé:
C'est que nous devons travailler sérieusement à dégager en nous les
principes, et qu'en même temps nous devons nous faire très accessibles
et très modestes devant les moyens proposés. Nous devons ne point croire
que nous ayons chacun un moyen qui est le seul, et nous bien persuader
que les moyens ne se trouvent qu'en commun et par la discussion
pacifique. L'erreur de Proudhon, c'est de croire que tout est dans un
moyen. Hélas! ce moyen, fût-il parfait, tombe dans le vide, s'il est
offert à une majorité récalcitrante. Mais il est bon peut-être
que Proudhon ait cette croyance étroite qui concentre sa force
intellectuelle.

Quelques hommes ont cette étroitesse de vues et deviennent grands par
cela même. Témoin Voltaire et tant d'autres, qui, à force de rejeter ce
qu'ils croyaient inutile, se sont rendus utiles et puissants dans
leur spécialité. Laissons grandir les hommes pratiques parmi nous et
gardons-nous de croire qu'il n'en faille point. Mais gardons-nous
également de nous croire tous des hommes pratiques; car, bien qu'il y en
ait en France maintenant plus qu'à aucune autre époque, c'est encore
et ce sera peut-être toujours une précieuse minorité, par rapport à la
population.

Voilà pourquoi je n'ai pas vu avec regret que M. Borie s'arrêtât
précisément devant le moyen; s'il a en lui un moyen, c'est après un
autre genre de travail, c'est dans un ouvrage spécial qu'il doit
l'exposer, s'il le juge à propos. Mais nous n'en sommes pas encore, en
France, à ce point de pouvoir présenter simultanément la théorie et
l'application. Pierre Leroux y a échoué, malgré son génie.

Remarquez bien. Il y a plus d'un moyen de définir la propriété
individuelle et la propriété commune. Proudhon vous dira que tout
cela est concilié par son système. Un autre vous proposera une banque
hypothécaire; je crois que ce serait le rêve de M. Borie, par exemple,
et je connais plusieurs personnes qui croient aussi à ce moyen sous
diverses formes. Un troisième viendra et vous parlera de l'impôt
progressif; un quatrième, de moyens plus modestes, mais qui seraient
immédiatement applicables si l'Assemblée nationale avait seulement un
peu de foi et de volonté, la communauté dans le système des chemins
de fer par l'État, les assurances mutuelles sous diverses formes, et,
toutes, tendant à constituer un fonds social _réel_; car nous en avons
déjà un fictif qui repose sur l'impôt, mais qui est mal assis et ne
profite qu'aux riches.

Vous voyez que voilà bien des moyens, et je crois que tous sont bons.
Si j'avais la capacité financière, je suis sûre que j'en trouverais dix
autres à vous proposer. Je dis qu'ils sont tous bons par eux-mêmes et
qu'ils seraient excellents en venant se fondre dans un système consenti
par la nation. Mais où est le consentement? Les riches ne veulent pas,
et les pauvres ne savent pas. Un principe se formule en trois mots, et
s'appuie sur des raisons purement philosophiques. Ces raisons peuvent
être facilement acceptées de tous, parce que ce qui est vrai et beau
saisit presque tout le monde; qui osera dire que Socrate, Jésus,
Confucius et les autres grands révélateurs se sont trompés? Mais, quand
on arrive au fait palpable, chacun a son avis, et il faut bien consulter
tout le monde pour agir.

Voilà pourquoi les pensées de colère doivent être refoulées en nous, par
le sentiment même de la fraternité et de la justice. Nous sommes bien
forcés, si nous aimons l'humanité, de la respecter et de regarder comme
sacrée la liberté qu'elle a de se tromper.

Eh quoi! Dieu souffre cette erreur et nous ne la souffririons pas?
Pourquoi vous indigner contre les riches? Est-ce que les riches seraient
à craindre, si les pauvres étaient détachés de l'avarice et du préjugé?
Les riches ne font tout ce mal que parce que le peuple tend le cou.
Si le peuple connaissait son droit, les riches rentreraient dans la
poussière et nous aurions si peu à les redouter, que personne ne se
donnerait la peine de les haïr. Notre obstacle n'est pas là; il est
parmi nous, et nos plus implacables adversaires, à cette heure, sont, à
une imperceptible minorité près, ceux-là mêmes que nous voulons défendre
et sauver. Patience donc! Quand le peuple sera avec nous, nous n'aurons
plus d'ennemis et nous serons trop puissants pour ne pas être encore une
fois généreux.

Quant à moi, je ne veux pas écrire au courant de la plume pour le public
en ce moment-ci, et c'est précisément pour ne pas me laisser entraîner
par l'émotion. Je ne suis pas toujours aussi calme que je le parais.
J'ai du sang dans les veines tout comme un autre, et il y a des jours où
l'indignation me ferait manquer à mes principes, à la religion qui est
au fond de mon âme. J'obéis donc à la _prudence_, comme vous le
dites fort bien, mais ce n'est pas à cause de moi. Je n'ai pas cette
qualité-là pour ce qui concerne ma sécurité personnelle; mais la passion
fait du mal aux autres; elle est un mauvais enseignement, un magnétisme
funeste. J'ai assez de vertu pour me taire, je n'en aurais pas assez
pour parler toujours avec douceur et charité. Or croyez bien que la
charité seule peut nous sauver.

Cette lettre est toute confidentielle pour vous et vos amis. Mon nom
est, à cause du XVIe _Bulletin_, un épouvantail pour les réactionnaires,
et des relations avouées avec moi pourraient vous compromettre
sérieusement, je dois vous en prévenir. Si quelque chose dans mes
lettres pouvait vous paraître utile à dire, je vous autorise,
pleinement, puisque vous avez un journal, à le reproduire comme venant
de vous; car ce ne sont pas les choses que je dis qui effrayent et
irritent les gens, c'est mon nom.

En ce qui me concerne, j'ai été forcée de refuser à plusieurs amis
d'être leur collaborateur, et, si j'écrivais dans votre journal, cela
m'attirerait des chagrins personnels.

Recevez, citoyen, l'assurance de mes sentiments de fraternité.

G. SAND.

  [1] _Travailleurs et propriétaires_.




CCXCIII

A M. ARMAND BARBÈS, A BOURGES

                                Nohant, 14 mars 1849

Cher ami,

J'avais reçu votre lettre du mois de décembre. N'en soyez point inquiet.
Si je ne vous ai pas écrit depuis, c'est que j'espérais aller à Paris,
et j'aurais bien préféré vous voir; mais je n'ai pu quitter mon île de
Robinson. En outre, malgré cette apparence de sérénité dont on doit
l'exemple ou la consolation à ceux qu'on aime et qui vous voient de
près, j'ai été sous le coup d'un accablement physique et moral que je
n'aurais pu vous cacher en vous écrivant.

J'ai eu ensuite la volonté d'aller à Bourges, et j'ai eu à subir des
luttes domestiques pour ne pas le faire. Je n'ai cédé que devant cette
considération que tous s'accordaient à me présenter: «Vous êtes, me
disait-on, la bête noire, le bouc émissaire du socialisme. On veut que
vous conspiriez sans cesse, et plus vous vous tenez _coite_, plus on
vous accuse. Si vous allez à Bourges, on cherchera tous les moyens de
vous vexer.» A quoi je répondais que cela m'était bien égal; mais on
ajoutait aussitôt que «la malveillance de certain parti rejaillirait
d'autant sur vous et augmenterait vos chances de condamnation».

J'ai peine à le croire. Je ne puis me persuader que l'on s'occupe de
moi à ce point, ni que nos adversaires eux-mêmes soient assez lâches et
assez méchants pour reporter sur vous la haine qu'on leur suppose pour
moi. M'a-t-on trompée pour me soustraire à quelque péril imaginaire?
Mais il a fallu céder, mon fils se mettant de la partie, et me disant
aussi une chose qui m'a paru la seule vraisemblable. C'est que, sans
respect pour mon âge ni pour le sérieux de notre destinée et des
circonstances, les journaux de la réaction s'empareraient du fait de
ma présence à Bourges pour calomnier et profaner la plus sainte des
amitiés, par d'ignobles insinuations. Cela, c'est dans l'ordre, et nous
savons de quoi ils sont capables. Un journal rédigé par des dévots et
des prêtres ne publiait-il pas, il y a quelques années, que j'avais
l'habitude de m'enivrer à la barrière avec Pierre Leroux?

Je me serais encore moquée, pour ma part, de ces outrages stupides sur
lesquels je suis tout à fait blasée; mais on me remontrait que cela,
venant jusqu'à vous, vous affligerait profondément dans votre amitié
pour moi, et qu'au lieu de vous avoir porté quelques consolations,
j'aurais été pour vous une nouvelle occasion d'indignation et de
douleur.

Je vous devais toute cette explication; car mon premier mouvement était
d'aller vous voir et embrasser votre digne soeur, et nos premiers
mouvements sont toujours un cri de la conscience autant que du coeur.
Les réflexions de mes amis et de mes proches m'ont ébranlée, vous serez
juge entre nous.

Je ne vous ai écrit qu'un mot par Dufraisse, et rien par Aucante.
J'ignorais s'ils parviendraient jusqu'à vous et s'ils pourraient vous
remettre une lettre. Dufraisse devait m'écrire à cet égard, en arrivant
à Bourges. Il l'a peut-être fait, mais je n'ai rien reçu; il y a
peut-être un _cabinet noir_ installé pour la circonstance. De sorte que
je serais encore sans nouvelles particulières de vous, si ce bon Emile
Aucante n'eût réussi à vous voir. Il m'a dit que vous aviez bon visage
et que vous vous disiez tout à fait bien portant.

C'est un bonheur pour moi au milieu de ma tristesse et de mes
inquiétudes; car l'avenir nous appartient et il faut que vous soyez
avec nous pour le voir. Soignez-vous donc et n'usez pas vos forces.
Tenez-vous toujours calme. Il n'est plus de longues oppressions à
craindre désormais. Il n'est plus besoin de conspirations sous le ciel.
Le ciel conspire, et, nous autres humains, nous n'avons plus qu'à nous
laisser porter par le flot du progrès. Il est bien rapide maintenant et
toutes ces persécutions dont nous sommes l'objet ont enfin une utilité
manifeste, immédiate. Ah! votre sort est beau, ami, et, si vous n'en
étiez pas plus digne que nous tous, je vous l'envierais. Vous êtes
peut-être l'homme le plus aimé et le plus estimé des temps modernes
en France, malgré les terreurs des masses ignorantes suscitées par la
perfidie de ceux que vous savez.

Tout ce qui a un peu de lumière dans l'esprit et de droiture dans l'âme
se tourne vers vous comme vers le nom entièrement pur, et le symbole
de l'esprit chevaleresque de la France républicaine. Vous ne vous
_préservez_ de rien, vous, quand tous les autres se mettent à l'abri.
Aussi vous traitent-ils de fou, ceux qui ne peuvent vous imiter. Mais,
selon moi, vous êtes le seul sage et le seul logique, comme vous êtes le
meilleur et le plus loyal. Quelqu'un vous comparait hier devant moi
à Jeanne d'Arc, et, moi, je disais qu'après la pureté de Robespierre
l'incorruptible (mais le terrible!), il fallait dans nos fastes
révolutionnaires quelque chose de plus pur encore, Barbès, tout aussi
ferme et aussi incorruptible, mais irréprochable dans ses sentiments de
franchise et d'humanité.

Je vous dis tout cela, et pourtant, je n'accepte pas le 15 mai. Ce que
j'en ai vu par mes yeux n'était qu'une sorte d'orgie improvisée, et je
savais que vous ne vouliez point de cela. Le peuple a, en principe,
selon moi, le droit de briser sa propre représentation, mais seulement
quand cette expression perfide de sa volonté brise le principe par
lequel elle est devenue souveraineté nationale. Si cette Assemblée eût
repoussé la République au 4 mai, même si elle se fût constituée, _en
principe_, république aristocratique, si elle eût voulu détruire le
suffrage universel et proclamer la monarchie, croyez-moi, le 15 mai
aurait été un grand jour et nous ne serions pas où nous en sommes. Mais,
quelque mal intentionnée que fût déjà la majorité de cette Assemblée, il
n'y avait point encore de motifs suffisants pour que le peuple recourût
à ce moyen extrême.

Aussi le peuple se tint-il tranquille, tandis que les clubs seuls
agissaient, et nous savons bien que, dans ces mouvements de la portion
la plus bouillante des partis, il y a des ambitions d'une part et des
agents de provocation de l'autre. Vous rappelez-vous que les jours qui
précédèrent ce malheureux jour, je me permettais de vous calmer autant
qu'il était en moi.

J'aurais voulu plus de douceur et de patience dans les formes de notre
opposition en général. Je trouvais nos amis trop prompts au soupçon, à
l'accusation, à l'injure. Je croyais ces représentants modérés meilleurs
qu'ils ne paraissaient, je me persuadais que c'étaient pour la plupart
des hommes faibles et timides, mais honnêtes dans le fond, et qui
accepteraient la vérité si on venait à bout de la leur exposer sans
passion personnelle, et en ménageant leur amour-propre encore plus
peut-être que leurs intérêts. Je me trompais probablement sur leur
compte; car la manière dont ils ont agi depuis prouve qu'avec ou sans le
15 mai, avec ou sans les journées de juin, ils eussent ouvert les bras à
la réaction plus volontiers qu'à le démocratie. Mais, n'importe quelle
eût été leur conduite, nous n'aurions pas à nous faire le reproche
d'avoir compromis pour un temps, par trop de précipitation, le sort de
la République.

En somme, je veux vous le dire franchement, et je crois être certaine
que c'est aussi voire pensée, le 15 mai est une faute, et plus qu'une
faute politique, c'est une faute morale. Entre l'idolâtrie hypocrite des
réactionnaires pour les institutions-bornes, et la licence inquiète des
turbulents envers les institutions encore mal affermies, il y a un droit
chemin à suivre.

C'est le respect pour l'institution qui consacre les germes évidents du
progrès, la patience devant les abus de fait, et une grande prudence
dans les actes révolutionnaires qui peuvent nous faire, j'en conviens,
sauter par-dessus ces obstacles, mais qui peuvent aussi nous rejeter
bien loin en arrière et compromettre nos premières conquêtes, comme cela
nous est arrivé. Ah! si nous avions eu des _motifs_, suffisants, le
peuple eût été avec _nous!_ mais nous n'avions encore que des prétextes,
comme ceux qu'on cherche pour se battre avec un homme dont la figure
vous déplaît. Il est bien vrai que la figure d'un homme et ses paroles
montrent et prouvent ce qu'il est, et qu'un jour ou l'autre, s'il est un
coquin, l'honnête homme aura le droit de le châtier. Mais il faut qu'il
y ait eu des actions bien graves et bien concluantes, autrement, notre
précipitation est un procès de tendance, une injustice contre laquelle
la conscience humaine se révolte. Voilà pourquoi les clubs ont été seuls
au 15 mai.

Au milieu de tout cela, vous, décidé comme moi à attendre tout du temps,
et de la _maturité de la question sociale_ (vous l'aviez dit devant
moi, l'avant-veille, à votre club), vous avez fait ce que j'eusse
probablement fait à votre place; on vous a dit: «C'est une révolution,
le peuple le veut, le peuple triomphe; abandonnez-le ou marchez avec
lui.» Vous avez accepté l'erreur et la faute du peuple, et vous avez
voulu suivre son mouvement pour l'empêcher d'abuser de sa force s'il
était, vainqueur, ou pour périr avec lui s'il était foudroyé.

J'oserai vous dire que je regrette que vous n'ayez pas voulu accepter
les débats: vous ne vous seriez pas _défendu_, il n'y a pas de danger
qu'on vous y prenne, pauvre cher martyr! mais vous auriez eu l'occasion
de faire entendre des paroles utiles. Il est vrai qu'il vous eût fallu
peut-être séparer votre cause de celle de certains coaccusés, lesquels,
plus _coupables_ peut-être que vous, se défendent bel et bien
aujourd'hui. Je ne puis être juge de vos motifs personnels, et j'ai
d'avance la certitude que vous avez pris, comme à l'ordinaire, le plus
noble et le plus généreux parti.

Ce que je n'ai jamais bien compris et ce que vous m'expliquerez
seulement quand nous nous verrons,--car, jusque-là, soyez tranquille,
j'accepterai tout de vous avec la confiance la plus absolue dans vos
intentions,--c'est le vote du milliard. Vous pensez bien que je ne
m'occupe pas de la chose en elle-même; mais je ne comprends pas bien
l'opportunité _politique_ de cet appel, rémunératoire en un pareil
moment.

Les représentants réactionnaires eussent-ils voté sous le coup de la
peur comme en prairial, ils devaient certainement agir ensuite comme
leurs pères, c'est-à-dire provoquer un contre-coup et se parjurer
le plus tôt possible. La dissolution de l'Assemblée par la force me
paraîtrait plus logique, si je reconnaissais qu'on en eût eu le droit
à ce moment-là. Mais pourquoi cette proposition d'impôt au milieu d'un
tumulte encore sans issue et sans couleur arrêtée? Était-ce pour sauver
l'Assemblée, en lui offrant ce moyen de transaction avec la masse
irritée? Était-ce pour apaiser cette masse et l'empêcher de demander
davantage?

C'est là, je crois, le grand grief des réactionnaires contre vous,
car le fait d'aller à l'hôtel de ville pour maîtriser ou diriger un
mouvement accompli pour ainsi dire malgré vous, est un acte dont les
plus hostiles devraient vous innocenter dans leur propre intérêt. Ils ne
vous pardonneront pas le milliard, et vous ne voulez point qu'ils vous
pardonnent rien, je le conçois. J'ai été bien tourmentée du désir de
prendre ouvertement votre défense dans un écrit spécial, auquel j'aurais
donné, dans un moment décisif, le plus de retentissement possible; mais
il aurait fallu que vous y consentissiez d'abord, et j'en doutais;
d'autre part, il aurait fallu savoir à fond ce que vous vouliez dire
de tout cela au public indépendant. Je me suis trouvée dans un cercle
vicieux; car, selon toute apparence, une défense, au point de vue de mon
amitié et de ma sollicitude, vous eût déplu, et une défense, selon toute
la portée de votre franchise, vous eût fait condamner d'avance par
ceux de qui dépend aujourd'hui votre liberté. Je me suis trouvée bien
malheureuse de ne pouvoir rien faire pour vous prouver mon affection
et mon admiration, sans risquer de vous nuire ou de vous déplaire.
Peut-être ai-je une propension de caractère vers des moyens plus
réguliers et plus lents que ceux que vous accepteriez dans la pratique.

Thoré me reprochait, dit-on, ma tolérance et mon optimisme dans les
faits. Je ne crois pourtant pas être en désaccord avec vous en théorie,
et je reste sur ce souvenir d'un dernier soir d'entretien dans ma
mansarde, où vous rejetiez l'idée d'une dictature pour notre parti,
parce que la dictature était impossible sans la terreur, et la terreur
impossible par elle-même en France désormais.

Nous avons bien la preuve de cette impossibilité, aujourd'hui que nous
voyons la nation se républicaniser et se _socialiser_ plus rapidement et
plus généralement, sous l'arbitraire de la réaction, que nous n'avons
réussi à le faire quand nous avions le haut du pavé. Il nous faut donc
reconnaître que les temps, sont changés, que la terreur, moyen extrême,
qui n'a pas fait triompher nos pères, et qui n'a eu, après tout, qu'une
courte durée suivie d'une longue et profonde réaction, n'est plus au
nombre des moyens sur lesquels les révolutionnaires d'aucun parti
puissent compter. Il reçoit en ce moment son coup de grâce entre les
mains de nos adversaires; Dieu soit loué, que ce soit entre les leurs et
non entre les nôtres!

Vous disiez dans cette mansarde, je m'en souviens bien: «La terreur!
cela se supporterait maintenant _un mois_ tout au plus, et, après,
nous aurions peut-être vingt ans de monarchie.» En! bien, nous pouvons
aujourd'hui retourner la question. Cavaignac nous a fait une terreur
militaire au point de vue de la République bourgeoise. Le socialisme
s'est, pour ainsi dire, joint à la réaction royaliste et impérialiste
pour le renverser. Cette réaction nous fait à son tour une petite
terreur dans le goût de 1815. Le socialisme, la montagne, l'armée, le
peuple, tout gronde contre elle, même les _modérés_, même une partie de
la bourgeoisie. On n'attend plus que le réveil et le désabusement du
paysan pour souffler sur cette force dérisoire. Et alors, si jusque-là
nous avons le bonheur de résister aux provocations, si nous avons la
force et la vertu de subir pour un temps les persécutions et la misère,
nous n'aurons plus besoin de cette arme impuissante et dangereuse de la
terreur.

Les Français jouissent depuis un quart de siècle d'une sorte de liberté,
constitutionnelle, qui est une hypocrisie, j'en conviens, si on songe à
l'avenir, mais qui est du moins une réalité si on la compare au passé.
Leurs moeurs se sont faites à cette liberté; seulement avec eux, il
faut tenir la balance égale entre le plus et le moins: _plus_ les
effraye, et voilà leur faiblesse; mais _moins_ les révolte, et là est
leur force contre tous les moyens empruntés au passé.

Je ne suis pas d'accord avec tous mes amis sur ce point. Plusieurs
rêvent les moyens du passé pour l'avenir; vous savez si je respecte et
si je défends le passé; mais je crois être dans la vérité en constatant
que le présent diffère essentiellement, et qu'il ne nous faut rien
recommencer, rien copier, mais, tout inventer et tout créer. Je suis
bien d'accord avec eux sur la _souveraineté du but_, et le proverbe
«Qui veut la fin veut les moyens» est vrai. Seulement, il ne faut pas
l'étendre jusqu'à dire aujourd'hui: «Qui veut une fin d'avenir et de
progrès veut les moyens du passé,» parce que le passé est toujours
rétrograde, quoi qu'on fasse.

Mais je me suis laissé entraîner à vous parler de ce qui devrait rester
étranger à notre correspondance; car vous êtes assez livré à vos
pensées, et vous auriez besoin en prison de témoignages de tendresse
beaucoup plus que de discussions politiques. Je m'étais promis de ne
vous en jamais fatiguer, et vous vous souvenez qu'à Paris même, j'aurais
voulu que ceux qui vous aiment vous parlassent au moins deux heures
par jour de la pluie et du beau temps, pour vous forcer à vous reposer
l'esprit. Si j'ai fait la faute que je reprochais aux autres, c'est pour
n'y plus revenir, et c'est par suite d'un besoin que j'éprouve de me
résumer avec vous en ce moment solennel qui va peut-être nous séparer
encore pour un temps, je ne dirai pas plus ou moins long, mais plus ou
moins court.

Faites-moi donner un moyen de pouvoir correspondre avec vous d'une
manière prompte et discrète autant que possible, partout où vous serez.

Le livre que je vous ai envoyé a un autre mérite que celui de l'édition
Elzévir, c'est l'oeuvre d'un premier chrétien persécuté par le vieux
monde, alors que le christianisme et la papauté elle-même représentaient
le progrès et l'avenir. C'est l'oeuvre d'un prisonnier et d'un martyr.
Il y a de belles choses et un mélange de christianisme et de paganisme
assez curieux, c'est-à-dire l'idée chrétienne et la force païenne, ce
qui marque un temps de transition comme le nôtre. Je ne sais pas si vous
êtes plus latiniste que moi; ce ne serait pas dire beaucoup plus que
zéro. Mais ce latin est facile, et le latin est une langue qu'on se
remet toujours à comprendre en peu de jours. Ensuite, c'est un de ces
livres à consulter plus qu'à lire, et enfin je vous l'ai envoyé comme je
vous aurai envoyé une bague, n'ayant que cela de portatif sous la main.
Si vous avez besoin de livres pour de bon, faites-le moi dire, et je
vous enverrai ce que vous désirerez.

Adieu; ne me répondez que quand vous avez le désir et le besoin. C'est
un bonheur pour moi qu'une lettre de vous; mais je ne veux pas que ma
joie vous coûte un effort ou une fatigue.

Aucante, qui a vu votre soeur, ne me fait pas espérer qu'elle puisse
venir me voir. J'en éprouve un vif regret. Dites-le-lui bien; mais
qu'elle me laisse l'espérance de la connaître dans des temps meilleurs,
et viennent bientôt ces jours-là! Je sais que c'est une femme d'un
caractère admirable et qui vous aime comme vous devez être aimé. Je
vous charge de l'embrasser pour moi, elle ne peut point refuser
l'intermédiaire. Je vous charge aussi de me rappeler au souvenir du
brave citoyen Albert, votre compagnon de malheur et de courage, et de
lui serrer pour moi la main d'aussi bon coeur et avec autant de foi et
d'espérance que je la lui ai serrée au Luxembourg.

Maurice vous embrasse tendrement, Borie aussi. J'ai reçu de Paris ce
matin une longue lettre de Marc Dufraisse, qui m'avait promis de me
rendre bon compte de vous et qui m'en donne douze pages. Vous voyez si
nous nous occupons de vous.

Adieu encore, ami. Faites que je puisse vous écrire quelquefois. Je ne
vous recommande pas le courage, vous n'en avez que trop pour ce qui vous
concerne. Rappelez-vous seulement que je vous aime du meilleur de mon
âme.

GEORGE.




CCXCIV

A JOSEPH MAZZINI, A FLORENCE.

                                Nohant, 5 mars 1849.

Mon ami,

Je reçois aujourd'hui votre lettre de Florence. Je vous ai écrit à
Florence à l'adresse de M. Cajali, il y a plusieurs jours. Êtes-vous
bien sûr de me donner sans distraction et sans erreur les adresses
que vous m'indiquez? Vous m'avez désigné M. Cajali dans deux lettres
différentes, à _Marseille_ et à _Florence_. Est-ce vous qui preniez ce
nom, ou bien est-ce un ami qui a ces deux domiciles? Ne manquez pas à
l'avenir d'être très précis; car je crois que mes lettres se perdent ou
éprouvent des retards.

Maintenant, Dieu merci, je puis vous écrire sous votre nom. C'est
le signe de la liberté en Italie, et ce nom est comme celui de la
République elle-même, qui se montre ou se cache, selon que Dieu se
manifeste aux hommes par le patriotisme, ou se retire de leur coeur. Ah!
mon cher Joseph! il s'est accompli de grandes choses chez vous et en
partie grâce à vous, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite.
J'ignorais alors les événements de la Toscane, et tout ce qui se prépare
en Piémont. Rome isolée me faisait trembler. Tout dépend désormais du
courage et de la foi de votre peuple.

Nos journaux de la réaction sont infâmes sur cette question italienne,
comme ils le sont d'ailleurs pour tout mouvement de la vie dans
l'humanité. Ceux de notre couleur demandent en vain l'intervention
contre les Autrichiens et les Russes, qui menacent l'étincelle naissante
de nos libertés. Le gouvernement est sourd et muet. Traître ou stupide,
on ne sait trop lequel des deux.

La fatalité qui poursuit cette époque, c'est que les mouvements du salut
ne se font pas simultanément. Si l'Italie s'était soulevée ainsi en
février! si on eût proclamé la République à Rome en même temps que
Vienne chassait l'empereur! et si, maintenant, la France se réveillait
et imposait silence aux aristocraties perfides! Enfin, ce jour d'élan
unanime viendra, et alors les royautés en auront fini pour toujours.
Quelle que soit l'issue de votre République italienne, ce qu'elle fait
aujourd'hui ne sera pas perdu, et votre oeuvre portera ses fruits d'une
manière durable avant qu'un siècle se soit écoulé. Maintenant, il dépend
des hommes que Dieu se laisse arracher ce miracle dès à présent. La
flèche est lancée; si elle manque le but, ce ne sera toujours pas votre
faute, à vous homme de persévérance et d'abnégation, et vous n'avez pas
de raisons pour ne pas rester tranquille et plein de foi dans l'avenir
et dans vous-même, quand même il vous faudrait encore voir un nouveau
temps d'arrêt. Nous étions, nous sommes, nous serons dans la vérité, et
alors, pourquoi nous attrister sur nous-mêmes? Donnons tout ce qui est
en nous, et mourons en regardant devant nous; car tout ce qui est tombé
derrière est tombé utilement.

Je suis tentée de vous gronder d'avoir de temps en temps des doutes sur
moi, lorsque vous me demandez si je suis _mécontente_ de vous. C'est
la suite du procès que vous voulez de temps en temps vous faire à
vous-même, pauvre cher saint homme que vous êtes! Vous vous accusez
quand l'humanité hésite ou recule, comme si c'était votre faute comme
si vous n'aviez pas toujours été sur la brèche le premier et le plus
exposé. Vous êtes trop bon et trop grand pour ne pas être triste et
timoré. Que ne puis-je vous donner un peu de cet orgueil que les autres
ont de trop! Vous souffririez moins. Mais cette humilité de votre coeur
fait qu'on vous aime autant qu'on vous estime, je dirais qu'on vous
admire, si ce n'était à vous que je le dis. Vous ne le croiriez
peut-être pas, tant vous êtes simple et doux. Croyez, au moins, que je
vous aime de toute mon âme et n'en doutez jamais, ou je croirai que vous
ne m'aimez plus.

Mon fils et nos amis vous embrassent.

Écrivez-moi.




CCXCV

A M. THÉOPHILE THORÉ, A PARIS

                                Nohant, 29 mars 1849.

Mon cher ami,

Il faut que je n'écrive point _socialisme_ et fasse le mort pour le
moment. Ce n'est pas un engagement que j'ai pris, comme bien vous
pensez, mais c'est une contrainte volontaire que je m'impose pour sauver
une existence qui m'est plus chère que la mienne. Je vous, dirais cela
si nous pouvions causer ensemble.

Attendez-moi donc quelque temps sans parler de moi. Mon bâillon tombera
bientôt, j'espère. Ne vous inquiétez point de l'affaire matérielle en ce
qui me concerne. Je crois avoir été plus que payée du travail que j'ai
fait pour le journal, et j'espère bien, quand la liberté me sera rendue,
n'être plus dans les mêmes embarras d'argent, et n'avoir plus à vous en
demander pour ma collaboration. Il y a longtemps que je me reproche
de n'avoir pas reçu de vos nouvelles directement, regret que vous ne
m'auriez pas causé si je vous avais écrit moi-même. J'ai été triste et
malade, et je n'ai pas su me défendre d'un effroyable abattement après
juin. Cela s'est dissipé pourtant, et j'ai fait un nouveau bail avec la
patience et la foi dans l'avenir. Pourtant, les événements officiels
ne sont pas plus riants. Barbès à Bourges, l'Italie perdue ou trahie,
Proudhon condamné, la réaction triomphante sur toute la ligne! Mais cela
n'empêche pas l'idée de faire son chemin, et, jusque dans les provinces
les plus arriérées, le peuple s'indigne contre le pouvoir, et de grandes
protestations se préparent, non pour les prochaines élections, c'est
trop tôt, mais pour un temps qui n'est pas si éloigné qu'on le croirait,
à ne voir que la surface des choses.

Courage donc! L'humanité gagnera son procès. Je n'ai pas besoin de vous
dire que j'ai suivi vos persécutions et votre espèce d'_acquittement_
avec le plus vif intérêt. Vous ne doutez pas de mes sentiments pour
vous et de l'encouragement fraternel que je voudrais vous apporter sans
cesse, si, Dieu merci, cela ne vous était point parfaitement inutile,
puisque vous avez la persévérance et la foi plus que personne.

Tout à vous de coeur.

G. SAND.

Mon fils se rappelle à votre souvenir.




CCCXVI

A MAURICE SAND, A PARIS

                                Nohant, 13 mai 1849.

Mon enfant,

Je crois que tu devrais revenir sauf à retourner ensuite s'il ne se
passe rien de tout ce que le monde appréhende. Je ne m'inquiète pas
follement; mais je vois bien que la situation est plus tendue qu'elle
ne l'a jamais été, et, non seulement par les journaux, mais encore par
toutes les lettres que je reçois, je vois que le pouvoir veut absolument
en venir aux mains. Il fera de telles choses que le peuple, qui est
un être collectif et un composé de mille idées et de mille passions
diverses, ne pourra probablement continuer ce miracle de rester calme
et uni comme un seul homme en présence des provocations insensées d'une
faction qui joue son va-tout. La lutte sera terrible; il y a tant de
partis ennemis les uns des autres qu'on ne peut en prévoir l'issue, et
qu'il y aura peut-être de plus horribles méprises, s'il est possible,
de plus sanglants malentendus qu'en juin. Si la République rouge donne,
elle donnera jusqu'à la mort; car c'est la République européenne qui est
en jeu avec elle contre l'absolutisme européen. Voilà du moins ce que
je crois, et cela peut éclater d'un moment à l'autre. Tu ne lis pas les
journaux peut-être; mais, si tu suivais les discussions orageuses de
l'Assemblée, tu verrais que chaque jour, chaque heure fait naître un
incident qui est comme un brandon lancé sur une poudrière.

Reviens donc, je t'en prie; car je n'ai que toi au monde, et ta fin
serait la mienne. Je peux encore être d'une petite utilité à la cause de
la vérité; mais, si je te perdais, bonsoir la compagnie! Je n'ai pas le
stoïcisme de Barbès et de Mazzini. Il est vrai qu'ils sont hommes et
qu'ils n'ont pas d'enfants. D'ailleurs, selon moi, ce n'est point par le
combat, par la guerre civile que nous gagnerons en France le procès de
l'humanité. Nous avons le suffrage universel: malheur à nous si nous ne
savons pas nous en servir; car lui seul nous affranchira pour toujours,
et le seul cas où nous ayons le droit de prendre les armes, c'est celui
où l'on voudrait nous retirer le droit de voter.

Mais ce peuple, si écrasé par la misère, si brutalisé par la police, si
provoqué par une infâme politique de réaction, aura-t-il la logique et
la patience vraiment surhumaines d'attendre l'unanimité de ses forces
morales? Hélas! je crains que non. Il aura recours à la force physique.
Il peut gagner la partie; mais c'est tant risquer pour lui, qu'aucun
de ceux qui l'aiment véritablement ne doit lui en donner le conseil et
l'exemple. Pour n'être ni avec lui ni contre lui, il faut n'être pas à
Paris. Reviens donc, si tu m'en crois; j'estime qu'il est temps. Ramène
aussi Lambert, je le lui conseille, et je serai plus tranquille de vous
voir tous ici.

Je t'embrasse, mon enfant, et te prie de penser à moi.




CCXCVII

A M. THÉOPHILE THORÉ, A PARIS

                                Nohant, 26 mai 1849.

Cher ami,

Il y a longtemps que je vous dois, que je me dois de vous écrire.
J'espérais avoir le temps de vous voir à Paris, où j'ai été au
commencement du mois passer trois jours pour affaires. Je ne l'ai pas
eu, le _temps_. Et puis j'espérais vous complimenter sur votre élection
et me réjouir avec vous, mais vous avez échoué, quoique avec une grande
masse de voix. Enfin, j'ai été malade en revenant ici, toujours malade
depuis deux ans, non pas de manière à inquiéter ceux qui tiennent à ma
vie, mais de manière à perdre mon temps et à m'ennuyer mélancoliquement
sous le poids d'un accablement physique extraordinaire. Je suis dans une
phase d'impuissance matérielle. Je ne me sens ni découragée ni ennuyée
de rien quand la vie me revient. Mais la vie s'en va par moments, par
jours, par semaines entières, et alors je m'ennuie de ne pas pouvoir
vivre, et de penser sans écrire. J'en sortirai, car j'ai la volonté de
voir encore quelques années. Je suis sûre qu'elles me feront du bien
et que je pourrai dire comme ce vieux d'Israël: _Et à présent, je puis
mourir_.

Cet autre empêchement dont je vous parlais et qui ne tenait pas à moi
est à peu près hors de cause maintenant. Attendez-moi encore quelque
temps et je vous aiderai. J'ai demandé des détails sur Mazzini: je veux
faire sa biographie; mais ne l'annoncez pas; car, si ces renseignements
n'arrivaient pas, je serais forcée de manquer de parole, et puis le
travail annoncé me déplaît toujours. Il faut ensuite trop bien faire et
cela me décourage. Au reste, vous allez bien sans moi. Votre journal
n'est pas _mal fait_, comme vous le disiez. Je trouve, au contraire, que
vous êtes en grande progression de talent et de clarté, et j'ai remarqué
des articles de vous qui étaient non seulement bons, mais beaux.
Maintenant, je suis fâchée de cette espèce de polémique avec le
_Peuple_. Vous êtes trop batailleur, vous avez le diable au corps. Vous
êtes trop rancunier aussi. Pourquoi ne voulez-vous pas que le _National_
en revienne? Vous savez bien que, personnellement, j'ai, même depuis le
temps de Carrel, à me plaindre du _National_ plus que qui que ce soit.
C'est une race d'esprits qui ne m'est nullement sympathique; c'est
peut-être ce qu'il y a de plus déplorable, de plus irritant, dans les
temps où nous vivons, que de voir ceux qui ouvraient jadis la marche
vouloir nous la fermer à nous, peuple, parce qu'ils sont au bout de
leurs idées et de leurs jambes, et qu'ils ne peuvent pas supporter qu'on
les dépasse. Mais, enfin, les voilà arrivés à ce point qu'il leur faut
nous suivre, ou mourir, et, s'ils essayent de faire un pas, ne leur
tendrons-nous pas la main? N'est-ce pas à nous d'être les chevaliers
de la Révolution, comme ce beau peuple de Février, comme Barbès, notre
chevalier-type?... Est-ce que l'opinion, le parti du _National_ ne sont
pas maintenant dans une situation à faire pitié? Je ne connais guère les
hommes de Paris qui représentent cette couleur; mais il y en a dans nos
provinces, il y en a beaucoup parmi les élus que le peuple a choisis
comme socialistes, et je vous assure que ce ne sont pas des traîtres,
que ce sont des hommes sincères qui ont ouvert les yeux. Nous n'aurions
certes pas eu un si beau résultat dans les départements, où l'on
proclame le triomphe de la _liste rouge_, si nous n'eussions admis que
les socialistes de la veille, et je crois qu'à Paris, si nous n'avons
pas eu la majorité socialiste dans l'élection, c'est que nous avons
voulu trop accuser le socialisme pur dans le choix des individus.

Je sais bien que vous me trouvez trop _bonne femme_. C'est vrai que j'ai
toujours été du bois dont on fait les dupes; mais n'est-ce pas le devoir
de toute religion, que la confiance et le pardon? Vous l'avez dit
plusieurs fois, et, aujourd'hui encore, ce n'est pas une secte que nous
formons, c'est une religion que nous voulons proclamer.

Et puis je suis fâchée aussi que vous vous mettiez en bisbille avec
Proudhon. Je sais bien les côtés qui nous blessent et qui ne nous irons
jamais en lui. Mais quel utile et vigoureux champion de la démocratie!
quels immenses services n'a-t-il pas rendus depuis un an! Cela fait mal
à tous ceux qui voient les choses naïvement et d'un peu loin, de vous
trouver en guerre un beau matin ensemble, quand on a besoin que les
forces vives de l'avenir marchent d'accord. Et songez que c'est le grand
nombre qui voit comme cela. On lit le pour et le contre, et on conclut
en disant: «Ils ont raison tous deux à leur point de vue. Donc, ils
ont tort de ne pas réunir leurs deux raisons dans une seule qui nous
profite.»

Cela ressemble à un paradoxe, à des raisons de malade pour mon compte;
mais la majorité de la France est femme, enfant et malade. Ne l'oubliez
pas trop. Il faut des flambeaux comme votre esprit ardent et jeune. Je
ne voudrais pas souffler dessus. Mais je voudrais aussi ne pas vous voir
brûler trop, en courant, ce qui peut être conservé et ce que nous serons
bien forcés d'avoir avec nous quand la flamme sera partout.

Bonsoir, mon ami. Croyez que mon coeur est avec ceux qui combattent,
avec vous, par conséquent.

GEORGE.




CCXCVIII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                Nohant, 12 juin 1840.

Ah! mon cher enfant, tu devrais bien, revenir! Ce choléra m'épouvante,
et tu as beau avoir payé ton tribut en douceur, tu respires un air
empesté et tu peux retomber malade. D'ailleurs, nous sommes toujours
sous le coup d'un branle-bas général. Ces affaires d'Italie sont plus
graves que tout ce qui s'est passé. Je ne vis pas tant que tu seras à
Paris dans cette funeste saison. Dans toutes les lettres qu'on m'écrit
de Paris, on me dit que je devrais te faire revenir, qu'il meurt douze
cents personnes par jour, et cela sur documents officiels que le
_Moniteur_ et les journaux ne publient pas. Je ne sais pas te
contrarier, ni rien exiger de toi, mais tu devrais bien toi-même mettre
un terme à mes angoisses.

Qu'est-ce que le plaisir de voir l'Exposition au prix de ce que tu
risques et me fais risquer; car tu sais bien que ta vie est la mienne,
et que je ne te survivrais pas.

Nous avons eu fort peu d'orages; il paraît qu'il y en a eu un terrible
à Paris. Il a dû pleuvoir des cheminées, et puis les sergents de ville
assomment les étudiants et les jeunes gens de vos quartiers. Quelles
mauvaises circonstances pour être loin les uns des autres! Reviens donc
dans ton nid, et attends de meilleurs jours pour aller travailler au
Musée; car ce n'est pas dans ce moment-ci que tu pourrais y faire un
travail soutenu et utile. La réponse de ton père te parviendra aussi
bien ici.

Nous avons eu aujourd'hui nombreuse compagnie. Camus, avec un jeune
homme très bien de Châteauroux; Fleury, Périgois, Desmousseaux,
Laussedat, Gustave Tourangin, Lumet, et le nez de Germann. Lumet est
un vigneron d'Issoudun aussi grave et absolu que Patureau est malin et
persuasif. Il a une tête magnifique, distinguée; une pénétration, une
fermeté, une éloquence extraordinaire par moments, et tout cela avec le
langage paysan et des manières nobles comme ne les ont plus les grands
seigneurs.

Non, les hommes supérieurs ne manquent pas dans le peuple; il ne s'agit
plus que de les mettre à leur plan, et cela ne tardera guère.

Bonsoir, cher petit Bouli. Je suis presque guérie. N'en déplaise à ton
ordonnance, plus je reste dans l'eau, mieux je m'en trouve; chacun a son
tempérament. Moi, j'ai un peu de celui des poissons ou des grenouilles.
Nous étions dans l'eau l'autre jour pendant l'orage. Il pleuvait à
verse; mais la rivière était tiède, presque chaude, et c'est bien
décidément un proverbe très sage, et non un paradoxe, que Gribouille se
jetant dans l'eau de peur de la pluie.

Reviens donc! il fait si bon ici, et tu es si mal là-bas! J'en souffre
dans tes os et je ne jouis de rien sans toi. Pôtu part décidément jeudi;
sa soeur va mieux, mais sa famille veut absolument voir cette _masse_
de graisse. Je ne pourrai travailler que quand tu seras là. Je n'ai le
coeur à rien sans toi. Je t'embrasse mille fois.




CLXCIX

A JOSEPH MAZZINI, A ROME

                                Nohant. 23 juin 1849.

Ah! mon ami, mon frère, quels événements! et comment vous peindre la
profonde anxiété, la profonde admiration et l'indignation amère qui
remplissent nos coeurs? Vous avez sauvé l'honneur de notre cause; mais,
hélas! le nôtre est perdu en tant que nation. Nous sommes dans une
angoisse continuelle.

Chaque jour, nous nous attendons à quelque nouveau désastre, et nous ne
savons la vérité que bien longtemps après que les faits sont accomplis.
Aujourd'hui; nous savons que l'attaque est acharnée, que Rome est
admirable, et vous aussi. Mais qu'apprendrons-nous demain Dieu
récompensera-t-il tant de courage et de dévouement? livrera-t-il les
siens? protégera-t-il la trahison et la folie la plus criminelle que
l'humanité ait jamais soufferte? Il semble hélas qu'il veuille nous
éprouver et nous briser pour nous purifier, ou pour laisser cette
génération comme un exemple d'infamie d'une part, d'expiation de
l'autre.

Quoi qu'il arrive, mon coeur désolé est avec vous. Si vous triomphez, il
ne m'en restera pas moins une mortelle douleur de cette lutte impie de
la France contre vous. Si vous succombez, vous n'en serez pas moins
grand, et votre infortune vous rendra plus cher, s'il est possible, à
votre soeur.




CCC

AU MÊME

                                Nohant, 5 juillet 1849

Mon frère et mon ami,

Allons au fond de la question, puisque vous le voulez. Laissons de côté
mon dégoût, et mon découragement, comme une situation toute personnelle
qui ne prouve rien pour ou contre vos vues et moyens. J'avais à dessein
omis, dans ma dernière lettre, de répondre à ce que vous me disiez de
Louis Blanc, parce que je ne voulais pas en venir à vous parler de
Ledru-Rollin. Je trouvais inutile de confier au papier des jugements
qui, par le temps de police qui court, peuvent toujours tomber dans les
mains de nos ennemis.--Mais, puisque vous y revenez, je vous dois de
m'expliquer.
                
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