George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
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Vous faites de la politique, dans ce moment-ci, rien que de la
politique. Vous êtes au fond aussi socialiste que moi, je le sais; mais
vous réservez les questions d'avenir pour des temps meilleurs, et vous
croyez qu'une association toute politique entre quelques hommes qui
représentent la situation républicaine telle qu'elle peut être, en ce
moment, est un devoir pour vous. Vous le faites, vous _surmontez vos
répugnances_ (vous m'écriviez cela dans la lettre à laquelle j'ai
répondu), vous croyez enfin qu'il n'y a rien autre chose à faire. Il est
possible; mais est-ce une raison pour le faire? Là est la question.

Vous voyez les choses en grand; vous faites bon marché des individus;
vous admettez l'homme, pourvu qu'il représente une idée; vous le prenez
comme un symbole, et vous l'ajoutez à votre faisceau, sans trop vous
demander si c'est une arme éprouvée. Eh bien, pour moi, Ledru-Rollin est
une arme faible et dangereuse, destinée à se briser dans les mains du
peuple. Soyons juste et faisons la part de l'homme. Je commence par vous
dire que j'ai de la sympathie, de l'amitié même, pour cet homme-là.
Je suis, sans aucune prévention personnelle â son égard, et, tout au
contraire, mon goût me ferait préférer sa société à celle de la plupart
des hommes politiques que je connais. Il est aimable, expansif,
confiant, brave de sa personne, sensible, chaleureux, désintéressé en
fait d'argent. Mais je crois ne pas me tromper, je crois être bien sûre
de mon fait quand je vous déclare, après cela, que ce n'est point un
homme d'action; que l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il
est vain; qu'il aime le pouvoir et la popularité autant que Lamartine;
qu'il est _femme_ dans la mauvaise acception du mot, c'est-à-dire plein
de personnalité, de dépits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il
est faible, qu'il n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un
entourage misérable et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime
la flatterie; qu'il est d'une légèreté impardonnable; enfin, qu'en dépit
de ses précieuses qualités, cet homme, entraîné par ses incurables
défauts, trahira la véritable cause populaire. Oui, souvenez-vous de
ce que je vous dis, il la trahira, à moins que des circonstances ne
se présentent qui lui fassent trouver un profit d'amour-propre et de
pouvoir à la servir. Il la trahira, sans le vouloir, sans le savoir
peut-être, sans comprendre ce qu'il fait. Ses aversions sont vives,
sinon tenaces. Il verra dans les grands événements de petites
considérations qui l'empêcheront de faire le bien et qui satisferont sa
passion, son caprice du moment. Il transigera pour les choses les plus
graves, par des motifs dont personne ne pourra soupçonner la frivolité.

C'est l'homme capable de tout, et pourtant c'est un très honnête homme,
mais c'est un pauvre caractère. Il ira à droite, à gauche; il glissera
dans vos mains. Il brisera devant vous avec un ennemi; le lendemain
matin, vous apprendrez qu'il a passé la nuit à se réconcilier. Rien de
plus impressionnable, rien de plus versatile, rien de plus capricieux
que lui, vous verrez!

Vous me direz que vous savez tout cela; vous devez le savoir, puisque
vous le voyez, et qu'il y a en lui une certaine naïveté, aimable mais
effrayante, qui ne permet pas de douter de sa nature, après un mois ou
deux d'examen. Il n'en faut même pas tant à des gens plus clairvoyants
et moins optimistes que je ne le suis parfois. Vous me direz donc que
cela vous est égal; que, puisqu'il est l'homme le plus populaire du
parti républicain en France, vous l'acceptez comme l'instrument que Dieu
place sous votre main. Qui a tort ou raison de vous ou de moi? Je ne
sais; mais nous avons une disposition tout opposée. Vous n'avez pas
besoin d'estimer et d'aimer beaucoup un homme pour l'employer, pour le
juger propre à l'oeuvre sainte.

Moi, je suis capable d'estimer et d'aimer, comme individu privé, un
homme aimable et bon; je le défendrais comme tel avec chaleur contre ses
ennemis, je voudrais lui rendre service, je partagerais ses chagrins.
J'ai plusieurs amis dont je ne goûte pas les idées, dont je n'approuve
pas la conduite, et que j'aime pourtant et à qui je suis très dévouée,
dans tout ce qui est en dehors de l'opinion. Mais dans l'action
générale, c'est autre chose. Si je faisais de la politique, je serais
d'une rigidité farouche. Je voudrais sauver la vie, l'honneur et la
liberté de ces hommes-là; mais je ne voudrais pas qu'une mission
leur fût confiée, et rien ne me ferait transiger là-dessus, ni la
considération de leur talent, ni celle de leur popularité (la popularité
est si aveugle et si folle!), ni celle d'une utilité momentanée. Je ne
crois pas à l'utilité momentanée. On paye cela trop cher le lendemain,
pour qu'il y ait une utilité réelle.

Voilà donc, pour la France, le chef de l'association politique formée
sous le titre du _Proscrit_[1]. Il est possible que la nuance que
cet homme représente soit la seule possible en fait de gouvernement
républicain immédiat: on doit respect à cette nuance pendant un certain
temps.

Je ne la combattrais donc pas, si j'étais homme et écrivain politique,
tant qu'elle ne ferait pas de fautes graves, et surtout tant que nous
serions en présence d'ennemis formidables contre lesquels cette nuance
serait le seul point de ralliement. Mais je ne pourrais plus mettre mon
coeur, mon âme et mon talent à son service. Je m'abstiendrais jusqu'au
jour où ce parti deviendrait le persécuteur avoué et agissant d'un parti
plus avancé qui représenterait davantage la raison et la vérité par le
peuple. Ce jour, hélas! ne se ferait pas longtemps attendre.

Votre âme ardente me répond, je l'entends d'avance, qu'il ne faut jamais
s'abstenir, pas une heure, pas un moment!

Je sens la beauté mais non la vérité rigoureuse de cette réponse; je
crois que tout le mal vient de ce que personne ne veut jamais s'abstenir
pendant un temps donné. Les uns y sont poussés par leurs passions, les
autres par leur vertu, c'est le petit nombre. Mais quiconque serait bien
pénétré de l'esprit de l'histoire et de la nature des lois qui régissent
les destinées humaines, saurait se mettre en retraite pendant certains
jours, et se dirait «J'ai dans mon âme une vérité supérieure à celle que
les hommes acceptent aujourd'hui, je la dirai quand ils seront capables
de l'entendre.»

C'est pour la politique seulement que je dis cela; car, en restant sur
le terrain philosophique, socialiste, si vous voulez, on peut et on doit
toujours tout dire, et aucun gouvernement n'a le droit de l'empêcher.
Les idées ont toujours le droit de lutter contre les idées. Seulement,
il y a des temps où les hommes ne doivent pas combattre contre certains
hommes; sans motifs puissants et pressants.

Vous me direz encore que je fais, entre la politique et le socialisme,
une distinction arbitraire, et que j'ai combattue moi-même mainte et
mainte fois. Lorsque je l'ai combattue, c'était contre les politiques
précisément qui faisaient, au point de vue du _National_, ce que le
_Proscrit_ est bien près de faire en excluant _les hommes à système_.
Les hommes du _Proscrit_ s'intitulent _socialistes_ aujourd'hui; mais,
croyez-moi, ils ne le sont guère plus que ceux d'hier. Ils admettent le
_programme de la Montagne_, c'est quelque chose; mais, pour quiconque
tendrait à le dépasser un peu, ils seraient tout aussi intolérants, tout
aussi railleurs; tout aussi colère était le _National_ en 1847. Ils ne
sont pas assez forts pour vaincre par le raisonnement: ils vaincraient
par la violence, ils y seraient entraînés, forcés, pour se maintenir, et
ils se retrancheraient sur les nécessités de la politique. Par le fait,
la politique et le socialisme sont donc encore choses très distinctes
pour eux, quoi qu'ils en disent, et il faut bien que les socialistes
s'en tiennent pour avertis. Il y a donc, aujourd'hui encore, nécessité
à distinguer ce qu'il faut faire et ne pas faire dans une pareille
situation.

Si Ledru-Rollin et les siens étaient, au pouvoir, et que je fusse
écrivain politique, je croirais faire mon devoir, comme socialiste, en
discutant l'esprit et les actes de son gouvernement; mais je croirais
faire une mauvaise action, comme politique, en attaquant les intentions
de l'homme et en publiant sur son compte, ou en disant tout haut à tout
le monde ce que je vous écris ici. Je ne voudrais pas conspirer contre
lui par la seule raison que je ne me fie point à lui. Je retrancherais
enfin l'amertume et la personnalité qui sont, malheureusement, la base
de toute polémique jusqu'à nos jours.

Mais je ne suis pas, je ne serai pas écrivain politique, parce que, pour
être lu en France aujourd'hui, il faut s'en prendre aux hommes, faire
du scandale, de la haine, du cancan même. Si on se borne à disserter, à
prêcher, à expliquer, on ennuie, et autant vaut se taire.

Emile de Girardin a la forme quand il veut; il n'a pas le vrai fond.
Louis Blanc a le fond et la forme. On ne s'en occupe point. Il se doit
à lui-même d'écrire toujours, parce qu'il a un parti et qu'il ne peut
l'abandonner après l'avoir formé. Mais, en dehors de son parti, il est
sans action.

Et parlons de Louis Blanc maintenant, puisque vous le voulez. Pour moi,
c'est lui qui a raison, c'est lui qui est dans le vrai. Vous me parlez
de ses défauts personnels. Il a les siens, sans doute, et certainement
Ledru-Rollin est plus conciliant, plus engageant, plus entouré,
plus _entourable_, plus populaire par conséquent. Mais, dans la vie
politique, Louis Blanc est _un homme sûr_. Que m'importe que, dans la
vie privée, il ait autant d'orgueil que l'autre a de vanité, si, dans
la vie publique, il sait sacrifier orgueil ou vanité à son devoir? Je
compte sur lui, je sais où il va, et je sais aussi qu'on ne le fera
pas dévier d'une ligne. J'ai trouvé en lui des aspérités, jamais de
faiblesse; des souffrances secrètes, aussitôt vaincues par un sentiment
profond et tenace du devoir. Il est trop avancé pour son époque, c'est
vrai. Il n'est pas immédiatement utile, c'est vrai. Son parti est
restreint, et faible, c'est vrai; il n'aurait d'action qu'en se joignant
à celui de Ledru-Rollin. Mais voilà ce que je ne lui conseillerai
jamais; car Ledru-Rollin ne s'unira jamais sincèrement à lui, et
travaillera désormais plus qu'autrefois à le paralyser ou à l'anéantir.

Louis Blanc ne peut plus être solidaire des frasques du parti de
Ledru-Rollin, Il ne le doit pas. Qu'il reste à l'écart, s'il le faut;
son jour viendra plus tard, qu'il se réserve! Est-ce qu'il n'a pas la
vérité pour lui? est-ce qu'il ne faudra pas, après bien des luttes
inutiles et déplorables, en venir à _accorder à chacun suivant ses
besoins?_ Si nous n'en venons pas là, à quoi bon nous agiter, et pour
quoi, pour qui travaillons-nous? Vous voudriez qu'il mît sa formule,
dans sa poche pour un temps, et qu'il employât son talent, son mérite,
sa valeur individuelle, son courage, à faire de la politique de
transition. Moi aussi, je le lui conseillerais, s'il pouvait se joindre
à des hommes _comme vous_; s'il pouvait avoir la certitude de ne pas
fermer l'avenir à son idée, en l'accommodant aux nécessités du présent;
si chacun de ses pas prudents et patients vers cet avenir n'était pas
rétrograde; si enfin il pouvait et devait se fier.

Mais il ne le peut pas. Ledru-Rollin le trahira, non pas sciemment
et délibérément, non! Ledru dit comme nous quand on l'interroge. Il
comprend le progrès illimité de l'avenir, il est trop intelligent pour
le contester. Sous l'influence d'hommes comme vous et comme Louis Blanc,
il y marcherait. Mais la destinée, c'est-à-dire son organisation,
l'entraînera où il doit aller, à la trahison de la cause de l'avenir. Si
je me trompe, tant mieux! je serai la première, dans dix ans d'ici, si
nous sommes encore de ce monde et s'il a bien marché, à lui faire amende
honorable. Mais, aujourd'hui, ma conviction est trop forte pour me
permettre d'associer mon nom au sien dans une oeuvre dont le premier
acte est de rejeter, de honnir, de maudire Louis Blanc en lui imputant,
comme mal produit, le bien qu'il n'a pu faire et qu'on l'a empêché de
faire.

C'est là, cher ami, une des causes de mon découragement. J'estime qu'on
se trompe, que vous vous trompez aussi sur un fait, que vous n'avez pas
mis la main sur un véritable élément de salut pour la France, et par
conséquent pour l'Italie, dont la cause est solidaire de la nôtre. Je me
dis qu'il n'y a pas à lutter contre le courant qui vous entraîne à ce
choix, et je m'abstiens, toujours triste, toujours attachée à vous par
la foi la plus vive en vos sentiments et par l'affection la plus tendre
et la plus profonde.

Votre soeur,

GEORGE.

  [1] Revue que Mazzini et Ledru-Rollin venaient de fonder à Londres.




CCCI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

                                Nohant, juillet 1849.

J'ai le coeur gros. Ils vont fusiller ce pauvre Kléber, qui était venu
à Nohant après les journées de juin, et qui était vraiment un homme de
sens et de courage. Les assassins! Il me semble que je vois recommencer
1815.

Au point de vue critique, vous avez raison. A force d'être dans les
romans et dans les poèmes, et sur la scène, et dans l'histoire même,
l'amour, la vérité de l'être et des affections n'y sont pas du tout. La
littérature veut idéaliser la vie. Eh bien, elle n'y parvient pas, elle
ment, elle doit mentir, puisque l'art est une fiction, ou tout au moins
une interprétation. On est superbe, on est grand, on a cent pieds de
haut dans les romans et dans les poèmes; et, pourtant, on y vaut moins
que dans la réalité, cela n'est pas un paradoxe. Il n'est pas vrai que
nous ayons tous mérité la corde; mais ce que vous dites, que nous
avons tous été en démence, ne fût-ce qu'une heure dans la vie, est
parfaitement exact. Il y a plus, nous sommes tous des fous, des enfants,
des faibles, des inconséquents, des niais ou des fantasques, quand nous
ne sommes pas des gredins. Voilà précisément pourquoi nous valons mieux
que des héros de roman. Nous avons les misères de notre condition, nous
sommes des personnages réels, et, quand nous avons de bons mouvements,
de bons retours, de bons vouloirs, nous plaisons à Dieu et à ceux qui
nous aiment en raison du contraste de ce bon et de ce fort avec notre
pauvre ou notre mauvais. Moi, je suis plus touchée du vrai que du beau,
et du bon que du grand. J'en suis plus touchée à mesure que je vieillis
et que je sonde l'abîme de la faiblesse humaine. J'aime dans Jésus la
défaillance de la montagne des Oliviers; dans Jeanne Darc, les larmes et
les regrets qui font d'elle un être humain. Je n'aime plus cette raideur
et cette tension des héros qu'on ne voit que dans les légendes, parce
que je n'y crois plus. Soyez certain que personne encore n'a su peindre
ni décrire l'amour vrai; et, l'eût-on su, le _public_ ne l'aurait
peut-être pas compris. Le lecteur veut un ornement à la vérité, et
Rousseau n'a pas osé nous dire pourquoi il aimait Thérèse. Il l'aimait
pourtant, et il avait raison de l'aimer, bien qu'elle ne valût pas le
diable. On voulait le faire rougir de cet attachement, il faisait
son possible pour n'en pas être humilié. Ni lui ni les autres ne
comprenaient que sa grandeur était de pouvoir aimer la première bête qui
lui était tombée sous la main. Pourquoi n'osait-il pas dire à ceux qui
la trouvaient laide et sotte qu'il la trouvait belle et intelligente?
C'est qu'il faisait des romans et ne s'avouait pas que la vie, pour être
terre à terre, est plus tendre, plus généreuse, plus humble, meilleure
enfin que les fictions. Il faut des fictions pourtant: l'humanité, la
jeunesse surtout en est avide. Vous l'avez dit, vous les maudissiez
pour leurs mensonges, et vous en aviez la tête si remplie, que vous ne
pouviez regarder l'avenir qu'à travers leur prisme. Pourquoi faut-il
qu'elles nous dégoûtent de vivre avant d'avoir vécu, et pourquoi faut-il
que nous nous dégoûtions d'elles quand nous vivons tout de bon? C'est
une solution qui peut vous occuper encore une heure ou deux, et dont
vous vous tirerez mieux que moi; car vous êtes dans l'âge où l'on peut
encore analyser et approfondir. Faites donc la suite et la fin de ces
belles pages; car vous nous laissez dans le doute ou dans l'attente
d'une certitude, et je suis bien sûre qu'Angèle vous a fait trouver la
vie plus douce et plus complète que Shakespeare, Byron et compagnie.

Sur ce, j'embrasse Angèle et je suis à vous de coeur.

GEORGE.




CCCII

A M. CHARLES PONCY, À TOULON

                                Nohant, juillet 1849.

Cher enfant,

Il y a longtemps que je veux vous écrire. Mais, dans ce triste temps, on
ose à peine causer avec ses amis. On se sent si démoralisé, si sombre;
on a tant de peine à ne pas devenir égoïste ou méchant! On craint de
faire du mal à ceux qu'on aime en leur disant tout le mal qu'on porte en
soi-même. Et pourtant, tout cela est lâche et impie. Dieu abandonne ceux
qui doutent de lui. Il ne fait de miracles que pour les croyants. C'est
le scepticisme des vingt années de Louis-Philippe qui est cause de tout
ce qui nous arrive.

Mais Rome croyait! Rome espérait et combattait, hélas! et nous I'avons
tuée. Nous sommes des assassins, et on parle de gloire à nos soldats!
Mon Dieu, mon Dieu, ne nous laissez pas plus longtemps douter de vous!
Il ne nous reste qu'un peu de foi. Si nous perdons cela, nous n'aurons
plus rien.

J'espère que Mazzini est sauvé de sa personne. Mais son âme
survivra-t-elle à tant de désastres? Vous avez raison quand vous dites
qu'il a vécu trente ans pour mourir comme il va mourir un de ces jours;
car l'Europe est livrée aux assassins, et, s'il ne se jette pas dans
leurs mains, il y tombera tôt ou tard. J'ai reçu de lui une lettre
admirable. Mais je ne vous dirai pas quels sont ses projets. Je crains
que le secret des lettres ne soit pas respecté à la poste.

Et vous, mon enfant, vous êtes fatigué, ennuyé de la vie de bureau. Vous
regrettez le travail des bras, la vie de l'ouvrier. Je le conçois bien.
Moi, je voudrais être paysan et avoir de la terre à bêcher huit heures
par jour. Je fais pourtant un métier plus doux que le vôtre, puisque je
suis libre de choisir mon genre de travail sédentaire. Mais je n'ai le
coeur à rien. Tout ce qui est écrit ou à écrire me semble froid. Les
paroles ne peuvent plus rendre ce qu'on éprouve de douleur et de colère,
et, dans ces temps-ci, on ne vit que par la passion. Tout raisonnement
est inutile, toute prédication est vaine. Nous avons affaire à des
hommes qui n'ont ni loi, ni foi, ni principes, ni entrailles. Le peuple
les subit. C'est au peuple qu'on est tenté de reprocher l'infamie des
gens qui le mènent, le trompent et l'écrasent.

Ah! mon enfant, quelle affreuse phase de l'histoire nous traversons!
Nous en sortirons d'une manière éclatante, je n'en doute pas. Mais, pour
qu'une nation démoralisée à ce point se relève et se purifie, il faut
qu'elle ait expié son égoïsme, et Dieu nous réserve, je le crains, des
châtiments exemplaires!

Rien de nouveau ici. Maurice, Borie et Lambert partagent toujours ma vie
retirée. Nous nous occupons en famille; nous tâchons de ne donner que
quelques courtes heures aux journaux et aux commentaires indignés que
leur lecture provoque. Malgré soi, on y revient plus souvent qu'on ne
voudrait. Du moins, nous avons la consolation d'être tous du même avis
et de ne pas nous quereller amèrement, comme il arrive maintenant
dans beaucoup de familles. Les intérieurs subissent généralement le
contre-coup du malheur général. Le nôtre est uni et fraternel. Nous nous
affligeons ensemble et d'un même coeur. Nous tâchons de nous donner
de l'espoir les uns aux autres, et souvent c'est le plus désolé qui
s'efforce de consoler les autres.

Aimez-moi toujours, mon enfant. La douleur doit rapprocher et resserrer
les liens de l'affection. Je vous bénis bien tendrement, ainsi que
Solange et Désirée. Mes enfants vous embrassent.




CCCIII

A JOSEPH MAZZINI, A MALTE

                                Nohant, 24 juillet 1849

O mon ami! l'affection est égoïste, et, quand j'ai appris ce triste
dénouement, mille fois plus triste pour la France que pour l'Italie, je
confesse que je ne me suis d'abord inquiétée que de vous.

Que Dieu me le pardonne, et vous aussi, qui êtes un saint! Un ami que
j'ai à Toulon m'a écrit, avant tout, que vous étiez en sûreté, et je
l'ai mille fois béni.

Vous pensez bien que, d'ailleurs, j'ai le coeur brisé. Quelque innocent
qu'on soit du crime d'une nation à laquelle on appartient, il y a une
sorte d'intime solidarité qui fait passer dans notre propre coeur le
remords que devraient avoir les autres. Oui, le remords et la honte. Moi
qui étais si fière de la France en février!

Hélas! que sommes-nous devenus, et quelle expiation nous réserve la
justice divine avant de nous permettre de nous relever?

Vous, vous êtes plus heureux que moi, malgré la défaite, malgré l'exil
et la persécution; Vous êtes plus heureux par ce seul fait que vous êtes
_Romain_; car vous l'êtes plus qu'aucun de ceux qui sont nés sur le
Tibre. Et plus heureux que personne au inonde, parce que vous seul (avec
Kossuth) avez fait votre devoir. Quand je dis vous et Kossuth, je dis
ceux qui étaient avec vous et ceux qui sont avec lui; car les plus
obscurs dévouements sont aussi chers à Dieu que les plus illustres. Et,
à présent, ami, malgré le malheur, malgré la douleur, n'avez-vous pas
cette satisfaction de vous-même, cette paix profonde de l'âme qui se
sent quitte envers le ciel et les hommes? N'avez-vous pas accompli
jusqu'au bout une mission sainte? n'avez-vous pas tout immolé pour la
vérité, l'honneur, la justice et la foi? n'avez-vous pas des jours
résignés et des nuits tranquilles? Je suis certaine que vous êtes calme
et que vous goûtez les joies austères de la foi. On peut l'avoir pour
les autres, pour l'humanité, quand on la porte en soi-même, quand on est
soi-même la foi vivante et militante.

Oui, vous avez bien agi et bien pensé en toutes choses. Vous avez bien
fait de sauver l'honneur jusqu'à la dernière extrémité, et vous avez
bien fait aussi, lorsque cette dernière extrémité est arrivée, de sauver
la vie des assiégés, des femmes, des enfants, des vieillards. Les
monuments de l'art viennent ensuite, quoique nos journaux se soient plus
préoccupés du sort des fresques de Raphaël et de Michel-Ange que de
celui des orphelins et des veuves.

Tout ce que vous avez voulu et accompli est juste. Le monde entier le
sent, même les misérables qui ne croient à rien, et le monde entier le
dira bien haut quand l'heure sera venue.

Moi, je n'ai que cela à vous dire. Je n'ai que cette consolation à
vous offrir. Pour le moment, je suis humiliée et découragée dans mon
sentiment national. Mais je suis fière de ce qui reste encore de
combattants et de victimes sur la terre, et je suis fière de vous.
Donnez-moi, si vous pouvez, de vos nouvelles. Si vous aviez quelques
besoins d'argent, écrivez-le-moi et me donnez les moyens de vous en
faire passer. Adressez-moi vos lettres, sous double enveloppe, à M.
Victor Borie, à la Châtre (Indre). Je vous embrasse de toute mon âme.
Respects et amitiés de Maurice.

J'ai reçu vos deux lettres de Rome.




CCCIV

AU MÊME

                                Nohant, 26 juillet 1849.

Mon frère bien-aimé,

Je vous ai écrit hier, j'ai envoyé à un ami que j'ai à Toulon et qui
m'avait donné avis que vous faisiez voile pour Malte. Je lui écris de
nouveau, il vous renverra ma lettre. Je vous donnais son nom et son
adresse pour qu'il aidât à notre correspondance. A présent, que j'aime
bien mieux vous savoir plus près de moi! Ce sera, comme je vous
l'écrivais, à Victor Borie, à la Châtre (Indre), que vous ferez bien
d'adresser vos lettres. La curiosité inquiète de la police pourrait me
priver de l'une d'elles, et cela ne ferait plus mon compte.

Pendant que j'y pense et pour en finir avec ces détails, je vous
demandais dans cette lettre envoyée à Toulon, si vous aviez besoin
d'argent; car, en de pareils événements, on peut se trouver surpris et
empêché d'aller où l'on veut, faute de cette prévision matérielle. Nous
sommes d'ailleurs tous ruinés, et nous ne sommes pas de ceux qui out
sujet d'en avoir honte. Je vous demande donc de me traiter comme une
soeur, comme j'en ai le droit, et, quelque peu qui me reste, comptez que
ce peu est à vous.

Mon ami, je vous disais hier soir que vous aviez bien agi et bien pensé
devant Dieu et devant les hommes; que vous aviez accompli de grands
devoirs et que vous aviez sujet d'être calme. Oui, je crois que vous
êtes calme comme les anges, et, si vous ne l'étiez pas, vous seriez
ingrat envers Dieu, qui vous a permis d'accomplir une aussi belle
mission. Si vous avez échoué politiquement, c'est que la Providence
voulait s'arrêter là, et que ce grand fait doit mûrir dans la pensée des
hommes avant qu'ils en produisent de nouveaux.

Non, les nationalités ne périront pas! Elles sortiront de leurs ruines,
ayons patience. Ne pleurez pas ceux qui sont morts, ne plaignez pas ceux
qui vont mourir. Ils payent leur dette; ils valent mieux que ceux qui
les égorgent; donc, ils sont plus heureux.

Et, pourtant, malgré soi, on pleure et on plaint. Ah! ce n'est pas sur
les martyrs qu'il faudrait pleurer, c'est sur les bourreaux.

Plaignez ceux qui ne font rien et qui ne peuvent rien; plaignez-moi
d'être Française. C'est une douleur et une honte en ce moment-ci.

Je vis toujours calme et retirée à Nohant, en famille, aimant et
sentant toujours la nature et l'affection. J'ai repris mes _Mémoires_,
interrompus par un grand dérangement dans ma santé. Grâce à Raspail,
j'ai été mon propre médecin et je me suis guérie. Jamais, depuis dix
ans, je n'avais eu la force et la santé que j'ai enfin depuis deux mois.
Voilà ce qui me concerne matériellement; mais, moralement, je suis bien
sombre dans le secret de mon coeur. Je tâche de ne pas penser, j'aurais
peur de devenir l'ennemi ou tout au moins le contempteur du genre
humain, que j'ai tant aimé, que j'ai oublié de m'aimer moi-même. Mais je
ne me laisse point aller, je ne veux pas perdre la foi, je la demande à
Dieu, et il me la conservera.

D'ailleurs, vous êtes là, dans mon coeur, vous, Barbès et deux ou trois
autres moins illustres, mais saints aussi, mais croyants et purs de
toutes les misères et de toutes les méchancetés de ce siècle. Donc, la
vérité est incarnée quelque part; donc, elle n'est pas hors de la portée
de l'homme, et un bon prouve plus que cent mille mauvais.

Oui, je vous écrirai longuement; mais, ce soir, je me hâte de fermer ma
lettre pour qu'elle parte. Je veux que vous sachiez que je suis plus
occupée de vous que de tout au monde. Écrivez-moi aussi. Ce n'est pas
vous qui avez besoin de courage, c'est moi.

Bonsoir! je vous aime; Maurice et Borie aussi, soyez-en sûr.




CCCV

M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS

                                Nohant, 21 septembre 1840.

Mon ami,

Je trouve enfin une occasion pour vous écrire. Elle se présente à moi;
car, loin de tout comme je suis, et n'osant guère me fier à la poste, je
ne sais souvent à qui m'adresser pour parler à ceux que j'aime.

Mais je n'ai pas passé un jour, presque pas une heure, sans penser à
vous. Toujours, vous et Mazzini, vous êtes dans ma pensée comme les
martyrs héroïques de ces tristes temps. À vous deux, il n'y a pas
l'ombre d'un reproche à faire. En vous deux, il n'y a pas une tache. Je
crois toujours, je crois fermement que les révolutions ne se feront
plus ni profondes ni durables tant qu'il n'y aura pas à leur sommet des
hommes d'une vertu sans bornes et d'une profonde modestie de coeur.

Les peuples sont blasés sur les hommes de talent, d'éloquence et
d'invention. On les écoute parce qu'ils amusent; le peuple français
surtout, éminemment artiste, se passionne pour eux à la légère. Mais
cette passion ne va pas jusqu'au dévouement, jusqu'au sacrifice de
soi-même. Le dévouement seul commande le dévouement, et il est plus rare
encore aujourd'hui chez les chefs de parti que chez le peuple. Le jour
viendra, n'en doutez pas! Gardez-vous pour ce jour-là. Votre force
morale vous fera triompher de la mort lente qu'on voudrait vous donner.

On ne tue pas les hommes comme vous, on ne les use pas, parce qu'on ne
peut les irriter. Je ne vous dis pas d'avoir courage et patience, parce
que je sais que vous en avez pour vous et pour nous. C'est nous qui en
avons besoin pour supporter ce que vous souffrez.

S'il vous était possible de me dire comment vous êtes, je serais bien
heureuse. Mais je ne veux pas que, pour me donner cette joie, vous
risquiez de voir resserrer davantage les liens qui vous pressent et dont
mon coeur saigne.

Je m'imagine, d'ailleurs, que vous pensez souvent à moi comme je pense
à vous, et qu'il n'est pas un instant où vous doutiez de mon affection.
Comptez-y bien, et que ce soit pour vous un adoucissement à cette vie
de sacrifice qui nous fait tant de mal. Ah! si tous ceux qui vous
chérissent pouvaient donner une partie de leur vie à la captivité, en
échange de votre liberté, on trouverait des siècles de prison pour
contenter nos ennemis.

Sachez bien, du moins, qu'on vous tient compte de ce que vous souffrez,
que les plus tièdes et les plus ignorants l'apprécient, et que les
discussions politiques s'arrêtent devant votre nom, devenu _sacré_ pour
tous.

Mon fils vous chérit toujours, et tous deux nous vous embrassons de
toute notre âme.

G. S.




CCCVI

A JOSEPH MAZZINI, A...

                                Nohant, 10 octobre 1849.

Cher excellent ami,

J'ai reçu votre première lettre, puis la seconde, puis votre _Revue_.
J'avais lu déjà votre lettre à MM. de T. et de F., dans nos journaux
français. C'est un chef-d'oeuvre que cette lettre. C'est une pièce
historique qui prendra place dans l'histoire éternelle de Rome et dans
celle des républiques. Elle a fait beaucoup d'impression ici, même en ce
temps d'épuisement et de folie, même dans ce pays humilié et avili.
Elle n'a pas reçu un démenti dans l'opinion publique; c'est le cri de
l'honneur, du droit, de la vérité, qui devrait tuer de honte et de
remords la tourbe jésuitique. Mais je crois que certains fronts ne
peuvent plus rougir; il n'y a point d'espoir qu'ils se convertissent.
Le peuple le sait maintenant et ne parle de rien de moins que les tuer.
L'irritation est grande en France, et de profondes vengeances couvent
dans l'attente d'un jour rémunérateur; mais ce n'est pas l'ensemble de
la nation qui sent vivement ces choses. La grande majorité des Français
est surtout malade d'ignorance et d'incertitude. Ah! mon ami, je crois
que nous tournons, vous et moi, dans un cercle vicieux, quand nous
disons, vous, qu'il faut commencer par agir pour s'entendre; moi, qu'il
faudrait s'entendre avant d'agir. Je ne sais comment s'effectue le
mouvement des idées en Europe; mais, ici, c'est effrayant comme on
hésite avant de se réunir sous une bannière. Certes, la partie serait
gagnée si tout ce qui est brave, patriotique et indigné voulait marcher
d'accord. C'est là malheureusement qu'est la difficulté, et c'est
parce que les Français sont travaillés par trop d'idées et de systèmes
différents que vous voyez cette République s'arrêter éperdue dans son
mouvement, paralysée et comme étouffée par ses palpitations secrètes et
tout à coup si impuissante ou si préoccupée, qu'elle laisse une immonde
camarilla prendre le gouvernail et commettre en son nom des iniquités
impunies. Je crois que vous ne faites pas assez la distinction frappante
qui existe entre les autres nations et nous.

L'idée est une en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne
peut-être. Il s'agit de conquérir la liberté. Ici, nous rêvons
davantage, nous rêvons l'égalité; et, pendant que nous la cherchons, la
liberté nous est volée par des larrons qui sont sans idée aucune et qui
ne se préoccupent que du fait. Nous, nous négligeons trop le fait de
notre côté, et l'idée nous rend bêtes. Hélas! ne vous y trompez pas.
Comme parti républicain, il n'y a plus rien en France qui ne soit mort
ou près de mourir. Dieu ne veut plus se servir de quelques hommes pour
nous initier, apparemment pour nous punir d'avoir trop exalté le
culte de l'individu. Il veut que tout se fasse par tous, et c'est la
nécessité, trop peu prévue peut-être, de l'institution du suffrage
universel. Vous en avez fait un magnifique essai à Rome; mais je suis
certaine qu'il n'a réussi qu'à cause du danger, à cause de ce fait
nécessaire de la liberté à reconquérir. Si, au lieu de suivre la fade et
sotte politique de Lamartine, nous avions jeté le gant aux monarchies
absolues, nous aurions la guerre au dehors, l'union au dedans et la
force, par conséquent, au dedans et au dehors. Les hommes qui ont
inauguré cette politique, par impuissance et par bêtise, ont été poussés
par la ruse de Satan sans le savoir. L'esprit du mal nous conduisait où
il voulait, le jour où il nous conseillait la paix à tout prix.

A présent, il nous faut attendre que les masses soient initiées. Ce
n'est point _par goût_ que j'ai cette conviction. Mon goût ne serait pas
du tout d'attendre; car ce temps et ces choses me pèsent tellement, que
souvent je me demande si je vivrai jusqu'à ce qu'ils aient pris fin.
J'ai dix fois par jour l'envie très sérieuse de n'en pas voir davantage
et de me brûler la cervelle. Mais cela importe peu. Que j'aie ou non
patience jusqu'au bout, la masse n'en marchera ni plus ni moins vite.
Elle veut savoir, elle veut connaître par elle-même; elle se méfie de
qui en sait plus qu'elle; elle repousse les initiateurs, elle les trahit
ou les abandonne, elle les calomnie, elle les tuerait au besoin. Elle
abhorre le pouvoir, même celui qui vient au nom de l'esprit de progrès.
La masse n'est point disciplinée et elle est peu disciplinable. Je vous
assure que, si vous viviez en France,--je ne dis pas à Paris, qui
ne représente pas toujours l'opinion du pays, mais au coeur de la
France,--vous verriez qu'il n'y a rien à faire, sinon de la propagande,
et encore, quand on a un nom quelconque, ne faut-il pas la faire
directement; car elle ne rencontrerait que méfiance et dédain chez le
prolétaire.

Et, pourtant, le prolétaire fait parfois preuve d'engouement, me
direz-vous. Je le sais; mais son engouement tombe vite et se traduit
en paroles plus qu'en actions. Il y a en France une inégalité
intellectuelle épouvantable. Les uns en savent trop, les autres pas
assez. La masse est à l'état d'enfance, les individualités à l'état de
vieillesse pédante et sceptique. Notre révolution a été si facile à
faire, elle eût été si facile à conserver, qu'il faut bien que le mal
soit profond dans les esprits, et que la cause du mal soit ailleurs que
dans les faits.

Tout cela nous conduit à un grand et bel avenir, je n'en doute pas.
Le suffrage universel, avec la souffrance du pauvre d'un côté, et la
méchanceté du riche de l'autre, nous fera, dans quelques années, un
peuple qui votera comme un seul homme. Mais, jusque-là, ce peuple n'aura
pas la vertu de procéder, comme Rome et la Hongrie, par le sacrifice et
l'héroïsme. Il patientera avec ses maux; car on vit avec la misère et
l'ignorance, malheureusement. Il lui faudrait des invasions et de grands
maux extérieurs pour le réveiller. S'il plaît à Dieu de nous secouer
ainsi, que sa volonté s'accomplisse! Nous irions plus douloureusement
mais plus vite au but.

Il faut bien se faire ces raisonnements, mon ami, pour accepter la
torpeur politique qui assiste impassible à tant d'infamies. Autrement,
il faudrait maudire ses semblables, haïr ou abandonner leur cause. Mais
je ne vous dis pas tout cela pour vous détourner d'agir dans le sens
que vous croyez efficace. Il faut toujours agir quand on a foi dans
l'action, et la foi peut faire des miracles. Mais, si, dans le parti
des idées en France, vous ne trouvez pas un concours digne d'une grande
nation, rappelez-vous le jugement que je vous soumets, afin de ne pas
trop nous mépriser ce jour-là. Soyez sûr que nous n'avons pas dit notre
dernier mot. Nous sommes ce que nous a faits le régime constitutionnel,
mais nous en reviendrons. Nous ne sommes pas tous corrompus. Voyez ce
fait significatif du peuple de Paris sifflant sur le théâtre l'entrée
des Français à Rome[1].

Bonsoir, cher frère et ami; ne m'écrivez que quand vous avez du loisir
et point de fatigue. Je ne veux pas d'un bonheur qui vous coûterait une
heure de lassitude et de souffrance. Que vous m'écriviez ou non, je
pense toujours a vous, je sais que vous m'aimez et je vous aime de même.
Maurice et Borie vous embrassent fraternellement.

A vous de toute mon âme.

G. SAND.

  [1] Au dernier tableau de _Rome_, pièce à spectacle, de MM. Labrousse
      et Laloue, représentée sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin,
      le 29 septembre 1849. La pièce fut interdite à la quatrième
      représentation.




CCCVII

A MADEMOISELLE H... L...

                                Nohant, octobre 1849.

Mademoiselle,

Si vous êtes pressée de savoir mon opinion, je suis tout à fait
désolée; car je vais être forcée de numéroter votre manuscrit au 153.
C'est-à-dire que j'ai 153 manuscrits à lire, qui m'ont été envoyés
depuis six mois par des personnes inconnues, et c'est ainsi tous les
ans.

Comme je suis forcée de travailler pour remplir divers genres de
devoirs, il m'est impossible de n'être pas affreusement en arriére.
Mais, quand j'aurai lu ces 153 manuscrits, qu'en ferai-je? Trouverai-je
153 éditeurs? Trouverai-je place dans la _Revue indépendante_, seul
journal dont je connaisse le directeur particulièrement, pour 153
manuscrits? Il en a déjà au moins 100 que je lui ai fait passer pour
les lire, et je doute que plus que moi il ait le temps de le faire.
Probablement, s'il en choisit un, ce sera le meilleur et je désire
vivement que ce soit le vôtre. Mais, dans tous les cas, j'aurai cette
année 152 ennemis de plus qui penseront, les uns que je suis jalouse de
ma réputation menacée par leur succès, les autres que je suis jalouse
des personnes de mon sexe.

Puisque la faculté d'écrire est répandue à ce point qu'il me faudrait,
pour la satisfaire chez les autres, quatre ou cinq secrétaires
examinateurs que je n'ai pas le moyen de payer, je suis bien forcée de
me soumettre à tous les ressentiments que mon impuissance soulève, et de
supporter patiemment toutes les menaces, injures et récriminations qui
viennent à la suite.

Pardonnez, mademoiselle, la hâte avec laquelle je vous écris: vous êtes
la septième aujourd'hui, et je n'ai pas le temps de vous faire mes
excuses comme je le voudrais.

G. SAND.

Si votre intention est de faire reprendre votre manuscrit chez moi et
que je sois absente, comme il est probable, veuillez faire réclamer le
n° 153, on le trouvera cacheté et en ordre.




CCCVIII

A JOSEPH MAZZINI, A...

                                Nohant, 5 novembre 1849.

Oui, mon ami, j'ai reçu tous les numéros de l'_Italia_; on n'a pas
encore songé à me les supprimer. C'est un heureux hasard. Continuez à
me les envoyer. Vos articles sont excellents et admirables. Je ne vous
dirai pas, comme Kléber à Napoléon: «Mon général, vous êtes grand comme
le monde!» Je vous dirai mieux, je vous dirai: Mon ami, vous êtes bon
comme la vérité. Non, je ne suis pas d'un avis différent du vôtre sur ce
qu'il faut faire. Vous vous trompez absolument quand vous me dites que
ma persistance dans l'idée communiste est au nombre des choses qui ont
fait du mal. Je ne le crois pas pour mon compte, parce que je n'ai
jamais marché, ni pensé, ni agi avec ceux qui s'intitulent l'_école
communiste_. Le communisme est ma doctrine personnelle; mais je ne l'ai
jamais prêchée dans les temps d'orage, et je n'en ai parlé alors que
pour dire que son règne était loin et qu'il ne fallait pas se préoccuper
de son application. Ce que cette doctrine a d'applicable dès aujourd'hui
a toute sorte d'autres noms, que l'on accepte parce qu'ils représentent
des choses immédiatement possibles.

Ce sont les premiers échelons de mon idée, selon moi; mais je n'ai
jamais été de ceux qui veulent faire adopter leur croyance entière,
et qui rejettent l'état intermédiaire, les transitions _nécessaires,
inévitables, justes et bonnes par conséquent_.

Bien au contraire, je blâme ceux qui ne veulent rien laisser faire,
quand on ne veut pas faire tout de suite ce qu'ils rêvent; je les
regarde comme vous les regardez, comme des fléaux dans les temps de
révolution.

Je m'explique mal apparemment; mais comprenez-moi mieux que je ne
m'explique. Je ne suis pas de ces sectes orgueilleuses qui ne supportent
pas la contradiction et qui rejettent tout ce qui n'est pas leur Église.
Je ne veux point paralyser l'action qui doit briser les obstacles;
ce n'est point par complaisance et par amitié que je vous dis: Allez
toujours, vous faites bien. Mais je vous signale simplement les
obstacles, et, parmi ces obstacles, je vous signalerais volontiers
l'entêtement communiste comme tous les autres entêtements.

Je vous dis où est notre mal en France: trop de foi à l'idée personnelle
chez quelques-uns, trop de scepticisme chez la plupart. L'orgueil chez
les premiers, le manque de dignité chez les autres. Mais je constate
un mal, et je ne fais rien de plus. Je sais, je vois qu'on ne peut pas
faire _agir_ des gens qui ne _pensent_ pas encore et qui ne croient
à rien, tandis que ceux qui agissent un peu chez nous n'ont en vue
qu'eux-mêmes, leur gloire ou leur vanité, leur ambition ou leur profit.

Vous me trouverez bien triste et bien découragée. Je suis malade de
nouveau; des chagrins personnels affreux contribuent peut-être à me
donner un nouvel accès de spleen! mais à Dieu ne plaise que je veuille
faire des prosélytes à mon spleen. Voilà pourquoi je ne publie rien sous
l'influence de mon mal. Je tâcherai pourtant d'écrire pour vous, sous
la forme d'une lettre. Si je n'y réussis pas, c'est que mon coeur est
brisé. Mais les morceaux en sont bons, comme on dit chez nous, et, avec
un peu de temps, ils se recolleront, j'espère.

Recevez-vous l'_Événement_ là où vous êtes? J'y ai publié ces jours-ci
un article que les préoccupations du moment, la crise ministérielle ont
fait oublier de reproduire dans les autres journaux. Je voudrais pouvoir
vous l'envoyer; mais on ne me l'a pas envoyé à moi-même. C'est par
hasard que cet article a été donné à ce journal. Il est intitulé _Aux
modérés_. C'est peu de chose, littérairement parlant; mais vous y
verrez, s'il vous tombe sous la main, que je ne suis pas _obstinée_.

Je vous aime et vous embrasse. Maurice aussi, Borie aussi. Il est
poursuivi pour un délit de presse où, comme de juste, il a mille fois
raison contre ses accusateurs.




CCCIX

A M. X...

                                Nohant, janvier 1850.

Monsieur,

Tout, en vous remerciant de beaucoup d'éloges et de bienveillance que
vous m'accordez, permettez-moi de rectifier plusieurs faits absolument
controuvés dans ma biographie, écrite par vous, et dont une revue me
fait connaître des fragments.

Je sais comme, tout le monde le genre d'importance qu'il faut attacher à
ces biographies contemporaines faites par inductions, par déductions et
par suppositions, plus ou moins ingénieuses, plus ou moins gratuites. La
mienne surtout n'a aucune chance d'être fidèle de la part d'un écrivain
dont je n'ai pas l'honneur d'être connue, et qui n'a reçu de moi, ni des
personnes qui me connaissent réellement, aucune espèce de communication.

Ces biographies contemporaines peuvent avoir une valeur sérieuse comme
critique littéraire; mais comme document historique, on peut dire
qu'elles n'existent pas.

Je le prouverais facilement en prenant d'un bout à l'autre celle dont je
suis le sujet. Il ne s'y rencontre pas un fait exact, pas même mon nom,
pas même mon âge. Je ne m'appelle pas Marie et je suis née, non en 1805,
mais en 1804. Ma grand'mère n'a jamais été à l'Abbaye-aux-Bois. Mon père
n'était pas colonel. Ma grand'mère mettait l'Évangile beaucoup au-dessus
du _Contrat social_. À quinze ans, je ne maniais pas un fusil, je ne
montais pas à cheval, j'étais au couvent. Mon mari n'était ni vieux ni
chauve. Il avait vingt-sept ans et beaucoup de cheveux. Je n'ai jamais
inspiré de passion au moindre armateur de Bordeaux. _Le vingtième
chapitre d'un roman célèbre_ est un chapitre de roman. Il est vraiment
trop facile de construire la vie d'un écrivain avec des chapitres de
roman, et il faut le supposer bien naïf ou bien maladroit pour croire
que, si, dans ses livres, il faisait allusion à des émotions ou à des
situations personnelles, il ne les entourerait d'aucune fiction qui
déroutât complètement le lecteur sur le compte de ses personnages et sur
le sien propre.

Le trait que vous rapportez de M. Roret est très honorable et je l'en
crois très capable; mais il n'a pu m'apporter mille francs après le
succès en déchirant le traité primitif, puisque je n'ai jamais eu le
plaisir de traiter avec lui pour quoi que ce soit.

M. de Kératry ni M. Rabbe n'ont été appelés par M. Delatouche à juger
_Indiana_. D'abord M. Delatouche jugeait lui-même. Ensuite il n'avait
aucune espèce, de relations avec M. de Kératry. Je n'ai pas eu, après le
succès d'_Indiana_, un appartement ni des réceptions. Pendant cinq ou
six ans, j'ai habité la même mansarde et reçu les mêmes amis intimes.

J'arrive au premier des faits que je tiens à démentir, faisant très bon
marché de tous les autres. Je vous citerai, permettez-le-moi, monsieur.

«Au milieu de cet enivrement du succès, elle eut le tort d'oublier le
fidèle compagnon de ses mauvais jours. Sandeau, blessé au coeur, partit
pour l'Italie seul, à pied, sans argent.»

1° M. Jules Sandeau n'est jamais parti pour l'Italie _à pied et sans
argent_, bien que vous sembliez insinuer que, s'il était sans argent,
c'était ma faute; ce qui suppose que, brouillé avec moi, il en eût
accepté de moi: supposition injurieuse et que vous n'avez pas eu
l'intention de faire. Je vous assure, et il vous assurerait au besoin,
qu'il avait des ressources acquises à lui seul. 2° Il ne partit pas le
coeur blessé: j'ai de lui des lettres aussi honorables pour lui que pour
moi, qui prouvent le contraire, lettres que je n'ai pas de raison pour
publier, sachant qu'il parle de moi avec l'estime et l'affection qu'il
me doit. Je ne défendrai pas ici M. de Musset des offenses que vous lui
faites. Il est de force à se défendre lui-même et, pour le moment, il ne
s'agit que de moi; c'est pourquoi je me borne à dire que je n'ai jamais
confié à personne ce que vous croyez savoir de sa conduite à mon égard
et que, par conséquent, vous avez été induit en erreur par quelqu'un qui
a inventé ces faits. Vous dites que, après le voyage d'Italie, je n'ai
jamais revu M. de Musset: vous vous trompez, je l'ai beaucoup revu et
je ne l'ai jamais revu sans lui serrer la main. Je tiens à cette
satisfaction de pouvoir affirmer que je n'ai jamais gardé d'amertume
contre personne, de même que je n'en ai jamais laissé de durable et de
fondée à qui que ce soit, pas même à M. Dudevant, mon mari.

Vous ne m'avez jamais rencontrée avec M. de Lamennais, ni dans la forêt
de Fontainebleau, ni nulle part au monde. Je vous en demande mille
pardons, mais vous ne connaissiez de vue ni lui ni moi, le jour où vous
avez fait cette singulière rencontre, racontée par vous, d'ailleurs,
avec beaucoup d'esprit. Je n'ai jamais fait un pas dehors avec M. de
Lamennais, que j'ai toujours connu souffrant et retiré. Puisque nous
en sommes à M. de Lamennais, voici le second fait que je tiens
essentiellement à démentir. Vous dites que, plus tard, lorsqu'on
amenait l'entretien sur le rédacteur en chef du _Monde_, je m'écriais:
_Taisez-vous! il me semble que j'ai connu le diable!_

Je déclare, monsieur, que la personne qui vous a rapporté ceci a chargé
sa conscience d'un gros mensonge. Mon _intimité_ avec M. de Lamennais,
comme il vous plaît d'appeler mes relations respectueuses avec cet homme
illustre, n'a jamais changé de nature. Vous dites que _George Sand ne
tarda pas à rompre une intimité qui n'avait pu devenir sérieuse que
par distraction ou surprise_. Il n'y a de distraction et de surprise
possibles à l'égard de M. de Lamennais que celles dont vous êtes saisi
en parlant de la sorte, à propos d'une des plus pures gloires de ce
siècle.

Mon admiration et ma vénération pour l'auteur des _Paroles d'un croyant_
ont toujours été, et demeureront sans bornes. La preuve ne me serait pas
difficile à fournir, et vous eût frappé si vous aviez eu le temps et la
patience de lire tous mes écrits.

Je passe encore bon nombre d'erreurs sans gravité, et au sujet
desquelles je me borne à rire dans mon coin,--non de vous, monsieur,
mais de ceux qui prétendent fournir des documents à l'histoire des
vivants,--pour arriver à cette phrase: _Elle fermait l'oreille quand il
parlait d'une application trop directe du système_.

Cela n'a pas l'intention d'être une calomnie, je le sais; mais c'est un
ridicule gratuit que vous voulez prêter à un homme non moins respectable
que M. de Lamennais. N'auriez-vous pu trouver deux victimes moins
sacrées qu'un vieillard au bord de la tombe, et un noble philosophe
proscrit? Je suis sûre qu'en y songeant vous regretterez d'avoir trop
écouté le penchant ironique qui est la qualité, le défaut et le malheur
de la jeunesse en France.
                
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