Permettez-moi aussi de vous dire qu'une certaine anecdote enjouée à
propos d'un M. Kador, que je ne connais pas, est très jolie, mais sans
aucun fondement.
Enfin, la modestie me force à vous dire que je n'improvise pas tout à
fait aussi bien que Liszt, _mon ami_, mais non pas mon maître: il ne m'a
jamais donné de leçons et je n'improvise pas du tout. Le même sentiment
de modestie m'oblige à dire aussi qu'on dîne fort bien en blouse à ma
table et que je n'ai pas tant d'élégance et de charme que vous voulez
bien m'en supposer. Là, il m'en coûte certainement de vous contredire;
mais je crois que cela vous est fort égal, et qu'en me prenant pour
l'héroïne d'un roman plein d'esprit dont vous êtes l'auteur, vous ne
teniez pas à autre chose que montrer le talent et l'imagination dont
vous êtes doué.
G. SAND.
CCCX
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 10 mars 1850.
Mon ami,
J'ai pris plus de courage depuis que je ne vous ai écrit, bien que j'aie
perdu plus de santé et de force physique. Mais ce qui me donne patience,
c'est justement que je ne me sens plus cette énergie matérielle qui
résistait à tous les coups. A présent, je n'aurai qu'à me laisser faire
pour m'en aller tout doucement et sans crime, puisque, selon vous, c'est
un crime de s'en aller volontairement. Je persiste à croire que nous
avons tous cette liberté, ce droit de protester contre la vie, telle que
l'ont faite les erreurs et les mauvaises passions des sociétés fausses
et injustes. Et, quand beaucoup de nous auraient suivi mon exemple, où
eût été le mal? Tous ces suicides qui ont marqué les années scandaleuses
et impies de l'empire romain ne sont-ils pas une protestation qui a son
importance et qui a eu son effet?
Quand les premiers chrétiens se jetèrent dans les thébaïdes, n'était-ce
pas une manière de se tuer et de protester contre la corruption et les
violences des sociétés? Et quand ce peuple, qui oublie ses martyrs en
prison et dans l'exil, apprendrait que Barbès et autres ont mis fin à
des jours intolérables, où serait le mal encore une fois? Moi, je
suis toujours plus frappée des actes de désespoir que des résistances
héroïques, et j'ai plus appris à haïr l'injustice en voyant la mort
volontaire de certains anciens qu'en lisant les écrits des inébranlables
stoïques.
Mais laissons ce morne chapitre, qui ne vous convaincrait pas, puisque
vous appréciez tout cela avec un autre sentiment Ce sentiment est plus
puissant que tous les raisonnements du monde. D'ailleurs, je n'aurai pas
la force que j'ambitionne, je ne me tuerai pas. Se tuer n'est rien, sans
doute; mais s'endurcir contre les larmes de quelques êtres qui ne vivent
que par vous, c'est là ce qui me manquera probablement. Et puis à quoi
bon, puisqu'on meurt sans cela?
Ne vous tourmentez pas et ne vous affligez pas des lettres que je vous
écris. Les lettres, surtout les lettres espacées, sont plus sombres que
la vie courante, parce qu'elles résument certain sentiment suprême,
certaine conclusion fatale qui se trouve au bout de tout, quand on
se recueille pour ouvrir à un ami le fond de son coeur. Dans la vie
courante, rien ne paraît. On a des habitudes de gaieté, parce qu'en
France surtout la gaieté, la légèreté apparente est comme une loi de
savoir-vivre. Dans certains milieux particulièrement, il faut toujours
savoir rire avec ceux qui rient. Je vis presque toujours avec des
artistes, avec des personnes jeunes; on _s'amuse chez moi_ et j'y suis
toujours gaie.
J'y suis heureuse et très tranquille si l'on n'apprécie que les
relations apparentes. Le mal de ma vie est en moi. Il est dans
ma secrète appréciation de toutes ces choses qui paraissent si
divertissantes et qui font vibrer dans le fond de mon âme des cordes si
lugubres. Rassurez-vous donc, je porte bien mon costume et personne que
vous peut-être ne se doutera jamais, que je me meurs de chagrin.
Vous êtes content, vous, dans ce moment-ci, n'est-ce pas? Nos élections
sont bonnes et tous mes amis sont pleins de joie et d'espérance. Ils
disent, et je pense qu'ils ont raison, que nous irons sans secousse
jusqu'aux prochaines élections générales et qu'alors la majorité sera
dans le sens de l'avenir républicain. Je le crois aussi. Mais cela ne
rendra pas la vie à ceux, qui sont morts victimes de l'ignorance et de
l'indécision des masses; vous acceptez la loi du malheur, vous êtes
religieux.
Il se peut qu'en fin de compte, je sois impie, puisque je ne peux pas me
soumettre au mal accompli, à ce passé que Dieu lui-même ne peut réparer,
puisqu'il ne peut le reprendre, et qui saigne toujours en moi comme une
blessure incurable.
Cher ami, ne perdez pas votre temps à répondre à mes tristes lettres
et à réfuter ce que vous regardez comme mes hérésies. Aimez-moi, et
envoyez-moi deux lignes quand vous avez le temps, pour me parler de vous
et me dire que vous vous souvenez de moi.
CCCXI
AU MÊME
Nohant, 4 août 1850.
Cher, j'ai reçu la trop courte visite de votre jeune et jolie amie
Caroline. Je sais que sa soeur est ou a dû être auprès de vous. Qu'elles
sont heureuses, ces Anglaises, de pouvoir courir où le coeur les pousse!
Cela vous a donné un peu de bonheur et de consolation. Vous n'avez pas
besoin qu'on vous dise que vous êtes aimé, estimé, vénéré; mais vous
êtes sensible à l'affection, parce que vous la ressentez en vous-même.
Caroline m'a paru charmante. Elle m'a dit qu'Élisa était heureuse. Elles
voient à Londres Louis Blanc, qui aime et estime infiniment toute la
famille. Élisa me parle d'un journal où vous désirez que j'écrive. J'y
ferai mon possible; mais je doute d'écrire désormais quelque chose qui
ait le sens commun. J'écris mes _Mémoires_, parce que j'y parle du passé
où j'ai vécu. Aujourd'hui, on ne vit plus en France; on est comme frappé
de stupeur au bord d'un abîme, sans pouvoir faire un mouvement pour le
fuir. Heureusement, cette stupeur même empêchera peut-être qu'on ne
fasse un mouvement pour s'y jeter; mais que la vie qui s'écoule ainsi
est lente et triste!
La supporter sans maudire la destinée humaine et sans méconnaître la
Providence, c'est bien tout ce qu'on peut faire. Je défie qu'on se sente
artiste, ou, si on l'est encore en face de la nature, je ne crois pas
qu'on puisse être inspiré par les événements qui s'accomplissent sous
nos yeux.
La douleur rend muet, l'indignation serait la seule corde vivante du
coeur; mais la presse est bâillonnée, et je n'ai pas l'art de ne dire
que la moitié de mon sentiment. Mon silence m'a bien été reproché depuis
un an; mais il ne dépend pas de moi de le rompre. Je ne suis pas dans
l'action, je suis sans illusion, sans personnalité qui m'enivre comme la
plupart des hommes, sans responsabilité comme il vous est arrivé d'en
avoir une terrible et sacrée à accepter.
Je n'ai jamais compris les poètes faisant des vers sur la tombe de leur
mère et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l'éloquence sur la
tombe de la patrie. Le chagrin me serre le coeur quand je touche à une
plume. La sérénité, la gaieté sont faciles en famille. Mais la douleur,
comme la joie, rentre en moi-même quand je songe au public.
Ce public froid et lâche qui a laissé égorger la liberté et souiller la
ville éternelle redevenue sainte, ce public égoïste, aveugle, ingrat,
qui ne s'émeut pas aux exploits de la Hongrie et qui ne s'alarme pas
même des efforts de la Russie et de l'Autriche, se réveillerait-il
devant un livre, un journal, un écrit quelconque? Ce serait un devoir
pourtant de poursuivre l'oeuvre par tous les moyens. Il y en a d'autres
peut-être que celui-là, et je ne les néglige pas, je vous les dirai plus
tard. Quant à écrire, discuter, prêcher, je crois que la mission des
gens de lettres de ce temps-ci est finie ou ajournée en France, et que
les plus sincères sont les plus taciturnes. C'est qu'on ne peut pas
vivre et sentir isolément. On n'est pas un instrument qui joue tout
seul. Ne fût-on qu'un orgue de Barbarie, il faut une main pour vous
faire tourner. Cette main, cette impulsion extérieure, le vent qui fait
vibrer les harpes écossaises c'est le sentiment collectif, c'est la vie
de l'humanité qui se communique à l'instrument, à l'artiste.
Croyez-moi, ceux qui sont toujours _en voix_ et qui chantent d'eux-mêmes
sont des égoïstes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que
celle qui n'est pas une émanation de la vie collective. C'est ainsi que
bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en
phrases, toujours ingénieux en appréciations contradictoires, toujours
riche en paroles et pauvre d'idées et de principes; il s'enterre sous
ses phrases et ensevelit sa gloire, son honneur peut-être, sous la
facilité prostituée de son éloquence.
Ce que je vous dis là n'est-il pas votre sentiment, lorsque vous me
dites qu'écrire pour le présent est chose tout à fait inutile? Mais vous
pensez qu'il faut toujours écrire pour l'avenir. C'est bien ce qu'il
vous faudra faire dans vos jours de repos, quoi que vous en disiez. Vous
avez des faits à raconter, votre vie appartient à l'histoire, et rien ne
vaut la parole de l'historien qui a _fait_ l'histoire avant de l'écrire.
Vos actes et vos proclamations sont là, je le sais; mais votre sentiment
intime, vos espérances, vos douleurs, vos abattements même instruiront
encore plus la postérité. La défaillance de Jésus sous les oliviers, les
larmes de Jeanne Darc marchant au supplice sont l'attendrissement et
l'enthousiasme éternels des âmes aimantes. Il y a en nous un foyer
intime que nous devons laisser voir quand il est pur. Vous écrirez donc
votre vie, je l'espère. Ce sera, d'ailleurs, le martyrologe des plus
grands coeurs de l'Italie moderne, et nul comme vous ne tressera cette
couronne qui leur est due.
Vos amies espèrent vous revoir en Angleterre dans quelques mois. Quand
nous reverrons-nous en France?
Adieu, cher ami; écrivez-moi si vous avez le temps. Sinon, ne vous
fatiguez pas. Je sais que votre coeur ne s'endort point; je tiens
seulement, s'il vous est possible, à savoir que vous vivez, sans trop
souffrir, et que vous savez bien que je vous aime, tendrement et
éternellement.
J'ai reçu le volume dont vous me parlez: c'est un précieux et magnifique
document historique.
CCCXII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 14 août 1850.
Je ne vous ai pas remercié en personne, monsieur, et vous me chagrinerez
beaucoup si vous m'ôtez le plaisir de le faire de vive voix à Nohant,
c'est-à-dire à la campagne, où l'on se parle mieux en un jour qu'à Paris
en un an. Je ne suis plus sûre d'y aller avant la fin du mois. J'ai été
malade, retardée, par conséquent dans mon lit.
Si vous pouviez venir d'ici au 25, j'en serais bien contente et
reconnaissante. Si vous ne le pouvez pas, ayez l'obligeance de faire
porter le paquet bien cacheté, chez M. Falampin (pardon pour le nom,
ce n'est pas moi qui l'ai donné au baptême à ce brave homme), rue
Louis-le-Grand, 33.
Je ne veux pas encore perdre l'espérance de vous voir ici avec votre
père. Il me disait, ces jours-ci, qu'il y ferait son possible, à
condition d'être embrassé de bon coeur. Dites-lui-que je ne suis plus
d'âge à le priver et à me priver moi-même d'une si sincère marque
d'amitié et que je compte bien le recevoir à bras ouverts. Si, tous
deux, vous me privez de ce plaisir, au revoir donc à Paris, le mois
prochain, si vous n'êtes pas repartis pour quelque Silésie ou autres
environs.
Avant de vous serrer ici la main, en remerciement de votre bonté pour
moi, je veux vous la serrer d'une manière toute désintéressée pour le
joli livre que je suis en train de lire[1]. C'est charmant de retrouver
Charlotte et Manon et Virginie et tous ces êtres qu'on aime tant et
qu'on a tant pleurés! L'idée est neuve, singulière et paraît cependant
toute naturelle à mesure qu'on lit. Il est impossible de s'en tirer plus
adroitement et plus simplement. Si vous me gardez Paul et Virginie purs
et fidèles, comme je l'espère, je vous remercierai doublement du plaisir
de cette lecture. Vous avez réussi à faire parler Goethe sans qu'on s'en
offusque. Au fait, il n'était pas meilleur que cela, et vous ne lui
donnez pas moins de grandeur et d'esprit qu'il n'en savait avoir.
J'entends crier un peu contre la hardiesse de votre sujet; mais, jusqu'à
présent, je n'y trouve rien qui profane, rabaisse ou vulgarise ces types
aimés ou admirés. J'attends la fin avec impatience. Adieu encore, et, de
toute façon, à bientôt, et à vous de coeur.
GEORGE SAND.
[1] _Le Régent Mustel_.
CCCXIII
A M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS
Nohant, 27 août 1850
Mon ami bien-aimé,
Je n'ai reçu qu'il y a deux jours votre lettre du 5 courant. J'avais
aussitôt résolu d'aller à Londres, d'y voir nos amis et d'essayer de
faire ce que vous me conseillez. Mais des empêchements majeurs sont
survenus déjà, et je ne saurais m'assurer de quelques jours de liberté.
Et puis il s'est passé déjà trop de jours depuis votre lettre, et chacun
doit avoir pris son parti. J'ai pourtant écrit à Louis Blanc, le seul
sur lequel j'espère avoir non pas de l'influence morale, mais la
persuasion du coeur et de l'amitié. Je lui ai parlé de vous et j'ai
appuyé votre opinion sur la connaissance que j'ai du fait principal;
c'est-à-dire qu'à lui seul il ne peut rien quant à présent. Je l'ai
conjuré, pour le cas où il croirait devoir répondre, et où sa réponse
serait peut-être déjà sous presse, de ménager la forme à l'avenir,
de montrer une patience, un esprit de conciliation et de fraternité
supérieur aux discussions de principes. Mais je n'espère rien de mes
prières. Les hommes dans cette situation sont entraînés sur une pente
fatale. Une voix s'élève pour les rappeler à la charité; mille autres
voix étouffent celle-là pour souffler la colère et engager le combat. Je
pense que, de votre côté, vous avez écrit. S'ils ne vous écoutent pas,
qui écouteront-ils? Quant à Ledru-Rollin, je ne suis pas en relations
avec lui; je suis presque sûre qu'une lettre de moi ne lui ferait aucun
effet. Il _déteste_ trop ceux qu'il _n'aime pas_. Je l'aurais vu, si
j'avais pu faire ce voyage. Mais croyez que tout cela n'eût pas été d'un
effet sérieux sur leurs dispositions intérieures. Vous savez bien comme
moi que, derrière les dissidences de convictions, il y a trop de passion
personnelle, et que l'orgueil de l'homme est trop puissant pour que la
parole d'une femme le guérisse et l'apaise. Vous êtes un saint,
vous; mais, eux, ils sont des hommes, ils en ont les orages ou les
entraînements. Et puis je suis si découragée du fait présent, que je ne
sens pas en moi la puissance de convaincre. Je vois que nous marchons à
la _constitutionnalité_; quelle que soit la forme qu'elle revête, elle
fera encore l'engourdissement de la France pendant quelque temps. Tant
mieux, peut-être, car le peuple n'est pas mûr, et, malgré tout, il mûrit
dans ce repos qui ressemble à la mort. Nous en souffrons, nous qui nous,
élançons vers l'avenir avec impatience. Nous sommes les victimes agitées
ou résignées de cette lenteur des masses. Mais la Providence ne les
presse pas: elle nous a jetés en éclaireurs pour supporter le premier
feu et périr, s'il le faut, aux avant-postes. Acceptons! L'armée vient
derrière nous, lentement et sans ordre; mais enfin elle marche, et, si
on peut la retarder, on ne peut pas l'arrêter.
Si j'avais pu aller en Angleterre, j'aurais été à Doullens, au retour.
Mais les jours que j'ai à passer à Paris sont comptés maintenant, et ce
ne sera pas encore pour cette fois. Dites-moi toujours, en attendant que
je puisse réaliser un des plus chers rêves que je fasse, comment il faut
s'y prendre pour vous voir. A qui demander l'autorisation? Et ne me la
refusera-t-on pas? Adressez-moi toujours vos lettres à Nohant par la
même voie que la dernière. Vous savez que M. Lebarbier de Tinan est
dans une bonne position. Je pense que sa femme doit être près de lui
maintenant à Angoulême. Borie est toujours en Belgique, bien triste,
comme nous tous. Si vous voulez que je vous parle de moi, je vous dirai
que j'ai beaucoup travaillé pour le théâtre, cette année, mais que la
révocation de Bocage me retardera indéfiniment. Je ne veux pas séparer
mes projets de ceux d'un artiste démocrate, brave et généreux, qu'on
ruine brutalement, parce qu'il a commis le crime _d'envoyer des billets
gratis à des ouvriers, d'avoir des employés et des acteurs républicains,
d'être républicain lui-même, d'avoir fait jouer_ «la Marseillaise», etc.
Tels sont les considérants de sa révocation. Nous reprendrons quand même
nos projets de moralisation douce et honnête, pour lesquels le théâtre
est un grand moyen d'expansion, et nous viendrons à bout de prêcher
l'honneur et la bonté, en dépit de la censure et des commissions.
J'ai toujours vécu à Nohant de la vie de famille, presque sans relations
avec le dehors, depuis que je ne vous ai vu. Maurice ne me quitte point;
c'est un bon fils, il vous aime et il vous embrasse tendrement.
Et vous, toujours calme, toujours tendre, toujours patient et sublime,
vous pensez à nous quelquefois, n'est-ce pas, et vous nous aimez? C'est
une des consolations et la plus pure gloire de ma vie, ne l'oubliez pas,
que l'amitié que je vous porte et que vous me rendez.
M. Pichon n'est pas seulement originaire du Berry, il est presque natif
de mon village. Sa famille, qui est une famille de paysans, demeure
porte à porte avec nous. Aucante va bien et vous aime.
CCCXIV
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 25 septembre 1850.
Écrire aujourd'hui? Non, je ne pourrais pas. Cette situation est
nauséabonde et je ne saurais trouver un mot d'encouragement à donner aux
hommes de mon temps. Je ne suis plus malade, cependant; ma situation
personnelle n'est point douloureuse et j'ai l'esprit calme, le coeur
satisfait des affections qui m'entourent. Mais l'espérance ne m'est pas
revenue et je ne suis pas de ceux qui peuvent chanter ce qui ne chante
pas dans leur âme. L'humanité de mon temps m'apparaît comme une armée en
pleine déroute, et j'ai la conviction qu'en conseillant aux fuyards de
s'arrêter, de se retourner et de disputer encore un pouce de terrain, on
ne fera que grossir de quelques crimes et de quelques meurtres l'horreur
du désastre. Les bourreaux eux-mêmes sont ivres, égarés, sourds, idiots.
Ils vont à leur perte aussi; mais plus on leur criera d'arrêter, plus
ils frapperont, et, quant aux lâches qui plient, ils laisseront égorger
leurs chefs, ils verront tomber les plus nobles victimes sans dire un
mot. J'ai beau faire, voilà où j'en suis. Je me croyais malade et je me
reprochais mes défaillances; mais je ne peux plus me faire un reproche
de souffrira si bon escient. Je me trompe, peut-être; Dieu le veuille!
Ce n'est pas à vous, martyr stoïque, que je veux, que je peux ou dois
remontrer obstinément que j'ai raison. Mais, tout en respectant en vous
cette vertu de l'espérance, je ne puis la faire éclore en moi à volonté.
Rien ne me ranime, je ne sens en moi que douleur et indignation.
Savez-vous la seule chose dont je serais capable? Ce serait une
malédiction ardente sur cette race humaine si égoïste, si lâche et si
perverse. Je voudrais pouvoir dire au peuple des nations: «C'est toi qui
es le grand criminel; c'est toi, imbécile, vantard et poltron, qui te
laisses avilir et fouler aux pieds; c'est toi qui répondras devant Dieu
des crimes de la tyrannie; car tu pouvais les empêcher et tu ne l'as
pas voulu, et tu ne le veux pas encore. Je t'ai cru grand, généreux et
brave. Tu l'es en effet, sous la pression de certains événements et
quand Dieu fait en toi des miracles. Mais, quand Dieu te fait sentir sa
clémence, quand tu retrouves une heure de calme ou d'espérance, tu vends
ta conscience et ta dignité pour un peu de plaisir et de bien-être, pour
du repos, du vin et des illusions grossières. Avec des promesses de
bien-être, de diminution d'impôts, on te mène où l'on veut. Avec
des excitations à la souffrance, à l'héroïsme et au dévouement,
qu'obtient-on de toi? Quelques holocaustes isolés que ta masse contemple
froidement!»
Oui, je voudrais réveiller le peuple de sa torpeur et de sa honte,
l'indigner sur lui-même, le faire rougir de son abaissement, et je
retrouverais peut-être encore des lueurs d'éloquence que l'idée de sa
colère inintelligente, la presque certitude d'être massacrée par lui
le lendemain, ferait éclore plus ardentes et plus fécondes. Ce qui me
retient, c'est un reste de compassion. Je ne sais pas dire à l'enfant
qui se noie: «C'est ta faute!» Je pense aux souffrances et aux misères
de ce peuple coupable et si cruellement puni.
Je n'ai plus la force de lui jeter à la face l'anathème qu'il mérite.
Alors je m'arrête, je me retourne vers la fiction et je fais, dans
l'art, des types populaires tels que je ne les vois plus, mais tels
qu'ils devraient et pourraient être. Dans l'art, cette substitution du
rêve à la réalité est encore possible. Dans la politique, toute poésie
est un mensonge auquel la conscience se refuse. Mais l'art ne se fait
pas à volonté non plus, c'est fugitif, et la conscience d'un devoir à
remplir ne force pas l'inspiration à descendre. La forme du théâtre,
étant nouvelle pour moi, m'a un peu ranimée dernièrement, et c'est la
seule étude à laquelle j'aie pu me livrer depuis un an.
Ce sera peut-être inutile. La censure, qui laisse un libre cours aux
obscénités révoltantes du théâtre, ne permettra peut-être pas qu'on
prêche l'honnêteté avec quelque talent, aux hommes, aux femmes et aux
enfants du peuple. J'ai refusé d'être jouée au Théâtre-Français; je
veux aller au boulevard avec Bocage. On ne nous y laissera pas aller
probablement: plus on aura la certitude que nous y voulons porter une
prédication évangélique sous des formes douces et chastes, plus on
nous en empêchera. Mais, si nous voulions y porter le scandale de
la gaudriole, les couplets obscènes du vaudeville, les gentillesses
divertissantes du bon temps, de la Régence, nous aurions le champ libre
comme les autres.
Me retournerai-je vers la contemplation des faits? me réjouirai-je
de l'amélioration des moeurs? me dirai-je qu'il est indifférent d'y
contribuer ou non, pourvu que le bien se fasse et que le vrai bonheur
sourie autour de soi? C'est en vain que je chercherais cette consolation
dans le milieu où je vis. Le peuple des provinces est affreusement
égoïste. Le paysan est ignorant; mais l'artisan qui comprend, qui lit
et qui parle est dix fois plus corrompu à l'heure qu'il est Cette
révolution avortée, ces intrigues de la bourgeoisie, ces exemples
d'immoralité donnés par le pouvoir, cette impunité assurée à toutes les
apostasies, à toutes les trahisons, à toutes les iniquités, c'est là, en
fin de compte, l'ouvrage du peuple, qui l'a souffert et qui le souffre.
Une partie de nos ouvriers tremble devant le manque d'ouvrage et se
borne à hurler tout bas des menaces fanfaronnes. Une autre partie
s'hébète dans le vin. Une autre encore rêve et prépare de farouches
représailles, sans aucune idée de reconstruction après avoir fait table
rase. Les systèmes, dites-vous? Les systèmes n'ont guère pénétré dans
les provinces. Ils n'y ont fait ni bien ni mal, on ne s'en inquiète
point, et il vaudrait mieux qu'on les discutât et que chacun forgeât
son rêve. Nous ne sommes pas si avancés! Payera-t-on l'impôt, ou ne le
payera-t-on pas? Voilà toute la question. On ne se tourmente même pas
des encouragements dont l'agriculture, sous peine de périr, ne peut plus
se passer.
On ne sait ce que signifient les promesses de crédit faites par la
démocratie. On n'y croit point. Toute espèce de gouvernement est tombée
dans le mépris public, et le prolétaire qui dit sa pensée la résume
ainsi: _Un tas de blagueurs, les uns comme les autres; il faudra tout
faucher_!
Sans doute il y a des groupes qui croient et comprennent encore; mais la
vertu n'est point avec eux beaucoup plus qu'avec les autres. L'esprit
d'association est inconnu. La presse est morte en province, et le peuple
n'a pas compris qu'avec des sous on faisait des millions.
L'article du second numéro du _Proscrit_ sur l'organisation de la
presse démocratique est rigoureusement vrai pour signaler le mal, et
parfaitement inutile pour y porter remède. Il est facile de démontrer ce
qu'on peut faire; il est impossible de faire éclore du dévouement là
où il n'y en a pas; notre _Travailleur_[1] est ruiné. Notre ami le
rédacteur est en prison. Sa femme et ses enfants sont dans la misère.
Nous sommes trois ou quatre qui nous cotisons pour tout le désastre. Les
bourgeois du parti sont sourds, le peuple du parti, plus sourd encore.
Le banquet donné à Ledru-Rollin il y a deux ans, et qui paraissait si
beau, si spontané, si populaire, qui l'a payé? Nous. Et c'est toujours
ainsi. Il importe peu quant à l'argent; mais le dévouement, où est-il?
Une masse va à un banquet comme à une fête qui ne coûte rien. On
s'amuse, on crie, on se passionne, on en parle huit jours, et puis on
retombe, et c'est à qui dira qu'il y a été entraîné, et qu'il ne savait
pas de quoi il s'agissait.
Regarderai-je ailleurs? Je verrai des provinces un peu plus braves
sans résultat meilleur. Est-ce à la _Montagne_ que nous chercherons le
produit de toutes les opinions socialistes? Est-ce à Paris, dans les
faubourgs décimés par la guerre civile, et tremblants devant une armée
qu'on sait bien n'être pas ce qu'on croyait? Non, nulle part, j'en suis
malheureusement sûre! Il y a un temps d'arrêt. Le sentiment divin,
l'instinct supérieur ne peut périr; mais il ne fonctionne plus. Rien
n'empêchera l'invasion de la réaction. Nous ne devons qu'aux divisions
de ces messieurs et à leurs intrigues, qui se combattent, d'avoir encore
le mot de république et le semblant d'une constitution. La coalition des
rois étrangers, la discipline de leurs armées, instruments aveugles chez
eux comme chez nous, l'égoïsme et l'abrutissement de leurs peuples, qui,
là comme ici, laissent faire, trancheront la question entre les trois
dynasties qui se disputent le trône de France.
Voilà, hélas! que je dis ce que je ne voulais pas dire. Savez-vous que
je n'ose plus écrire à mes amis que je n'ose plus parler à ceux qui sont
près de moi, dans la crainte de détruire les dernières illusions qui les
soutiennent? Je devrais ne pas écrire; car j'ai la certitude qu'on
lit toutes mes lettres; du moins, toutes celles que je reçois ont été
décachetées et portent la trace grossière de mains qui ne cherchent pas
même à cacher l'empreinte de leur violation. On surprend nos espérances
pour les déjouer, on surprend nos découragements pour s'en réjouir.
Toutes les administrations publiques sont remplies de gens qui ont
mérité les galères. On n'ose plus confier cent francs à la poste. Rien
ne sert de se plaindre; pourvu que les voleurs _pensent bien_, ils ont
l'impunité.
Voilà la France! le peuple le sait, cela lui est indifférent. Que
voulez-vous qu'on dise aux pouvoirs pour les faire rougir? que
voulez-vous qu'on dise aux opprimés, pour les réveiller?
Il faudrait pouvoir écrire avec le sang de son coeur et la bile de son
foie, le tout pour faire plus de mal encore; car il est des heures où
l'homme est comme un somnambule qui court sur les toits.
Si on crie pour l'avertir, on le fait tomber un peu plus vite.
Et cependant vous agissez, vous écrivez. Vous le devez, puisque vous
êtes soutenu par la foi. Mais, dussiez-vous me haïr et me rejeter, je
sens qu'il m'est impossible d'avoir _la foi, de bonne foi_.
Merci pour la réponse à Calamatta; je crois que c'est tout ce qu'il
désire.
Adieu, mon ami; je suis navrée, mais je vous aime et vous admire
toujours.
[1] Journal qui se publiait à Châteauroux.
CCCXV
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 26 septembre 1850.
Mon cher enfant,
Vous me demandez _si cela me sourirait_, de vous fournir de quoi faire
votre édition à bon marché. Oui, certes, rien ne me sourirait plus que
de vous servir. Mais, pour ce mois-ci, c'est-à-dire pour le mois où nous
allons entrer, je ne puis vous rien promettre. J'ai dix mille francs à
verser pour une dette d'honneur que rien au monde ne peut reculer. Je ne
suis pas dans la position des propriétaires aisés, qui peuvent toujours
emprunter tant qu'ils ont un petit capital au soleil. Je suis femme,
c'est-à-dire _mineure_, séparée de mon mari légalement, et cependant
toujours sous sa dépendance pour les affaires d'argent, tant les
lois protègent mon sexe! _Je ne peux pas donner d'hypothèque sur ma
propriété_. Forcée d'emprunter pour les autres, dans des moments
difficiles, je ne l'ai pu qu'en me servant, pour sauver mes amis et mes
parents pauvres, de la caution d'autres parents moins pauvres. Mais
cette caution les expose à perdre leur argent, si je meurs sans avoir
payé. Mon mari et mon gendre n'auraient aucun scrupule d'invoquer la
loi, et de leur laisser tout perdre. L'honneur de Maurice serait leur
refuge; mais Maurice aussi peut mourir. Il y a donc danger pour qui me
prête, et ces amis moins pauvres dont je vous parle sont loin d'être
riches. Ma conscience m'ordonne donc d'éteindre toutes mes dettes
aussitôt que je reçois quelque argent de mes éditeurs. Et voilà comme
quoi je tire toujours le diable par la queue. Me voici dans une de ces
crises financières qui se renouvellent deux ou trois fois par an. D'ici
à quinze jours, il faut que je ramasse, en redemandant, à droite et à
gauche, ce qu'on me doit en détail, et j'espère arriver à faire cette
somme de dix mille francs. Et puis il faut payer aussi les intérêts. Mes
rentrées ne sont pas toutes certaines, il s'en faut! Je ne sais donc
pas si je pourrai disposer de quatre cents francs à la fois. Je vous en
garantis cent pour un pressant besoin, et le reste peu à peu. Est-ce
que votre imprimeur ne peut vous faire cette avance? Hetzel va revenir
d'Allemagne. S'il est à même de payer ce qu'il me redoit, cela ira tout
seul. Mais le sera-t-il? J'arrive de Paris, où lesdites affaires m'ont
forcée d'aller chercher un recouvrement qui m'a manqué. Je ne suis
revenue que depuis deux jours. C'est ce qui vous explique le retard de
ma réponse.
J'ai deux pièces de théâtre en portefeuille. Le succès du _Champi_ m'a
mise en passe de gagner de l'argent. Le Théâtre-Français et tous les
autres théâtres m'ont fait des offres, avec promesses de primes payées
d'avance. Tout cela est bien joli. Mais j'ai tout refusé pour attendre
que Bocage, qui est destitué arbitrairement, persécuté injustement, et
que la réaction voudrait ruiner, ait acquis la direction d'un autre
théâtre (non subventionné) ou qu'il remonte sur les planches comme
artiste, et qu'il puisse, avec mes pièces, dicter pour lui des
conditions honorables et avantageuses. Cela me laisse sans profit pour
le moment. Mais peut-on, dans cette société-ci, respecter la délicatesse
des sentiments et _faire des affaires_! Non. Les honnêtes gens sont
condamnés à être gueux. Bien entendu que je cache ma gêne à Bocage; car
il refuserait de la prolonger. Mais ma gêne, c'est bel et bon; elle
m'empêche d'agir selon mes goûts; elle ne me prive pas de l'aisance
accoutumée, et la vôtre est plus grave. Elle peut vous priver du
nécessaire. Un mot donc, si vous arrivez là le mois prochain, et je vous
expédie un autre petit billet, en attendant mieux.
Une autre cause de gêne, c'est notre journal _le Travailleur,_ que l'on
a tué à force de procès et d'amendes. Le rédacteur, un de nos meilleurs
amis, brave prolétaire instruit, et du plus noble caractère, est en
prison pour huit mois, sa femme et ses cinq enfants sans ressources. Eh
bien, tout retombe sur nous, c'est-à-dire sur quatre ou cinq amis et
sur moi! Quand on fait un journal démocratique chez nous, tout le monde
souscrit, tout le monde promet. A l'heure de payer, il n'y a plus
personne, et la cause ferait lâchement banqueroute, le rédacteur, martyr
de la cause, pourrirait en prison, si nous n'étions pas là. C'est avec
de continuelles défections de ce genre qu'on nous épuise. Ce qu'il y
a de plus triste là dedans, ce n'est pas qu'on nous ruine: cela n'est
rien; c'est que le peuple ne sache pas s'imposer le plus petit sacrifice
pour sauver et protéger l'organe de ses intérêts et de ses besoins. Ils
sont fiers et jaloux de leur journal; avec un sou par semaine, ils le
relèveraient. Mais le sou du pauvre, les sous avec lesquels les prêtres,
les moines et les missionnaires font des millions, on les donne au
fanatisme, on les donne à la débauche, on les refuse à la cause
républicaine. C'est bien décourageant, vous en conviendrez. Je crains
qu'il n'en arrive autant avec votre édition populaire, et que ceux-là
qui devraient la dévorer, ceux-là pour qui vous avez travaillé et
souffert, ne vous abandonnent avec ingratitude. Le temps est mauvais,
affreux. L'humanité subit une crise déplorable. Les pouvoirs sont lâches
et corrompus, le peuple est abattu, aveugle, et laisse tout faire. On
dit que nous sortirons, de là en 1852; que le travail qui s'accomplit
mystérieusement éclatera pour sauver la République. J'avoue que je
le désire plus que je ne l'espère, et que je me sens malade de
découragement en voyant celui de mes semblables.
Bonsoir, cher enfant. Embrassez pour moi tendrement Désirée et Solange.
Je vous aime et vous bénis.
CCCXVI
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 15 octobre 1850.
Mon ami,
Je n'ai pas subi d'influences, vous vous trompez. Je vis dans une
retraite trop absolue pour cela. Je vous ai refusé avant d'avoir reçu un
mot de Louis Blanc, et, entre ma première et ma seconde lettre à vous,
je n'ai rien reçu de lui qui ait pu agir sur ma résolution.
Louis Blanc n'a pas refusé, que je sache, son concours à l'oeuvre du
_Proscrit_. C'est vous qui me disiez qu'il voulait rester en dehors, et,
d'après lui, on ne l'aurait même pas consulté. Il ne résulte point de sa
lettre à moi qu'il soit décidé à se séparer hautement de cette nuance du
parti. Il me semble au contraire, que, si on l'avait bien voulu, il s'y
serait joint, tout en faisant loyalement ses réserves quant à l'avenir.
La _doctrine de l'abstention,_ si on peut appeler ainsi ce que je vous
disais, m'est toute personnelle, et, si je l'ai attribuée à Louis
Blanc, c'est en réponse à ce que vous me disiez de lui. Vous êtes plus
près de lui que moi, pour connaître ses intentions et ses dispositions.
Faites donc un effort pour le rapprocher de votre centre d'action, si
vous le jugez utile, et qu'il se prononce.
Il me dit, et je le connais sincère et ferme, qu'il saura toujours
mettre de côté les questions personnelles devant l'accomplissement d'un
devoir. Qu'il juge donc lui-même de son devoir politique. Là, je ne
suis point compétente. S'il connaissait comme moi l'antipathie de
Ledru-Rollin pour ses idées et pour sa personne, il n'agirait jamais
de concert avec lui en quoi que ce soit. Mais ce n'est pas moi qui me
charge de répéter ce que j'entends. Vous trouveriez d'ailleurs que c'est
une misérable chose que de se soucier de cela; moi aussi, au point de
vue de la rancune d'amour-propre. Mais, au point de vue de la raison,
je ne concevrais guère qu'il soit dans la logique du devoir de se jeter
dans un filet qui vous attend pour vous étrangler.
Or l'entourage de Ledru attend celui de Louis Blanc pour lui rendre cet
office. Ce qui est arrivé arrivera.
Vous pensez, mon ami, que je vois trop la question de personnes; mais
enfin les personnes représentent des principes, et, vous-même, vous
voyez bien que vous êtes arrêté devant Louis Blanc par une formule.
Il dit: _A chacun suivant ses besoins_. C'est le premier terme d'une
formule triple bien simple, et qui est dans l'esprit de chacun. Vous
admettez le second terme: _A chacun suivant ses oeuvres_.
Le troisième sera celui des saint-simoniens, qui ne valait rien, isolé
et exclusif, mais qui a sa valeur et son droit, joint aux deux autres:
_A chacun suivant sa capacité_.
Oui, je crois qu'il faut admettre ces trois termes pour arriver à un
résumé complet de la doctrine sociale. Mais je ne vois pas que Louis
Blanc, qui s'est attaché particulièrement à la première question,
se soit prononcé contre les deux autres, et je crois cette première
indispensable pour que les deux autres puissent exister. A l'homme
épuisé, mourant de misère, d'ignorance et d'abrutissement, il faut le
pain avant tout. Tant qu'on ne voudra s'occuper du pain qu'après tout
le reste, l'homme mourra au physique et au moral. Je ne vois pas,
d'ailleurs, dans la formule simple de Louis Blanc une solution
matérialiste.
Qu'on développe et qu'on dise: «A chacun suivant les besoins de son
estomac, de son coeur et de son intelligence.» Ou bien: «A chacun selon
son appétit, sa conscience et son génie.» C'est toujours la même chose.
Ici, je suis d'accord avec Leroux, qui est parti de là pour composer un
étrange système de _triade_ où mon intelligence ne peut le suivre.
Vous voyez bien que je ne suis pas plus en désaccord de principes avec
vous qu'avec Louis Blanc, et je ne saisis pas même le combat que ces
formules, posées d'une manière ou de l'autre, peuvent se livrer dans
votre esprit ou dans le sien. Ou je ne suis pas assez intelligente
pour le comprendre, ou la différence est imaginaire et tient à des
préventions toutes politiques, ou bien encore vous ne vous êtes pas
assez interrogés et compris l'un l'autre. C'est le défaut des formules.
Il y a un moment où le sentiment général, étant un, les admet comme
l'expression d'une vérité irréfutable dans la pratique; mais, tant
qu'elles planent dans la sphère des discussions métaphysiques, elles
prennent, pour les divers esprits, diverses significations mystérieuses,
et on se dispute sur des mots sans tomber d'accord sur l'idée. Toutes
les fois que j'ai entendu _démolir_ Louis Blanc, c'est au moyen
d'inductions qui n'étaient nullement, selon moi, la déduction de ses
formules.
Quant à moi, je vous avoue que je suis si lasse, si ennuyée, si
fatiguée, si affligée de voir les faits entravés toujours par des mots,
et le fond sacrifié à la forme, que je ne m'occupe plus du tout des
formules, et que, si j'en avais trouvé une, j'en ferais bien bon
marché. Ce qui m'occupe aujourd'hui, ce qui fait que vous me croyez en
dissidence avec vous quand je ne pense pas y être, c'est le caractère,
l'intuition, la volonté des hommes; je me demande à quel but ils
marchent, et cela me suffit. Eh bien, on crée un centre, on lui donne un
journal, un manifeste pour organe.
Votre manifeste est beau et juste, à ce qu'il me semble. S'il était
isolé, je ne ferais pas de réserves; mais il est encadré par un
groupe, qui croit devoir s'en prendre au socialisme de Louis Blanc de
l'impuissance politique et sociale du gouvernement provisoire. Pour moi,
ce groupe se trompe. Ce groupe met à sa tête un homme que j'estime comme
particulier, auquel je _ne crois pas_ comme homme politique; et, avec
cela, on se prononce assez ouvertement contre un homme au caractère
duquel je crois fermement; ma conscience me défend de joindre ma
signature à ces signatures.
Il y a plus, Louis Blanc y apporterait la sienne, que je ne le suivrais
pas, parce que je sais des choses qu'il ne sait peut-être pas, parce que
je me souviens de choses que je ne dois pas dire, les ayant surprises au
laisser-aller de l'intimité.
Aimez-moi donc comme si de rien n'était, mon ami, et, de ce que je ne
fais pas un acte que vous me conseillez de faire, n'y voyez pas une
différence de sentiments et de principes: voyez-y seulement une manière
différente d'apprécier un fait passager.
Ce qui me fait rester calme devant vos tendres reproches, c'est la
profonde conviction que, si vous étiez moi, vous feriez ce que je fais.
Il y a plus, si vous étiez à ma place, vous seriez communiste comme je
le suis, ni plus ni moins, parce que je crois que vous n'avez jugé
le communisme que sur des oeuvres encore incomplètes, quelques-unes
absurdes et repoussantes, dont il n'y a pas même à se préoccuper. La
vraie doctrine n'est pas exposée encore et ne le sera peut-être pas
de notre vivant. Je la sens profondément dans mon coeur et dans ma
conscience, il me serait impossible probablement de la définir, par la
raison qu'un individu ne peut pas marcher trop en avant de son milieu
historique, et que, eussé-je la science et le talent qui me manquent,
je n'aurais pas pour cela la divine clef de l'avenir. Tant de progrès
paraissent impossibles qui seront tout simples dans un temps moins
reculé que nous ne pensons! Mon communisme suppose les hommes bien
autres qu'ils ne sont, mais tels que je _sens_ qu'ils doivent être.
L'idéal, le rêve de mon bonheur social, est dans des sentiments que je
trouve en moi-même, mais que je ne pourrais jamais faire entrer par la
démonstration dans des coeurs fermés à ces sentiments-là. Je suis bien
certaine que, si je fouillais au fond de votre âme, j'y trouverais le
même paradis que je trouve dans la mienne. Je dis avec vous que c'est
irréalisable quant à présent; mais la tendance qui y entraîne les hommes
malgré eux, et dont quelques-uns se rendent compte, dès à présent plus
ou moins bien, comment et pourquoi la maudire et la repousser?
Bonsoir, ami; la nuit vient, et je ne veux point discuter davantage. Je
ne crois pas qu'il en soit besoin, vous me connaissez et me comprenez
de reste. Si nous ne marchons point du même pas, je crois que c'est
toujours sur le même chemin que nous sommes; seulement vous faites une
étape, à laquelle je ne crois pas devoir m'arrêter. Vous me retrouverez
non loin, et, si votre tentative a été heureuse, que Dieu en soit béni,
et vous aussi.
GEORGE.
CCCXVII
A M. SULLY-LÈVY, ARTISTE DRAMATIQUE, À PARIS
Nohant, 18 novembre 1850.
Je vous remercie de votre bon souvenir, mon cher enfant, et vous
remercie encore de votre obligeance pour nous. Je compte bien que ce ne
sera pas la dernière fois que nous la mettrons à l'épreuve, et que cela
me fournira l'occasion de vous être utile autant que je le désire.
Pour le moment, mon _pouvoir_ n'est pas grand à la Porte-Saint-Martin,
puisque, après y avoir trouvé peu de bonne grâce pour engager les
acteurs indispensables à ma pièce, j'ai été forcée de me retourner vers
un autre théâtre. Et je ne sais pas encore auquel Hetzel se sera fixé.
Si ce ministère continue, j'aurai toujours de la peine à faire de l'art
comme je l'entends; car partout je trouve des gens que mon nom épouvante
et des influences qui me traversent. N'importe, j'arriverai par la
patience; Je suis en _pourparler_ au Vaudeville pour notre _Nello_[1].
_Si j'y peux quelque chose_, est-il entendu que vous aimeriez à jouer
sur ce théâtre et dans cette pièce? Je pense aller bientôt à Paris;
fixez vos désirs sur quelque point, et j'espère que je pourrai vous
aider à les réaliser.
Je vous ai promis une lettre pour Rachel. Je vous l'envoie; c'est elle
qui pourrait tout, si elle voulait.
Tout le monde désire vous revoir et s'applaudit de vous connaître, et
moi, à la tête de ma troupe d'enfants, je vous serre les mains, de tout
mon coeur.
Nous rejouons demain _Nello_ avec le troisième acte tout refait. C'est
le vieux Frantz qui fait votre rôle.
[1] Joué au théâtre de l'Odéon, sous le titre de _Maître Faville._
CCCXVIII
M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE-EN-MER
Nohant, 28 novembre 1850.
De quoi donc vous alarmez-vous ainsi, mon ami? Vraiment; vous êtes le
seul en France, à croire qu'un soupçon sur votre compte soit possible.
Tout le monde voit ici la vérité; elle est trop grossière de la part
du pouvoir pour imposer même aux esprits les plus bornés. C'est une
exception _en votre faveur_, c'est-à-dire une aggravation de peine. Ce
pouvoir, eût-il eu l'infâme pensée de vouloir vous exposer aux méfiances
de vos frères, n'a ici qu'une déception dont la honte retombe sur lui.
J'avoue que je rougirais pour vous d'avoir à vous défendre contre de si
fantastiques apparences. Non, non, il est des hommes placés trop haut
pour qu'un plaidoyer en leur faveur ne soit pas une sorte d'outrage
gratuit, La France entière me répondrait dans son coeur: «De quoi vous
mêlez-vous?» Vos ennemis eux-mêmes souriraient des perplexités de votre
grande âme et de mon indiscrète sollicitude pour une réputation que nul
ne peut atteindre, et que, dans l'avenir comme dans le présent, le monde
entier honore ou subit. Les méchants la subissent avec rage, ils s'en
vengent en vos qualifiant de jacobin. Eh bien, ceci ne vous fâche pas,
puisque vous savez ce que cela signifie dans leur appréciation. Quant
à la trahison, je vous assure qu'ils n'ont pas même espéré le faire
croire. Ils ont voulu vous séparer des autres victimes pour ôter
peut-être au reste de l'hécatombe le prestige qui s'attachait à votre
nom.
Calmez-vous, mon frère; vous êtes trop modeste, trop humble de croire
à une atteinte possible portée à votre caractère. S'il existe dans les
murs de Belle-Isle, s'il a existé dans ceux de Doullens des esprits
assez malades, des coeurs assez aigris pour vous accuser (et cela même,
j'en doute), soyez certain que ces hallucinations de la souffrance et
de la colère n'ont pas dépassé le mur des cachots où elles sont trop
expiées. Mais vous, homme fort, ne vous laissez pas amoindrir, dans le
sanctuaire de votre raison supérieure, par des illusions du même genre.
Ne croyez pas que la plainte amère et folle qui pourrait sortir contre
vous de ces tristes murs aurait le moindre écho en France. Souvenez-vous
que vous êtes notre force, à nous, et que vous seul pourriez nous
l'ôter, en doutant de vous-même. Soyez tranquille, si une insulte
parlait de je ne sais quels bourbiers de la réaction, nous ne la
laisserions pas passer, et, tout en la méprisant, nous l'écraserions.
Mais cette insulte ne viendra pas, et nous ne devons même pas supposer
qu'elle puisse venir; ce n'est pas quand il s'agit de vous qu'il faut
aller au-devant d'un semblant de soupçon.
Vous avez dû recevoir une lettre de Louis Blanc et une de Landolphe que
je vous ai fait passer par M. P... Soutenez les vivants dans leur lutte,
vous qui êtes déjà à moitié dans le ciel. Et que ce calme de la tombe
illustre où l'on vous tient enfermé vous conserve comme Jésus dans
la sienne. Songez à en sortir vivant et fort; car le jour viendra
de lui-même, et nous aurons encore besoin de vous dans le monde des
souffrances et des passions.
Donnez-moi de vos nouvelles. Je crains que vous ne soyez réellement
malade sans vouloir l'avouer, et que tout cela ne soit le résultat très
naturel et très impartial d'une consultation de médecins. Vous avez
peut-être été assez malade à ce moment-là pour qu'on n'ait pas
voulu prendre la responsabilité d'aggraver trop votre état par le
transfèrement. Je ne crois pas que personne ait demandé _grâce_
pour vous. Ce ne pourrait être qu'un ami maladroit; mais c'est
fort invraisemblable qu'on vous aime et qu'on agisse malgré vous.
L'inquiétude que j'éprouve a saisi tout le monde. Rassurez-nous.
Conservez-vous. Il le faut, et pour la cause et pour ceux qui, comme
moi, vous chérissent de toute leur âme.
GEORGE.
CCCXIX
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, novembre 1850.
Mon ami,
Je vous envoie la lettre que vous m'avez ordonnée pour miss Hays. Je
suis bien paresseuse pour répondre à toutes ces formules qui s'adressent
au _nom_ plus qu'à l'âme, et j'y réponds si bêtement, que je ferais
mieux de me taire. Mais vous l'avez voulu, et, comme je donnerais mon
sang pour vous, je ne me fais pas un mérite die répandre un peu d'encre.
Cela me fait penser que vous ne m'avez jamais demandé d'écrire à madame
Ashurst, et que, celle-là, vous la nommez toujours votre amie. Elle doit
donc être meilleure que toutes les autres, et, en ce cas; parlez-lui de
moi et dites-lui pour moi tout ce que je ne sais pas écrire. Vous le
lui direz mieux et elle le comprendra. Ce que vous estimez, ce que vous
aimez, je l'aime et je l'estime aussi. Quant à l'honorable John Minter
Morgan, je lui fais un grand salut; mais, en parcourant son ouvrage,
je suis tombée sur un éloge si naïf de M. Guizot et du _King of the
French_, que je n'ai pu m'empêcher de rire.
C'est assez vous parler des autres. Permettez-moi de vous parler de vous
et de vous dire tout bonnement ce que j'en pense, à présent que je vous
ai vu. C'est que vous êtes aussi bon que vous êtes grand, et que je
vous aime pour toujours. Mon coeur est brisé, mais les morceaux en sont
encore bons, et, si je dois succomber physiquement à mes peines avant de
vous retrouver, du moins j'emporterai dans ma nouvelle existence,
après celle-ci, une force qui me sera venue de vous. Je suis fermement
convaincue que rien de tout cela ne se perd, et qu'à l'heure de mon
agonie, votre esprit visitera le mien, comme il l'avait déjà fait
plusieurs fois avant que nous eussions échangé aucun rapport extérieur.
Tout ce que vous m'avez dit sur les vivants et sur les morts est bien
vrai, et c'est ma foi que vous me résumiez. A présent que vous êtes
parti, quoique nous ne nous soyons guère quittés pendant ces deux jours,
je trouve que nous ne nous sommes pas assez parlé! Moi surtout, je me
rappelle tout ce que j'aurais voulu vous demander et vous dire.
Mais j'ai été un peu paralysée par un sentiment de respect que vous
m'inspirez avant tout. Croyez pourtant que ce respect n'exclut pas la
tendresse, et que, excepté votre mère, personne n'aura désormais des
élans plus fervents envers vous et pour vous.