J'espère que vous me donnerez de vos nouvelles de Paris, si vous en avez
le temps. Je suis en dehors des conditions de l'activité, je ne puis
rien pour vous, que vous aimer; mais Dieu écoute ces prières-là, et
elles ne sont pas sans fruit.
Adieu, mon frère; quand vous souffrez, pensez à moi et appelez mon âme
auprès de la vôtre. Elle ira.
Ma famille d'enfants et d'amis vous envoie ses voeux sincères.
GEORGE.
CCCXX
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Nohant, décembre 1850.
Mes enfants, envoyez-moi deux objets dont j'ai le plus pressant besoin:
une _dinde_ et _Muller_[1].
_Une dinde_! la meilleure que vous aurez, morte ou vive! il nous arrive
des truffes; mais on va aux épinettes, pas de dinde! on va dans le
village, pas de dinde! Il faudrait attendre à samedi pour n'en pas
trouver de bonne, peut-être. Envoyez-nous ce que vous aurez, et, quand
les truffes auront suffisamment parfumé l'intérieur de ladite volaille,
venez la manger avec nous. Je crois que, par ce temps humide, trois
jours seront le maximum. Nous sommes à jeudi: venez donc samedi ou
dimanche; qu'Eugénie fixe elle-même, d'après ses notions culinaires, le
jour convenable.
_Muller_! J'ai besoin tout de suite de lui pour remettre au net la
chanson du père Rémy et d'autres airs berrichons; Bocage attend. On va
jouer _Claudie_ à la Porte-Saint-Martin: _grands acteurs_, peut-être
Bocage, traité superbe pour moi, etc.; enfin, ça paraît lancé.
Vite Muller! vite la dinde! j'envoie le cabriolet pour l'un et pour
l'autre.
Je vous embrasse,
GEORGE
Pouvez-vous me renvoyer ce que vous avez lu des _Mémoires_?
[1] Muller Strubing, réfugié politique, savant musicien, qui était en
ce moment l'hôte de la famille Duvernet.
CCCXXI
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 24 décembre 1850.
Mon ami,
Je crois que je vais vous faire plaisir en vous disant Qu'on a retrouvé,
dans un coin de la chambre que vous avez habitée ici, une bague qui doit
vous appartenir et vous être chère. Si j'en juge par la devise: _Ti
conforti amor materno_, ce doit être un don de votre mère, et vous
croyez sans doute l'avoir perdue. Je l'ai serrée précieusement, et,
quand vous m'indiquerez une occasion sûre, je vous l'enverrai. Faut-il,
en attendant, la faire remettre à M. Accursi?
J'ai reçu votre lettre au pape, elle est fort belle. Mais votre voix
sera-t-elle écoutée? N'importe, après tout! D'autres que le pape liront
cette lettre et ranimeront leur zèle et leur patriotisme pour entraîner
ou combattre le zèle ou la tiédeur des princes. Les bonnes pensées sont
déjà de bonnes actions, et vous n'avez que de ces pensées-là.
Je suis vivement touchée de tout ce que vous me dites de bon et
d'affectueux de la part de vos amies. Remerciez-les pour moi de leur
affectueuse hospitalité. J'y répondrais avec empressement si j'étais
libre. Mais, avant de l'être, il faut que je passe toute une année dans
les chaînes. J'ai conclu un marché, un véritable marché, pour travailler
un an entier et recevoir une somme. Je jouissais depuis quelques années
d'une sorte d'indépendance; mais, l'âge d'établir les enfants étant
venu, et, moi n'ayant jamais su _épargner_ en refusant d'assister autant
de gens qu'il m'était possible, je me suis vue dans la nécessité de
penser sérieusement au prix matériel du travail de l'art. Comme, au
reste, ce travail dont je vous ai parlé me plaît[1] et était depuis
longtemps un besoin moral pour moi, j'aurais mauvaise grâce à me
plaindre, tandis que des millions d'hommes accomplissent des travaux
rebutants et antipathiques pour une rétribution insuffisante à leurs
premiers besoins. Je regarde même ce que je fais, au point de vue de
l'argent, comme un devoir que je continue à remplir pour soulager des
gens plus pauvres que moi, puisque, jusqu'à ce jour, je leur ai tout
donné, sans penser à ma propre famille; et, pour cela, je suis blâmée
par les esprits positifs. Je vais donc réparer mes fautes, qui n'étaient
pourtant pas grandes, à mon sens, puisque j'avais réussi à donner cent
cinquante mille francs à ma fille. Et il me semblait qu'avec cela on
pouvait vivre.
Tout cela n'est rien, mon ami; c'est pour vous dire seulement que je ne
bougerai pas de ma campagne que je n'aie accompli ma tâche et satisfait
à toutes les exigences justes ou injustes. Je me porte bien maintenant,
et, si je suis triste, du moins, je suis calme. J'ai appris à être gaie
à la surface; ce qui, en France, à l'heure qu'il est, est comme une
question de savoir-vivre. Quelle étrange époque que celle où tout
est sur le point de se dissoudre de fond en comble, et où c'est être
blessant et cruel de s'en apercevoir!
Parlez-moi de temps en temps, mon ami. Votre voix me soutiendra, et la
vibration en est restée dans mon coeur bien pure et bien consolante.
Vous, vous n'avez pas besoin qu'on vous recommande le courage et la
patience, vous en avez pour nous tous. Vous avez besoin d'être aimé,
parce que c'est un besoin des âmes complètes, et comme un instinct de
justice religieuse qui leur fait demander aux autres l'échange de ce
qu'elles donnent. Comptez que, pour ma part, je suis portée autant par
la sympathie que par le devoir à vous aimer comme un frère.
A vous,
G. S.
[1] Il s'agissait de ses _Mémoires_.
CCCXXII
A MAURICE SAND, A PARIS.
Nohant, 24 décembre 1850.
Cher mignon, je t'écris encore par _Mancel le Vieil_; car je ne sais pas
si tu demeures au n° 1, 3, 5 ou 7. C'est curieux, ni Lambert ni moi ne
nous en souvenons. J'ai, sur mon carnet, 5 ou 7, et dans mon souvenir à
moi, 1 ou 3. Je ne veux pas que le facteur aille crier ton nom chez
tous les portiers de la place et de la rue Furstemberg. Envoie-moi ton
numéro; car, si Manceau et toi ne vous voyez pas tous les jours, ça
pourrait retarder des lettres pressées.
J'ai reçu ta seconde. Je te vois _posant l'auteur_ à ma place, sur le
théâtre de la Porte-Saint-Martin. Ce soir, nous avons fait un paquet
d'airs berrichons, de boeufs, de jougs, de charrettes (dessinés) que
nous envoyons à Bocage. Dis-lui que j'ai retrouvé une mine de musique
dans le sieur Jean Chauvet, maçon qui fait des trous dans mon mur, pour
le calorifère. Pour charmer ses ennuis, il chantait sans s'apercevoir
que je l'écoutais. Il chante juste et avec le vrai chic berrichon; je
l'ai emmené au salon et j'ai noté trois airs dont un fort joli; après
quoi, je l'ai fait bien boire et manger, _là, tout son saoul_. Il a été
retrouver ses camarades, et, leur faisant tâter sa chemise toute trempée
de sueur, il leur a dit: «J'ai jamais tant peiné de ma vie! _c'te_ dame
et ce monsieur (c'était Muller) m'ont fait asseoir sur une chaise; et
puis les v'là de causer et de se disputer à chaque air que je leur
disais; et v'là qu'ils disaient que je faisais du _bémol_, du _si_, du
_sol_, du diable, que j'y comprenais rien, et j'avais tant d'honte que
je pouvais pus chanter. Mais, tout de même, je suis bien content, parce
que, puisque je sais du _bémol_, du _si_, du _sol_ et du diable, j'ai
pas besoin d'être maçon. Je m'en vas aller à Paris, où on me fera bin
boire, bin manger pour écouter mes chansons.»
Là-dessus, tous les autres maçons se sont mis à gueuler dans les
corridors pour me faire entendre qu'ils savent tous chanter, depuis
le maître maçon, qui chante du Donizetti comme un savetier, jusqu'au
goujat, qui imite assez bien le chant du cochon. Mais ça ne me touche
pas, et chacun envie le sort de Jean Chauvet.
Le calorifère va vite. On monte aujourd'hui l'appareil dans la cave, et
c'est très ingénieux. M. Montelier dîne avec nous le dimanche, et nous
régale des histoires les plus _espérituelles_. Mais, c'est égal, il est
intelligent en diable dans sa partie. C'est un ouvrier très fort,
et plein d'amour-propre, ce qui fait qu'il ne rate pas ses travaux.
Cependant ne chantons pas victoire, le calorifère ne fonctionne pas
encore!
La Tournite fait des vol-au-vent succulents, des meringues mirobolantes,
et, comme tu aimes ses fricots, tout est pour le mieux.
Mais revenons à _Claudie_. Si le père Fauveau et le Ronciat sont
mauvais, ne te gêne pas pour le bien dire à Bocage, et tâche qu'il ait
un ensemble comme pour _le Champi_. Surveille bien la mise en scène du
chariot, la tenue et l'aiguillée du _boiron_, que ça soit naïf et ne
fasse pas rire. Dis à Bocage que, s'il ne joue pas, ça me fera bien de
la peine. Mais je crois qu'il jouera et qu'il veut seulement se faire
prier. Prie-le donc sérieusement; il fait la coquette, mais n'aie pas
l'air de t'en apercevoir.
Je suis bien contente que Delacroix t'ait encouragé, cette fois. S'il
faut que tu ailles en Belgique et en Hollande, eh bien, tu iras au
printemps. Pourquoi pas? Ça peut te faire du bien, certainement, et ça
t'intéressera. Si j'avais de l'argent, j'irais bien avec toi; mais il
faut que je pense à en gagner et non à en dépenser; car je voudrais te
faire faire ton atelier. Ça te serait si commode et si agréable! M.
Monteller a fait un très bon plan, tout pareil à celui dont tu avais
marqué les dimensions, mais simple et, il me semble, mieux entendu que
celui de M. Regnault. Il dit que ça ne coûtera que moitié de ce que
disait M. Regnault. Il établit ses dépenses, et dit que, s'il s'en
charge, en quatre mois, il pourra te mettre _la clef dans la main_.
c'est-à-dire tout terminé, vitrage, chauffage, boiseries, peintures,
tout en un mot.
Bonsoir, mon cher mignon; je t'embrasse de toute mon âme. Le
Paloignon[1] t'embrasse et part le 17. Lambrouche t'embrasse et attendra
ou que j'aille à Paris, si la pièce va vite, ou que Manceau vienne me
tenir compagnie, si la pièce va plus loin; car je ne voudrais pas rester
inutilement des semaines à Paris dans ce moment-ci, où les capitaux ne
pleuvent pas encore. Écris-moi le plus souvent que tu pourras. Marquis
a été triste le jour de ton départ et il a flairé Paloignon, qui avait
pris ta place à table, puis s'en est allé, d'un air de dégoût.
P.S.--Paloignon s'est endormi encore aujourd'hui dans son pavillon. Il
est venu dîner à l'entremets. Il devient très violent et très pédant au
domino. Hier au soir, il voulait tuer Aucante, parce que celui-ci ne
bouchait pas la pose.
Je viens de recevoir une charmante lettre d'Emmanuel. Va donc le
voir. Parle-lui de nous, de _Claudie_, etc. Il demeure toujours rue
Neuve-des-Petits-Champs, 55. Dis à Manceau de lui porter une épreuve de
mon portrait. Voici ce qu'il me dit; lis-le à Manceau:
«Et, à propos, je viens d'entendre dire qu'on a vu un chef-d'oeuvre à
Paris: la gravure de ton portrait de Couture, gravure superbe d'un des
jeunes artistes _commensaux_ de Nohant (quel charmant calembour!).
Est-ce que, par hasard, tu te figures que je ne veux pas une des
premières épreuves?»
N'oublie pas de porter un _Gribouille_ à Camille et d'envoyer une
épreuve de mon portrait, quand ça se pourra, à Clotilde et à ma tante.
[1] Sobriquet du peintre Villevieille, paysagiste distingué, mort
tout jeune.
CCCXXIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 25 décembre 1850.
Cher enfant,
Je suis toute malade depuis quinze jours et'accablée d'une grosse
correspondance pour la pièce qu'on va jouer à Paris un de ces jours. Je
dois m'y rendre aussitôt après la première représentation, si la pièce
ne tombe pas; auquel cas je n'ai pas besoin de m'en occuper plus après
qu'auparavant. Mais, pour le moment, il faut répondre à mille questions
de détail, et j'en ai la tête cassée. J'aime bien à écrire, à composer;
j'aime bien mon art, mais je n'en aime pas le métier, et tout ce qui est
relatif à l'exécution matérielle m'est odieux. J'ai un ami dévoué, et
des plus compétents, qui s'en occupe à ma place et qui joue même le
principal rôle, bien qu'il ait renoncé au théâtre.
C'est Bocage, qui se donne un mal affreux pour moi, et que je suis
obligée de seconder par correspondance, n'ayant pas le courage de me
fourrer en personne dans cette pétaudière.
Maurice est à Paris, qui fait de la peinture et attend l'Exposition
(laquelle s'ouvre aujourd'hui). Je suis seule ici avec le petit Lambert,
que vous ne connaissez pas, je crois, quoiqu'il soit avec nous depuis
six ans. Mais je crois qu'il était absent quand vous êtes venu. C'est le
plus gentil de mes enfants, et il a beaucoup de talent pour la peinture.
Mais nous sommes comme des corps sans âme quand Maurice n'est pas ici.
Je travaille tant que je peux, mais je ne peux guère, étant souffrante
et sans cesse interrompue par des lettres pressées, et mille détails
d'affaires et d'intérieur. Les artistes et les poètes n'ont jamais le
temps de faire ce qu'ils préfèrent à toute autre occupation, soyez-en
convaincu. Les banalités du monde en distrayent beaucoup. Les soins de
l'intérieur, qui ne sont, après tout, que les soucis et les devoirs de
la famille, en dérangent d'autres qui n'ont pourtant pas a se faire le
reproche de sacrifier aux vanités d'ici-bas.
Vous enragez, vous, avec vos chiffres et cette dure nécessité de penser
au pain du corps avant celui de l'âme! C'est peut-être un rude bienfait
de la Providence, qui nous prive de nos joies intellectuelles pour nous
en rendre la jouissance plus complète et plus féconde quand, par hasard,
nous pouvons la saisir au vol.
Vous ne me parlez plus de votre édition des chansons. Avez-vous épuisé
toute la première? Après ma pièce, si elle me rapporte quelques sous, je
pourrai vous prendre d'autres exemplaires, s'il vous en reste sur les
bras.
Bonsoir, mon cher fils. Impossible de vous écrire plus longtemps; je
suis trop fatiguée. Mais je pense toujours à vous, et je vous aime
toujours, et j'aime toujours Désirée et Solange, que j'embrasse de toute
mon âme. Augustine est venue passer les vacances avec nous. Elle est
heureuse; elle a un bon mari, un bel enfant; elie est à Lunéville, où
elle vit passablement avec la modeste place de son mari et les leçons de
musique qu'elle donne.
Boris est en Angleterre. Mais nous n'avons pas de ses nouvelles depuis
assez longtemps. Aucante est ici ce soir. Il vous serre les mains. C'est
un brave jeune homme.
Voici le jour de l'an qui approche. Dites tout ce qu'il y a de plus
gentil à Désirée pour moi ce jour-la, et je la charge de vous répondre
aussi, pour moi, tout ce qu'il y a de plus affectueux, et que Solange
vous donne à tous deux un baiser de ma part à votre réveil.
CCCXXIV
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 9 janvier 1851
Mon enfant,
Tu me dis aujourd'hui que tout va bien pour _Claudie_ et qu'on va jouer.
Arage m'écrit, de son côté, que le bruit court que ça va à la diable et
qu'il va y avoir un procès. Je pense qu'il est mal informé et que tu
l'es bien. Cependant, s'il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'il
a entendu dire, tâche d'empêcher ça. Je ne veux pas être fourrée dans
trente-six procès à la fois. Je les déteste; la solution n'en est jamais
équitable, pour ceux qui, comme moi, ne s'en occupent pas, et cela
me donne, à mon début dans la carrière dramatique, une apparence de
chicanerie qui m'est désagréable. Dis à Bocage que _je n'en veux
absolument pas_, pour mon compte.
J'irai à la seconde ou à la troisième représentation, c'est-à-dire
aussitôt que je saurai que la première est un fait accompli; car, de se
fier au jour annoncé, même la veille, tu vois si c'est possible, et ce
qui me serait arrivé si j'avais compté sur le 28.
Tâche donc de savoir positivement de Bocage si c'est vrai ou faux qu'on
joue ma pièce; car, si cela doit traîner un an, _et un procès ne dure
pas moins_ (c'est même court), il vaut mieux que tu reviennes ici. Mais
qu'il réfléchisse que ces coups de tête-là sont une ruine pour moi; que
le premier effet d'un procès sera de me faire interdire par la direction
le droit de faire jouer d'autres pièces avant la fin du procès, et qu'il
peut y en avoir pour dix-huit mois et deux ans; ce sera comme pour _le
Champi_, dont nous n'entendrons plus parler avant 1852, et qui serait à
nous si on n'avait pas cassé les vitres.
Ne le blesse pas, ne le tourmente pas pour le passé. Ce qui est fait est
fait, et il ne faut pas revenir sur les faits accomplis; mais, pour ce
qui est à faire, on peut se préserver, et, encore une fois, je veux que
la pièce soit jouée telle quelle, et qu'elle tombe, plutôt que d'être
conquise au prix d'un procès.
Bonsoir, mon cher mignon; je t'embrasse de toute mon âme.
CCCXXV
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 22 janvier 1851.
Oui, mon ami, je la reçois avec reconnaissance et avec bonheur, cette
chère bague dont je n'ai pas besoin pour penser à vous tous les jours
de ma vie, mais qui sera pour moi une relique sacrée dont mon fils
héritera. Il en est digne; car il a la religion des souvenirs, comme
nous.
En disant que je pense à vous tous les jours de ma vie, je ne me sers
pas d'une formule vaine. Je mentirais si je disais que je pense tous
les jours à _tous_ mes amis. Mais, comme les chrétiens out certains
bienheureux de préférence, auxquels ils s'adressent chaque soir dans
leurs prières, je puis dire que j'ai certaines affections sérieuses sur
cette terre et ailleurs, dont la commémoration se fait naturellement
dans mon âme chaque fois qu'elle s'élève vers Dieu, dans la douleur et
dans la foi. Oui, je vois bien qu'il faut que vous alliez en Italie tôt
ou tard. Je sais bien que vous lui devez votre vie ou votre mort. C'est
notre lot à tous de vivre ou de mourir pour nos principes. Pour vous,
l'éventualité est plus prochaine en apparence que pour nous. Ce n'est
pas moi qui vous dirai de craindre la souffrance, de reculer devant les
périls, et d'éviter la mort. Je vous le dirais, d'ailleurs, sans vous
ébranler. La douleur et l'effroi qui me serrent le coeur à cette idée,
je ne dois même pas vous en parler; mais vous seriez mon propre fils,
que je ne vous détournerais pas de votre devoir. Que nos amis soient
parmi nous ou dans une meilleure vie, nous les sentons toujours en nous
et nous les aimons de même; nous nous sommes dit cela l'un à l'autre et
nous le pensons bien profondément. Pourtant, cette idée de séparation
ici-bas répugne à la nature, et le coeur saigne malgré lui. Que Dieu
nous donne la force de _croire_ assez pour que cette douleur ne soit pas
le désespoir! Mais enfin, fût-elle le désespoir, acceptons tout. L'âme a
ses agonies et doit subir ses tortures, comme le corps.
Il faut que je vous dise maintenant que, depuis trois semaines, je suis
fort tourmentée et indignée à cause de vous. Imaginez-vous que j'ai
traduit en français voire lettre au pape, et que je l'ai accompagnée
de réflexions qui, loin d'être violentes et subversives, sont, au
contraire, chrétiennes et vraies. J'ai envoyé tout cela à Paris, pour
que mes amis le fissent publier dans un journal. Je crois que la
_Réforme_, qui est dans nos idées plus que les autres, l'aurait accepté
sans objection; mais la _Réforme_ n'a qu'un petit nombre de lecteurs, et
je tenais à ce que votre lettre eût un certain retentissement en
France, surtout dans un moment où notre Assemblée vient de discuter
si pauvrement la question italienne, et où le jésuite Montalembert et
autres cerveaux despotiques et étroits vous ont personnellement lancé
leur anathème méprisable. Je tenais beaucoup à montrer que ces beaux
chrétiens étaient des hérétiques, et vous un chrétien beaucoup plus
sincère et plus orthodoxe. Eh bien, le _Siècle_ a gardé mon manuscrit
quinze jours et a fini par le rendre, en disant qu'il manquait de
place pour le publier; ce qui n'est qu'un prétexte pour éviter de se
compromettre dans l'esprit des bourgeois voltairiens. On a porté votre
lettre et mes réflexions au _Constitutionnel_, qui a promis de les
insérer, mais qui les tient depuis plusieurs jours sans en rien faire.
De sorte que j'ignore si, comme le _Siècle_, il ne se ravisera pas. J'ai
écrit hier pour leur dire que, s'ils étaient _effrayés_ de mes idées, je
les autorisais à les supprimer entièrement, pourvu qu'ils publiassent ma
traduction de votre lettre. Nous verrons s'ils auront un peu de coeur et
de courage; mais je suis honteuse pour la presse française non seulement
que vous n'y ayez pas un défenseur spontané, mais encore qu'on ait tant
de peine à laisser entendre une voix qui s'élève dans le désert pour
dire que vous n'êtes ni un jacobin ni un impie.
Au reste, notre ami Borie, que vous avez vu chez moi, a pris plusieurs
fragments de cette traduction et a fait de son côté un bon article,
qu'il a envoyé au _Journal du Loiret_, en même temps que j'envoyais le
mien avec la traduction complète à Paris. Il a mieux réussi que moi. Cet
article a été publié, il y a quelques jours, et j'attends, pour vous
l'envoyer, que j'y puisse joindre le mien. J'ai vu aujourd'hui Leroux,
à qui j'ai remis un exemplaire de votre texte italien, et qui va s'en
occuper sérieusement dans la _Revue sociale_. Il ne sera pas autant que
moi de votre avis. Il rendra justice à la pureté et à l'élévation de vos
idées et de vos sentiments; mais il est possédé aujourd'hui d'une _rage
de pacification_, d'une horreur pour la guerre, qui va jusqu'à l'excès
et que je ne saurais partager.
Blâmer la guerre dans la théorie de l'idéal, c'est tout simple; mais
il oublie que l'idéal est une conquête, et qu'au point où en est
l'humanité, toute conquête demande notre sang.
Il vous envoie probablement ses travaux quotidiens. Le voilà qui croit
tenir la science religieuse, politique et sociale, et qui s'annonce avec
beaucoup d'audace comme possédant un _dogme_, une _organisation_, un
principe de _subsistance_; c'est beaucoup dire! Cette admirable cervelle
a touché, je le crains, la limite que l'humanité peut atteindre. Entre
le génie et l'aberration, il n'y a souvent que l'épaisseur d'un cheveu.
Pour moi, après un examen bien sérieux, bien consciencieux, avec un
grand respect, une grande admiration et une sympathie presque complète
pour tous ses travaux, j'avoue que je suis forcée de m'arrêter, et que
je ne puis le suivre dans l'exposé de son système. Je ne crois pas,
d'ailleurs, aux systèmes d'application à priori. Il y faut le concours
de l'humanité et l'inspiration de l'action générale. Enfin, lisez et
dites-moi si j'ai tort et si vous le croyez dans le vrai. Je tiens
beaucoup à votre jugement. J'en ai même besoin pour sonder encore le
mien propre. Je vous demande donc de donner deux ou trois heures à cette
lecture, et d'en consacrer encore une ou deux, s'il le faut, à résumer
pour moi votre opinion. Ne craignez pas de me faire payer un gros port
de lettre. Je n'ai pas encore discuté avec Leroux, j'étais tout occupée
de l'écouter et de le faire expliquer. Et puis il était aujourd'hui dans
une sorte d'ivresse métaphysique, et il n'eût rien entendu.
Adieu, mon ami; permettez-moi d'affranchir ce paquet, que je vais
grossir de ma réponse à miss Hays. Je ne me souciais pas de répondre,
je l'avoue. Une personne qui avait débuté par des _altérations_ ne me
paraissait pas très bien venue à me demander une consécration de la
fidélité de sa traduction. Et puis il me semblait que mistress Ashurst,
votre amie, ayant traduit aussi quelque chose, je ne devais pas créer à
une autre un monopole. Je conclus de votre lettre que mistress Ashurst
a renoncé à ce travail et je fais ce que vous me dites. Mais je vous
envoie ma lettre à miss Hays, pour que, réflexion faite, vous en
agissiez comme vous trouverez bon.
Adieu encore, mon ami et mon frère. Bénissez-moi, j'en vaudrai mieux.
GEORGE.
Mon fils et ses amis vous aiment.
CCCXXVI
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE
Nohant, 24 janvier 1851
Ma chère fille,
J'ai reçu à Paris ta lettre de félicitation. _Claudie_ a réussi, en
effet, au delà de toute prévision. Succès de larmes, succès d'argent.
Tous les jours, salle comble, pas un billet donné, pas même une place
pour Maurice. La pièce est admirablement jouée. Bocage est magnifique;
le public pleure, on se mouche comme au sermon. Enfin on dit que jamais,
de mémoire d'homme, on n'a vu une première représentation comme celle
qui a eu lieu et à laquelle je n'ai pas assisté. Tous mes amis sont bien
contents, et Maurice aussi.
Moi, je ne nie suis pas laissée _détempser_ par tous ces compliments.
J'ai passé huit jours-là-bas, et je reviens ici reprendre un travail qui
m'intéresse plus que celui qui est terminé. Le travail _en train_ a des
attraits que l'on ne sait pas et qui l'emportent sur celui du travail
accompli et livré au public. Et puis, cette vie de Paris, tu sais comme
je l'aime peu et comme elle me fatigue. Je me trouve ici mieux que
partout ailleurs.
J'attends Maurice dans quelques jours. Je travaille à la belle
surprise que nous voulons lui faire et qui est presque prête. C'est la
suppression du mur qui séparait le théâtre du billard. A présent, ces
deux pièces sont jointes par une belle arcade. Le public n'en dépassera
pas la limite et verra à distance l'effet dans la partie de la salle
qu'il occupait autrefois.
Sur les côtés, les coulisses sont artistement prolongées et imitent des
loges grillées, où les acteurs (sans être vus du public) seront bien
assis et assisteront à la pièce, quand ils ne seront pas en scène. Le
billard roulera sur des bandes de bois qui permettront qu'on le place le
long de la fenêtre, et toute la salle de billard pourra être pleine de
spectateurs.
La toile ne s'ouvre plus en deux, elle monte sur un cylindre. Enfin,
c'est un bijou que notre petit théâtre, et on y fera encore les épreuves
des pièces destinées aux grandes scènes de Paris, et tu viendras encore
y faire les jeunes premières. Maurice ne s'attend à rien de tout cela.
J'ai vu à Paris, ma tante, toujours forte et gaie; mon oncle, Clotilde,
tous bien portants et me parlant de toi.
Bonsoir, ma mignonne; j'embrasse Bertholdi de tout mon coeur, pour son
contentement à la lecture des journaux qui lui ont appris le succès de
_Claudie_; je l'embrasse aussi _pour toi_ et _pour lui_, ça fait trois.
Toi, je te _bige_ mille fois, ainsi que mon petit amour de George.
CCCXXVII
A LA MEME
Nohant, 17 février 1851.
Ma chère mignonne,
Il y a bien longtemps que je veux t'écrire. J'ai été très souffrante
de crampes d'estomac et occupée pardessus la tête. Je suis heureuse
de toutes des bonnes nouvelles que tu me donnes de ton petit George
d'abord, et puis de tes succès dans le monde musical Mais pourquoi ne
m'as-tu pas déjà écrit le résultat de ton concert à Nancy?
Il ne faut pas attendre mes réponses pour m'écrire et me tenir au
courant de ce qui t'intéresse.
Tu sais bien que je m'y intéresse aussi, moi, et que j'aime à te suivre
jour par jour. Si je ne suis pas exacte, ce n'est pas ma faute.
Je suis assez malade, mais non pas dangereusement, et cela n'empêche
pas les comédies d'aller leur train et la maison d'être gaie comme de
coutume. Nous avons en plus, pour quelques jours, un architecte du
gouvernement, qui est venu pour faire réparer l'église de Vic; car tu
sauras que cette église est classée parmi les _monuments historiques_.
Cela t'étonne un peu, n'est-ce pas?
Eh bien, cette grange, cette masure si nue, si laide, si insignifiante,
elle est au nombre des choses rares et précieuses. Notre nouveau curé,
en grattant les murs pour les nettoyer, a découvert, sous trois couches
de badigeon, dans le choeur et dans le sanctuaire, des fresques romanes
du XIe siècle _au moins_. J'en ai porté des croquis à Paris, je les
ai montrés aux gens compétents et l'église a été classée.
Ces peintures sont barbares, comme tu penses, mais très curieuses, et
cela intéressera beaucoup ton mari quand il les verra.
Il n'y a que cela de nouveau ici. Borie est à Bruxelles bien installé.
Il vous écrit probablement. Les Duvernet vont bien et me parlent
toujours de toi. Maurice et Lambert te disent mille amitiés de grand
coeur. Nous t'aimons toujours bien, sois-en sûre, et tu es toujours ma
fille chérie.
Embrasse bien Bertholdi et mon George pour moi et pour nous tous.
CCCXXVIII
M. CHARLES PONCY, A TOULON.
Nohant, 16 mars 1851.
Cher enfant, je vous ai écrit certainement depuis mon retour de Paris;
je vous ai dit que j'y avais passé seulement huit jours, et que j'étais
de retour ici à la _fin_ de janvier. Je ne vous ai pas envoyé _Claudie_,
il est vrai; elle n'était pas imprimée encore. Je vous l'envoie.
Accusez-m'en réception, ainsi que de ma lettre; car il me semble que la
poste n'est pas bien fidèle. Je ne vous mets rien sur la première page,
vous savez que la poste s'y oppose.
Ce succès de _Claudie_, dont vous me faites compliment, a été coupé par
la moitié, au beau milieu. Des intrigues de théâtre que je ne sais pas,
des directeurs endettés, ruinés, forcés d'obéir à je ne sais quelles
volontés (le ministère, dit-on, sous jeu), m'ont suscité de tels
empêchements, qu'à la quarantième représentation environ, j'ai dû
retirer ma pièce pour qu'elle ne fût pas tuée par le mauvais vouloir.
Elle avait fait pourtant gagner beaucoup d'argent à ce théâtre ruiné,
et, la veille encore, la salle était pleine. Je ne sais pas ce qu'il y a
dans ces arcanes de la coulisse. Je laisse la gouverne à mon ami Bocage,
qui fait de son mieux, mais qui ne peut lutter contre le diable. J'ai
donc retiré fort peu d'argent de _Claudie_. Nous comptions sur cent
représentations, et nous sommes loin de compte. Nous aviserons à la
faire jouer sur un théâtre plus honnête, s'il y en a, et je prépare
une autre pièce; car, mes petites dettes payées, me voilà pauvre comme
devant et travaillant toujours sans pouvoir me reposer.
Je voudrais vous écrire longuement. C'est impossible ce soir, et je veux
pourtant vous répondre par le courrier.
Je ne connais pas M. Lugi Bordèse. S'il a fait quelque chose sur des
paroles de moi, s'il m'a écrit, si je lui ai répondu, je n'en ai pas
souvenance. Donc, en tout cas, je ne le connais guère. Je ne sais
pas quelle affaire il vous propose; je ne connais pas du tout ces
arrangements de publication musicale. Renseignez-vous et ne livrez
pas légèrement votre avoir littéraire, sans savoir de quoi il s'agit.
Savez-vous que, si _Claudie_ m'avait rapporté dix mille francs nets, mes
dettes payées, je comptais vous dire de venir bien vite bâtir un atelier
à Maurice? Je ne voulais pas vous le dire avant de savoir si je le
pourrais, et j'ai bien fait de ne pas porter vos idées et vos projets
sur ce travail, puisque, mes dettes payées, il ne me reste pas un
centime. C'est donc pour une autre pièce, si elle réussit sous le
rapport des écus, et pour une autre année probablement, si vous êtes
libre quand je serai riche. Il faut aussi que je rentre dans la
disposition d'une petite maison que j'ai dans le village, et qui
est louée à bail, jusqu'en novembre prochain. Je la ferai arranger
proprement pour que vous y puissiez loger, si nos projets se réalisent;
car, maintenant, avec les arrangements que Maurice a faits dans la
grande maison, les amis qui y sont à demeure et le théâtre, il ne me
resterait pas un coin grand comme la main pour loger votre famille. Si
j'avais eu ce logement libre, je vous aurais fait venir cet hiver pour
le calorifère, dont je ne pouvais plus me passer, et que j'ai fait
construire par un homme du pays. Mais je n'aurais pas pu vous séparer
deux mois, n'est-ce pas? de Désirée et de Solange, et je n'aurais
pas voulu vous mettre tous les trois sur un lit de sangle, dans une
soupente. Cette question-là m'a empêchée de suivre mon désir, et même de
vous en parler.
Espérons que tout ne sera, pas bouleversé en 1852, comme les bourgeois
le prétendent. Je crois, au contraire, qu'on ne bouleversera pas assez!
Alors, nous pourrons passer six mois ensemble en famille. Dans ce
moment, j'emprunte une somme à intérêts pour faire, à mes frais, la
publication de mes oeuvres complètes, à quatre sous la livraison. Ce
sera enfin le moyen de populariser des ouvrages faits en grande
partie pour le peuple, mais que, grâce aux spéculations stupides et
aristocratiques des éditeurs, les bourgeois seuls ont lus. C'est une
grande affaire dont je confie le soin à Hetzel. S'en tirera-t-il; et
m'en tirerais-je moi même? A la garde de Dieu! Je crois que c'était un
devoir, le principal devoir de ma vie, et je le remplis à mes risques et
périls.
Bonsoir, cher enfant; je vous embrasse de coeur, ainsi que Désirée et
Solange. Maurice vous embrasse aussi.
Borie est en Belgique et m'écrit souvent.
CCCXXIX
A M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS
Nohant, 11 avril 1851.
Votre lettre m'a beaucoup touchée, monsieur, et, dans le service que
vous ont rendu les miennes, je vois quelque chose de providentiel entre
Dieu, vous et moi. Je n'ai pas l'habitude de répondre à cette foule de
lettres oiseuses et inutiles qu'on écrit à toutes les personnes un peu
connues dans les arts, et auxquelles le temps et la raison ne permettent
pas de donner une attention sérieuse. Mais la première que je reçus de
vous me prouva, par sa modestie et sa sagesse, que je devais faire une
de ces rares exceptions qu'on est heureux de signaler, et, autant qu'il
m'a été possible, j'ai répondu aux discrets et généreux appels de votre
esprit délicat et sensé. Je m'en applaudis doublement aujourd'hui en
apprenant que mon estime et ma sympathie vous ont assuré celles d'un
homme généreux dans des circonstances funestes[1]. Faites savoir, je
vous prie à M. Francisco Cardozzo de Mello, s'il est toujours aux îles
du Cap-Vert, que je suis de moitié dans la reconnaissance que vous lui
portez. Elle lui est due de ma part, puisque c'est un peu à cause de moi
qu'il vous a si bien traité. Mais son bon coeur a été le premier mobile
de sa bonne action, et votre mérite en sera la récompense. Si mes
sentiments peuvent y ajouter quelque chose, soyez-en l'interprète auprès
de lui.
Vous ne me dites pas ce que vous allez faire à Manille[2]. Croyez que
je m'intéresserai cependant à tout ce qui vous concerne et que j'aurai
beaucoup de satisfaction à recevoir de vos nouvelles. Je vous envie
beaucoup d'avoir la jeunesse et la liberté qui permettent ces beaux
voyages, traversés, sans doute, de périls, de souffrances et de
désastres, mais où la vue des grands spectacles de la nature et des
richesses de la création apportent de si nobles dédommagements. Je pense
que vous prendrez beaucoup de notes et que vous tiendrez un journal qui
vous permettra de donner une bonne relation de vos voyages.
Ces vastes excursions, de quelque côté qu'on les envisage, et le mieux
est de les envisager sous tous les côtés à la fois, ont toujours un
puissant intérêt, et vous y trouverez des ressources pour l'avenir.
Occupez-vous d'histoire naturelle; n'y fussiez-vous pas très versé, vos
collections et vos observations auront leur utilité. Pour ma part, je
vous demande des insectes et des papillons; les plus humbles, les plus
chétifs, me seront encore une richesse; et, comme je connais quelques
amateurs, je pourrais, à votre retour, vous procurer d'agréables
relations.
La meilleure manière d'apprêter les papillons et les insectes, c'est de
ne pas chercher à les préparer. Quand le papillon est tué et piqué dans
une longue épingle, ses ailes se ferment et il se dessèche ainsi. On
peut donc en apporter une quantité, debout côte à côte dans une boîte
assez petite; et, pourvu qu'ils soient bien plantés et ne se touchent
pas, ils ne courent aucun risque. A leur arrivée, on les ramollit, on
les ouvre, et on les étale par des procédés très simples, dont je me
chargerai. Il faut coller un petit morceau de camphre à chaque coin de
la boîte. Vous pourriez aussi apporter des chrysalides de papillons et
d'insectes dans du son. Il en meurt, et il en éclôt mal à propos bon
nombre dans la traversée; mais il en arrive toujours quelques-unes
qu'on fait éclore ici par une chaleur artificielle et qui donnent des
individus superbes. Mais ce à quoi je tiens beaucoup plus qu'à mes
papillons, c'est à recevoir de vos nouvelles, et, si je puis vous être
utile en quoi que ce soit, veuillez vous souvenir de moi.
Adieu, monsieur; mes meilleurs voeux vous accompagnent, et je demande à
Dieu qu'ils vous portent encore bonheur.
Tout à vous,
GEORGE SAND.
[1] A la suite du naufrage du navire _le Rubens_, sur les récifs de
l'île de Bona-Vista.
[2] Possession espagnole en Malaisie.
CCCXXX
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE
Nohant, 5 juin 1851.
Chère enfant,
J'ai été passer quinze jours à Paris; j'en suis revenue depuis environ
quinze jours; j'en ai rapporté la grippe, dont je suis guérie par ces
dernières chaleurs, mais qui m'a bien fatiguée. Je n'ai pu la soigner,
ni me coucher, ni m'arrêter un instant au milieu de mes courses et de
mes ennuis de théâtre. Au milieu de tout cela, le profond chagrin de la
mort de ma pauvre petite tante m'est tombé sur la tête comme un coup de
foudre. J'étais depuis cinq jours à Paris, je n'avais pas eu une minute
pour aller la voir. Je lui avais envoyé une loge pour voir la première
représentation de _Molière_. Elle était morte la veille. Afin de ne pas
m'accabler et me mettre hors-d'état de veiller à mes affaires, Clotilde
n'avait rien voulu me faire savoir. Pendant la représentation, cachée
dans les coulisses, je voyais les avant-scènes et la loge que j'avais
destinée à ma tante remplie de figures étrangères. Cela m'étonnait et
m'inquiétait beaucoup, quoique je n'eusse pas de motifs d'inquiétude.
Les acteurs me disaient: «Qu'est-ce que vous avez donc à vous tourmenter
de cette loge? Pensez donc à votre pièce! Ça va bien, on applaudit.» Je
n'y faisais pas attention, j'avais une idée fixe pour ma pauvre tante.
Cependant, le lendemain matin, ce pressentiment était dissipé, je me
disais qu'il y avait eu quelque changement dans la distribution des
loges, et mon premier moment de liberté fut pour aller chez Clotilde et
de là, à Chaillot. Clotilde était à la campagne. Je demande si ma tante
est à Paris. «Madame Maréchal? me répond le portier. On l'a enterrée
ce matin.» Voilà comment se brise une affection de toute la vie, une
affection filiale, je peux dire; car j'aimais ma tante comme si elle
m'avait mise au monde, Elle était ma mère autant que ma mère; elle
m'avait nourrie de son lait autant que ma mère; elle m'aimait, je crois,
autant que sa fille; et elle était si bonne, si égale, si douce, si
gaie, si jeune de santé, d'esprit et de coeur! Je ne l'ai pleurée
que dans la surprise du premier moment, et j'ai continué à faire mes
affaires, mes corvées, et à traîner ma fièvre et ma toux, qui m'ont pris
juste à ce moment-là, je ne sais par quelle coïncidence, je sais que ma
tante avait un grand âge, je savais que je devais m'attendre à la
perdre et à l'apprendre comme cela quelque jour, puisque nous vivions à
quatre-vingts lieues de distance. Mais, c'est égal, la résignation ne
console pas, et l'idée qu'une chose est inévitable ne la rend pas moins
amère. J'y pense et j'y penserai tous les jours de ma vie, pour me dire
que, maintenant, je suis tout à fait orpheline. Je ne l'étais pas encore
tant qu'elle vivait. Elle a pensé à moi jusqu'au dernier jour de sa vie;
sa dernière parole a été: «Donnez-moi donc un journal, pour que je voie
si on joue ce soir la pièce d'Aurore. Je veux y aller.» Pendant que la
bonne allait chercher ce journal, elle a jeté un cri: on l'a trouvée
sans parole, sans connaissance, foudroyée d'une _apoplexie pulmonaire_,
dit-on (je ne sais pas ce que c'est), et, une heure après, elle expirait
dans les bras de Clotilde, sans comprendre et sans souffrir, à ce qu'on
assure. Dieu veuille qu'elle n'ait pas pu savoir qu'elle quittait la
vie! Elle l'aimait, elle se trouvait heureuse partout et toujours. Cette
manière de finir est encore un bonheur; mais il aurait pu, il aurait
dû arriver dix ans plus tard. Ou bien, il faudrait que des êtres si
excellents, si doux, si inoffensifs et si aimables ne finissent jamais.
On se retrouve ailleurs, je le crois, je l'espère. Sans cela, il
vaudrait mieux ne pas vivre que de passer sa vie à s'aimer pour se
perdre à jamais.
Je n'ai pas grand'chose à te dire de _Molière_, Le public a applaudi la
pièce; mais on ne l'a jouée que douze fois. Bocage dit que le directeur
n'a pas voulu la faire _prendre_. Le directeur était, je crois, en
pleine déconfiture, le théâtre est fermé. Bocage ne s'accorde pas avec
les théâtres où il n'est pas le maître. On y est très voleur, c'est
vrai; mais Bocage est un peu terrible avec eux, et je crois qu'il
faudra, ou que j'attende qu'il ait un théâtre à lui, ou que je change
mes batteries si je veux gagner quelque argent avec mes pièces. Mais.
je n'ai pas le coeur à te parler beaucoup de cela aujourd'hui. Je
t'enverrai la pièce quand je l'aurai reçue. Je me suis remise au
travail, espérant, de l'avenir et de meilleures combinaisons, de
meilleurs résultats. Bonsoir, ma chère fille; je t'attends au mois
d'août. Je t'aime; j'embrasse mon petit George et Bertholdi. Écris-moi
souvent. Maurice t'embrasse; les jeunes gens le saluent très amicalement
et humblement. Sois toujours heureuse _à ta manière_, toi; c'est la
bonne!
CCCXXXI
A MADAME CAZAMAJOU, A CHÂTELLERAULT
Nohant, 6 juin 1851.
Oui, chère soeur, c'est une grande douleur pour nous, et c'est à présent
que nous sommes tout à fait orphelines; car nous avions conservé, malgré
nos cheveux blancs, une seconde mère qui nous chérissait d'un coeur
toujours jeune. Elle était si jeune de santé aussi, que ce coup imprévu
est bien cruel.
Elle devait aller le soir au théâtre pour voir cette pièce nouvelle de
moi; elle avait reçu sa loge, elle se portait on ne peut mieux. Elle
disait à son ouvrière: «Allez me chercher un journal, que je voie si on
joue ce soir la pièce de ma nièce.» Ç'a été sa dernière parole. On l'a
retrouvée mourante sur son fauteuil. Elle a expiré une heure après dans
les bras de Clotilde, sans souffrir et sans rien comprendre. Clotilde
n'a rien voulu me faire savoir, à cause des occupations où je me
trouvais. Le soir, pendant la première représentation, j'étais dans les
coulisses, j'apercevais la loge d'avant-scène où elle devait être.
J'y voyais des figures étrangères, je m'en inquiétais; j'avais un
pressentiment affreux, je ne pensais pas plus à ma pièce que si elle
était d'un autre. Le lendemain matin, je cours chez Clotilde, et
j'apprends de son portier la triste nouvelle. Je ne peux pas te dire
le mal que cela m'a fait. La fièvre et la grippe m'ont prise
instantanément. Je suis comme toi, je ne m'écoute guère. J'ai traîné
cette vilaine maladie sans me coucher et ne m'en suis trouvée
débarrassée qu'il y a deux jours, par une journée de forte chaleur, la
seule que nous ayons encore eue ici depuis le printemps.
Le succès de _Molière_ a été bon comme approbation du public, mais nul
d'argent. Les théâtres du boulevard sont vides dès qu'il fait beau, et
on a joué ma pièce trop tard dans la saison morte. Le théâtre était
d'ailleurs en déconfiture, à ce qu'il paraît; car il a fermé brusquement
ces jours-ci, et on le reconstitue, je ne sais si c'est avec la même
direction.
Je vais tenter autre chose. Il faut s'attendre à bien du travail perdu
dans cette partie.
Je viens de recevoir une lettre que le colonel d'Oscar écrit au général
Baraguey d'Hilliers, et que ledit général m'a renvoyée pour me faire
voir qu'on promettait positivement qu'Oscar passerait maréchal des
logis. J'espère, sans être certaine, et je voudrais dire cette bonne
nouvelle à Oscar. Mais tu m'annonces qu'ils _vont partir_, et tu ne
m'apprends pas où ils vont. Est-ce qu'ils reviennent en France? Ce n'est
pas probable. Les spahis ne quittent jamais l'Afrique; je t'envoie
toujours une petite lettre pour lui. Fais-la-lui passer, si tu sais où
il est, et change l'adresse, s'il y a lieu. Bonsoir, chère soeur; je
t'embrasse mille fois, ainsi que notre bon Cazamajou, que j'aime de tout
mon coeur. Maurice vous embrasse aussi tous les deux bien tendrement. Il
est revenu de Paris avec moi; c'est le seul qui n'ait pas eu la grippe.
Les autres enfants d'ici te présentent leurs respects. J'attends Solange
dans quelques jours. Elle est très gentille pour moi à présent, malgré
la froideur et la raideur du fond. Mais elle est comme cela, il faut
bien aimer ses enfants comme ils sont. Sa petite est charmante. Son mari
a des travaux et gagne de l'argent.
Adieu encore, chère amie.
Ta soeur.
CCCXXXII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 6 juin 1851.
Mon enfant, je suis heureuse de l'amélioration de votre sort. Enfin,
voilà du pain quotidien. C'est si cruel d'avoir du coeur, des bras, de
l'âme, et de ne pouvoir les occuper pour nourrir ceux qu'on aime! La
manière dont vous avez été élu est charmante. C'est une vraie victoire.
J'étais à Paris quand cette lettre est arrivée ici; je l'ai trouvée
à mon retour. J'avais la grippe et une grosse fièvre que je traînais
depuis quinze jours à Paris, n'ayant pas un instant pour me reposer.
Votre seconde lettre, me confirme votre satisfaction. Une bonne santé à
vous trois! avec cela, tout va donc bien de votre côté. J'ai retrouvé
hier un petit imprimé de vous, intitulé _Lieds_. Je ne l'avais pas vu.
On reçoit ici les lettres, journaux et imprimés, le matin. On m'apporte
les lettres dans mon lit; mais, les imprimés, sous prétexte de lire
les journaux, mes jeunes gens les égarent ou les laissent traîner
quelquefois, ce qui revient au même. Si bien que j'ai retrouvé le vôtre
en fouillant dans une masse de rebuts où il n'aurait pas dû être. Il y a
de charmantes choses dans ces _Lieds_, et je vois que la vie réelle, à
laquelle il faut bien que, riche ou pauvre, on donne la meilleure partie
de son temps, n'éteint pas en vous le feu sacré. Si la poésie ne fait
pas venir le pain à la maison, du moins elle y conserve la vie de l'âme,
et cela, joint aux tendres affections du coeur et de la famille, est
encore un grand présent du bon Dieu.
J'oublie de vous parler de _Molière_.--Non, les tracasseries de la
censure n'ont été que vaines menaces. Il n'y avait rien dans la pièce
à quoi le mauvais vouloir pût se prendre. Je vous l'enverrai en quatre
actes, comme elle a été jouée, et en cinq actes, comme je l'avais
faite. Vous y trouverez bien de l'impartialité historique. Vous verrez
seulement une scène où, après que divers personnages ont bu à la santé
du roi et de la reine, des princes de la Fronde; un chasseur, à ses
chiens; une gardeuse d'oies, à ses oies, Molière boit à la santé du
peuple. Voilà le mot que la censure voulait absolument ôter. J'ai tenu
bon; je les ai défiés d'interdire la pièce. Je les ai priés de le faire,
leur disant que jamais plus belle occasion ne se présenterait pour moi
de proclamer le jugement et les vertus de la censure. Ils ont cédé, et
le mot est resté. Ils sont très bêtes, ces gens-là! si bêtes, qu'on est
forcé d'en avoir pitié!
Le public des premières représentations a très bien accueilli ce
_Molière_. Mais je dois dire, _entre nous_, que le public des
boulevards, ce public à dix sous qui doit être le peuple, et à qui j'ai
sacrifié le public bien payant du Théâtre-Français, ne m'a pas tenu
compte de mon dévouement. Le peuple est encore ingrat ou ignorant. Il
aime mieux les meurtres, les empoisonnements, que la littérature de
style et du coeur. Enfin, c'est encore le peuple du _boulevard du
crime_, et on aura de la peine à l'améliorer comme goût et comme morale.
La pièce, délaissée par ce public-là, n'a eu que douze représentations,
peu suivies par lui, et soutenues seulement par les lettrés et les
bourgeois. C'est triste à dire. Il ne faut même pas le dire, et surtout
il ne faut pas se décourager. La perte d'argent n'est qu'un désagrément;
la perte de travail moral, le dévouement inutile sont des chagrins dont
il ne faut pas se trop préoccuper; et il n'y a qu'un mot qui serve _En
avant! en avant!_--Bonsoir, chers enfants, Désirée, Solange; je vous
embrasse de toute mon âme.
CCCXXXIII
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE.
Paris, 25 octobre 1851
Mon cher ami, je suis très touchée de vos éloges, car ils sont très
affectueux, et très flattée de vos vers.
En réponse à des vers qu'il lui avait adressés, après une
représentation, à Nohant, de _Nello_, joué plus tard à l'Odéon, sous le
titre de _Maître Favilla_. car ils me semblent très beaux. Je ne m'y
connais guère, quoique je ies aime beaucoup. Mais ceux-là me paraissent
pleins d'idées, et la forme en est belle, à coup sûr. Maintenant, est-ce
que je mérite tout cela? Non certainement; mais, si vous le pensez de
moi, sans en être vaine, j'en suis reconnaissante.
Je vois que vous êtes bien pénétré de la vérité dont j'ai fait ma
méthode et mon but dans l'art, et je trouve que vous la dites mieux dans
vos vers que je ne saurais la raisonner dans ma prose. C'est que la
vérité, c'est l'idéal, dans l'ordre abstrait, comme le réel, c'est le
mensonge. Dieu tolère le réel et ne l'accepte pas; comme nous, nous
aspirons vers l'idéal et ne l'atteignons pas. Il n'en existe pas moins,
l'idéal, puisqu'il doit devenir réalité dans le sein de Dieu, et même,
espérons-le pour l'avenir du monde, réalité sur la terre.