George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
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Je vous réserve depuis longtemps un exemplaire de mon oeuvre complète
illustrée, non pas pour vous condamner à tout lire, mais pour que vous
l'ayez de moi en souvenir de moi. J'attends, pour vous en commencer
l'envoi, qu'il y ait des volumes parus en parties brochées; car ces
feuilles volantes sont fort incommodes et deviennent tout de suite
malpropres.

Embrassez Angèle et vos enfants pour moi, s'ils sont près de vous, et
gardez-moi tous deux bonne place dans votre coeur. J'y tiens, vous le
savez.

GEORGE SAND.




CCCXXXIV

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE

                                Nohant, 6 décembre 1851.

Chère enfant, rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, à
travers la fusillade, et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice,
Lambert et Manceau, depuis hier matin. Le pays est aussi tranquille
qu'il peut l'être, au milieu d'événements si imprévus. Cela tue mes
affaires, qui étaient en bon train. N'importe! tant d'autres souffrent
en ce monde, qu'on n'a pas le droit de s'occuper de soi-même.

Je t'embrasse mille fois. J'ai laissé tous nos amis bien portants à
Paris. Maurice t'embrasse de coeur, et les enfants aussi. Bonjour et
tendresses à Bertholdi et à mon petit George. N'aie pas d'inquiétude.




CCCXXXV

A M. SOLLY-LÉVY, A PARIS

                                Nohant, 24 décembre 1851.

Mon cher monsieur Lévy, j'avais bien l'intention de vous voir à Paris.
Dans les premiers jours, ne pouvant trouver une heure de loisir, je
ne vous écrivais pas, comptant le faire aussitôt que ma pièce serait
jouée[1] et mes autres affaires éclaircies. Je devais passer une
quinzaine à Paris. Les événements sont survenus. Je n'avais aucune
inquiétude pour mon compte et je voulais rester. Mais je me suis
inquiétée pour Maurice, que j'avais laissé à Nohant. Le mouvement des
provinces était à craindre; nous aimons beaucoup le peuple, et, à
cause de cela, pour rien au monde nous ne lui eussions conseillé de se
soulever, a supposer que nous eussions eu de l'influence. Je ne sais si
les autres socialistes pensent comme moi, mais je ne voyais pas dans le
coup d'État une issue plus désastreuse que dans toute autre tentative du
même genre, et je n'ai jamais pensé que les paysans pussent opposer une
résistance utile aux troupes réglées. Ce n'est pas que le peuple ne
puisse faire quelquefois des miracles; mais, pour cela, il faut une
grande idée, un grand sentiment, et je ne crois pas que cela existe
chez les paysans à l'heure qu'il est. Ils se soulèvent donc pour des
intérêts, et, dans le moment où nous vivons, leur intérêt n'est pas du
tout de se soulever. Je craignais donc un soulèvement,--non pas chez
nous, nos paysans sont trop bonapartistes, mais non loin de nous,
dans les départements environnants, et un _passage_ où l'on se trouve
compromis entre les gens qu'on aime et qu'on blâme, et ceux qu'on n'aime
pas, mais qu'on ne veut pas voir opprimer et maltraiter. La position eût
été délicate et je voulais y être. Je suis donc partie un peu au
milieu des balles, le 3 décembre, avec ma fille et ma petite-fille, et
j'attends que la situation soit un peu détendue et la méfiance moins
grande pour retourner achever mes affaires à Paris. Ici, on a fait
beaucoup d'intimidation injuste et inutile, selon moi; car je suis
presque certaine que personne ne voulait bouger. On a arrêté beaucoup
de gens qui n'eussent rien dit et rien fait, si on les eût laissés
tranquilles. Espérons qu'on se lassera de ces rigueurs, là où elles
ne peuvent produire rien de bon, et où vraiment elles n'étaient pas
nécessaires.

Quand je retournerai à Paris, je compte donc bien vous le faire savoir
et vous prier de venir me voir. Si j'avais pu vous être utile, car j'ai,
en toute occasion, pensé à vous, j'aurais bien su trouver le temps de
vous en avertir. Mais je n'ai pas une seule fois trouvé le _joint_. Je
n'ai placé ni _Nello_ ni l'autre pièce. J'allais arranger quelque chose
quand il a fallu tout laisser en train. Si mes trois pièces eussent été
mises à flot, j'aurais bien trouvé, j'espère, le moyen de vous faire
entrer dans un des trois théâtres. J'espère que ce moment reviendra
favorable; mais je voudrais, avant tout, savoir ce que vous désirez.
Vous m'avez dit qu'on vous avait offert un engagement au Vaudeville,
et que cela ne vous convenait pas. Vous voudriez jouer le drame, et
commencer, m'avez-vous dit, par la Porte-Saint-Martin; or vous savez que
je n'ai pu m'arranger avec ce théâtre, parce qu'on m'a refusé d'engager
mademoiselle Fernand.

Je regrette d'avoir encore si peu de crédit; j'espère que je finirai par
en avoir un peu plus, et comptez bien que tout ce qui dépendra de moi
pour vous être agréable, je le ferai de tout mon coeur.

Bonsoir et à bientôt, mon cher monsieur; mes enfants vous serrent
cordialement la main, et Émile Aucante compte vous écrire bientôt.

Tout à vous.

  [1] _Le Mariage de Victorine._




CCCXXXVI

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

                                Paris, 3 janvier 1852.

Prince,

J'ai regardé comme une si grande preuve d'obligeance et de bonté de
coeur la peine que vous avez prise de venir trouver une vieille malade,
que je n'aurais pas osé vous prier d'y revenir.

Ma fille me dit que j'ai eu tort de douter de la franche sympathie avec
laquelle vous eussiez accepté mon invitation. Croyez bien que ce n'est
pas de vous que je douterai jamais, et, pour preuve, je m'enhardi à vous
dire que, si cette pauvre demeure et cette triste figure ne vous font
point peur, l'une et l'autre seront ranimées et consolées par votre
bonne amitié Mille grâces encore.

GEORGE SAND




CCCXXXVII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                Paris, 4 janvier 1852.

Mes très chers enfants,

Je vous remercie de vos gentilles et bonnes lettres, et de tout ce que
vous me souhaitez d'heureux. A supposer que je puisse être bien heureuse
au milieu de tant de désolations et d'inquiétudes, il me faudrait encore
vous savoir heureux pour l'être entièrement. Mais nous vivons dans un
temps où l'on ne peut se souhaiter les uns aux autres qu'une bonne dose
de courage pour affronter l'inconnu et traverser le doute.

L'espérance reste toujours au fond du coeur de l'homme; mais, comme
la clarté de cette petite lampe qui veille en nous est faible
et tremblotante dans ce moment-ci! Les huit millions dévotes
apprendront-ils au président que sa force est dans le peuple et qu'il
faut s'appuyer sur la démocratie dans l'exercice de sa puissance, comme
à son point de départ?

Mais je ne veux pas vous attrister par mes réflexions; je ne veux pas
faire rêver et soupirer Désirée et endormir l'aimable Solange, qui,
heureusement pour elle, ne comprend pas encore ce que c'est que la vie.
Donnez, mon bon Charles un tendre baiser à ces deux chères créatures, et
dites-leur que je les bénis comme mes enfants.

Toujours écrasée de travail et tout à fait malade, je vais devant moi,
faisant ma tâche de chaque jour.

Ayons la foi, mes amis, et comptons sur la bonté de Dieu, ici-has et
là-haut.

Je vous embrasse de coeur. Mes enfants vous embrassent aussi et vous
aiment.




CCCXXXVIII

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

                                Paris, 22 janvier 1852.

Prince,

Je vous ai demandé une audience; mais, absorbé comme vous l'êtes par de
grands travaux et d'immenses intérêts, j'ai peu d'espoir d'être exaucée.
Le fussé-je d'ailleurs, ma timidité naturelle, ma souffrance physique et
la crainte de vous importuner ne me permettraient probablement pas de
vous exprimer librement ce qui m'a fait quitter ma retraite et mon lit
de douleur. Je me précautionne donc d'une lettre, afin que, si la voix
et le coeur me manquent, je puisse au moins vous supplier de lire mes
adieux et mes prières.

Je ne suis pas madame de Staël. Je n'ai ni son génie ni l'orgueil
qu'elle mit à lutter contre la double force du génie et de la puissance.
Mon âme, plus brisée ou plus craintive, vient à vous sans ostentation
et sans raideur, sans hostilité secrète; car, s'il en était ainsi, je
m'exilerais moi-même de votre présence et n'irais pas vous conjurer de
m'entendre.

Je viens pourtant faire auprès de vous une démarche bien hardie de ma
part; mais je la fais avec un sentiment d'annihilation si complète, en
ce qui me concerne, que, si vous n'en êtes pas touché, vous ne pourrez
pas en être offensé. Vous m'avez connue fière de ma propre conscience,
je n'ai jamais cru pouvoir l'être d'autre chose; mais, ici, ma
conscience m'ordonne de fléchir, et, s'il fallait assumer sur moi
toutes les humiliations, toutes les agonies, je le ferais avec plaisir,
certaine de ne point perdre votre estime pour ce dévouement de femme
qu'un homme comprend toujours et ne méprise jamais.

Prince, ma famille est dispersée et jetée à tous les vents du ciel. Les
amis de on enfance et de ma vieillesse, ceux qui furent mes frères et
mes enfants d'adoption sont dans les cachots ou dans l'exil: votre
rigueur s'est appesantie sur tous ceux qui prennent, qui acceptent ou
qui subissent le titre de républicains socialistes.

Prince, vous connaissez trop mon respect des convenances humaines pour
craindre que je me fasse ici, auprès de vous, l'avocat du socialisme tel
qu'on l'interprète à de certains points de vue. Je n'ai pas mission pour
le défendre, et je méconnaîtrais la bienveillance que vous m'accordez,
en m'écoutant, si je traitais à fond un sujet si étendu, où vous voyez
certainement aussi clair que moi. Je vous ai toujours regardé comme un
génie socialiste, et, le 2 décembre, après la stupeur d'un instant, en
présence de ce dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds
de la conquête, mon premier cri a été: «O Barbès, voilà la souveraineté
du but! Je ne l'acceptais pas même dans ta bouche austère; mais voilà
que Dieu te donne raison et qu'il l'impose à la France, comme sa
dernière chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et
de la confusion des idées. Je ne me sens pas la force de m'en faire
l'apôtre; mais, pénétrée d'une confiance religieuse, je croirais faire
un crime en jetant dans cette vaste acclamation un cri de reproche
contre le ciel, contre la nation, contre l'homme que Dieu suscite et que
le peuple accepte.» Eh bien, prince, ce que je disais dans mon coeur, ce
que je disais et écrivais à tous les miens, il vous importe peu de le
savoir sans doute; mais, vous qui ne pouvez pas avoir tant osé en vue de
vous-même, vous qui, pour accomplir de tels événements, avez eu devant
les yeux une apparition idéale de justice et de vérité, il importe bien
que vous sachiez ceci: c'est que je n'ai pas été seule dans ma religion
à accepter votre avènement avec la soumission qu'on doit à la logique de
la Providence; c'est que d'autres, beaucoup d'autres adversaires de la
souveraineté du but ont cru de leur devoir de se taire ou d'accepter,
de subir ou d'espérer. Au milieu de l'oubli où j'ai cru convenable pour
vous de laisser tomber vos souvenirs, peut-être surnage-t-il un débris
que je puis invoquer encore: l'estime que vous accordiez à mon caractère
et que je me flatte d'avoir justifié depuis par ma réserve et mon
silence.

Si vous n'acceptez pas en moi ce qu'on appelle mes opinions, mot
bien vague pour peindre le rêve des esprits, ou la méditation des
consciences, du moins, je suis certaine que vous ne regrettez pas
d'avoir cru à la droiture, au désintéressement de mon coeur. Eh bien,
j'invoque cette confiance qui m'a été douce, qui vous l'a été aussi dans
vos heures de rêveries solitaires; car on est heureux de croire, et
peut-être regrettez-vous aujourd'hui votre prison de Ham, où vous
n'étiez pas à même de connaître les hommes tels qu'ils sont. J'ose donc
vous dire: Croyez-moi, prince, ôtez-moi votre indulgence si vous voulez,
mais croyez-moi, votre main armée, après avoir brisé les résistances
ouvertes, frappe en ce moment, par une foule d'arrestations,
préventives, sur des résistances intérieures inoffensives, qui
n'attendaient qu'un jour de calme ou de liberté pour se laisser vaincre
moralement. Et croyez, prince, que ceux qui sont assez honnêtes, assez
purs pour dire: «Qu'importe que le bien arrive par _celui_ dont nous ne
voulions pas? pourvu qu'il arrive, béni-soit-il!» c'est la portion la
plus saine et la plus morale des partis vaincus; c'est peut-être l'appui
le plus ferme que vous puissiez vouloir pour votre oeuvre future.
Combien y a-t-il d'hommes capables d'aimer le bien pour lui-même,
et heureux de lui sacrifier leur personnalité si elle fait obstacle
apparent? Eh bien, ce sont ceux-là qu'on inquiète et qu'on emprisonne
sous l'accusation flétrissante--ce sont les propres termes des mandats
d'arrêt--«d'avoir poussé leurs concitoyens à commettre des crimes». Les
uns furent étourdis, stupéfaits de cette accusation inouïe; les autres
vont se livrer d'eux-mêmes; demandant à être publiquement justifiés.
Mais où la rigueur s'arrêtera-t-elle? Tous les jours, dans les temps
d'agitation et de colère, il se commet de fatales méprises; je ne veux
en citer aucune, me plaindre d'aucun fait particulier, encore moins
faire des catégories d'innocents et de coupables; je m'élève plus haut,
et, subissant mes douleurs personnelles, je viens mettre à vos pieds
toutes les douleurs que je sens vibrer dans mon coeur, et qui sont
celles de tous. Et je vous dis: Les prisons et l'exil vous rendraient
des forces vitales pour la France; vous le voulez, vous le voudrez bien
certainement, mais vous ne le voulez pas tout de suite. Ici, une raison,
toute de fait, une raison politique vous arrête: vous jugez que la
terreur et le désespoir doivent planer quelque temps sur les vaincus,
et vous laissez frapper en vous voilant la face. Prince, je ne me
permettrai pas de discuter avec vous une question politique, ce
serait ridicule de ma part; mais, du fond de mon ignorance et de mon
impuissance, je crie vers vous, le coeur saignant et les yeux pleins de
larmes:

--Assez, assez, vainqueur! épargne les forts comme les faibles, épargne
les femmes qui pleurent comme les hommes qui ne pleurent pas; sois doux
et humain, puisque tu en as envie. Tant d'êtres innocents ou malheureux
en ont besoin! Ah! prince, le mot «déportation», cette peine
mystérieuse, cet exil éternel sous un ciel inconnu, elle n'est pas de
votre invention; si vous saviez comme elle consterne les plus calmes et
les hommes les plus indifférents. La proscription hors du territoire
n'amènera-t-elle pas peut-être une fureur contagieuse d'émigration que
vous serez forcé de réprimer. Et la prison préventive, où l'on jette des
malades, des moribonds, où les prisonniers sont entassés maintenant sur
la paille, dans un air méphitique, et pourtant glacés de froid? Et les
inquiétudes des mères et des filles, qui ne comprennent rien à la raison
d'État, et la stupeur des ouvrières paisibles, des paysans, qui disent:
«Est-ce qu'on met en prison des gens qui n'ont ni tué ni volé? Nous
irons donc tous? Et cependant, nous étions bien contents quand nous
avons voté pour lui.»

Ah! prince, mon cher prince d'autrefois, écoutez l'homme qui est en
vous, qui est vous et qui ne pourra jamais se réduire, pour gouverner,
à l'état d'abstraction. La politique fait de grandes choses sans doute;
mais le coeur seul fait des miracles. Écoutez le vôtre, qui saigne déjà.
Cette pauvre France est mauvaise et farouche à la surface, et, pourtant,
la France a sous son armure un coeur de femme, un grand coeur maternel
que votre souffle peut ranimer. Ce n'est pas par les gouvernements, par
les révolutions, par les idées seulement que nous avons sombré tant de
fois.

Toute forme sociale, tout mouvement d'hommes et de choses seraient bons
à une nation bonne. Mais ce qui s'est flétri en nous, ce qui fait qu'en
ce moment, nous sommes peut-être ingouvernables par la seule logique du
fait; ce qui fait que vous verrez peut-être échapper la docilité humaine
à la politique la plus vigoureuse et la plus savante, c'est l'absence de
vertu chrétienne, c'est le dessèchement des coeurs et des entrailles.
Tous les partis ont subi l'atteinte de ce mal funeste, oeuvre de
l'invasion étrangère et du refoulement de la liberté nationale; partant,
de sa dignité.

C'est ce que, dans une de vos lettres, vous appeliez le développement du
ventre, l'atrophie du coeur. Qui nous sauvera, qui nous purifiera, qui
amollira nos instincts sauvages? Vous avez voulu résumer en vous la
France, vous avez assumé ses destinées, et vous voilà responsable de son
âme bien plus que de son corps devant Dieu. Vous l'avez pu, vous seul le
pouvez; il y a longtemps que je l'ai prévu, que j'en ai la certitude, et
que je vous l'ai prédit à vous-même lorsque peu de gens y croyaient en
France. Les hommes à qui je le disais alors, répondaient:

--Tant pis pour nous! nous ne pourrons pas l'y aider, et, s'il fait
le bien, nous n'aurons ni le plaisir ni l'honneur d'y contribuer.
N'importe! ajoutaient-ils, que le bien se fasse, et qu'après, l'homme
soit glorifié!

Ceux qui me disaient cela, prince, ceux qui sont encore prêts à le
dire, il en est qu'en votre nom, on traite aujourd'hui en ennemis et en
suspects.

Il en est d'autres moins résignés sans doute, moins désintéressés
peut-être, il en est probablement d'aigris et d'irrités, qui, s'ils me
voyaient en ce moment implorer grâce pour tous, me renieraient un peu
durement. Qu'importe à vous qui, par la clémence, pouvez vous élever
au-dessus de tout! qu'importe à moi qui veux bien, par le dévouement,
m'humilier à la place de tous! Ce serait de ceux-là que vous seriez le
plus vengé si vous les forciez d'accepter la vie et la liberté, au lieu
de leur permettre de se proclamer martyrs de la cause.

Est-ce que ceux qui vont périr à Cayenne ou dans la traversée ne
laisseront pas un nom dans l'histoire, à quelque point de vue qu'on
les accepte? Si, rappelés par vous, par un acte non de pitié mais de
volonté, ils devenaient inquiétants (ces trois ou quatre mille, dit-on)
pour l'élu de cinq millions, qui blâmerait alors votre logique de les
vouloir réduire à l'impuissance? Au moins, dans cette heure de répit que
vous auriez donnée à la souffrance, vous auriez appris à connaître les
hommes qui aiment assez le peuple pour s'annihiler devant l'expression
de sa confiance et de sa volonté.

Amnistie! amnistie bientôt, mon prince! Si vous ne m'écoutez pas,
qu'importe pour moi que j'aie fait un suprême effort avant de mourir?
Mais il me semble que je n'aurai pas déplu à Dieu, que je n'aurai pas
avili en moi la liberté humaine, et surtout que je n'aurai pas démérité
de votre estime, à laquelle je tiens beaucoup plus qu'à des jours et à
une fin tranquilles. Prince, j'aurais pu fuir à l'étranger lorsqu'un
mandat d'amener a été lancé contre moi, on peut toujours fuir; j'aurais
pu imprimer cette lettre en factum pour vous faire des ennemis, au cas
où elle ne serait, pas même lue par vous. Mais, quoiqu'il en arrive,
je ne le ferai pas. Il y a des choses sacrées pour moi, et, en vous
demandant une entrevue, eu allant vers vous avec espoir et confiance,
j'ai dù, pour être loyale et satisfaite de moi-même, brûler mes
vaisseaux derrière moi et me mettre entièrement à la merci de votre
volonté.

GEORGE SAND.




CCCXXXIX

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE

                                Nohant, 23 janvier 1853.

Cher ami,

Je vais à Paris après m'être assurée des intentions qu'on pouvait
avoir à mon égard. Elles sont rassurantes, on m'a même expédié un
laissez-passer signé Maupas. Je ne veux pas écrire le principal but de
mon voyage; je te le dirai si je te vois auparavant ou au retour. Mais
tu peux le deviner. Si je ne réussis pas, je n'aurai du moins rien
empiré, et j'aurai fait mon devoir à mes risques et périls.

Je suis dans l'embarras et dans l'inquiétude pour ce billet de six mille
francs. Nécessairement, quoique l'affaire reste bonne et solide, les
événements ont imprimé un temps d'arrêt à la vente, juste au moment où
les bénéfices, consacrés jusqu'ici à payer tous les frais, allaient
devenir nets pour moi. Quelque bien qu'elle aille durant le mois
prochain, le caissier doute que je puisse restituer les six mille
francs au 8 mars. J'en avais trois mille de réservés sur ma bourse
particulière; mais ce voyage qu'il faut que je fasse me les
laissera-t-il intacts? J'en doute, si, comme il est probable, ma
négociation prend un certain temps. Donc, le plus sûr, c'est que tu me
fasses renouveler le billet, à ton beau-père en payant l'intérêt.--S'il
marque la plus légère défiance ou contrariété (ce qu'à Dieu ne plaise je
ne voudrais t'attirer!), déplace ma dette et fais-la porter sur quelque
autre point pour un an. J'ignore si les événements ont rendu ces
transactions difficiles. S'il en était ainsi et qu'on craignît que je
ne fusse exilée ou emprisonnée,--j'ai maintenant la certitude du
contraire,--je pourrais offrir une délégation sur mes fermages de
Nohant, en cas de départ sérieux.

Bonsoir, cher ami. J'embrasse mille fois Eugénie. Si tu arrives avant
que je sois partie, viens me voir. Il me semble que cela serait utile,
et cela me ferait grand plaisir.

G. S.

Voulez-vous donner l'hospitalité à mon pauvre Marquis[1]?

Si vous avez des livraisons détachées de mon édition illustrée,
renvoyez-les-moi, je vous envoie tout ce qui a paru broché. Un
exemplaire pour vous, un pour Muller, un pour madame Fleury.

  [1] Petit chien havanais.




CCCXL

AU MÊME

                                Paris, 30 janvier 1852.

J'agis, je cours. Ça va bien. J'ai été reçue on ne peut mieux, et des
poignées de main de cette dame en veux-tu en voilà! Demain, je tâcherai
de faire régler l'affaire. Le Gaulois et autres de là-bas[1] me
désavouent, me défendent de les nommer. Sont-ils bêtes de craindre
quelque bêtise de ma part! Mais, fichtre, qu'ils parlent pour eux! Il y
en a bien d'autres qui ne seront pas fâchés de revenir coucher dans leur
lit, ne fût-ce que le Vigneron[2].

Je n'ai pas le temps de vous écrire autre chose sinon que ma santé est
meilleure, que ma pièce est reçue à bras ouverts, que je cours le jour
et que je travaille la nuit, que j'ai vu Eugène, qui me paraît sage et
gentil, que je vous embrasse et que je vous aime.

Silence sur mes démarches.

  [1] Les exilés réfugiés à Bruxelles.
  [2] Patureau, dit Francoeur.




CCCXLI

A M. LE CHEF DU CABINET AU MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR

                                Paris, 1er février 1852.

Monsieur,

Ayez l'obligeance de vouloir bien rappeler à M. de Persigny que je lui
ai demandé l'élargissement des personnes arrêtées ou poursuivies à
la Châtre. Elles sont trois: M. Fleury, ex-représentant, absent; M.
Périgois et M. Emile Aucante, prisonniers. Je demande l'abandon de
l'instruction commencée contre elles, et je la demande comme un acte de
justice, puisque je puis répondre sur ma tête de ces trois personnes,
comme n'ayant en rien justifié les soupçons formulés contre elles.

J'ai nommé aussi M. Lebert, notaire, compromis plus sérieusement et
coupable, selon l'acte d'accusation, d'avoir rassemblé les habitants de
sa commune avec l'intention de les insurger. Je puis encore répondre des
intentions de M. Lebert, homme d'ordre, de science et de haute moralité.
Il a eu la résolution d'empêcher des actes de violence et de protéger,
par son influence et sa fermeté, la propriété et les personnes que
menaçait l'insurrection annoncée des communes voisines. Si j'avais été
à sa place, j'en eusse fait autant, et je suis très peu partisan des
insurrections de paysans.

Voilà ce que j'ai demandé à M. le ministre, non comme une faveur du
gouvernement que mes amis ne m'ont point autorisée à accepter, mais
comme un acte de justice dont ma conscience peut attester la nécessité
morale. Mais, pour moi, si je dois accepter cet acte de justice
politique comme une faveur personnelle de M. de Persigny, oh! je ne
demande pas mieux, et c'est de tout mon coeur que je lui en serai
personnellement reconnaissante, ainsi qu'à vous, monsieur, qui
voudrez-bien joindre votre voix à la mienne, j'en suis certaine.

Heureuse d'obtenir de sa confiance en ma parole l'élargissement de mes
plus proches voisins, je n'ai pourtant pas renoncé à plaider auprès de
lui la cause de mon département tout entier. C'est dans ce but que je me
suis permis de l'importuner de ma parole, toujours très gauche et très
embarrassée. Priez-le, monsieur, de se souvenir qu'au milieu de mon
gâchis naturel, je lui ai posé une question à laquelle il a répondu en
homme de coeur et d'intelligence: _Poursuivez-vous la pensée?--Non,
certes_.

Eh bien, parmi les nombreux prisonniers qui sont détenus à Châteauroux
et à Issoudun, plusieurs peut-être ont eu la pensée de prendre les armes
pour défendre l'Assemblée. Je ne sais pas si elle en valait beaucoup la
peine; mais enfin c'était une conviction sincère de leur part, et, avant
que la France se fût prononcée d'une manière imposante pour l'autorité
absolue, le gouvernement pouvait considérer ceci comme une lutte ardente
à soutenir, mais non comme un crime à châtier de sang-froid. La lutte
a cessé; le gouvernement, à mesure qu'il s'éclairera sur ce qui s'est
passé en France depuis les journées de décembre, aura horreur des
vengeances personnelles auxquelles la politique a servi de prétexte,
et reconnaîtra qu'il est perdu dans l'opinion s'il ne les réprime. Il
reconnaîtra aussi que, là où ces vengeances se sont exercées, elles ont
eu un double but, celui de satisfaire de vieilles haines, et celui de
rendre impossible un gouvernement qu'elles trahissaient en feignant de
le servir. Je ne nommerai jamais personne à M. de Persigny; mais il
s'éclairera et verra bien!

En attendant, M. le ministre m'a dit qu'il ne punissait pas la pensée,
et je prends acte de cette bonne parole, qui m'a ôté tout le scrupule
avec lequel je l'abordais. Je ne sais pas douter d'une bonne parole, et
c'est dans cette confiance que je lui dis que personne n'est coupable
dans le département de l'Indre. Initiée naturellement, par mes opinions
et la confiance que l'on m'accorde, à toutes les démarches des
républicains, je sais qu'on s'est réuni, _en petit nombre_, qu'on s'est
consulté, qu'on a attendu les nouvelles de Paris, et qu'à celle de
l'abstention volontaire du peuple, chacun s'est retiré chez soi en
silence. Je sais que, partie de Paris au milieu du combat, je suis
venue dire à mes amis: «Le peuple accepte, nous devons accepter.» Je ne
m'attendais guère à les voir arrêtés _par réflexion_ quinze jours après,
et, parmi eux, ceux de la Châtre, qui n'avaient été à aucune réunion,
attendant mon retour, peut-être, pour savoir la vérité.

S'il en était autrement, si ce que je dis là n'était pas vrai, je
n'aurais pas quitté ma retraite, où personne ne m'inquiétait, et mon
travail littéraire, qui me plaît et m'occupe beaucoup plus que la
politique, pour venir faire à M. le président et à son ministre un conte
perfide et lâche. Je me serais tenue en silence dans mon coin, me disant
que la guerre est la guerre, et que qui va à la bataille doit accepter
la mort ou la captivité. Mais, en présence d'injustices si criantes, ma
conscience s'est révoltée, je me suis demandé s'il était honnête de
se dire: «Tant mieux que la réaction soit odieuse, tant mieux que le
gouvernement soit coupable; on le haïra d'autant plus, on le renversera
d'autant mieux.» Non! j'ai horreur de ce raisonnement, et, s'il est
politique, alors je n'entends rien à la politique et ne suis pas née
pour y jamais rien comprendre.

En attendant, le mal se fait et la souffrance tue le corps et l'âme. Le
malheur aigrit les esprits. La défaite exaspère les uns, le triomphe
enivre les autres, les haines de parti s'enveniment, les moeurs
deviennent affreuses, les relations humaines fratricides.

Non, il n'est pas possible de se réjouir de cela et d'y applaudir dans
son coin. En souhaitant que nos adversaires politiques soient le moins
coupables envers nous, je crois être plus républicaine, plus socialiste
que jamais.

M. de Persigny, chargé de la noble mission de réparer, de consoler,
d'apaiser, et joyeux d'en être chargé, j'en suis certaine, appréciera
mon sentiment et ne voudra pas que son nom, celui du prince auquel il
a dévoué sa vie, soient le drapeau dont Les légitimistes et les
orléanistes (sans parler des ambitieux qui appartiennent à tous les
pouvoirs) se servent pour effrayer les provinces, par l'insolent
triomphe des plus mauvaises passions.

Voilà mon plaidoyer, monsieur; je suis un avocat si peu exercé, et la
crainte d'ennuyer et d'importuner est si grande chez moi, que je n'ose
pas l'adresser directement à M. le ministre. Mais, comme c'est la
première fois, la dernière fois j'espère, que je vous importune, vous,
monsieur, je vous demande en grâce de le résumer pour le lui présenter.
Il sera plus clair et plus convaincant dans votre bouche.

Qui sait si je ne pourrai pas vous rendre un jour même service de coeur
et de conviction.

Les destins et les flots sont changeants. J'ai passé bien des heures,
en mars, et en avril 1848, dans le cabinet où M. de Persigny m'a fait
l'honneur de me recevoir. J'y allais faire pour le parti qui nous a
renversé ce que je fais aujourd'hui pour celui qui succombe. J'y ai
plaidé et prié souvent, non pour faire ouvrir des prisons, elles étaient
vides, mais pour conserver des positions acquises, pour modérer des
oppositions obstinées mais inutiles, pour protéger des intérêts non
menacés, mais effrayés. J'y ai demandé et obtenu bien des aumônes pour
des gens qui m'avaient calomniée et persécutée. Je ne suis pas dégoûtée
de mon devoir, qui est, avant tout, je crois, de prier les forts pour
les faibles, les vainqueurs pour les vaincus, quels qu'ils soient et
dans quelque camp que je rue trouve moi-même.

Agréez, monsieur, mes excuses pour cette longue lettre, et mes
remerciements pour la patience que vous aurez eue de la lire jusqu'au
bout. Permettez-moi d'espérer que vous accorderez votre aide généreuse
et sympathique à des intentions dont la droiture ne saurait être
soupçonnée.




CCCXLII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME)

A PARIS

                                Paris. 2 février 1852.

Cher prince,

Le comte d'Orsay, qui est si bon, et qui cherche toujours ce qu'il peut
annoncer d'agréable à ses amis, me dit aujourd'hui que vous avez de la
sympathie, presque de l'amitié pour moi.

Rien ne peut me faire plus de bien; outre que je venais de lui dire que
j'avais pour vous, et tout à fait ces sentiments-là, je sens en vous
un appui sincère et dévoué pour ceux qui souffrent de l'affreuse
interprétation donnée, par certains agents, aux intentions du pouvoir.

J'espère que vous pourrez obtenir la réparation de bien des erreurs, de
bien des injustices, et je sais que vous le voulez. Ah! mon Dieu, comme
il y a peu d'entrailles aujourd'hui! Vous en avez, vous, et vous en
donnerez à ceux qui en manquent!

Vous êtes venu aujourd'hui pendant que j'étais chez M. d'Orsay; il m'a
annoncé votre visite, je suis vite revenue chez moi, il était trop tard.
Vous aviez fait espérer que vous reviendriez à six heures, mais vous
n'avez pu revenir. J'en suis doublement désolée, et pour moi, et pour
mes pauvres prisonniers de l'Indre, que je voudrais tant vous faire
sauver. M. d'Orsay m'a dit que vous le pouviez, que vous aviez de
l'autorité sur M. de Persigny. Je dois dire que M. de Persigny a été
fort bon pour moi, et m'a offert des grâces particulières pour ceux de
mes amis que je voudrais lui nommer. M. le président m'avait dit la même
chose. Mes amis m'avaient tellement défendu de les nommer, que j'ai dû
refuser les bontés de M. le président.

M. de Persigny, avec qui je pouvais me mettre plus à l'aise, ayant
insisté, et me faisant écrire aujourd'hui pour ce fait, je crois
pouvoir, sans compromettre personne, accepter sa bonne volonté comme
personnelle à moi.

Si cela est humiliant pour quelqu'un, c'est donc pour moi seule, et
j'accepte l'_humiliation_ sans faux orgueil, voire avec un sentiment de
gratitude sincère, sans lequel il me semble que je serais déloyale. J'ai
donc écrit plusieurs noms, et je compte sur l'effet des promesses; mais
mon but eût été d'obtenir pleine amnistie pour tous les détenus et
prévenus du département de l'Indre[1]; c'est d'autant plus facile qu'il
n'y a eu aucun fait d'insurrection, que toutes les arrestations sont
préventives et qu'aucune condamnation n'a encore été prononcée. Il ne
s'agit donc que d'ouvrir les prisons, conformément à la circulaire
ministérielle, à tous ceux qui sont peu compromis, et que de faire
rendre un arrêt de non-lieu, ou suspendre toute poursuite contre ceux
qui sont un peu plus soupçonnés. Un mot du ministre au préfet en
déciderait.

Les tribunaux, s'ils sont saisis de ces affaires, ce que j'ignore, sont
d'aveugles esclaves.

M. de Persigny ne pouvait guère me promettre cela à moi; mais
vous pourriez le demander avec insistance, et vous l'obtiendriez
certainement.

Je n'ai pas besoin de vous dire que mon coeur en sera pénétré de
reconnaissance et d'affection. C'est le vôtre qui plaidera en vous-même
beaucoup mieux que moi.

Vous avez dit chez moi que vous partiez pour la campagne; j'espère que
ma lettre vous y parviendra et que vous écrirez au ministre; vous le
verrez aussi, à votre retour, n'est-ce pas, prince? et j'apprendrai aux
habitants de mon Berry qu'il faut vous aimer comme je vous aime, moi,
avec un coeur qui a l'âge maternel, c'est-à-dire celui meilleures
affections.

GEORGE SAND.

  [1] Victimes du coup d'État du 2 décembre 1851.




CCCXLIII

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE,
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

                                Paris, 3 février 1852.

Prince,

Dans une entrevue où l'embarras, et l'émotion m'ont rendue plus prolixe
que je ne me l'étais imposé, j'ai obtenu de vous des paroles de bonté
qu'on n'oublie pas. Vous avez bien voulu me dire: «Demandez-moi telle
grâce particulière que vous voudrez.»

J'ai eu l'honneur de vous répondre que je n'étais autorisée par personne
à vous implorer. Je n'avais vu personne à Paris, vous étiez ma première
visite.

Je n'aurais pu que vous importuner d'un détail en insistant sur les
arrestations opérées dans ma province, et dont les conséquences ne
me paraissent pas graves, puisque aucun fait d'insurrection ne s'est
produit là, et qu'à supposer la pensée d'une résistance, il est
impossible qu'on veuille châtier la pensée non suivie d'effet, Je
pouvais le craindre en quittant cette province, où l'autorité semblait
avoir pris à tâche de consterner et de désaffectionner la population par
des rigueurs sans motifs sérieux. Mais, en vous écoutant me répondre
avec tant de douceur et d'humanité, je ne pouvais plus conserver
d'inquiétude, et je n'avais plus d'autre démarche à faire pour mes
compatriotes de l'Indre, que celle de hâter leur élargissement par mes
instances auprès de votre ministre.

Mais, si je me flatte de l'espoir d'obtenir aisément l'absolution pour
des hommes qu'aucune décision n'a encore atteints, je ne suis pas sans
effroi pour ceux sur le sort desquels il a été statué ailleurs d'une
manière rigoureuse. J'en ai vu deux aujourd'hui que je sais complètement
innocents, si c'est le fait de conspiration que l'on veut châtier, si ce
n'est pas l'opinion... chose impossible, inouïe dans nos moeurs, dans
les idées de notre génération, impossible cent fois dans le coeur
du prince Louis-Napoléon. Je les ai trouvés résignés à leur sort et
croyant, grâce au système excessif que vous venez de réprimer, à cette
chose monstrueuse qu'ils étaient frappés pour leurs principes et non
pour leurs actes. J'ai repoussé vivement cette supposition, qui m'était
douloureuse après ce que je vous ai entendu dire. J'ai répété que
j'avais foi en vous, et que la personnalité était inconnue au coeur d'un
homme pénétré, comme vous l'êtes, d'une mission supérieure aux passions
et aux ressentiments de la politique vulgaire.

J'ai dit que j'irais vous demander leur grâce ou la commutation de leur
peine. Ils avaient dit non d'abord; ils ont dit oui, quand ils ont vu ma
conviction. Ils m'ont autorisée à profiter de cette offre généreuse
que vous m'avez faite et qu'il m'était si douloureux d'être forcée de
refuser.

Maintenant, vous n'estimeriez pas ces deux hommes si je vous disais
qu'ils rétracteront leurs principes, qu'ils abandonneront leurs
sentiments. Ils ont toujours été, ils seront toujours étrangers aux
conspirations, aux sociétés secrètes, et la forme absolue de votre
gouvernement ne peut plus vous faire redouter l'émission publique de
doctrines que vous ne toléreriez pas.

Je prends sur moi la dette de la reconnaissance.

Vous savez que, de ma part, elle sera profonde et sincère. Ne dédaignez
pas un sentiment si rare en ce monde, et que vous trouverez peut-être
dans les partis vaincus plus que dans ceux qui profitent de la victoire.
Prince, je me souviens de vous avoir écrit à Ham que vous seriez
empereur un jour, et que, ce jour-là, vous n'entendriez plus parler de
moi. Vous voilà huit millions de fois plus haut placé qu'un empereur
d'Allemagne ou de Russie, et pourtant je vous implore. Faites que je
m'enorgueillisse de m'être parjurée.

Peut-être n'entrerait-il pas dans vos desseins actuels de laisser savoir
que c'est à moi, écrivain socialiste, que vous accordez la commutation
de peine de deux socialistes. S'il en était ainsi, croyez à mon honneur,
croyez à mon silence. Je ne confie à personne l'objet de cette lettre,
et, satisfaite d'être fière de vos bontés dans le secret de mon coeur,
je n'en dirai jamais l'heureux résultat, si telle est votre volonté.

GEORGE SAND.

Si vous ne repoussez pas ma prière, daignez me faire savoir le moment
que vous m'accordez pour aller vous nommer les deux personnes qui
m'intéressent.




CCCXLIV

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE

                                Paris, 10 février 1852.

Mes amis,

Ne soyez pas inquiets du résultat de mes démarches. Autant qu'on peut
être sûr des choses humaines, je le suis que nous gagnerons notre
procès. Je vous dirai des choses qui vous étonneront bien, mais qu'il
est inutile de confier au papier.

J'ai embrassé, ce soir, dans la rue, votre ami de Ribérac[1], libre pour
vingt-quatre heures sur le pavé de Paris, et partant cette nuit pour
Bruxelles, avec un autre dont vous verrez le nom dans les journaux.

_La personne que vous savez_ a été, à cet égard, d'un _chevaleresque_
accompli, et il y a autour de cela des circonstances qui ébranleront
toutes vos idées sur son compte, et qui, pour le mien, m'enchaînent
sérieusement par une estime personnelle en dehors de toutes les idées
politiques; invariables chez moi, comme vous pensez bien.

Il faut, en effet, beaucoup de prudence et de discrétion en ce qui me
concerne. Je ne crains nullement de me compromettre pour mon compte;
mais je peux faire quelque bien à ceux qui souffrent, et il est inutile
de susciter des difficultés. Je crois que je les vaincrais toutes, mais
cela me retarderait.

Bonsoir, chers enfants; je n'ai pas le temps d'écrire, mais écrivez-moi
et dites-moi qui sort ou ne sort pas.

Je vous embrasse de coeur.

Merci pour mon vieux chien. Vous êtes bons de l'aimer. Je n'ai pas
encore perdu l'habitude de le chercher derrière moi à chaque instant.

  [1] Marc Dufraisse.




CCCXLV

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE

                                Paris, 13 février 1852

Prince,

Permettez-moi de mettre sous vos yeux une douloureuse supplique: celle
de quatre soldats condamnés à mort, qui, dans leur profonde ignorance
des choses politiques, ont choisi un proscrit pour leur intermédiaire
auprès de vous. La femme du proscrit, qui ne demande et n'espère
rien pour sa propre infortune et qui ne connaît pas plus que moi les
signataires de la pétition, m'écrit, en me l'envoyant, quelques lignes
fort belles, qui vous toucheront plus, j'en suis certaine, que ne le
ferait un plaidoyer de ma part. La pauvre ouvrière désolée, réduite à la
misère avec trois enfants, malade elle-même, mais muette et
résignée, est loin de croire que j'oserai vous faire lire ses fautes
d'orthographe. Moi, je ne voulais plus vous importuner; mais, quand j'ai
vu qu'il s'agissait de la peine de mort, et nullement des malheurs de
mon parti vaincu, j'ai senti qu'un moment d'hésitation m'ôterait le peu
de sommeil qui me reste.

Je n'ai pas pu refuser non plus de vous présenter la supplique du
malheurenx Emile Hogat, qui m'a été remise en l'absence et de la part du
prince Napoléon-Jérôme. C'est ce prince qui m'avait dit, au moment où,
pour la première fois, j'allais vous aborder en tremblant: «Oh! pour
bon, il l'est. Ayez confiance!» C'était un encouragement si bien fondé,
que je lui en dois de la gratitude. Et, à propos de la triple grâce
que vous m'avez accordée, je voudrais vous dire quelque chose qui
vous intéressera et vous satisfera, j'en suis bien sûre. J'en ai même
plusieurs à vous dire, c'est mon devoir, et, cette fois, je n'aurai pas
à vous demander pardon de vous les avoir dites.

Quand vous aurez un instant à perdre, comme on dit dans le monde,
accordez-le-moi, vous me trouverez toujours prête à en profiter avec une
vive reconnaissance.

GEORGE SAND

Noms des condamnés à mort: Duchauffour, Lucas (Jean-César), Mondange,
Guillemin, soldats au 3e régiment de chasseurs d'Afrique.




CCCXLVI

AU MÊME

                                Paris, 20 février 1852.

Prince,

J'étais bien résolue à ne plus vous importuner, mais votre bienveillance
m'y contraint, et il faut que je vous en remercie du fond du coeur. M.
Emile Rogat est en liberté, MM. Dufraisse et Greppo sont à l'étranger,
et les quatre malheureux soldats dont je me suis permis de vous envoyer
la supplique sont graciés, j'en suis certaine, sans m'en informer. Mais
vous m'avez aussi accordé la commutation de peine de M. Luc Desages,
gendre de M. Pierre Leroux, condamné à dix ans de déportation; vous avez
permis qu'il fût simplement exilé, et, avec votre autorisation, j'avais
annoncé cette bonne nouvelle à sa famille.

Cet ordre de votre part n'a pas eu son exécution, ce doit être ma faute!
Je vous ai donné un renseignement inexact. Il a été condamné par la
commission militaire de l'Allier, à Moulins, et non pas à Limoges comme
j'avais eu l'honneur de vous le dire.

Prince, daignez réparer d'un mot ma déplorable maladresse, et l'erreur
plus déplorable encore d'un jugement inique.

Ah! prince, mettez donc bientôt le comble à _mon dévouement pour votre
personne_, phrase de cour qui sous ma plume est une parole sérieuse.
Votre politique, je ne peux l'aimer, elle m'épouvante trop pour vous et
pour nous. Mais votre caractère personnel, je puis l'aimer, je le
dois, je le dis à tous ceux que j'estime. Faites cette conversion plus
étendue, dans les limites où vous avez opéré la mienne, cela vous est
facile. Aucune âme de quelque prix ne transformera son idéal d'égalité
en une religion de pouvoir absolu.

Mais tout homme de coeur, pour qui vous aurez été juste ou clément
en dépit de la raison d'État, s'abstiendra de haïr votre nom et de
calomnier vos sentiments. C'est de quoi je peux répondre à l'égard de
ceux sur qui j'ai quelque influence. Eh bien, au nom de votre propre
popularité, je vous implore encore pour l'amnistie; ne croyez pas ceux
qui ont intérêt à calomnier l'humanité, elle est corrompue, mais elle
n'est pas endurcie. Si votre clémence fait quelques ingrats, elle vous
fera mille fois plus de partisans sincères. Si elle est blâmée par des
coeurs sans pitié, elle sera aimée et comprise par tout ce qui est
honnête dans tous les partis.

Et, aujourd'hui, accordez-moi, prince, ce que deux fois vous m'avez fait
sérieusement espérer. Ordonnez l'élargissement de tous mes compatriotes
de l'Indre. Parmi ceux-là, j'ai plusieurs amis, mais que justice soit
faite à tous; puisque personne ne s'est déclaré contre vous, ce n'est
que justice. Qu'on sache que ce que vous m'avez dit est vrai: «Je ne
persécute pas la croyance, je ne châtie pas la pensée.»

Que cette parole, remportée dans mon coeur de l'Elysée et qui m'a
presque guérie, reste en moi comme une consolation au milieu de mon
effroi politique. Que les partis qui vous trahissent en feignant de vous
servir ne nous disent plus: «Ce n'est pas notre faute, le pouvoir est
implacable.» Que les intrigants qui se pressent dans l'ombre de votre
drapeau ne nous fassent pas entendre qu'ils attendent des princes plus
généreux qui achèteront les coeurs par l'amnistie. Prenez cette couronne
de la clémence; celle-là, on ne la perd jamais.

Ah! cher prince, on vous calomnie affreusement à toute heure, et ce
n'est pas nous qui faisons cela. Pardon, pardon, de mon insistance!
qu'elle ne vous lasse pas; ce n'est plus un cri de détresse seulement,
c'est un cri d'affection, vous l'avez voulu. Mais, en attendant cette
amnistie que vos véritables amis nous promettent, faites que votre
générosité soit connue dans nos provinces; connaissez ce que dit le
peuple qui vous a proclamé: «Il voudrait être bon, mais il a de cruels
serviteurs et il n'est pas le maître. Notre volonté est méconnue en lui,
nous avons voulu qu'il fût tout-puissant, et il ne l'est pas.»

Ce désaccord entre votre pensée et celle des fonctionnaires qui
s'acharnent sur leur proie dans les provinces, jette la consternation
dans tous les esprits; on commence à croire le pouvoir encore faible en
haut, en le voyant toujours si violent en bas. J'ose vous parler de
mon département parce que là, par ma position, je suis beaucoup mieux
renseignée que la police sur les actes de mon parti; parce que je
vois là une véritable guerre à la conscience intime, une révoltante
persécution que vous ne savez pas et dont vous ne voulez pas.

On insulte, on tente d'avilir; on exige des flatteries et des promesses
de ceux qu'on élargit. Quel fond peut-on faire, hélas! sur ceux qui
mentent pour se racheter? Ah! ce n'est pas ainsi que vous pardonnez,
vous, à vos ennemis personnels, et je sais à présent que vous présenter
comme tel un homme qu'on veut sauver, c'est assurer sa grâce. Mais je ne
peux pas mentir, même pour cela, et, cette fois, je vous implore pour
des hommes qui n'attendent de vous qu'une mesure d'équité et de haute
protection contre vos ennemis et les leurs.

Veuillez agréer, prince, l'expression de mon respectueux attachement, et
dites sur mon pauvre Berry une parole qui me permette d'y être écoutée
quand j'y parlerai de vous selon mon coeur.

GEORGE SAND.




CCCXLVII

A M. JULES HETZEL, A PARIS

                                Paris, 20 février 1852

Mon ami,

J'aime autant vous savoir là-bas qu'ici, malgré les embarras, si peu
faits pour mon cerveau et ma santé, où votre absence peut me laisser.
Ici rien ne tient à rien. Les grâces ou justices qu'on obtient, sont,
pour la plupart du temps, non avenues, grâce à la résistance d'une
réaction plus forte que le président, et aussi grâce à un désordre dont
il n'est plus possible de sortir vite, si jamais on en sort. La moitié
de la France dénonce l'autre. Une haine aveugle et le zèle atroce d'une
police furieuse se sont assouvis. Le silence forcé de la presse, les _on
dit_, plus sombres et plus nuisibles aux gouvernements absolus que la
liberté de contredire, ont tellement désorienté l'opinion, qu'on croit à
tout et à rien avec autant de raison pour faire l'un que l'autre. Enfin,
Paris est un chaos, et la province une tombe. Quand on est en province
et qu'on y voit l'annihilation des esprits, il faut bien se dire que
toute la sève était dans quelques hommes aujourd'hui prisonniers, morts
ou bannis. Ces hommes ont fait, pour la plupart, un mauvais usage de
leur influence, puisque les espérances matérielles, données par eux,
une fois anéanties avec leur défaite, il n'est resté dans l'âme des
partisans qu'ils avaient faits, aucune foi, aucun courage, aucune
droiture.

Quiconque vit en province croit donc et doit croire le gouvernement fort
et prenant sa base sur une conviction, sur une volonté générale, puisque
les résistances n'y comptent pas une sur mille, et encore sont-ce des
résistances timides et affaissées sous le poids de leur impuissance
morale. En arrivant ici, j'ai cru qu'il fallait subir temporairement,
avec le plus de calme et de foi possible en la Providence, une dictature
imposée par nos fautes mêmes.

J'ai espéré que, puisqu'il y avait un homme tout-puissant, on pouvait
approcher de son oreille pour lui demander la vie et la liberté de
plusieurs milliers de victimes (innocentes à ses yeux mêmes, pour la
plupart). Cet homme a été accessible et humain en m'écoutant. Il m'a
offert toutes les grâces particulières que je voudrais lui demander, en
me promettant une amnistie générale pour bientôt; J'ai refusé les grâces
particulières, je me suis retirée en espérant pour tous. L'homme ne
posait pas, il était sincère, et il semblait qu'il fût de son propre
intérêt de l'être. J'y suis retournée _une seconde et dernière fois_, il
y a quinze ou vingt jours pour sauver un ami personnel de la déportation
et du désespoir (car il était au désespoir). J'ai dit en propres termes
(et j'avais écrit en propres termes pour demander l'audience) que cet
ami ne se _repentirait_ pas de son passé, et ne s'engagerait à rien
pour son avenir; que je restais en France; moi, comme une sorte de bouc
émissaire qu'on pourrait frapper quand on voudrait. Pour obtenir la
commutation de peine que je réclamais, pour l'obtenir sans compromettre
et avilir celui qui en était l'objet, j'osai compter sur un sentiment
généreux de la part du président, et je le lui dénonçai comme son
_ennemi personnel incorrigible_. Sur-le-champ, il m'offrit sa grâce
entière. Je dus la refuser au nom de celui qui en était l'objet, et
remercier en _mon nom_. J'ai remercié avec une grande loyauté de coeur,
et, de ce jour, je me suis regardée comme engagée à ne pas laisser
calomnier complaisamment devant moi; _le côté du caractère_ de l'homme
qui a dicté cette action. Renseignée sur ses moeurs, par des gens qui le
voient de près depuis longtemps et qui ne l'aiment pas, je sais qu'il
n'est ni débauché, ni voleur, ni sanguinaire. Il m'a parlé assez
longuement et avec assez d'abandon pour que j'aie vu en lui certains
bons instincts et des tendances vers un but qui serait le nôtre.
                
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