Je lui ai dit: «Puissiez-vous y arriver! mais je ne crois pas que vous
ayez pris le chemin possible. Vous croyez que la fin justifie les
moyens; je crois, je professe la doctrine contraire. Je n'accepterais
pas la dictature exercée par mon parti. Il faut bien que je subisse la
vôtre, puisque je suis venue désarmée vous demander une grâce; mais ma
conscience ne peut changer; je suis, je reste ce que vous me connaissez;
si c'est un crime, faites de moi ce que vous voudrez.»
Depuis ce jour-là, le 6 février, je ne l'ai pas revu; je lui ai écrit
deux fois pour lui demander la grâce de quatre soldats condamnés à mort,
et le rappel d'un déporté mourant. Je l'ai obtenue. J'avais demandé pour
Greppo et pour Luc Desages, gendre de Leroux, en même temps que pour
Marc Dufraisse. C'était obtenu. Greppo et sa femme out été mis en
liberté le lendemain. Luc Desages n'a pas été élargi. Cela tient,
je crois, à une erreur de désignation que j'ai faite en dictant au
président son nom et le lieu du jugement. J'ai réparé cette erreur dans
ma lettre, et, en même temps, j'ai plaidé pour la troisième fois
la cause des prisonniers de l'Indre. Je dis _plaidé_, parce que le
président, et ensuite son ministre, m'ayant répondu sans hésiter
qu'ils n'entendaient pas poursuivre les opinions et la présomption
des intentions, les gens incarcérés comme suspects avaient droit à la
liberté et allaient l'obtenir. Deux fois, on a pris la liste; deux fois,
on a donné des ordres sous mes yeux, et _dix fois_ dans la conversation,
le président et le ministre m'ont dit, chacun de son côté, qu'on avait
été trop loin, qu'on s'était servi du nom du président pour couvrir
des vengeances particulières, que cela était odieux et qu'ils allaient
mettre bon ordre à cette fureur atroce et déplorable.
_Voilà toutes mes relations avec le pouvoir_, résumées dans quelques
démarches, lettres et conversations, et, depuis ce moment, je n'ai pas
fait autre chose que de courir de Carlier à Piétri, et du secrétaire du
ministre de l'intérieur à M. Baraguay, pour obtenir l'exécution de ce
qui m'avait été octroyé ou promis pour le Berry, pour Desages, puis pour
Fulbert Martin, acquitté et toujours détenu ici; pour madame Roland,
arrêtée et détenue; enfin, pour plusieurs autres que je ne connais
pas et à qui je n'ai pas cru devoir refuser mon temps et ma peine,
c'est-à-dire, dans l'état où j'étais, ma santé et ma vie.
Pour récompense, on me dit et on m'écrit de tous côtés: «Vous vous
compromettez, vous vous perdez, vous vous déshonorez, vous êtes
bonapartiste! Demandez et obtenez pour nous; mais haïssez l'homme qui
accorde, et, si vous ne dites pas qu'il mange des enfants tout crus,
nous vous mettons hors la loi.»
Cela ne m'effraye nullement, je comptais si bien là-dessus! Mais cela
m'inspire un profond mépris et un profond dégoût pour l'esprit de parti,
et je donne de bien grand coeur, non pas au président, qui ne me l'a
pas demandée, mais à Dieu, que je connais mieux que bien d'autres, _ma
démission politique_, comme dit ce pauvre Hubert. J'ai droit de la
donner, puisque ce n'est pas pour moi une question d'existence.
Je sais que le président a parlé de moi avec beaucoup d'estime et que
ceci a fâché des gens de son entourage. Je sais qu'on a trouvé mauvais
qu'il m'accordât ce que je lui demandais; je sais que l'on me tordra le
cou de ce côté-là si on lui tord le sien, ce qui est probable. Je sais
aussi qu'on répand partout que je ne sors pas de l'Élysée et que les
rouges accueillent l'idée de ma bassesse avec une complaisance qui
n'appartient qu'à eux; je sais, enfin, que, d'une main ou de l'autre,
je serai égorgée à la première crise. Je vous assure que ça m'est bien
égal, tant je suis dégoûtée de tout et presque de tous en ce monde.
Voilà l'historique qui vous servira à redresser des erreurs si elles
sont de bonne foi. Si elles sont de mauvaise foi, ne vous en occupez
pas, je n'y tiens pas. Quant à ma pensée présente sur les événements,
d'après ce que je vois à Paris, la voici:
Le président n'est plus le maître, si tant est qu'il l'ait été
vingt-quatre heures. Le premier jour que je l'ai vu, il m'a fait l'effet
d'un envoyé de la fatalité. La deuxième fois, j'ai vu l'homme débordé
qui pouvait encore lutter. Maintenant, je ne le vois plus; mais je vois
l'opinion et j'aperçois de temps en temps l'entourage: ou je me trompe
bien, ou l'homme est perdu, mais non le système, et à lui va succéder
une puissance de réaction d'autant plus furieuse, que la douceur du
tempérament de l'homme sacrifié n'y sera plus un obstacle. Maintenant le
peuple et la bourgeoisie, qui murmurent et menacent à qui mieux mieux,
sont-ils d'accord pour ressaisir la République? ont-ils le même but? le
peuple veut-il ressaisir le suffrage universel? la bourgeoisie veut-elle
le lui accorder? qui se mettra avec ou contre l'armée si elle égorge de
nouveau les passants dans les rues?
Que ceux qui croient à des éléments de résistance contre ce qui existe
espèrent et désirent la chute de Napoléon! Moi, ou je suis aveugle ou je
vois que le grand coupable, c'est la France, et que, pour le châtiment
de ses vices et de ses crimes, elle est condamnée à s'agiter sans
solution durant quelques années, au milieu d'effroyables catastrophes.
Le président, j'en reste et j'en resterai convaincue, est un infortuné,
victime de l'erreur et de la souveraineté du but. Les circonstances,
c'est-à-dire les ambitions de parti, l'ont porté au sein de la
tourmente. Il s'est flatté de la dominer; mais il est déjà submergé à
moitié et je doute qu'à l'heure qu'il est, il ait conscience de ses
actes.
Adieu, mon ami; voilà tout pour aujourd'hui. Ne me parlez plus de ce
qu'on dit et écrit contre moi. Cachez-le-moi; je suis assez dégoûtée
comme cela et je n'ai pas besoin de remuer cette boue. Vous êtes assez
renseigné par cette lettre pour me défendre s'il y a lieu, sans me
consulter. Mais ceux qui m'attaquent méritent-ils que je me défende? Si
mes amis me soupçonnent, c'est qu'ils n'ont jamais été dignes de l'être,
qu'ils ne me connaissent pas, et alors je veux m'empresser de les
oublier.
Quant à vous, cher vieux, restez où vous êtes jusqu'à ce que cette
situation s'éclaircisse, ou bien, si vous voulez venir pour quelque
temps, dites-le-moi. Baraguay-d'Hilliers ou tout autre peut, je crois,
demander un sauf-conduit pour que vous veniez donner un coup d'oeil à
vos affaires. Mais n'essayons rien de définitif avant que le danger d'un
nouveau bouleversement soit écarté des imaginations.
GEORGE SAND.
CCCXLVIII
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA PRISON DE CHÂTEAUROUX
Paris, 24 février 1852.
Mon cher ami, je vous remercie de votre bonne lettre. Elle m'a fait un
grand plaisir. On ne me soupçonne donc pas parmi vous? À la bonne
heure, je vous en sais gré, et je puiserai dans cette justice de mes
compatriotes un nouveau courage. Ce n'est pas la même chose ici. Il y
a des gens qui ne peuvent croire au courage du coeur et au
désintéressement du caractère; et on m'abîme par correspondance dans les
journaux étrangers. Qu'importe, n'est-ce pas?
Si je vous voyais, je vous donnerais des détails sur mes démarches et
sur mes impressions personnelles, qui vous intéresseraient; mais je peux
les résumer en quelques lignes qui vous donneront la mesure des choses.
Le nom dont on s'est servi pour accomplir cette affreuse boucherie de
réaction n'est qu'un symbole, un drapeau qu'on mettra dans la poche
et sous les pieds le plus tôt qu'on pourra. L'_instrument_ n'est pas
disposé à une éternelle docilité. Humain et juste par nature, mais
nourri de celle idée fausse et funeste que _la fin justifie les moyens_,
il s'est persuadé qu'on pouvait laisser faire beaucoup de mal pour
arriver au bien, et personnifier la puissance dans un homme pour faire
de cet homme la providence d'un peuple.
Vous voyez ce qui adviendra, ce qui advient déjà de cet homme. On lui
cache la réalité des faits monstrueux qu'on accomplit en son nom, et il
est condamné à la méconnaître pour avoir méconnu la vérité dans l'idée.
Enfin, il boit un calice d'erreurs présenté à ses lèvres, après avoir
bu le calice d'erreurs présenté à son esprit, et, avec la volonté
personnelle du bien rêvé, il est condamné à être l'instrument, le
complice, le prétexte du mal accompli par tous les partis absolutistes.
Il est condamné à être leur dupe et leur victime. Dans peu, j'en ai
l'intime et tragique pressentiment, il sera frappé pour faire place à
des gens qui ne le vaudront certainement pas, mais qui prennent le
soin de le faire passer pour un despote implacable (sous d'hypocrites
formules d'admiration), afin de rendre sa mémoire responsable de tous
les crimes commis par eux à son insu.
Il me paraît essayer maintenant d'une dictature temporaire dont il
espère pouvoir se relâcher. Le jour où il l'essayera, il sera sacrifié,
et, pourtant, s'il ne l'essaye pas bientôt, la nation lui suscitera une
résistance insurmontable. Je vois l'avenir bien noir; car l'idée de
fraternité est étouffée pour longtemps par le système d'infamie, de
délation et de lâche vengeance qui prévaut. La pensée de la vengeance
entre nécessairement bien avant dans les coeurs, et que devient, hélas!
le sentiment chrétien, le seul qui puisse faire durer une république!
Je ne sais, quant à nous, pauvres persécutés du Berry, ce qui sera
statué sur notre sort. J'ai plaidé notre cause au point de vue de la
liberté de conscience, et je le pouvais _en toute conscience_, puisque
nous n'avons rien fait en Berry contre la personne du président depuis
les événements de décembre. Il m'a été répondu qu'on ne poursuivait pas
les pensées, les intentions, les opinions, et cependant on le fait, et
cependant je ne vois pas la réalisation des promesses qu'on m'a faites.
On me dit, ailleurs, que c'est fourberie et jésuitisme.
J'ai la certitude que ce n'est pas cela. C'est quelque chose de pis
pour nous, peut-être. C'est impuissance. On a donné une hécatombe à la
réaction: on ne peut plus la lui arracher.--Pourtant j'espère encore
_pour nous_ de mon plaidoyer, et j'espère _pour tous_ de la nécessité
d'une amnistie prochaine. On la promet ouvertement. On obtient
facilement _à titre de grâce_; mais, comme personne de chez nous ne
demande ainsi, je n'ai qu'à faire le rôle d'avocat sincère, et à
démentir, autant qu'il m'est possible, les calomnies de nos adversaires.
Adieu, cher ami; brûlez ma lettre; je la lirais au président; mais un
préfet ne la lui lirait pas, et y trouverait le prétexte à de nouvelles
persécutions. Je ne vous exhorte pas au courage et à la patience: je
sais que vous n'en manquez pas. Ma famille se joint à moi pour vous
embrasser de coeur. Espérons nous revoir bientôt.
CCCXLIX
A M. CALAMATTA, A BRUXELLES.
Paris, 24 février 1852.
Mon ami,
Ce qu'on t'a dit qu'_il_ m'avait dit est vrai, du moins dans les termes
que tu me rapportes; mais il ne faut pas se flatter. Je n'ai pas le
droit, moi, de suspecter la sincérité des intentions de la _personne_.
Il me semble qu'il y aurait une grande déloyauté à invoquer ces
sentiments chez elle et à les déclarer perfides, après que je leur dois
le salut de quelques-uns.
Mais, en mettant à part tout ce qu'on peut dire et penser contre ou
pour cette personne, il me paraît prouvé maintenant qu'elle est ou sera
bientôt réduite à l'impuissance, pour s'être livrée à des conseils
perfides, et pour avoir cru qu'on pouvait faire sortir le bon (dans le
but) du mal (dans les moyens).
Son procès est perdu aussi bien que le nôtre; qu'en résultera-t-il? des
malheurs pour tous! S'il y avait _un maître_ en France, on pourrait
espérer quelque chose; ce maître-là pouvait être le suffrage universel,
quelque dénaturé et dévié qu'il fût de son principe; quelque aveugle
et pressé de travailler à son bonheur matériel que fût le peuple, on
pouvait se dire: «Voilà un homme qui résume et représente la résistance
populaire à l'idée de liberté; un homme qui symbolise le besoin
d'autorité temporaire que le peuple semble éprouver: que ces deux
volontés soient d'accord et, par le fait, ce sera la dictature du
peuple, une dictature sans idéal mais non pas sans avenir, puisqu'en
acquérant le bien-être dont il est privé, le peuple acquerra forcément
l'instruction et la réflexion.
Il m'a semblé, il me semble encore, bien que je n'aie pas revu la
_personne_ depuis le 5 février, que les électeurs et l'élu sont assez
d'accord sur le fond des choses; mais tous deux ignorent les moyens, et
s'imaginent que le but justifie tout. Ils ne voient pas que le jeu des
instruments qu'ils emploient, et la fatalité, se montrent ici plus
justes et plus logiques qu'on ne pouvait s'y attendre. Les instruments
trahissent, paralysent, corrompent, conspirent et vendent. Voilà ce que
je crois, et je m'attends à tout, excepté au triomphe prochain de l'idée
fraternelle et chrétienne, sans laquelle nous n'aurons pas de république
durable. Nous passerons par d'autres dictatures, Dieu sait lesquelles!
Quand le peuple aura fait de douloureuses expériences, il s'apercevra
qu'il ne peut pas se personnifier dans un homme et que Dieu ne veut pas
bénir une erreur qui n'est plus de notre siècle.
En attendant, c'est nous, républicains, qui serons encore victimes de
ces orages. Probablement, nous serions sages si nous attendions, pour
rappeler le peuple à ses vrais devoirs, qu'il comprît ses erreurs et
qu'il se repentît de lui-même de nous avoir considérés comme une poignée
de scélérats qu'il fallait abandonner, livrer, dénoncer aux fureurs de
la réaction.
Bonsoir, mon ami; je t'embrasse et regrette bien que tu sois toujours
là-bas quand je suis ici. Ma santé ne se rétablit pas encore, je me suis
beaucoup fatiguée pour obtenir jusqu'ici beaucoup moins qu'on ne m'avait
promis; je m'en prends surtout au désordre effrayant qui règne dans
cette sinistre branche de l'administration, et à la préoccupation où les
élections tiennent le pouvoir. Je crois que l'amnistie viendra ensuite.
Si elle ne vient pas, je recommencerai mes démarches pour arracher du
moins à la souffrance et à l'agonie le plus de victimes que je pourrai;
on m'en récompense par des calomnies, c'est dans l'ordre, et je n'y veux
pas faire attention.
On joue une nouvelle pièce de moi la semaine prochaine, une pièce _gaie_
et _bouffonne[1]_ que j'ai faite avec la mort dans l'âme, les directeurs
de théâtre refusant mes pièces, sous prétexte qu'elles rendent triste.
Ces pauvres spectateurs! ils ont le coeur si tendre! ils sont si
sensibles, ces bons bourgeois! Il faut prendre garde de les rendre
malades!
Bonsoir encore, cher ami; je t'envoie cette lettre par une occasion
sûre. Embrasse ta chère Peppina pour moi. Maurice est très fier de ton
compliment.
[1] _Les Vacances de Pandolphe_.
CCCL
AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Paris, mars 1852.
Prince,
Ils sont partis pour le fort de Bicêtre, ces malheureux déportés de
Châteauroux, partis enchaînés comme des galériens, au milieu des larmes
d'une population qui vous aime et qu'on vous peint comme dangereuse et
féroce. Personne ne comprend ces rigueurs. On vous dit que cela fait
_bon effet_; on vous ment, on vous trompe, on vous trahit!
Pourquoi, mon Dieu, vous abuse-t-on ainsi? Tout le monde le devine et le
sent, excepté vous. Ah! si Henri V vous renvoie en exil ou en prison,
souvenez-vous de quelqu'un qui vous aime toujours, bien que votre
règne ait déchiré ses entrailles et qui, au lieu de désirer, comme les
intérêts de son parti le voudraient peut-être, qu'on vous rende odieux
par de telles mesures, s'indigne de voir le faux rôle qu'on veut vous
faire dans l'histoire, à vous qui avez le coeur grand autant que la
destinée.
A qui plaisent donc ces fureurs, cet oubli de la dignité humaine, cette
haine politique qui détruit toutes les notions du juste et du vrai,
cette inauguration du règne de la terreur dans les provinces, le
proconsulat des préfets, qui, en nous frappant, déblayent le chemin pour
d'autres que vous? Ne sommes-nous pas vos amis naturels, que vous avez
méconnus pour châtier les emportements de quelques-uns? Et les gens
qui font le mal en votre nom, ne sont-ils pas vos ennemis naturels?
Ce système de barbarie politique plaît à la bourgeoisie, disent les
rapports. Ce n'est pas vrai. La bourgeoisie ne se compose pas de
quelques gros bonnets de chef-lieu qui ont leurs haines particulières à
repaître, leurs futures conspirations à servir. Elle se compose de gens
obscurs qui n'osent rien dire, parce qu'ils sont opprimés par les plus
apparents, mais qui ont des entrailles et qui baissent les yeux avec
honte et douleur en voyant passer ces hommes dont on fait des martyrs
et qui, ferrés comme des forçats sous l'oeil des préfets, tendent avec
orgueil leurs mains aux chaînes.
On a destitué à la Châtre un sous-préfet, j'en ignore la raison; mais
le peuple dit et croit que c'est parce qu'il a ordonné qu'on ôtât les
chaînes et qu'on donnât des voitures aux prisonniers.
Les paysans étonnés venaient regarder de près ces victimes. Le
commissaire de police criait au peuple:. «Voilà ceux qui out violé et
éventré les femmes!»
Les soldats disaient tout bas: «N'en croyez rien! on n'a pas violé,
on n'a pas éventré une seule femme. Ce sont là d'honnêtes gens, bien
malheureux. Ils sont socialistes, nous ne le sommes pas; mais nous
les plaignons et nous les respectons.» A Châteauroux, on a remis les
chaînes. Les gendarmes qui ont reçu ces prisonniers à Paris ont été
étonnés de ce traitement.
Le général Canrobert n'a vu personne. On le disait envoyé par vous pour
réviser les sentences rendues par l'ire des préfets et la terreur des
commissions mixtes, pour s'entretenir avec les victimes et se méfier des
fureurs locales. Trois de vos ministres me l'avaient dit, à moi; je le
disais à tout le monde, heureuse d'avoir à vous justifier. Comment ces
_missi dominici_, à l'exception d'un seul, ont-ils rempli leur mission?
Ils n'ont vu que les juges, ils n'ont consulté que les passions, et,
pendant qu'une commission de recours en grâce était instituée et
recevait les demandes et les réclamations, vos envoyés de paix, vos
ministres de clémence et de justice aggravaient ou confirmaient les
sentences que cette commission eût peut-être annulées.
Pensez à ce que je vous dis, prince, c'est la vérité. Pensez-y cinq
minutes seulement! Un témoignage de vérité, un cri de la conscience qui
est en même temps le cri d'un coeur reconnaissant et ami, valent bien
cinq minutes de l'attention d'un chef d'État.
Je vous demande la grâce de tous les déportés de l'Indre, je vous la
demande à deux genoux, cela ne m'humilie pas. Dieu vous a donné le
pouvoir absolu: eh bien, c'est Dieu que je prie, en même temps que l'ami
d'autrefois. Je connais tous ces condamnés: il n'y en a pas un qui ne
soit un honnête homme, incapable d'une mauvaise action, incapable de
conspirer contre l'homme qui, en dépit des fureurs et des haines de son
parti, leur aura rendu justice comme citoyen et leur aura fait grâce
comme vainqueur.
Voyons, prince, le salut de quelques hommes obscurs, devenus
inoffensifs; le mécontentement d'un préfet de vingt-deux ans qui fait du
zèle de novice et de six gros bourgeois tout au plus, pauvres mauvaises
gens égarés, stupides, qui prétendent représenter la population, et que
la population ne connaît seulement pas, ne sont-ce pas là de grands
sacrifices à faire quand il s'agit pour vous d'une action bonne, juste
et puissante?
Prince, prince, écoutez la femme qui a des cheveux blancs et qui vous
prie à genoux; la femme cent fois calomniée, qui est toujours sortie
pure, devant Dieu et devant les témoins de sa conduite, de toutes les
épreuves de la vie, la femme qui n'abjure aucune de ses croyances et
qui ne croit pas se parjurer en croyant en vous. Son opinion laissera
peut-être une trace dans l'avenir.
Et vous aussi, vous serez calomnié! et, que je vous survive ou non, vous
aurez une voix, une seule voix peut-être dans le parti socialiste qui
laissera sur vous le testament de sa pensée. Eh bien, donnez-moi de quoi
me justifier auprès des miens, d'avoir eu espoir et confiance en votre
âme. Donnez-moi des faits particuliers, en attendant ces preuves
éclatantes que vous m'avez fait pressentir pour l'avenir et que mon
coeur, droit et sincère, n'a pas repoussées comme un leurre, comme une
banale parole de commisération pour ses larmes.
CCCLI
AU MÊME
Paris, mars 1852.
Prince,
Je vous remercie du fond du coeur des grâces que vous avez daigné
accorder à ma requête.
Accordez-moi, accordez à vous-même, à votre propre coeur, celle des
treize déportés de l'Indre, condamnés par la commission mixte de
Châteauroux. Ils ont adressé en vain leur recours à la commission des
grâces. Ils m'écrivent que le général Canrobert, qui n'a voulu voir à
Châteauroux que les autorités, contrairement à ce qui m'avait été dit de
sa mission par trois de vos ministres, leur est annoncé comme devant les
voir au fort de Bicêtre, où ils ont été transférés.
Est-ce le moment d'invoquer la soumission, quand ils viennent, ces
malheureux, d'être ferrés comme des forçats sous les yeux du préfet et
de traverser ainsi la France, eux, hommes honorables et incapables de
la pensée d'une mauvaise action? Cet affreux système qui assimile la
_présomption_ de l'opinion politique, aux crimes les plus abjects, ne
voulez-vous pas qu'il cesse, et qu'on cesse de croire que vous l'avez
autorisé, que vous l'avez connu?
Prince, faites voir que vous avez le sens délicat de l'honneur français.
N'exigez pas que vos ennemis--si toutefois ces vaincus sont vos
ennemis--deviennent indignes d'avoir été combattus par vous. Rendez-les
à leurs familles sans exiger qu'ils se _repentent_; de quoi? d'avoir été
républicains? Voilà tout leur crime. Faites qu'ils vous estiment et
vous aiment. C'est un gage bien plus certain pour vous que les serments
arrachés par la peur.
Croyez-en le seul esprit socialiste qui vous soit resté personnellement
attaché, malgré tous ces coups frappés sur son Église. C'est moi, le
seul à qui l'on n'ait pas songé à faire peur, et qui, n'ayant trouvé en
vous que douceur et sensibilité, n'a aucune répugnance à vous demander à
genoux la grâce de mes amis.
CCCLII
A M. ALPHONSE FLEURY, A LA CHÂTRE.
Nohant, 5 avril 1852.
Mon ami,
Ta volonté soit faite! Je n'insiste pas, et je ne t'en veux pas, puisque
tu obéis à une conviction. Mais je la déplore en un sens, et je veux
te dire lequel, afin que nous sachions nous comprendre à demi-mot
désormais.
Le point culminant de ton raisonnement est celui-ci: Il faut de grandes
expiations et de grands châtiments. _La notion du droit ne peut renaître
que par des actes terribles de justice_.
En d'autres termes, c'est la dictature que tu crois légitime et possible
entre nos mains, c'est la rigueur, c'est le châtiment, c'est la
vengeance.
Je veux, je dois te dire que je me sépare entièrement de cette opinion
et que je la crois faite pour justifier ce qui se passe aujourd'hui en
France. Le gouvernement de tous a toujours été et sera toujours l'idéal
et le but de ma conscience. Pour que tous soient initiés à leurs droits
et à leurs propres intérêts, il faut du temps, il en faut cent fois
plus que nous ne l'avions prévu en proclamant le principe souverain du
suffrage universel. Il a mal fonctionné, tant pis pour nous et pour
lui-même. Que nous lui rendions demain son libre exercice, il se
tournera encore contre nous, cela est évident, certain. Vous en
conclurez, je pense, qu'il faut le restreindre ou le détruire
momentanément pour sauver la France. Je le nie; je m'y refuse. J'ai sous
les yeux le spectacle d'une dictature. J'ai vu celle de M. Cavaignac,
qui, je m'en souviens bien, ne t'a pas choqué autant que celle-ci, et
qui ne valait certes pas mieux. J'en ai assez; je n'en veux plus. Toute
révolution prochaine, quelle qu'elle soit, ne s'imposera que par ces
moyens, qui sont devenus à la mode et qui tendent à passer dans nos
moeurs politiques.
Ces moyens tuent les partis qui s'en servent. Ils sont condamnés par le
ciel, qui les permet, comme par les masses, qui les subissent. Si la
République revient sur ce cheval-là, elle devient une affaire de parti
qui aura son jour comme les autres, mais qui ne laissera après elle que
le néant, le hasard et la conquête par l'étranger. Vous portez donc
dans vos flancs, vous autres qui êtes irrités, la mort de la France.
Puissiez-vous attendre longtemps le jour de rémunération que vous croyez
souverain et que je crois mortel! J'espère que les masses s'éclaireront
jusque-là, en dépit de tout, qu'elles comprendront que leurs souffrances
sont le résultat de leurs fautes, de leur ignorance et de leur
corruption, et que, le jour ou elles seront aptes à se gouverner
elles-mêmes, elles renieront des chefs qui reviendraient vers elles avec
la terreur en croupe.
Jusque-là, nous souffrirons, soit! nous serons victimes, mais nous
ne serons pas bourreaux. Il est temps que cette vieille question que
Mazzini ressuscite soit vidée: la question de savoir s'il faut être
politique ou socialiste. Il prononce qu'il faut être désormais purement
_politique_. Je prononce dans mon âme qu'il faut être, quant à présent,
socialiste _non politique_, et l'expérience des années qui viennent
de s'écouler me ramène à mes premières certitudes. On ne peut être
politique aujourd'hui sans fouler aux pieds le droit humain, le droit
de tous. Cette notion du vrai droit ne peut pas s'incarner dans la
conscience d'hommes qui n'ont pas d'autre moyen pour le faire prévaloir
que de commencer par le violer. Quelque honnêtes, quelque sincères
qu'ils soient, ils cessent de l'être dès qu'ils entrent dans l'action
contemporaine. Ils ne peuvent plus l'être, à peine de recommencer
l'impuissance du gouvernement provisoire. La logique du fait les
contraint à admettre le principe des jésuites, de l'inquisition, de 93,
du 18 brumaire et du 2 décembre. _Qui veut la fin veut les moyens_. Ce
principe est vrai en fait, faux en morale, et un parti qui rompt avec
la morale ne vivra jamais en France, malgré l'apparence d'immoralité de
cette nation troublée et fatiguée.
Donc, la dictature est illégitime, devant Dieu et devant les hommes;
elle n'est pas plus légitime aux mains d'un roi que dans celles d'un
parti révolutionnaire, Elle a sa légitimité fatale dans le passé, elle
ne l'a plus dans le présent. Elle l'a perdu le jour où la France a
proclamé le principe du suffrage universel. Pourquoi? Parce qu'une
vérité, n'eût-elle vécu qu'un jour, prend son rang et son droit dans
l'histoire. Il faut qu'elle s'y maintienne, au prix de tous les
tâtonnements, de toutes les erreurs dont son premier exercice est
entaché et entravé inévitablement; mais malheur à qui la supprime,
même pour un jour! Là reparaît le grand sens des masses, car elles
abandonnent celui qui commet cette profanation; là est toute la cause de
l'indifférence avec laquelle le peuple a vu violer sa représentation au
2 décembre. Elle n'était pas encore le produit du suffrage restreint;
mais elle avait décrété la mort du suffrage universel, et le peuple
s'est plus volontiers laissé prendre à l'appât d'un faux suffrage
universel, qui du moins n'avait pas été débaptisé, et dont il n'a pas
compris les restrictions mentales.
«Mais, me diras-tu peut-être, je ne suis pas de ceux qui voudraient
revenir avec la dictature et la suppression ou la restriction du
suffrage universel.» Pour ce qui te concerne, j'en suis persuadée; mais
alors je te déclare que tu es impuissant, parce que tu es illogique.
Cette nation-ci n'est pas républicaine, et, pour qu'elle le devînt, il
faudrait la liberté de la propagande; plus que cette liberté, car elle
ne sait pas lire et n'aime pas à écouter. Il faudrait l'encouragement
donné d'en haut à la propagande; il faudrait peut-être la propagande
imposée par l'État. Fort bien! Quel sera le gouvernement assez fort pour
agir ainsi? Une dictature révolutionnaire, je n'en vois pas d'autre.
Qui la créera? une révolution? Soit. Faite par qui? Par nous, que la
majorité du vote repousse et sacrifie? Ce ne pourra être alors que par
une conspiration, par un coup hardi, par un hasard heureux, par une
surprise, par les armes. Combien y resterons-nous? Quelques mois pendant
lesquels, pour préparer le bon résultat du suffrage, nous ferons de la
terreur sur les riches, et par conséquent de la misère sur les pauvres.
Et les pauvres ignorants voudront de nous? Allons donc! Un ouvrier a dit
une belle parole en mettant trois mois de misère au service de l'_idée_;
mais est-ce qu'il y a eu de l'écho en France? est-ce que le pauvre ne
sera pas toujours pressé de se débarrasser, par le vote, d'un pouvoir
qui l'effraye et qui ne peut pas lui donner des satisfactions
immédiates, quoi qu'il ose et quoi qu'il fasse? Non, cent fois non, on
ne peut pas faire une révolution sociale avec les moyens de la politique
actuelle; ce qui a été vrai jusqu'ici est devenu faux, parce que le but
de cette révolution est une vérité qui n'a pas encore été expérimentée
sur la terre, et qu'elle est trop pure et trop grande pour être
inaugurée par les moyens du passé, et par nous-mêmes, qui sommes encore
à trop d'égards les hommes du passé. Nous en avons la preuve sous les
yeux. Voici un système qui, au fond, porte en lui-même un principe de
socialisme matérialiste qu'il ne s'avoue pas, mais qui est sa destinée
propre, son innéité fatidique, son unique moyen d'être, quoi qu'il fasse
pour s'y soustraire et pour caresser les besoins d'aristocratie qui le
rongent lui-même. Le jour où il laissera trop peser la balance de son
instinct aristocratique, il sera perdu. Il faut qu'il caresse le peuple
ou qu'il périsse. Il le sait bien et il frémit sur sa base à peine jetée
dans le sol. Pourquoi ce pouvoir est-il impossible à consolider sans
violence et sans faiblesse? Car il offre le spectacle de ces deux
extrêmes qui se touchent toujours et partout. C'est parce qu'il est
l'oeuvre des souvenirs du passé, impuissant à entraver comme à fonder
l'avenir, et à obtenir un autre résultat que le désordre moral et le
chaos intellectuel. Si l'ordre matériel réussit a s'y faire, et j'en
doute, quel sera le progrès véritable? Aucun, selon moi, dont l'avenir
puisse lui savoir gré. À présent que je le regarde et que je le juge
avec calme, je vois son oeuvre et son rôle dans l'histoire. Il est une
nécessité matérielle des temps qui l'ont produit. Il est une véritable
lacune dans le sens providentiel des événements humains.
Il y a des jours, des mois, des années dans la vie des individus, comme
dans celle des nations, où la destinée semble endormie et la Providence
insensible à nos maux et à nos erreurs. Dieu semble s'abstenir, et nous
sommes forcés, par la fatigue et l'absence de secours extérieurs, de
nous abstenir nous-mêmes de travailler à notre salut; sous peine de
précipiter notre ruine et notre mort, nous sommes dans une de ces
phases. Le temps devient le seul maître, le temps qui au fond, n'est
que le travail invincible de cette mystérieuse Providence voilée à nos
regards. Je prendrai un exemple plus saisissant et je comparerai le
peuple, que nous avons essayé d'éclairer, à un enfant très difficile à
manier, très aveugle, assez ingrat, fort égoïste et innocent, en somme,
de ses propres fautes, parce que son éducation a été trop tardive et ses
instincts trop peu combattus; un véritable enfant, en un mot: tous se
ressemblent plus ou moins. Quand tous les moyens ont été tentés, dans
l'étroite limite où de sages parents peuvent lutter contre la société
corrompue qui leur dispute et leur arrache l'âme de cet enfant, n'est-il
pas des jours où nous sentons qu'il faut le laisser à lui-même et
espérer sa guérison de sa propre expérience? Dans ces jours-là, n'est-il
pas évident que nos exhortations l'irritent, le fatiguent et l'éloignent
de nous? Crois-tu qu'une oeuvre de persévérance et de persuasion comme
celle de sa conversion peut s'accomplir par la menace et la violence?
L'enfant s'est donné à de mauvais conseils, à de perfides amis. Faut-il
venir sous ses yeux frapper, briser, anéantir ceux qui l'ont accaparé?
Sera-ce un moyen, de reconquérir sa confiance? Bien loin de là! il les
plaindra, il les pleurera comme des victimes de notre fureur jalouse et
il leur pardonnera tout le mal qu'ils lui auront fait, par l'indignation
que lui causera celui que nous leur ferons. Le moyen le plus sûr et
le plus naïvement logique n'est-il pas, quand nous nous sentons
complètement supplantés par eux, de laisser l'enfant égaré, souffrir de
leurs trahisons et s'éclairer sur leur perfidie?
Il n'y a plus que le sentiment moral, le sentiment fraternel, le
sentiment évangélique qui puisse sauver cette nation de sa décadence. Il
ne faut pas croire que nous sommes à la veille de la décadence: nous y
sommes en plein, et c'est se faire trop d'illusions que d'en douter;
mais l'humanité ne compte plus ses revers et ses conquêtes par périodes
de siècles. Elle marche à la vapeur aujourd'hui et quelques années la
démoralisent, comme quelques années la ressuscitent. Nous entrons dans
le Bas-Empire à pleines voiles; mais c'est à pleines voiles que nous en
sortirons. Les idées vraies sont émises pour la plupart, laissons-leur
le temps de s'incarner, elles ne sont encore que dans les livres et
sur les programmes. Elles ne peuvent pas mourir, elles veulent,
elles doivent vivre; mais attendons, car si nous bougeons dans les
circonstances fatales où nous sommes, et où nous sommes par notre faute,
nous allons les engourdir encore et mettre à leur place, des intérêts
matériels et des passions violentes. Arrière ces mots de haine et
de vengeance qui nous assimilent à nos persécuteurs. La haine et la
vengeance ne sont jamais sanctifiées par le droit, elles sont toujours
une ivresse, l'exercice maladif de facultés brutales et incohérentes.
Il n'en peut sortir que du mal, le désordre, l'aveuglement, les crimes
contre l'humanité, et puis la lassitude, l'isolement, l'impuissance.
Mon Dieu, les excès de notre première révolution ne nous ouvriront-ils
jamais les yeux? Les passions n'y ont-elles pas joué un rôle si violent,
qu'elles y ont tué l'idée, et que Robespierre, après avoir débuté par
flétrir la peine de mort, en arrive à la regarder comme une nécessité
politique? Il croyait tuer le principe de l'aristocratie en détruisant
toute une caste! Une caste nouvelle s'est formée le lendemain, et,
aujourd'hui, cette caste ressuscite l'Empire, après avoir cédé la place
à celle de la Restauration, que Robespierre n'avait pu empêcher de lui
survivre et de procréer!
93! cette grande chose que nous ne sommes pas de taille à recommencer,
a cependant avorté, grâce aux passions, et vous parlez de garder vos
passions comme un devoir de conscience! Cela est insensé et coupable.
Croyez-vous que, le lendemain du jour où vous vous serez bien vengés,
le peuple sera meilleur et plus instruit, et que vous pourrez lui
faire goûter les douceurs de la fraternité? Il sera cent fois pire
qu'aujourd'hui. Restez donc dehors, vous qui n'avez que de la colère à
son service.
Mieux vaut qu'il réfléchisse dans l'esclavage que d'agir dans le délire,
puisque son esclavage est volontaire, et que vous ne pouvez l'en
affranchir qu'en le prenant par la surprise et la violence d'un coup de
main. Mieux vaut que les prétendants se dévorent entre eux, plutôt
que des révolutions prétoriennes s'accomplissent. Le peuple n'est pas
disposé à y intervenir. Elles passeront sur sa tête et s'affaisseront
sur ses propres mines. Alors le peuple s'éveillera de sa méditation, et,
comme il sera le seul pouvoir survivant, le seul pouvoir qu'on ne peut
pas détruire dès qu'il a commencé à respirer véritablement, il mettra
par terre, sans fureur et sans vengeance, tous ces fantômes d'un jour
qui ne pourront plus conspirer contre lui.
Mais cela ne fait, pas les affaires des _hommes d'action_ de ce
temps-ci. Ils ne veulent pas s'abstenir, ils ne veulent pas attendre. Il
leur faut un rôle et du bruit. S'ils ne font rien, ils croient que la
France est perdue. La plupart d'entre eux ne se sont-ils pas imaginé
qu'ils avaient sauvé la société dans les horribles journées de juin,
en abandonnant la populace au sabre africain? La populace ne l'a pas
oublié, elle ne veut plus d'aucun parti, elle s'abstient, c'est son
droit. Elle se méfie, elle en a sujet. Elle ne veut plus de politique,
elle subit le premier joug venu et s'arrange pour ne pas se faire
écraser dans la lutte, puisque c'est son destin éternel. Elle n'est pas
si égoïste que l'on croit, elle voit plus loin, dans son épais bon sens,
que nous dans nos agitations fiévreuses. Elle attend son jour, elle sent
que les hommes d'aucun parti ne veulent ou ne peuvent le lui hâter.
Elle sait qu'elle se fût fait mitrailler en décembre au profit de
Changarnier, que Cavaignac et consorts eussent fait jonction avec
une bonne partie de la bourgeoisie. Nous tombions dans ce pouvoir
oligarchique et militaire; j'aime autant celui-ci. Je suis aussi bête et
aussi sage que le peuple: je sais attendre.
Et allons au fond du coeur humain. Pourquoi sais-je-attendre? Pourquoi
la majorité du peuple français sait-elle attendre? Ai-je le coeur plus
dur qu'un autre? Je ne crois pas. Ai-je moins de dignité qu'un homme de
parti? J'espère que non. Le peuple souffre-t-il moins que vous autres?
J'en doute fort. Sommes-nous sur des roses dans ce pays-ci? Nous ne nous
en apercevons guère.
Pourquoi êtes-vous plus pressés que nous? C'est que vous êtes pour la
plupart des ambitieux: les uns des ambitieux de fortune, de pouvoir
et de réputation; les autres, comme toi, des ambitieux d'honneur,
d'activité, de courage et de dévouement; noble ambition sans doute que
celle-là, mais qui n'en a pas moins sa source dans un besoin personnel
d'agir à tout prix et de croire à soi-même plus qu'il n'est toujours
sage et légitime d'y croire. Vous avez de l'orgueil, honnêtes gens que
vous êtes! vous êtes peu chrétiens! vous croyez que rien ne peut se
faire sans vous, vous souffrez quand on vous oublie, vous vous dégoûtez
quand on vous méconnaît. Les vanités qui vous coudoient vous abusent,
vous chauffent et vous exploitent. Vous avez vécu à l'aise dans cette
Assemblée constituante qui a commencé à égorger le socialisme sans s'en
douter, ou plutôt en le voulant un peu; car vous ne vous disiez pas
encore socialistes à cette époque, vous vous êtes retrempés plus tard
dans le programme de la Montagne, qui est votre meilleure action, votre
seul ouvrage durable; mais il était trop tard et trop tôt pour que cela
produisit un bien immédiat, vous aviez déjà fait divorce à votre insu
avec le sentiment populaire, que vous eussiez voulu féconder, et qui
s'éteignait dans la méfiance; pour se jeter dans la passion ou se
laisser tomber dans l'inertie. Vous avez pourtant fait pour le mieux;
selon vos lumières et vos forces; mais vous étiez poussés par les
passions autant que par les principes, et vous avez commis tous plus ou
moins, dans un sens ou dans l'autre, des fautes inévitables; qu'elles
vous soient mille fois pardonnées!
Je ne suis pas de ceux qui s'entr'égorgent dans les bras de la mort.
Mais je dis que vous ne pouvez plus rien avec ces passions-là.
Votre sagesse, par conséquent votre force, serait de les apaiser en
vous-mêmes, pour attendre l'issue du drame qui se déroule aujourd'hui
entre le principe de l'autorité personnelle et le principe de la liberté
commune: cela mériterait d'être médité à un point de vue plus élevé
que l'indignation contre les hommes. Les hommes! faibles et aveugles
instrumens de la logique des causes!
Il serait bon de comprendre et de voir, afin d'être meilleurs, pour être
plus forts; au lieu de cela, vous vous usez, vous vous affaiblissez à
plaisir dans des émotions ardentes et dans des rêves de châtiment que la
Providence, plus maternelle et plus forte que vous, ne mettra jamais,
j'espère, entre vos mains.
Adieu, mon ami! d'après toute cette philosophie que j'avais besoin de me
résumer et de te résumer en rentrant dans le repos de la campagne,
tu vas croire que je m'arrange fort bien de ce qui est, et que je ne
souffre guère dans les autres. Hélas! je ne m'en arrange pas, et j'ai
vu plus de larmes, plus de désespoirs, plus de misères, dans ma petite
chambre de Paris, que tu n'en as pu voir en Belgique. Là, tu as vu les
hommes qui partent; moi, j'ai vu les femmes qui restent! Je suis sur les
dents après tant de tristesses et de fatigues dont il a fallu prendre ma
part, après tant de persévérance et de patience dont il a fallu m'armer
pour aboutir à de si minces allègements. Je ne m'en croyais pas capable;
aussi j'ai failli y laisser mes os. Mais le devoir porte en soi sa
récompense. Le calme s'est fait dans mon âme, et la foi m'est revenue.
Je me retrouve aimant le peuple et croyant à son avenir comme à la
veille de ces votes qui pouvaient faire douter de lui, et qui ont porté
tant de coeurs froissés à le mépriser et à le maudire!
Je t'embrasse et je t'aime.
CCCLIII
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 23 mai 1852.
Cher ami,
Je ne voudrais pas vous écrire en courant, et pourtant, ou il faut que
je vous écrive trop vite, ou il faut que je ne vous écrive pas; car le
temps me manque toujours et je ne puis arriver à une seule journée où
je ne sois pas talonnée, ahurie par un travail pressé, des affaires à
subir, ou quelque service à rendre. Ma santé, ma vie y succombent. Ne me
grondez pas par-dessus le marché.
On a tort de s'irriter dans les lettres contre ceux qu'on aime. Il est
évident pour moi que, dans votre dernière, vous faites un malentendu
énorme de quelque réflexion que je ne peux me rappeler assez
textuellement, pour m'expliquer votre erreur. Mais ce que vous me faites
dire, je ne vous l'ai pas dit comme vous l'entendez, j'en suis certaine,
ou bien votre colère serait trop juste. Vraiment, cher ami, la douleur
vous rend irritable et ombrageux, même avec les coeurs qui vous aiment
et vous respectent le plus. Qui vous dit que travailler pour votre
patrie est une vaine gloire, et que je vous accuse de gloriole?
J'ai cru rêver en voyant votre interprétation d'une phrase, où j'ai dû
vous dire, où je crois vous avoir dit qu'il ne s'agit plus de savoir
qui aura l'initiative; qu'aujourd'hui, ce serait une vaine gloire de
s'attribuer, soit comme Français, soit comme Italien, des facultés
supérieures pour cette initiative, et que tout réveil doit être un acte
de foi collectif.
Je ne sais ce que j'ai dit; mais je veux être pendue si j'ai pu vouloir
dire autre chose, et s'il y a là dedans un reproche, un doute pour vous;
je ne vous comprends pas de vous fâcher ainsi contre moi, quand j'ai
si rarement le bonheur de pouvoir causer avec vous; quand il est si
chanceux d'y parvenir sans que les lettres soient interceptées; quand
des semaines et des mois doivent se passer sans que j'aie d'autre
souvenir de vous qu'une lettre de reproches trop véhéments et nullement
mérités. Je n'ai pas reçu l'article que vous m'avez envoyé. Je crois
l'avoir lu en entier dans un extrait de journal qu'on m'avait envoyé de
Belgique quelque temps auparavant, lorsque j'étais à Paris. J'ignore si
on m'a envoyé la réponse collective dont vous vous plaignez. Je n'ai
rien reçu; une lettre que m'avait écrite Louis Blanc, et dont il me
parle aujourd'hui dans une autre lettre étrangère à toute politique, a
été saisie apparemment par la police: je ne l'ai pas reçue. J'ai cherché
dans les journaux que je suis à même de consulter ici cette réponse,
tronquée ou non. Je ne l'ai point trouvée. Je n'en sais donc pas le
premier mot. Vous me dites, et l'on me dit d'ailleurs, qu'elle est
mauvaise, _archi-mauvaise_. Je n'ai pas besoin vis-à-vis de vous de la
désavouer. Elle est signée dites-vous, par des gens que j'aime, c'est
vrai, mais plus ou moins: quelques-uns beaucoup, d'autres pas du tout.
Quelle qu'elle soit, du moment qu'elle vous méconnaît, vous outrage et
vous calomnie, je la condamne et suis fâchée de ne l'avoir pas
connue lorsque j'ai écrit à Louis Blanc en même temps qu'à vous, par
l'intermédiaire de Michele. Je lui en aurais dit mon sentiment avec
franchise. Cela viendra.
Pour le moment, ce n'est pas facile, puisque je ne peux me procurer ce
malheureux écrit, et que, d'ailleurs, les correspondances sont si peu
sûres. Il est affreux de penser que nous ne pouvons laver notre linge
en famille, et que nos épanchements les plus intimes peuvent réjouir la
police de nos persécuteurs les plus acharnés.--Et puis j'arrive trop
tard dans ces débats; je suis placée trop loin des faits par ma
retraite, mon isolement, et tant d'autres préoccupations, moins
importantes certainement, mais si personnellement obligatoires, que je
ne peux m'y soustraire.
Enfin, mes amis, m'écouteriez-vous si j'arrivais à temps pour retenir
vos plumes irritées et brûlantes? Hélas! non. Il y a dix ans que je crie
dans le désert que les divisions nous tueront. Voilà qu'elles nous ont
tué, et qu'on s'égorge encore, tout sanglants et couchés sur le champ de
bataille! quel affreux temps! quel affreux vertige!
Mon ami, fâchez-vous contre moi tant que vous voudrez. Pour la première
fois, je vais vous faire un reproche. Vous avez mal fait de provoquer ce
crime commis envers vous. Vous voyez, je ne mâche pas le mot, c'est
un crime, s'il est vrai qu'on vous accuse de lâcheté, de trahison,
d'ambition même.
J'ai la conviction, la certitude que vous ne savez ce que c'est que
l'ambition personnelle, et que votre âme est sainte dans ses passions et
dans ses instincts comme dans ses principes. On ne peut, sans être en
proie à un accès de folie, douter de la pureté de votre caractère. Mais
n'est-ce pas une faute, une faute grave de provoquer un accès de folie
chez son semblable, quel qu'il soit? Ne deviez-vous pas prévoir cette
réaction de l'orgueil blessé, du patriotisme saignant, de la doctrine
intolérante si vous voulez, chez des hommes qu'une défaite épouvantable,
_l'abandon du pays_, vient de frapper dans ce qui faisait tout leur
être, toute leur vie? Était-ce le moment de retourner sans pitié le fer
dans la plaie et de leur crier: «Vous avez perdu la France!»
Vos reproches vous paraissent si justes, que vous regardez comme un
devoir de les avoir exprimés, en dépit de la solidarité qu'il eût été
beau de ne pas rompre violemment au milieu d'un désastre horrible, en
dépit du sentiment chrétien et fraternel qui devrait dominer tout dans
le parti de l'avenir, en dépit enfin des convenances politiques qui
défendent de montrer ses plaies au vainqueur, avide de les regarder et
d'en rire! Eh bien, peut-être avez-vous raison en théorie, peut-être
est-il des temps et des choses si nécessaires à saisir, qu'il y ait un
farouche égoïsme à marcher ainsi sur les blessés et sur les cadavres
pour arriver au but. Mais, si ces reproches que vous faites ne sont pas
justes! s'ils partent d'une prévention ardente, comme il en est entré
plus d'une fois dans l'âme des saints! les saints ont beau être des
saints, ils sont toujours hommes, et ils mettent souvent, nous le voyons
à chaque instant dans l'histoire, une violence funeste, une intolérance
impitoyable dans le zèle qui les dévore. Je ne sais plus lequel d'entre
eux a nommé l'orgueil, la _maladie sacrée_, parce qu'elle atteint
particulièrement les âmes puissantes et les esprits supérieurs. Les
petits n'ont que la vanité; les grands ont l'orgueil, c'est-à-dire une
confiance aveugle dans leur certitude.
Eh bien, vous avez été atteint de cette maladie sacrée; vous avez commis
le péché d'orgueil le jour ou vous avez rompu ouvertement avec le
socialisme. Vous ne l'avez pas assez étudié, dans ses manifestations
diverses, il semble même que vous ne l'ayez pas connu. Vous l'avez jugé
en aveugle, et, prenant les défauts et les travers de certains hommes
pour le résultat des doctrines, vous avez frappé sur les doctrines, sur
toutes, quelles qu'elles fussent, avec l'orgueil d'un pape qui s'écrie:
_Hors de mon Église, point de salut!_ Il y avait longtemps que je voyais
se développer votre tendance vers un certain cadre d'idées pratiques
exclusives. Je ne vous ai jamais tourmenté de vaines discussions à cet
égard. Je ne connaissais pas assez l'Italie, je ne la connais pas encore
assez pour oser dire que ce cadre fût insuffisant pour ses aspirations
et ses besoins; vous regardant comme un des trois ou quatre hommes les
plus avancés, les plus forts de cette nation, j'ai cru devoir vous dire,
lorsque vous parliez à l'Italie: «Dites toujours ce que vous croyez être
la vérité.» Oui, j'ai dû vous dire cela, et je vous le dirais encore si
vous parliez à l'Italie au milieu du combat. Quand on se bat, pourvu
qu'on se batte bien, tout stimulant ardent et sincère concourt à la
victoire. Mais, dans la défaite, ne faut-il pas devenir plus attentif
et plus scrupuleux? Songez que vous parlez maintenant non plus à une
nation, mais à un parti vaincu dans des circonstances si peu comparables
à celles de l'Italie livrée à l'étranger, que ce que vous pouviez crier
alors comme le pape de la liberté romaine n'a plus de sens pour des
oreilles françaises, étourdies, brisées par le canon de la guerre
civile.