GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
III
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR.
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1883
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND
CCLXIV
A. MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 18 février 1848.
Mon cher garçon,
Je suis bien contente d'avoir de tes nouvelles. Je ne suis pas bien gaie
loin de toi, quoique je me batte les flancs pour l'être. Mais, enfin, il
faut bien que tu remues un peu et que tu prennes _l'air du bureau_, que
tu respires l'air pur et embaumé de Paris, et que tu ailles adorer les
décrets divins du jury de peinture. Apprête-toi à tout ce qu'il y a de
pis, afin de n'avoir pas la souffrance et le dépit _des autres années_.
Il me faut _tout de suite_ les états de service de mon père: je t'avais
dit que c'était une des choses les plus pressées, ainsi que de te
renseigner auprès de ton oncle. Mais tu te plonges dans les délices du
carnaval, et tu oublies tes commissions. Amuse-toi, c'est fort bien,
«nous n'en doutons pas», comme on dit à _Dun-le-Carrick_; mais il faut
faire marcher de front les affaires et les plaisirs, ni plus ni moins
qu'un petit _Buonaparte_. Songe que, si je suis en retard, et que je
paye mille francs d'amende par quinzaine, ça ne sera pas du tout drôle.
Or, j'arrive dans très peu de jours à l'époque de la vie de mon père où
je ne sais plus rien. Les Villeneuve n'en savent rien non plus. J'ai
écrit au général Exelmans; mais il est à Bayonne, et Dieu sait quand il
me répondra, Dieu sait de quoi il se souviendra. Mon oncle doit savoir
les campagnes que mon père a faites depuis 1804 jusqu'à 1808. Demande
surtout les états de service; avec cela, on est _sûr_ des principaux
faits. Vite, vite et vite!
Rien de changé ici, en dehors de ton absence, qui fait un grand
changement. Borie est _encloué_ comme un canon, c'est-à-dire qu'il a
un _clou_ je ne sais pas où, mais je présume que c'est dans un vilain
endroit. Il est sens dessus dessous à l'idée qu'on va faire une
_révolution_ dans Paris. Mais je n'y vois pas de prétexte raisonnable
dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre ministres qui
tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du bruit autour de
leur table, il n'en résultera que des horions, des assassinats commis
par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne crois pas que
le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre M. Guizot.
Thiers vaut mieux à coup sûr; mais il ne donnera pas plus de pain aux
pauvres que les autres. Ainsi je t'engage à ne pas aller flâner par là;
car on peut y être écharpé sans profit pour la bonne cause. S'il fallait
que tu te sacrifiasses _pour la patrie_, je ne t'arrêterais pas, tu le
sais; mais se faire assommer pour Odilon Barrot et compagnie, ce serait
trop bête. Écris-moi ce que tu auras vu _de loin_, et ne te fourre pas
dans la bagarre, si bagarre il y a, ce que je ne crois pourtant pas.
Tu ne savais donc pas que Bakounine avait été _banni_ par notre honnête
gouvernement. J'ai reçu une lettre de lui il y a un mois environ, et je
crois te l'avoir lue; mais tu ne t'en souviens pas. Je lui ai répondu,
avouant que nous étions gouvernés par de la canaille, et que nous avions
grand tort de nous laisser faire. Au reste, l'Italie est sens dessus
dessous. La Sicile se déclare indépendante, ou peu s'en faut, Naples est
en révolution et le roi cède. Ces nouvelles sont certaines à présent.
Seulement tout ce qu'ils y gagneront, c'est de passer du gouvernement
despotique au gouvernement constitutionnel, de la brutalité à la
corruption, de la terreur à l'infamie, et, quand ils en seront là, ils
feront comme nous, ils y resteront longtemps. Non, je ne crois pas non
plus à la chimère de Borie.
Nous sommes une génération de fainéants et le Dieu nouveau s'appelle
_Circulus_. Tâchons, dans notre coin, de ne pas devenir ignobles, afin
que, si, sur mes vieux jours, ou sur les tiens, il y a un changement à
tout cela, nous puissions en jouir sans rougir de notre passé.
Bonsoir, mon Bouli.
CCLXV
AU MÊME
Nohant, 23 février 1848.
Mon enfant,
Nous sommes bien inquiets ici, comme tu peux croire. Nous savons
seulement ce soir que la journée de mardi a été agitée et que celle
d'aujourd'hui a dû l'être encore davantage. Il faut que tu reviennes
tout de suite; non pas que je me livre à de puériles frayeurs, ni que je
veuille te les faire partager, quand même je les éprouverais.
Tu sais bien que je ne te donnerais pas un conseil de couardise. Mais
ta place est ici, s'il y a des troubles sérieux. Une révolution à Paris
aurait son contrecoup immédiat dans les provinces, et surtout ici, où
les nouvelles arrivent en quelques heures. Tu as donc des devoirs à
remplir dans ton domicile et ton absence ne serait pas excusable. Je ne
te parle pas de moi: je ne crois à aucun danger personnel et ne suis
d'ailleurs pas du tout disposée à m'en préoccuper. Mais, si j'avais à
agir et à me prononcer pour quoi que ce soit, tu es mon représentant
naturel. Viens donc tout de suite, à moins que tu ne voies la
tranquillité absolument rétablie. Laisse à Lambert le soin de nos
affaires à Paris. Tu y retourneras d'ailleurs dans quelques jours, quand
nous aurons vu l'état des choses.
Bonsoir, mon enfant; je t'attends. J'espère un mot de toi demain matin.
Si la poste n'arrive pas, c'est que l'affaire aura été sérieuse. Mais tu
n'as là, je le répète, aucun devoir à remplir, et, ici, tu peux en avoir
auxquels il ne faut pas manquer.
Je t'embrasse mille fois.
Ta mère.
CCLXVI
AU MÊME
Nohant, 24 février 1848.
Mon enfant,
Ta lettre de mardi, reçue ce matin jeudi, m'a fait grand bien. Dieu
veuille que j'en reçoive encore une demain matin; car on nous a annoncé
la journée de mercredi comme devant être grave, et mes inquiétudes ne
sont calmées que pour renaître. Je vois que tu cours et que tu flânes,
je m'y attendais bien; mais, au moins, puisses-tu être prudent et adroit
pour échapper aux chocs de ce grand ébranlement. Si tout est fini,
reste à Paris pour achever tes affaires. Mais, si l'agitation continue,
conforme-toi à ma lettre d'hier.
Rollinat est ici jusqu'à dimanche, et nous parlons sans cesse de Paris
et de toi. Borie se lève à huit heures du matin, et court à la Châtre
pour me rapporter tes lettres. Bonjour au petit Lambert; qu'il soit
prudent pour lui et pour toi. Bonsoir, mon cher enfant. Je suis inquiète
et je t'aime. Je voudrais être à demain.
Ta mère.
CCLXVII
A M. GIRERD, A NEVERS
Paris, lundi soir, 6 mars 1848.
Mon ami,
Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie
publique nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure
des familles, le peuple est le meilleur des amis. Il ne faut pas songer
à autre chose.
La République est sauvée à Paris; il s'agit de la sauver en province,
où sa cause n'est pas gagnée. Ce n'est pas moi qui ai fait faire ta
nomination: mais c'est moi qui l'ai confirmée; car le ministre m'a
rendue en quelque sorte responsable de la conduite de mes amis, et
il m'a donné plein pouvoir pour les encourager, les stimuler, et les
rassurer contre toute intrigue de la part de leurs ennemis, contre toute
faiblesse de la part du gouvernement. Agis donc avec vigueur, mon cher
frère. Dans une situation comme celle où nous sommes, il ne faut pas
seulement du dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au
besoin. Il faut s'élever, au-dessus de soi-même, abjurer toute
faiblesse, briser ses propres affections si elles contrarient la
marche d'un pouvoir élu par le peuple et réellement, _foncièrement_
révolutionnaire. Ne t'apitoie pas sur le sort de Michel: Michel est
riche, il est ce qu'il a souhaité, ce qu'il a choisi d'être. Il nous a
trahis, abandonnés, dans les mauvais jours. A présent, son orgueil,
son esprit de domination se réveillent. Il faudra qu'il donne à la
République des gages certains de son dévouement s'il veut qu'elle lui
donne sa confiance. La députation est un honneur qu'il peut briguer et
que son talent lui assure peut-être. C'est là qu'il montrera ce qu'il
est, ce qu'il pense aujourd'hui. Il le montrera à la nation entière. Les
nations sont généreuses et pardonnent à ceux qui reviennent de leurs
erreurs.
Quant au devoir d'un gouvernement provisoire, il consiste à choisir
des hommes _sûrs_ pour lancer l'élection dans une voie républicaine
et sincère. Que l'amitié fasse donc silence, et n'influence pas
imprudemment l'opinion en faveur d'un homme qui est assez fort pour se
relever lui-même si son coeur est pur et sa volonté droite.
Je ne saurais trop te recommander de ne pas hésiter à balayer tout ce
qui a l'esprit bourgeois. Plus tard, la nation, maîtresse de sa marche,
usera d'indulgence si elle le juge à propos, et elle fera bien si elle
prouve sa force par la douceur. Mais, aujourd'hui, si elle songe à ses
amis plus qu'à son devoir, elle est perdue, et les hommes employés par
elle à son début auront commis un parricide.
Tu vois, mon ami, que je ne saurais transiger avec la logique. Fais
comme moi. Si Michel et bien d'autres déserteurs que je connais avaient
besoin de ma vie, je la leur donnerais volontiers, mais ma conscience,
_point_. Michel a _abandonné la démocratie, en haine de la démagogie_.
Or il n'y a plus de _démagogie_. Le peuple a prouvé qu'il était plus
beau, plus grand, plus pur que tous les riches et les savants de ce
monde. Le calomnier la veille pour le flatter le lendemain m'inspire
peu de confiance, et j'estimerais encore mieux Michel s'il protestait
aujourd'hui contre la République. Je dirais qu'il s'est trompé, qu'il se
trompe, mais qu'il est de bonne foi.
Peut-être croit-il désormais travailler pour une république
aristocratique où le droit des pauvres sera refoulé et méconnu. S'il
agit ainsi, il brisera l'alliance qui s'est cimentée d'une manière
sublime, sur les barricades, entre le riche et le pauvre. Il perdra
la République et la livrera aux intrigants; et le peuple, qui sent
sa force, ne les supportera plus. Le peuple tombera dans des excès
condamnables si on le trahit; la société sera livrée à une épouvantable
anarchie, et ces riches qui auront détruit le pacte sacré deviendront
pauvres à leur tour dans des convulsions sociales où tout succombera.
Ils seront punis par où ils auront péché; mais il sera trop tard pour se
repentir. Michel ne connaît pas et n'a jamais connu le peuple; que ne le
voit-il aujourd'hui! Il jugerait sa force et respecterait sa vertu.
Courage, volonté, persévérance à toute épreuve. Je suis à toi pour la
vie.
GEORGE.
Je serai demain soir 7 mars à Nohant pour une huitaine de jours; après
quoi, je reviendrai probablement ici pour m'y consacrer entièrement aux
nouveaux devoirs que la situation nous crée.
CCLXVIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 9 mars 1848.
Vive la République! Quel rêve, quel enthousiasme, et, en même temps,
quelle tenue, quel ordre à Paris! J'en arrive, j'y ai couru, j'ai vu
s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple
grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au coeur de la
France, au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai
passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est
fou, on est ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de
se réveiller dans les cieux. Que tout ce qui vous entoure ait courage et
confiance!
La République est conquise, elle est assurée, nous y périrons tous
plutôt que de la lâcher. Le gouvernement est composé d'hommes excellents
pour la plupart, tous un peu incomplets et insuffisants à une tâche qui
demanderait le génie de Napoléon et le coeur de Jésus. Mais la réunion
de tous ces hommes qui ont de l'âme ou du talent, ou de la volonté,
suffit à la situation. Ils veulent le bien, ils le cherchent, ils
l'essayent. Ils sont dominés sincèrement par un principe supérieur à la
capacité individuelle de chacun, la volonté de tous, le droit du peuple.
Le peuple de Paris est si bon, si indulgent, si confiant dans sa cause
et _si fort_, qu'il aide lui-même son gouvernement.
La durée d'une telle disposition serait l'idéal social. Il faut
l'encourager. D'un bout de la France à l'autre, il faut que chacun aide
la République et la sauve de ses ennemis. Le désir, le principe, le
voeu fervent des membres du gouvernement provisoire est qu'on envoie
à l'Assemblée nationale des hommes qui représentent le peuple et dont
plusieurs, le plus possible, sortent de son sein.
Ainsi, mon ami, vos amis doivent y songer et tourner les yeux sur vous
pour la députation. Je suis bien fâchée de ne pas connaître les gens
influents de notre opinion dans votre ville. Je les supplierais de
vous choisir et je vous commanderais, au nom de mon amitié maternelle,
d'accepter sans hésiter. Voyez: _faites agir;_ il ne suffit pas de
_laisser agir_. Il n'est plus question de vanité ni d'ambition comme on
l'entendait naguère. Il faut que chacun fasse la manoeuvre du navire et
donne tout son temps, tout son coeur, toute son intelligence, toute sa
vertu à la République. Les poètes peuvent être, comme Lamartine, de
grands citoyens. Les ouvriers ont à nous dire leurs besoins, leurs
inspirations. Écrivez-moi vite qu'on y pense et que vous le voulez. Si
j'avais là des amis, je le leur ferais bien comprendre.
Je repars pour Paris dans quelques jours probablement, pour faire soit
un journal, soit autre chose. Je choisirai le meilleur instrument
possible pour accompagner ma chanson. J'ai le coeur plein et la tête en
feu.
Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliées.
Je vis, je suis forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans.
Je suis revenue ici aider mes amis, dans la mesure de mes forces, à
révolutionner le Berry, qui est bien engourdi. Maurice s'occupe de
révolutionner la commune, chacun fait ce qu'il peut. Ma fille, pendant
ce temps-là, est accouchée heureusement dune fille. Borie sera
probablement député par la Corrèze. En attendant, il m'aidera à
organiser mon journal.
Allons, j'espère que nous nous retrouverons tous à Paris, pleins de
vie et d'action, prêts à mourir sur les barricades si la République
succombe. Mais non! la République vivra; son temps est venu. C'est à
vous, hommes du peuple, à la défendre jusqu'au dernier soupir.
J'embrasse Désirée, j'embrasse Solange, je vous bénis et je vous aime.
Écrivez-moi ici. On me renverra votre lettre à Paris, si j'y suis.
Montrez ma lettre a vos amis. Cette fois, je vous y autorise et je vous
le demande.
CCLXIX
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Paris, 14 mars 1848.
Borie fait comme toi. On t'a annoncé un charivari et tu l'as bravé. Tu
lui annonces une aubade d'un autre genre et cela lui donne d'autant plus
d'envie d'aller la chercher. Mais je ne suis pas de son avis, je le
retiendrai s'il m'est possible.
Braver des criailleries n'est rien du tout, pas plus pour un homme, je
pense, que pour une femme. Mais je trouve que, pour le moment; il n'y a
rien à faire, parce que le peuple est mis hors de cause à la Châtre, que
le club devient une question de personnes, et qu'on ne pourrait prendre
le parti du principe sans avoir l'air d'agir pour des noms propres.
Bonsoir mon ami; courage quand même! la République n'est pas perdue
parce que la Châtre n'en veut Pas.
A toi.
GEORGE.
CCLXX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 18 mars 1848.
Cher enfant, J'ai fait un très bon voyage; mais je n'ai trouvé chez toi
ni Élisa[1] ni clefs. On a couru chez trois serruriers pour faire ouvrir
la porte: pas de serruriers! Ils étaient tous aux clubs. De guerre
lasse, j'ai été coucher dans un hôtel garni. Ce matin, je suis chez
Pinson[2], d'où je t'écris. Élisa et les clefs sont retrouvées. J'irai
ce soir loger chez toi, en attendant que je m'installe un peu mieux s'il
y a lieu. Mais je ne veux pas encore louer pour un mois, avant de savoir
si je pourrai faire quelque chose ici. Je vais aller voir Pauline[3].
Je viens de faire, en déjeunant, le récit de la fête de Nohant pour
la _Réforme_. Borie en a fait un en déjeunant à Châteauroux, pour le
journal de Fleury. Tu les recevras l'un et l'autre et tu feras bien de
les lire dimanche, à haute et intelligible voix, à tes gardes nationaux.
Ça les flattera. Tu développeras ces articles par des conversations dans
les groupes. Tu feras sentir la nécessité de l'impôt pour ce moment de
crise. Tu diras que nous sommes très contents d'en payer la plus grosse
part et que ce n'est pas acheter trop cher les bienfaits de l'avenir.
Voilà ton thème, que tu traduiras en berrichon.
Écris-moi, car je me trouve bien seule ici. Adresse-moi tes lettres rue
de Condé. Je t'écrirai plus au long quand j'aurai vu un peu de monde et
entamé quelque projet.
Tu as dû recevoir la nomination de ton adjoint. Nous allons nous occuper
de l'affaire des noyers. Ne t'ennuie pas trop. Travaille à prêcher, à
républicaniser nos bons paroissiens. Nous ne manquons pas de vin cette
année, tu peux faire rafraîchir ta garde nationale armée, modérément,
dans la cuisine, et, là, pendant une heure, tu peux causer avec eux
et les éclairer beaucoup. Je t'enverrai du _Blaise Bonnin_[4], qui
te servira de thème. Seulement, mets, de l'ordre maintenant dans ces
réunions, et, s'il le faut, forme une espèce de club, d'où seront exclus
les flâneurs et les buveurs inutiles, les enfants et les femmes, qui ne
songent qu'à crier et à danser. Pour le moment, c'est tout ce qu'on peut
faire.
Je te _rebige_ et je t'aime.
[1] Concierge.
[2] Restaurateur, rue de l'Ancienne-Comédie.
[3] Pauline Viardot.
[4] _Lettres d'un paysan de la vallée Noire, écrites sous la dictée de
Blaise Bonnin_.
CCLXXI
AU MÊME
Paris, 24 mars 1848.
Mon Bouli,
Me voilà déjà occupée comme un homme d'État. J'ai fait deux circulaires
gouvernementales aujourd'hui, une pour le ministère de l'instruction
publique, et une pour le ministère de l'intérieur. Ce qui m'amuse, c'est
que tout cela s'adresse aux maires, et que tu vas recevoir par la voie
officielle les instructions de ta _mère_.
Ah! ah! monsieur le maire[1]! vous allez marcher droit, et, pour
commencer, vous lirez, chaque dimanche, un des _Bulletins de la
République_ à votre garde nationale réunie. Quand vous l'aurez lu, vous
l'expliquerez, et, quand ce sera fait, vous afficherez ledit _Bulletin_
à la porte de l'église. Les facteurs ont l'ordre de faire leur rapport
contre ceux des maires qui y manqueront. Ne néglige pas tout cela, et,
en lisant ces _Bulletins_ avec attention, tes devoirs de maire et de
citoyen te seront clairement tracés. Il faudra faire de même pour les
circulaires du ministre de l'instruction publique. Je ne sais auquel
entendre. On m'appelle à droite, à gauche. Je ne demande pas mieux.
Pendant ce temps, on imprime mes deux _Lettres au Peuple_. Je vais faire
une revue[2] avec Viardot, un prologue[3] pour Lockroy[4]. J'ai persuadé
à Ledru-Rollin de demander une _Marseillaise_ à Pauline. Au reste,
Rachel chante la vraie _Marseillaise_ tous les soirs aux Français d'une
manière admirable, à ce qu'on dit. J'irai l'entendre demain.
Mon éditeur commence à me payer. Il s'est déjà exécuté de trois mille
francs et promet le reste pour la semaine prochaine; nous nous en
tirerons donc, j'espère. Tu entends bien que je n'ai pas dû demander un
sou au gouvernement. Seulement, si je me trouvais dans la débine, je
demanderais un prêt, et je ne serais pas exposée à une catastrophe.
Tu entends bien aussi que ma rédaction dans les actes officiels du
gouvernement ne doit pas être criée sur les toits. Je ne signe pas. Tu
dois avoir reçu les six premiers numéros du _Bulletin de la République_,
le septième sera de moi. Je te garderai la collection; ainsi _affiche_
les tiens, et _fiche_-toi de les voir détruits par la pluie.
Tu verras dans la _Réforme_ d'aujourd'hui mon compte rendu de la fête de
Nohant-Vic et ton nom figurer au milieu. Tout va aussi bien ici que ça
va mal chez nous. J'ai prévenu Ledru-Rollin de ce qui se passait à la
Châtre. Il va y envoyer un représentant spécial. Garde ça pour toi
encore. J'ai fait connaissance avec Jean Reynaud, avec Barbès, avec M.
Boudin, prétendant à la députation de l'Indre; celui-ci m'a paru
un républicain assez crâne, et il est, en effet, ami intime de
Ledru-Rollin. Il nous faudra peut-être l'appuyer. Je crois que les
élections seront retardées. Il ne faut pas le dire, et il faut ne pas
négliger l'instruction de tes administrés. Tu as ton bout de devoir
à remplir, chacun doit s'y mettre, même Lambert, qui doit prêcher la
république sur tous les tons aux habitants de Nohant.
Je suis toujours dans ta cambuse, et j'y resterai peut-être. C'est une
économie, et le gouvernement provisoire vient m'y trouver tout de
même. Solange m'écrit qu'elle va très bien et qu'elle part pour Paris.
Clésinger fera peu à peu ses affaires. La République lui reconnaît du
talent et l'emploiera quand elle aura de l'argent.
Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la République. Il
est gardé à vue par le gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se
sauve avec son argent, et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses.
Encore _motus_ là-dessus. Il se passe les plus drôles de choses.
Le gouvernement et le peuple s'attendent à de mauvais députés et ils
sont d'accord pour les _ficher_ par les fenêtres. Tu viendras, nous
irons, et nous rirons. On est aussi crâne ici qu'on est lâche chez nous.
On joue le tout pour le tout; mais la partie est belle. Bonsoir, mon
Bouli; je t'embrasse mille fois.
Le Pôtu[5] va tous les soirs à un club de Corréziens. Il n'y a ni hommes
ni femmes, ils sont tous _Limougis_. On n'y parle que le patois. _Cha_
doit être _chuperbe!_
Il va partir pour _chon_ beau pays, aussitôt que je serai enrayée. Il
_ch'embête_ beaucoup, parce que je le conduis chez les _minichtres,
oùche_ qu'il reste jusqu'à une heure du matin à m'attendre dans les
antichambres. Il dit que _ch'est_ un _fichou_ métier. Je crois bien
qu'il _chera_ député et qu'il parlera _chur_ la châtaigne.
Ne manque pas de dire à ta garde nationale qu'il n'est question que
d'elle à Paris. Ça la flattera un peu.
Prends courage, nous allons ferme. Emmanuel a été deux heures au bout
des fusils de brigands qui voulaient le tuer pour ne pas rendre les
clefs de la poudrière de Lyon et huit canons. Il s'en est tiré par son
éloquence et son courage; il en a dans l'occasion. Nous l'aurons, va, la
République, en dépit de tout. Le peuple est debout et diablement beau
ici. Tous les jours et sur tous les points, on plante des arbres de
la liberté. J'en ai rencontré trois hier en diverses rues, des pins
immenses portés sur les épaules de cinquante ouvriers. En tête, le
tambour, le drapeau, et des bandes de ces beaux travailleurs de terre,
forts, graves, couronnés de feuillage, la bêche, la pioche ou la cognée
sur l'épaule; c'est magnifique, c'est plus beau que tous les _Robert_ du
monde!
[1] Maurice Sand venait d'être nommé maire de la commune de Nohant-Vie.
[2] _La Cause du peuple_.
[3] _Le Roi attend_.
[4] Alors administrateur du Théâtre-Français.
[5] Victor Borie.
CCLXXII
A M. DE LAMARTINE, A PARIS
Paris, avril 1848.
Monsieur,
Je vous comprends bien. Vous ne songez qu'à éviter une révolution,
l'effusion du sang, les violences, un avènement trop prompt de la
démocratie aveuglé et encore barbare sous bien des rapports. Je
crois que vous vous exagérez, d'une part, l'état d'enfance de cette
démocratie, et que, de l'autre, vous doutez des rapides et divins
progrès que ses convulsions lui feraient faire. Pourquoi en doutez-vous,
vous qui lisez dans le sein de Dieu et qui voyez combien cette humanité
en travail lui est chère! vous qui pouvez juger des miracles que la
Toute-Puissance tient en réserve pour l'intelligence des faibles et des
opprimés, d'après les révélations sublimes qui sont tombées dans votre
âme de poète et d'artiste? Eh quoi! en peu d'années, vous vous êtes
élevé dans les plus hautes régions de la pensée humaine, et, vous
faisant jour au sein des ténèbres du catholicisme, vous avez été emporté
par l'esprit de Dieu, assez haut pour crier cet oracle que je répète du
matin au soir:
«Plus il fait clair, mieux on voit Dieu!»
Vous avez emporté, avec les flammes qui jaillissaient de vous, ce milieu
de vaine fumée et de pâles brouillards où la vanité du monde voulait
vous retenir; et, maintenant, vous ne croiriez pas que la volonté
divine, qui a accompli ce miracle dans un individu, puisse faire briller
les mêmes éclairs de vérité sur tout un peuple? vous croyez qu'il
attendra des siècles pour réaliser le tableau magique qu'il vous a
permis d'entrevoir? Oh non! oh non! Son règne est plus proche que vous
ne pensez, et, s'il est proche, c'est qu'il est légitime, c'est qu'il
est saint, c'est qu'il est marqué au cadran des siècles. Vous vous
trompez d'heure, grand poète, et grand homme! Vous croyez vivre dans
ces temps où le devoir de l'homme de bien et de l'homme de génie sont
identiques, et tendent également à retarder la ruine de sociétés encore
bonnes et durables! Vous croyez que la ruine commence, tandis qu'elle
est consommée, et qu'une dernière pierre la retient encore! Voulez-vous
donc être cette dernière pierre, la clef de cette voûte impure, vous
qui haïssez les impuretés dans le fond de votre coeur, et qui reniez le
culte de Mammon à la face de la terre, dans vos élans lyriques?
Si cette société d'hommes d'affaires à laquelle vous vous abaissez
s'occupait franchement de l'émancipation de la famille humaine, je vous
admirerais comme un saint, et je dirais que c'est joindre la douceur
de Jésus à son génie, que de manger à la table des centeniers pour les
amener à la vérité. Mais vous savez bien que vous n'amènerez pas de
pareils résultats. Ce miracle de convertir et de toucher les âmes
corrompues ou abruties n'est que dans la main de l'Éternel, et il paraît
que ce n'est point par là qu'il veut entamer la régénération, puisqu'il
n'éclaire et n'attendrit aucune de ces âmes; c'est par-dessous qu'il
travaille, et tout le dessus semble devoir être écarté comme une vaine
écume. Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer et non
avec ceux qu'il éclaire? pourquoi vous placez-vous entre la bourgeoisie
et le prolétariat pour prêcher à l'un la résignation, c'est-à-dire
la continuation de ses maux jusqu'à un nouvel ordre que vos hommes
d'affaires retarderont le plus qu'ils pourront, à l'autre des sacrifices
qui n'aboutiront qu'à de petites concessions, encore seront-elles
amenées par la peur plus que par la persuasion?
Eh! mon Dieu, si la peur seule peut les ébranler et les vaincre,
mettez-vous donc avec ces prolétaires pour menacer; sauf à vous placer
en travers le lendemain; pour les empêcher d'exécuter leurs menaces.
Puisqu'il vous faut de l'action, puisque vous êtes une nature
laborieuse, aimant à mettre la main à l'oeuvre, voilà la seule action
digne de vous; car les temps sont mûrs pour cette action, et elle vous
surprendra au milieu du calme impartial où vous vous retranchez, fermant
les yeux et les oreilles, devant le flot qui monte et qui gronde. Mon
Dieu, mon Dieu, il en est temps encore, et, puisque votre coeur est
plein de la vérité et de son amour, il n'y a entre ce peuple et vous
qu'une erreur de calcul dans le calendrier, que vous consultez chacun
d'un point de vue différent. Ne faites pas dire à la postérité: «Ce
grand homme mourut les yeux ouverts sur l'avenir et fermés sur le
présent. Il prédit le règne de la justice, et, par une étrange
contradiction trop fréquente chez les hommes célèbres, il se cramponna
au passé et ne travailla qu'à le prolonger. Il est vrai qu'un vers de
lui eut plus de valeur et plus d'effet que tous les travaux politiques
de sa vie; car, ce vers, c'était la voix de Dieu qui parlait en lui, et,
ces travaux politiques, c'était l'erreur humaine qui l'y condamnait;
mais il est cruel de ne pouvoir l'enregistrer que parmi les lumières, et
non parmi les dévouements de cette époque de lutte dont il méconnut trop
la marche rapide et l'issue immédiate.»
Si vous arrivez à la présidence de la Chambre, et que vous ne soyez
pas, sur le fauteuil, un autre homme que celui de la chambre voûtée de
Saint-Point, tant mieux. Je crois que, là, vous pouvez faire beaucoup
de bien; car vous avez de la conscience, vous êtes pur, incorruptible,
sincère, honnête dans toute l'acception du mot en politique, je le
sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, d'enthousiasme,
d'abnégation et de pieux fanatisme pour être en prose le même homme
que vous êtes en vers! Non, vous ne le serez pas; vous craindrez trop
l'étrangeté, le ridicule; vous serez trop soumis aux convenances; vous
penserez qu'il faut parler à des hommes d'affaires, comme avec des
hommes d'affaires. Vous oublierez que, hors de cette enceinte étroite et
sourde, la voix d'un homme de coeur et de génie retentit dans l'espace
et remue le monde.
Non, vous ne l'oserez pas! après avoir dit les choses magnifiques
dont vos discours sont remplis, vous viendrez, avec votre second
mouvement,--ce second mouvement qui justifie si bien l'odieux proverbe
de M. de Talleyrand,--calmer l'irritation qu'excitent vos hardiesses et
passer l'éponge sur vos caractères de feu. Vous viendrez encore dire
comme dans vos vers: «N'ayez pas peur de moi, messieurs, je ne suis
point un démocrate, je craindrais trop de vous paraître démagogue.» Non,
vous n'oserez pas!
Et ce n'est pas la peur des âmes basses qui vous en empêchera; je sais
bien que vous affronteriez la misère et les supplices; mais ce sera la
peur du scandale, et vous craindrez ces petits hommes capables qui se
posent en hommes d'État et qui diraient d'un air dépité: «Il est fou, il
est ignorant, il est grossier et flatte le peuple; il n'est que poète,
il n'est pas homme d'État, profond politique comme nous.» Comme eux!
comme eux qui se rengorgent et se gonflent, un pied dans l'abîme qui
s'entr'ouvre sans qu'ils s'en doutent et qui déjà les entraîne!
Mais, quand même l'univers entier méconnaîtrait un grand homme
courageux, quand le peuple même, ingrat et aveuglé, viendrait vous
traiter de fou, de rêveur et de niais... Mais non, vous n'êtes pas
fanatique, et cependant vous devriez l'être, vous à qui Dieu parle sur
le Sinaï. Vous avez le droit ensuite de rentrer dans la vie ordinaire,
mais vous ne devez pas y être un homme ordinaire. Vous devez porter les
feux dont vous avez été embrasé dans votre rencontre avec le Seigneur,
au milieu des glaces où les mauvais coeurs languissent et se paralysent.
Vous êtes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste à
être un homme vertueux.
Faites, ô source de lumière et d'amour, que le zèle de votre maison
dévore le coeur de cette créature d'élite.
CCLXXIII
A M. CHARLES DELAVEAU, A LA CHÂTRE
Paris, 13 avril 1848.
Mon cher Delaveau,
Je regrette que vous ayez pris la peine de venir chez moi pour ne pas
me rencontrer. C'est la faute de Duplomb, que j'avais chargé de vous
demander pour moi cette entrevue, en le priant de me faire savoir si
l'heure et le jour vous convenaient. Ne recevant de lui aucun avis, j'ai
pensé qu'il n'avait pas encore pu vous voir.
Ma soirée de demain n'est pas libre et je pense m'absenter après-demain
pour quelques jours. Je viens donc, tout en vous remerciant d'avoir
répondu à mon appel, vous mettre, par écrit, au courant de l'objet de
l'explication que je désirais avoir avec vous de vive voix.
J'ai appris qu'au moment de nos élections, une manifestation avait été
faite à Nohant par les ouvriers de la Châtre. Cette manifestation fort
peu menaçante, je le sais, était pourtant hostile et les cris de _A bas
madame Dudevant! A bas Maurice Dudevant! A bas les communistes! A bas
les ennemis de M. Delaveau!_ ont salué avec assez d'acharnement une
maison qui a nourri et assisté plus de pauvres qu'aucune autre dans
l'arrondissement. Enfin cette démonstration était faite en votre nom. Je
ne m'en suis point préoccupée; mais je me suis réservé le droit de vous
en demander l'explication, aussitôt qu'il me serait possible de vous
voir.
Je provoquerai ces explications en vous en donnant sur mon compte, que
je défie personne de démentir, et je veux vous les donner, parce que
certainement vous avez cru, en dirigeant sur Nohant une démonstration
hostile, répondre à quelque hostilité de ma part. S'il en était ainsi,
vous seriez peu excusable d'avoir voulu exercer des représailles avant
de vous être assuré de quelque provocation de ma part. Je vous dirai
donc très franchement (en vous annonçant que je vais à Nohant attendre
vos bandes dévouées) que je n'ai jamais, depuis assez longtemps, eu la
moindre confiance dans votre conduite politique.
Ce n'est pas d'hier que nous nous connaissons. Nous avons été intimement
liés dans notre jeunesse, et, à cette époque, vous alliez beaucoup plus
loin que moi dans vos idées révolutionnaires; j'avais alors très peu
étudié la Révolution et je n'acceptais point la guillotine, que, du
reste, je n'ai jamais acceptée et n'accepterai jamais. A cette époque
pourtant, vous admiriez sans réserve Robespierre, Couthon et Saint-Just,
que j'ai appris aussi à admirer depuis, sauf l'application excessive et
sanglante de leur théorie. Nous nous sommes chamaillés assez souvent
sur ce point pour qu'il m'en souvienne, et, comme ces discussions
finissaient amicalement, mon frère et moi, nous vous appelions le
docteur Guillotin; ce qui ne vous fâchait point.
Depuis, vous êtes entré dans un système de modération dynastique que je
n'ai jamais compris. Nous avions changé tous les deux. J'avais avancé
dans mon opinion, vous aviez reculé dans la vôtre. Mes amis combattaient
dans les élections pour vous porter à la Chambre comme l'expression de
leurs idées. Je trouvais qu'ils se trompaient, je le leur disais; mais
je n'essayais point de les arrêter, parce que vous étiez excusé, à
mes yeux, de votre tiédeur politique par le rôle d'homme honnête et
charitable.
Votre ferveur républicaine a eu droit de m'étonner après le 24 février;
vous avez changé encore une fois, je le veux bien, et j'admets que vous
ayez été sincère, je veux le croire, d'autant plus que je vous vois,
depuis quelques jours, voter avec l'extrême gauche; mais j'ai été
parfaitement fondée jusque-là à ne vous point croire républicain, et
je ne me suis point gênée pour le dire, lorsque l'occasion s'est
rencontrée.
Mais, en même temps que j'ai le droit de dire ce que je pense, et de
penser ce que je crois vrai, je ne crois point avoir celui de me mêler
à des intrigues et à des manoeuvres électorales; c'est ce que je n'ai
jamais fait, c'est ce que je ne ferai jamais. Mon rôle de femme s'y
oppose, ma conscience me le défend, et, si j'étais homme, je ne me
croirais pas dispensée de porter la même droiture dans ma conduite
politique. Si j'ai été accusée d'un acte quelconque tendant à contrarier
votre élection, à noircir votre caractère privé, à tromper l'opinion sur
votre compte, je vous somme de me le faire savoir, parce que je veux y
répondre et ne pas rester sous le coup d'une calomnie.
Voilà pour moi; mais, quant à vous, vous avez à m'expliquer aussi
quelle part vous avez prise à la démonstration faite contre moi par des
ouvriers de la Châtre, qui certainement n'ont point personnellement le
plus léger reproche à me faire.--Voici ce dont toutes les apparences
vous accusent:
Vous auriez excité ces ouvriers contre ma maison et contre mon nom, en
exploitant la ridicule terreur que le mot de communisme inspire à ceux
qui ne le comprennent pas. Vous auriez expliqué ainsi le communisme pour
exaspérer ces braves gens: «Les communistes veulent prendre tous vos
biens, toutes vos terres, et vous donner six ou huit sous de salaire par
jour. Madame Dudevant est allée à Paris pour se joindre, par ses écrits,
à ceux qui veulent réaliser tout de suite cette belle doctrine, etc.,
etc.»
Toutes ces accusations sont trop bêtes pour avoir été inventées par
vous. Leurs auteurs ne sont probablement pas dignes d'être recherchés;
mais vous exerciez sur les gens de la Châtre une influence qui,
jusque-là, vous avait fait honneur, et vous ne vous en êtes pas servi
pour faire cesser ces bruits ridicules. Vous paraissez les avoir
encouragés, au contraire, et vous avez laissé faire la démonstration
sur Nohant. Vous êtes donc responsable devant l'opinion publique de
l'égarement de vos partisans, non seulement en ce qui me concerne, mais
aussi en ce qui concerne les paysans de ma commune, menacés et violentés
dans leur vote. Il serait facile de prouver que, tandis que mon fils,
contraire par opinion à votre élection, écrivait fidèlement votre nom
sur tous les bulletins où les gens de la commune désiraient le voir
inscrit, vos partisans arrachaient, à d'autres mains, d'autres bulletins
et y substituaient le leur avec menace et brutalité. Une enquête va
être ouverte à ce sujet, je l'apprends ce soir. Avant d'y porter mon
témoignage, si je suis appelée à le faire, je veux savoir de vous la
vérité et me mettre en demeure de vous accuser ou de vous justifier.
J'accepterai une franche explication, si hostile qu'elle puisse être, et
je la préférerai de beaucoup à une petite guerre d'intrigues, pour se
disputer une popularité dont je ne voudrais pas à ce prix, et dont je
suis peu jalouse dans les vilaines conditions où elle est placée.
Je sais que nous nous occupons là d'un très petit fait, et que, sur tout
le sol de la France, il s'en est produit simultanément de semblables,
même de beaucoup plus graves en plusieurs endroits. Mais ceci est une
affaire de vous à moi que je tiens à éclaircir et dont il vous est
impossible de me refuser la solution. J'attends donc votre réponse pour
savoir si je puis encore vous conserver mon estime et mon ancienne
amitié.
GEORGE SAND.
CCLXXIV
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 17 avril 1848.
Mon pauvre Bouli,
J'ai bien dans l'idée que la République a été tuée dans son principe et
dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd'hui, elle
a été souillée par des cris de mort. La liberté et l'égalité ont été
foulées aux pieds avec la fraternité, pendant toute cette journée. C'est
la contre-partie de la manifestation contre les bonnets à poil.
Aujourd'hui, ce n'étaient plus seulement les bonnets à poil, c'était
toute la bourgeoisie armée et habillée; c'était toute la banlieue,
cette même féroce banlieue qui criait en 1832: _Mort aux républicains!_
Aujourd'hui, elle crie: _Vive la république!_ mais: _Mort aux
communistes! Mort à Cabet!_ Et ce cri est sorti de deux cent mille
bouches dont les dix-neuf vingtièmes le répétaient sans savoir ce que
c'est que le communisme; aujourd'hui, Paris s'est conduit comme la
Châtre.
Il faut te dire comment tout cela est arrivé; car tu n'y comprendrais
rien par les journaux. Garde pour toi le _secret_ de la chose.
Il y avait trois conspirations, ou plutôt quatre, sur pied depuis huit
jours.
D'abord Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidière et Albert
voulaient forcer Marrast, Garnier-Pagès, Carnot, Bethmont, enfin
tous les juste-milieu de la République à se retirer du gouvernement
provisoire. Ils auraient gardé Lamartine et Arago, qui sont mixtes et
qui, préférant le pouvoir aux opinions (qu'ils n'ont pas), se seraient
joints à eux et au peuple. Cette conspiration était bien fondée. Les
autres nous ramènent à toutes les institutions de la monarchie, au règne
des banquiers, à la misère extrême et à l'abandon du pauvre, au luxe
effréné des riches, enfin à ce système qui fait dépendre l'ouvrier,
comme un esclave, du travail que le maître lui mesure, lui chicane
et lui retire à son gré. Cette conspiration eût donc pu sauver la
République, proclamer à l'instant la diminution des impôts du pauvre,
prendre des mesures qui, sans ruiner les fortunes honnêtes, eussent tiré
la France de la crise financière; changer la forme de la loi électorale,
qui est mauvaise et donnera des élections de clocher; enfin, faire tout
le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple à la République,
dont le bourgeois a réussi déjà à le dégoûter dans toutes les provinces,
et nous procurer une Assemblée nationale qu'on n'aurait pas été forcé de
violenter.
La deuxième conspiration était celle de Marrast, Garnier-Pagès et
compagnie, qui voulaient armer et faire prononcer la bourgeoisie contre
le peuple, en conservant le système de Louis-Philippe, sous le nom de
république.
La troisième était, dit-on, celle de Blanqui, Cabet et Raspail, qui
voulaient, avec leurs disciples et leurs amis des clubs jacobins, tenter
un coup de main et se mettre à la place du gouvernement provisoire.
La quatrième était une complication de la première: Louis Blanc, avec
Vidal, Albert et l'_école ouvrière_ du Luxembourg, voulant se faire
proclamer dictateur et chasser tout, excepté lui. Je n'en ai pas la
preuve; mais cela me paraît certain maintenant.
Voici comment ont agi les quatre conspirations:
Ledru-Rollin, ne pouvant s'entendre avec Louis Blanc, ou se sentant
trahi par lui, n'a rien fait à propos et n'a eu qu'un rôle effacé.
Marrast et compagnie ont appelé, sous main, à leur aide toute la
banlieue et toute la bourgeoisie armée, sous prétexte que Cabet voulait
mettre Paris à feu et à sang, et on l'a si bien persuadé à tout le
monde, que le parti honnête et brave de Ledru-Rollin, qui était soutenu
par Barbès, Caussidière et tous mes amis, est resté coi, ne voulant pas
donner à son insu, dans la confusion d'un mouvement populaire, aide et
protection à Cabet, qui est un imbécile, à Raspail et à Blanqui, les
_Marat_ de ce temps-ci. La conspiration de Blanqui, Raspail et Cabet
n'existait peut-être pas, à moins qu'elle ne fût mêlée à celle de Louis
Blanc. Par eux-mêmes, ces trois hommes ne réunissent pas à Paris mille
personnes sûres. Ils sont donc peu dignes du fracas qu'on a fait à leur
propos.
La conspiration Louis Blanc, composée de trente mille ouvriers des
corporations, ralliés par la formule de l'organisation du travail, était
la seule qui pût inquiéter véritablement le parti Marrast; mais elle eût
été écrasée par la garde nationale armée, si elle eût bougé.
Toutes ces combinaisons avaient chacune un prétexte différent pour se
mettre sur pied aujourd'hui.
Pour les ouvriers de Louis Blanc, c'était de se réunir au Champ de Mars,
afin d'élire les officiers de leur état-major.
Pour la banlieue de Marrast, c'était de venir reconnaître ses officiers.
Pour la mobile et la police de Caussidière et Ledru, c'était d'empêcher
Blanqui, Raspail et Cabet de tenter un coup de main.
Pour ces derniers, c'était de porter des offrandes patriotiques à
l'hôtel de ville.
Au milieu de tout cela, deux hommes pensaient à eux-mêmes sans agir.
Leroux se tenait prêt à _escamoter la papauté_ de Cabet sur les
communistes. Mais il n'avait pas assez de suite dans les idées ou pas
assez d'audace pour en venir à bout. Il n'a pas paru.
L'autre homme, c'est Lamartine, espèce de Lafayette naïf, qui veut être
président de la République et qui en viendra peut-être à bout, parce
qu'il ménage toutes les idées et tous les hommes; sans croire à aucune
idée et sans aimer aucun homme. Il a eu les honneurs et le triomphe de
la journée sans avoir rien fait.
Voici maintenant comment les choses se sont passées:
A deux heures, les trente mille ouvriers de Louis Blanc ont été au Champ
de Mars, où l'on dit que Louis Blanc n'est point venu; ce qui les a
mécontentés et refroidis. A la même heure, de tous les coins de Paris,
ont apparu la garde nationale bourgeoise et la banlieue, cent mille
hommes au moins, qui ont été aux Invalides et n'ont fait que traverser
pour se rendre à l'hôtel de ville en même temps que les ouvriers.
Ce mouvement s'est fait avec beaucoup d'art. Les ouvriers portaient des
bannières sur lesquelles étaient écrites leurs formules: _Organisation
du travail, Cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme_.
Ils allaient demander au gouvernement provisoire de leur promettre
définitivement la garantie de ce principe. On pense que, sur le refus de
certains membres du gouvernement, ils auraient exigé leur démission.
Ils l'auraient fait pacifiquement; car ils n'avaient point d'armes,
quoiqu'ils eussent pu en avoir, étant tous gardes nationaux.
Mais ils n'ont pu que présenter très civilement leurs offrandes et leurs
voeux; car à peine avaient-ils enfilé le quai du Louvre, que trois
colonnes de gardes nationaux armés jusqu'aux dents, fusils chargés et
cartouches en poche, se placèrent sur les deux flancs de la colonne des
ouvriers. Arrivé au pont des Arts, on fit encore une meilleure division.
On plaça une troisième colonne de gardes nationaux et de mobiles au
centre. De sorte que cinq colonnes marchaient de front: trois colonnes
bourgeoises armées au centre et sur les côtés, deux colonnes d'ouvriers
désarmés, à droite et à gauche de la colonne du centre; puis, dans les
intervalles, promenades de gardes nationaux à cheval, laids et bêtes
comme de coutume.
C'était un beau et triste spectacle que ce peuple marchant, fier et
mécontent, au milieu de toutes ces baïonnettes. Les baïonnettes criaient
et beuglaient: _Vive la République! Vive le gouvernement provisoire!
Vive Lamartine!_ Les ouvriers répondaient: _Vive la bonne République!
Vive l'égalité! Vive la vraie République du Christ_!
La foule couvrait les trottoirs et les parapets. J'étais avec Rochery,
et il n'y avait pas moyen de marcher ailleurs qu'avec la colonne des
ouvriers, toujours bonne, polie et fraternelle. Toutes les cinq minutes,
on faisait faire un temps d'arrêt aux ouvriers, et la garde nationale
avançait de plusieurs pelotons, afin de mettre un intervalle sur la
place de l'Hôtel-de-Ville entre chaque colonne d'ouvriers et même entre
chaque corporation. On les prenait dans un filet maille par maille. Ils
le sentaient, et ils contenaient leur indignation.
Arrivé sur la place de l'Hôtel-de-Ville, on les fit attendre une heure
pour que toute la mobile et toute la garde bourgeoise fût placée et
échelonnée; Le gouvernement provisoire, aux fenêtres de l'hôtel de
ville, se posait en Apollon. Louis Blanc avait une belle, tenue de
Saint-Just. Ledru-Rollin se montrait peu et faisait contre fortune bon
coeur. Lamartine triomphait sur toute la ligne. Garnier-Pages faisait
une mine de jésuite, Crémieux et Pagnerre étaient prodigues de leurs
hideuses boules et saluaient royalement la populace.
Les pauvres ouvriers étaient refoulés derrière la garde bourgeoise, le
long des murs au fond de la place. Enfin, on leur ouvrit, au milieu des
rangs, un petit passage si étroit, que, de quatre par quatre qu'ils
étaient, ils furent forcés de se mettre deux par deux, et on leur
permit d'arriver le long de la grille, c'est-à-dire devant cent mille
baïonnettes et fusils chargés. Dans l'intérieur de la grille, la mobile
armée, fanatisée ou trompée, aurait fait feu sur eux au moindre mot. Le
grand Lamartine daigna descendre sur le perron et leur donner de l'eau
bénite de cour. Je n'ai pu entendre les discours; mais, qu'ils en
fussent contents ou non, cela dura dix minutes, et les ouvriers
défilèrent par le fond des autres rues, tandis que la garde bourgeoise
et la mobile se firent passer pompeusement en revue par Lamartine et les
autres triomphateurs.
Comme je m'étais fourrée au milieu des gamins de la mobile, au centre
de la place pour mieux voir, je me suis esquivée à ce moment-là, pour
n'avoir pas l'honneur insigne d'être passée en revue aussi, et je
suis revenue dîner chez Pinson, bien triste et voyant la _République
républicaine_ à bas pour longtemps peut-être.
Ce soir, je suis sortie à neuf heures avec Borie pour voir ce qui se
passait. Tous les ouvriers étaient partis; la rue était aux bourgeois,
étudiants, boutiquiers, flâneurs de toute espèce qui criaient: _A bas
les communistes! A la lanterne les cabètistes! Mort à Cabet!_ Et les
enfants des rues répétaient machinalement ces cris de mort: Voilà
comment la bourgeoisie fait l'éducation du peuple. Le premier cri de
_mort_ et le doux nom de _lanterne_ ont été jetés aujourd'hui à la
Révolution par les bourgeois. Nous en verrons de belles si on les laisse
faire.
Sur le pont des Arts, nous entendons battre la charge et nous voyons
reluire aux torches, sur les quais, une file de baïonnettes immense qui
reprend au pas de course le chemin de l'hôtel de ville. Nous y courons:
c'était la deuxième légion, la plus bourgeoise de Paris et d'autres de
même acabit, vingt mille hommes environ qui vociféraient à rendre sourd
cet éternel cri de _Mort à Cabet! Mort aux communistes!_ A coup sûr, je
ne fais pas de Cabet le moindre cas; mais, sur trois hommes, dont il
est le moins mauvais, pourquoi toujours Cabet? A coup sûr, Blanqui et
Raspail mériteraient plus de haine, et leur nom n'a pas été prononcé
une seule fois. C'est qu'ils ne représentent pas d'idées, et que la
bourgeoisie veut tuer les idées. Demain, on criera: _A bas tous les
socialistes! A bas Louis Blanc!_ et, quand on aura bien crié: _A bas_
quand on se sera bien habitué au mot de _lanterne_, quand on aura bien
accoutumé les oreilles du peuple au cri de _mort_, on s'étonnera que le
peuple se fâche et se venge. C'est infâme! Si ce malheureux Cabet se fût
montré, on l'eût mis en pièces; car le peuple, en grande partie, croyait
voir dans Cabet un ennemi redoutable.