George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
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L'habitation est loin de réaliser ton rêve de grottes, de parc et
d'orangers. C'est tout petit, tout petit, mais si commode et si propre,
que je ne demande rien de plus. Quant à vous, je vous vois d'ici
promenant Cocoton dans son carrosse à travers les myrtes et les
lauriers-roses, et il me tarde de vous savoir là; car vous y aurez vos
aises, un beau climat, j'espère, et un bon médecin au besoin.

Dis à Bouli que madame Buloz est venue avant-hier et qu'elle m'a dit
ceci: «Buloz a lu le roman de Maurice[1]. Il le trouve très amusant,
très bien fait, _rempli de talent_. Mais il en a très grand'peur. Il
dit que, sans de grandes suppressions, il risque d'être arrêté dans la
_Revue des Deux-Mondes_, comme l'a été _Madame Bovary_ dans la _Revue de
Paris_.»

J'ai répondu: «Dites à Buloz qu'il relise encore et fasse des réflexions
mûres. Si, avec quelques suppressions de temps en temps, on peut rendre
l'ouvrage possible dans la _Revue_, Maurice m'a donné carte blanche et
je me charge de la besogne, sauf à rétablir le texte dans l'édition de
librairie. Mais, si les corrections et suppressions sont considérables
au point de dénaturer l'ouvrage et de lui enlever sa physionomie, il
vaut mieux le publier tout de suite en volume.»

Madame Buloz a repris: «C'est bien l'intention de Buloz d'y renoncer
plutôt que de l'abîmer. Aussi je ne suis pas chargée de vous dire qu'il
le refuse. Il veut, avant de se prononcer, le lire une seconde fois et
y bien réfléchir. Il le regretterait fort, car il en fait le plus grand
éloge et dit que c'est prodigieusement amusant et bien fait. Il ajoute
qu'en volume cela peut avoir un succès comme _Madame Bovary_, parce que
le lecteur de volumes n'est pas le lecteur de revues.»

Si Buloz décide qu'il ne peut publier sans abîmer le livre, je le
chargerai de faire un bon traité pour Maurice avec Michel Lévy: une
édition in-octavo qui remplacerait le produit de la _Revue_ (l'ouvrage
inédit a toujours plus de valeur), et de petit format ensuite. Que
Maurice me laisse faire, et ne se tourmente pas: son roman a chance de
succès et j'en tirerai le meilleur parti possible. Au reste, Buloz
est bien disposé, il est charmant pour Maurice et déclare lui trouver
beaucoup de talent. Peut-être a-t-il raison quant à la pruderie de ses
abonnés; peut-être aussi, en y réfléchissant, reconnaîtra-t-il ce que
je lui ai déjà dit: «Un roman de moeurs modernes est choquant lorsqu'il
blesse les idées modernes; mais l'éloignement historique permet de
choquer, car il n'impose pas une morale nouvelle, et le lecteur fait bon
marché de personnages si différents de lui-même.»

Sur ce, bonsoir, ma chérie; _bige_ bien Mauricot et Cocoton; écris-moi
de longues lettres, tu seras bien Gentille.

  [1] Raoul de la Chastre.




DLXI

A M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 12 juillet 1864.

Cher et bon ami,

Je serais la plus tranquille et la plus contente du monde, si mon pauvre
petit Marc n'était malade à Guillery. Il a la dysenterie très fort et je
suis cruellement inquiète depuis quelques jours. Autrement tout allait
bien: les enfants en humeur de voyager, et moi à même enfin de me
reposer un peu.

Le pays où nous sommes est délicieux; la petite habitation charmante, et
pas d'importuns. Je m'y occupe de bon coeur et avec toutes mes aises.
J'ai une excellente domestique et je suis _riche_, puisque les dépenses,
qui allaient à Nohant par billets de mille francs, sont ici dans la
proportion de cent francs. J'aurai donc de quoi voyager quand le coeur
m'en dira. Mais, aujourd'hui, mon coeur, serré par l'inquiétude, ne me
dit rien, sinon que j'aspire à la guérison du petit.

Vous êtes la bonté et l'obligeance mêmes, mon cher ami. Je vous remercie
de votre sollicitude pour Nohant et je ferai ce que vous conseillerez.
Certes je crois qu'un garde est utile. Mais où en trouver un qui
garde réellement? Quant à l'assurance, faites-la, c'était convenu, et
faites-la comme vous l'entendrez, avec la Compagnie que vous jugerez la
meilleure. Rappelez-vous aussi, que le _gâteur_ d'arbres contre lequel
un garde me serait utile est mon fermier lui-même, qui laisse ses
métayers tenir des chèvres, les mener dehors et permet d'ébrancher
autrement qu'il n'est convenu. Tenez la main à ce qu'il en soit puni en
ne recevant pas les arbres que je lui cède ordinairement pour son usage.

Bonsoir et merci encore, mon bon Ludre. Vous ne venez donc pas à Paris?
La première fois que vous y aurez quelque affaire, il faut venir dîner
avec nous. On peut arriver ici à six heures et repartir à neuf et à dix.

Embrassez bien pour moi votre chère femme, et aimez-moi, comme je vous
aime.

GEORGE SAND.




DLXII

A MADAME LINA SAND, A GUILLERY

                                Palaiseau, 14 juillet 1864.

Ma pauvre chérie,

J'ai été bien inquiète hier de ne rien recevoir. Aujourd'hui, cher et
cruel anniversaire! je reçois ta lettre du 12, qui me tranquillise un
peu; car, dans la journée d'hier et toute cette nuit, j'étais découragée
et désespérée. J'attends maintenant le télégramme promis... Ah! si vous
pouviez me répondre: _Beaucoup mieux!_ je bénirais encore ce 14 juillet,
que je détestais ce matin. Ce qui est déchirant, c'est de penser à ce
que souffre ce pauvre ange et à ce que vous souffrez, Maurice et toi, en
le voyant souffrir. Prenez espoir et courage, mes pauvres chers enfants!
Moi, j'en manque, je suis vieille et usée. Mais l'avenir est à vous.
Surtout, ne sois pas malade à ton tour, ma petite chérie. Impossible
d'élever des enfants sans inquiétude, sans maladie, sans souffrance et
sans danger. Le contraire serait un miracle. Mais quels jours amers à
passer!

Maurice, ne te décourage pas. Songe à soutenir les forces de ta Lina.
Dieu, quel bonheur si vous me dites ce soir qu'il est mieux. J'ai
mille livres de plomb sur le coeur. Ne me laissez pas sans nouvelles,
écrivez-moi, ne fût-ce qu'un mot. Le silence m'épouvante. Voici l'heure
de la poste. Je vous embrasse et je vous aime.

Onze heures du soir.

Ma lettre a dépassé l'heure de la poste. Je la rouvre, pour vous dire
que j'ai reçu le télégramme à six heures. A chaque coup de cloche, je
suis folle. Enfin il y a du mieux! Béni soit le jour qui nous rend
l'espoir. Si le mieux continue demain, nous pourrons respirer. Comme
vous en avez besoin, mes pauvres enfants!




DLXIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES

                                Guillery, 16 juillet 1864.

Cher ami,

Je vous envoie mes pauvres enfants, ne pouvant les suivre en voyage;
j'ai compté que Nîmes serait encore l'endroit où ils auraient le plus de
consolations, puisque vous serez là, vous qui les aimez tant et si bien.
Vous direz à Maurice tout ce qu'il faut lui dire, il vous écoutera. Il
a du courage; mais il a des moments d'exaspération qui reviennent.
Vous les combattrez. Parlez-lui de sa petite femme, de l'avenir, de
ma vieillesse à épargner. Tachez qu'ils ne soient pas malades. S'ils
l'étaient, écrivez-moi, j'accourrai.

Adieu! Dans un instant, nous quittons cette fatale maison et nous
partons ensemble pour Agen.

Je vous embrasse de coeur. Donnez-nous du courage!

G. SAND.




DLXIV

A M. LUDRE-GABILLAUD A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 24 juillet 1864.

Mon ami,

Nous sommes brisés: nous avons perdu notre enfant! Je suis partie avec
un médecin mercredi soir pour Agen, d'où j'ai couru sans respirer à
Guillery. Le pauvre petit était mort la veille au soir. Nous l'avons
enseveli le lendemain et porté dans la tombe de son arrière-grand-père,
le brave père de mon mari, à côté du premier enfant de Solange, mort
aussi à Guillery. Un pasteur protestant de Nérac est venu faire la
cérémonie, au milieu de la population catholique, qui est habituée à
vivre côte à côte avec le protestantisme.

Nous sommes repartis tous le soir même pour Agen, où mes pauvres enfants
se sont trouvés un peu plus calmes et ont pris du repos. Hier, à Agen,
je les ai mis au chemin de fer pour Nîmes. Ils éprouvent le besoin de
voyager et je les y ai poussés. Il fallait combattre l'idée d'emporter
ce pauvre petit corps à Nohant pour l'y ensevelir; et, vraiment, épuisés
comme ils le sont tous deux, c'était de quoi les tuer. J'ai pu surmonter
cette exaltation, obtenir le résultat que je viens de vous dire et les
voir partir résignés et courageux. Dans quelques semaines, il viendront
me rejoindre ici, et j'espère que leurs pensées se seront tournées vers
l'avenir.

Moi, je suis partie, laissant des épreuves à corriger et je suis revenue
par l'express ce matin à cinq heures. Vous pensez qu'à mon âge, c'est
rude. Mais cette fatigue et cette dépense d'énergie m'ont soutenue au
moral, et j'ai pu remonter l'esprit de ces pauvres malheureux. Le plus
frappé est Maurice. Il s'était acharné à sauver son enfant. Il le
soignait jour et nuit sans fermer l'oeil. Il le croyait sauvé; il
m'écrivait victoire. Une rechute terrible a fait échouer tous les soins.
Enfin, il faut supporter cela aussi!

Ne vous inquiétez pas de nous. Le plus rude est passé. A présent, la
réflexion sera amère pendant bien longtemps. M. Dudevant a été aussi
affecté qu'il peut l'être et m'a témoigne beaucoup d'amitié.

Embrassez pour moi votre chère femme. Je sais qu'elle pleurera avec
nous, elle qui était si bonne pour ce pauvre petit.--Antoine dînait chez
moi à Palaiseau le jour où j'ai reçu le télégramme d'alarme. Il a couru
pour nous. Mais, malgré son aide et celle de M. Maillard, je n'ai pu
partir le soir même; l'express ne correspond pas avec Palaiseau.

Adieu, mon bon ami; à vous de coeur.

G. S.




DLXV

A MADAME SIMONNET, A MONGIVRAY, PRÈS-LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 24 juillet 1864.

Ma chère enfant,

René a dû te dire comment nous sommes partis tout à coup pour Guillery.
Nous voilà revenus, laissant notre pauvre enfant dans la tombe de son
arrière-grand-père. Maurice et Lina, que j'ai embarqués pour Nîmes, ont
été bien soulagés de me voir, et ils ont écouté mes consolations avec un
coeur bien tendre. Mais quelle douleur! Maurice, qui s'était exténué
à soigner son enfant et qui le croyait sauvé! Je reviens brisée de
fatigue; mais j'ai besoin de courage pour leur en donner, et je
supporterai mon propre chagrin aussi bien que je pourrai. Écris-leur à
Nîmes, chez Boucoiran, au _Courrier du Gard_. Ils vont voyager un mois
pour se remettre et se secouer; mais ils auront leur pied-à-terre à
Nîmes et ils y recevront leurs lettres. J'ai oublié de donner leur
adresse à Ludre; fais-la-lui savoir tout de suite. Ces témoignages
d'affection leur feront du bien.

Aussitôt que je pourrai, j'écrirai au ministre pour Albert, sois
tranquille.

Je t'embrasse tendrement, ainsi que ta mère.

G. SAND.




DLXVI

A MAURICE SAND, A NÎMES

                                Palaiseau, 25 juillet 1864.

Mes enfants,

J'attends impatiemment de vos nouvelles. Nécessairement j'ai l'esprit
frappé et j'ai besoin de vous savoir à Nîmes, près de notre bon
Boucoiran, bien soignés, si vous étiez souffrants l'un ou l'autre. J'ai
bien supporté le voyage; mais nous sommes beaucoup plus las aujourd'hui
qu'hier, et je crains qu'il n'en soit de même pour vous. Quand la
volonté n'a plus rien à faire, on sent que le corps est brisé. Toute la
journée, j'ai corrigé des épreuves[1]. Jugez si j'y avais la tête. Je
relisais tout six fois sans comprendre, et c'est pour cette corvée que
je vous ai quittés si vite; car la _Revue_ était bouleversée et j'ai
reçu aujourd'hui quatre épreuves revenant de Nohant, de Nérac, etc.
Louis Buloz est venu m'aider à terminer. J'ai marché un peu ce soir;
mais je pleure en marchant, en dormant, en travaillant, et la moitié du
temps sans penser à rien, comme en état d'idiotisme. Il faut laisser
faire la nature. Elle veut cela. Mais combattez l'amertume, mes pauvres
enfants. Ayez le malheur doux, et n'accusez pas Dieu. Il vous a donné un
an de bonheur et d'espoir. Il a repris dans son sein, qui est l'amour
universel, le bien qu'il vous avait donné. Il vous le rendra sous
d'autres traits. Nous aimerons, nous souffrirons, nous espérerons, nous
craindrons, nous serons pleins de joie, de terreurs, en un mot nous
vivrons encore, puisque la vie est comme cela un terrible mélange.
Aimons-nous, appuyons-nous les uns sur les autres. Je vous embrasse
mille fois. Maillard va s'occuper et s'occupe déjà de vous chercher un
gîte qui nous rapproche.

Écrivez un petit mot amical à lui et à Camille Leclère[2], dans quelques
jours. Suivez ses prescriptions, reprenez vos forces et remettez-vous
l'esprit avant de travailler de nouveau pour l'avenir. Soignez-vous l'un
l'autre au moral et au physique. Et, si l'ennui ne diminue pas là-bas,
revenez ici. Parlez-moi de vous, de vos courses; mais, si vous n'avez
pas le temps pour les détails, donnez-moi au moins de vos nouvelles en
deux mots. Cela m'est bien nécessaire pour me remonter!

Ne vous navrez pas à écrire notre malheur. J'avertirai tout le monde, on
vous écrira.

  [1] Les épreuves de _la Confession d'une jeune fille_.
  [2] Docteur-médecin.




DLXII

A M. NOEL PARFAIT, A PARIS

                                Palaiseau, vendredi, juillet 1864.

Eh bien, mon cher parrain[1], avez-vous lu le roman _terrible_[2]?
Puis-je savoir votre avis?

Viendrez-vous en causer avec moi, en acceptant mon petit dîner de
Palaiseau; ou, si vous n'avez pas le temps, irai-je à Paris le jour que
vous m'indiquerez? Je voudrais bien connaître votre jugement, ô juge
impeccable, et pouvoir m'y appuyer.

Pardonnez-moi mon impatience, et comprenez-la.

À vous de coeur.

GEORGE SAND.

  [1] Noël Parfait et Alexandre Dumas fils avaient été les parrains de
      George Sand, lors de son admission dans la Société des auteurs
      dramatiques.
  [2] _Raoul de la Chastre_, roman de Maurice Sand, que la _Revue des
      Deux-Mondes_ refusait de publier sous prétexte d'immoralité.




DLXVIII

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                Palaiseau, 4 août 1864.

Nous avons perdu notre pauvre enfant! Je suis arrivée à Guillery pour
l'ensevelir. J'ai emmené Lina et Maurice à Agen. Je les ai mis en chemin
de fer pour Nîmes. Ils ont besoin de voyager un peu, ils sont aussi
courageux que possible. Mais quel coup!

J'ai fait trois à quatre cents lieues en trois jours; j'arrive, je n'en
peux plus. Ne venez pas me voir encore, mais écrivez-leur. Que Nancy
surtout écrive à Lina. Je vous embrasse.

G. SAND.

Ils sont à Nîmes chez Boucoiran, au _Courrier du Gard._




DLXIX

A MAURICE SAND, A CHAMBÉRY

                                Palaiseau, 6 août 1864

Mes enfants,

Je suis contente de vous savoir arrêtés quelque part dans un beau pays.
Vous avez donc vu ma chère cascade de Coux, celle que Jean-Jacques
Rousseau déclarait une des plus belles qu'il eût vues? C'est là que se
passe une scène de _Mademoiselle La Quintinie_.

Vous aimez la Savoie, n'est-ce pas? Buloz vous fera voir ses petits
ravins mystérieux et ses énormes arbres. C'est un endroit superbe, que
sa propriété, et tout alentour il y a des promenades charmantes à faire.
Il faut voir mon château de _Mademoiselle La Quintinie_: il s'appelle en
réalité _Bourdeaux_, et, de là, vous pouvez monter à la Dent-du-Chat.

J'ai vu Calamatta, qui m'a dit que la course de taureaux dans les Arènes
de Nîmes était vraiment un beau spectacle, très émouvant, et que cela
vous avait distraits et impressionnés tous les trois; il se porte bien,
lui, et compte rester quelque temps à Paris. Avez-vous reçu mes
lettres adressées à Nîmes, et une à l'hôtel de _France_ de Chambéry?
Réclamez-la.

Je te parlais, Mauricot, de l'opinion de Buloz, qu'il ne faut pas
prendre absolument au pied de la lettre. Qu'il juge de ce qui convient
à sa _Revue_, à la bonne heure; mais, quand il voit du danger à toute
espèce de publication de ce roman, il s'exagère évidemment la chose, et,
d'ailleurs, il n'est pas juge en dernier ressort; et il faut qu'il te
rende ton roman ou je lui dirai de me le renvoyer. Je l'ai donné à
lire à Noël Parfait, qui saura bien nous dire s'il y a danger réel
et complet. Buloz te dit d'attendre. Attendre quoi? Ce n'est pas une
solution, puisqu'il ne change pas d'avis. Au reste, ne t'en tourmente
pas pour le moment. Je ne laisserai pas dormir cela; je suis sûre que
Buloz est très gentil pour nous, et son intention, quant au roman, est
bonne et sincère.

Je te disais, dans mes autres lettres, que nous ne trouvions rien autour
de nous qui pût réaliser ton désir d'un grand jardin avec maison, pour
trente mille francs. Il faudra voir toi-même. Marchal explore Brunoy.
Mais tout s'arrangera, quand vous serez ici, surtout si vous voyagez un
peu pour gagner la fin de la saison. Je me porte bien; il est à peu près
décidé qu'on va jouer _le Drac_ au Vaudeville: la nouvelle version, avec
Jane Essler pour _le Drac_, Febvre pour _Bernard_, lequel Febvre est
en grand progrès et grand succès. Je vous _bige_ mille fois tout deux.
Distrayez-vous, ne pensez à rien.

«Quand vous écrirez à Maurice, me dit Dumas fils, faites-lui mes
amitiés; il n'a pas besoin que je lui écrive pour savoir la part que je
prends à son chagrin.»




DLXX

A M. JULES BOUCOIRAN, A NÎMES

                                Palaiseau, 6 août 1864.

Cher ami,

Mes enfants m'ont écrit que vous aviez été pour eux un vrai papa, que
vous les aviez soutenus, plaints, consolés, distraits, et qu'enfin ils
vous aimaient tendrement et n'oublieraient jamais l'affection que vous
leur avez témoignée. Je savais bien qu'il en serait ainsi et je suis
contente qu'ils aient passé près de vous ces premiers cruels jours.
J'ai vu Calamatta, qui m'a dit la même chose, et que lui et les enfants
avaient été très saisis et impressionnés par les taureaux et les Arènes.
Je ne vous remercie pas, cher ami, d'avoir mis tout votre coeur à
soulager celui de mes pauvres enfants, mais vous savez si j'apprécie
votre immense bonté et votre immense attachement.

Je vous embrasse de coeur.

G. SAND.




DLXXI

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                Palaiseau, 26 août 1864.

Cher ami,

Pendant que vous étiez dans la fatigue et dans l'angoisse, nous étions
dans le désespoir. Nous avons perdu notre cher petit Marc, si joli,
si gai, si vivant, et qui venait d'atteindre son premier
anniversaire!--Maurice et sa femme avaient été voir mon mari, près de
Nérac. L'enfant y a été pris de la dysenterie, et il y est mort après
douze jours de souffrances atroces. Je le croyais sauvé; j'avais tous
les jours un télégramme et je ne m'inquiétais plus, quand la nouvelle
_du plus mal_ est arrivée. Je suis partie pour Nérac. Nous sommes
arrivés pour ensevelir notre pauvre enfant, emmener les parents désolés
et leur rendre un peu de courage. Ils ont été, en effet, depuis, passer
quelques jours près de Chambéry, chez M. Buloz. Maintenant, ils sont à
Paris, occupés d'acheter, non loin de moi, une maisonnette, pour être à
portée des occupations de Paris, sans habiter Paris même.

Moi, j'habite décidément Palaiseau, où je me trouve très bien et
parfaitement tranquille. C'est un _Tamaris_ à climat doux, aussi retiré,
mais à deux pas de la civilisation. Je n'ai à me plaindre de rien. Mais
quel fonds de tristesse à savourer!... Cet enfant était tout mon rêve
et mon bien.--Encore, passe que je souffre de sa perte; mais mon pauvre
Maurice et sa femme! Leur douleur est amère et profonde. Ils l'avaient
si bien soigné!

Enfin, ne parlons plus de cela. Vous voilà triomphant d'avoir sauvé
votre chère fille. Embrassez-la bien pour moi et pour nous tous.

Nous allons courir ce mois prochain, avec Maurice et Lina, un peu
partout, avant de prendre nos quartiers d'hiver. Mais, comme nous
n'allons pas loin, si vous venez à Paris, j'espère bien que nous le
saurons à temps pour nous rencontrer. Il faudra vous informer de nous,
rue des Feuillantines, 97, où nous avons un petit pied-à-terre.

Merci de votre bon souvenir pour Marie. Elle est à Nohant en attendant
que Maurice et sa femme s'installent par ici. C'est à eux qu'en ce
moment elle est nécessaire.

Bonsoir, chers enfants. Que le malheur s'arrête donc et que la santé, le
courage et l'affection soient avec vous.

À vous de coeur.




DLXXII

A M. BERTON PÈRE, A PARIS

                                Palaiseau, septembre 1861.

Mon cher enfant,

J'étais tellement commandée par l'heure du chemin de fer, ce matin, que
je n'ai pas fait retourner mon fiacre pour courir après vous. J'aurais
pourtant voulu vous serrer la main et vous dire mille choses que je n'ai
pu vous écrire. D'abord M. de la Rounat avait complètement disparu
dans ses villégiatures de l'été, et je n'ai pu avoir de lui un mot
d'explication. Ensuite un cruel malheur m'a frappée. Mon fils a perdu
son enfant. J'ai été dans le Midi, et puis en Berry. J'ai pensé à
_Villemer_ et revu La Rounat presque à la veille de la reprise, que je
ne croyais pas si prochaine. J'ai eu enfin le récit de ses péripéties
à propos de vous, et je l'ai eu trop tard pour rien changer à ses
résolutions, puisque vous étiez en pleine _Sonora_[1] et qu'il faisait
répéter M. Brindeau. Le résultat final, c'est que M. Brindeau a très
bien joué; mais ce n'était pas une préoccupation égoïste qui me faisait
réclamer la connaissance des faits antérieurs à son engagement. Je
tenais bien plutôt à ne pas avoir été, à mon insu, prise pour complice
d'une _infidélité_ envers vous, à qui nous avons dû un si beau succès.
Après beaucoup de détails trop longs à retrouver, La Rounat m'a donné sa
parole d'honneur qu'au moment où il avait engagé Brindeau, M. Harmant
lui avait absolument refusé de vous rendre votre liberté, en lui
démontrant par _a_ plus _b_ que cela était impossible.

J'ai cette affirmation depuis si peu de temps, que je n'ai pu vous
l'écrire. Elle était, d'ailleurs, assez inutile. Ce à quoi je tenais,
c'est à vous dire qu'on avait tout fait sans me consulter et sans me
mettre à même de vous dire mes regrets et mes remerciements. Mais vous
n'avez pas douté de moi, j'espère, dans tout cela, et je compte bien que
nous livrerons encore ensemble quelque sérieuse bataille. Merci de tout
coeur pour la dernière, et, quand vous aurez une matinée à perdre, venez
(en me prévenant toutefois un jour d'avance) me voir à Palaiseau. Vous
me ferez un vrai plaisir.

A vous,

G. SAND.

  [1] Berton venait de jouer _les Pirates de la Savane_.




DLXXIII

M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, octobre 1864.

Cher ami,

Je vous réponds tout de suite pour le conseil que Maurice vous demande.
Du moment qu'ils ont franchi courageusement cette grande tristesse de
revenir seuls à Nohant, ce qu'ils feront de mieux, ces chers enfants,
c'est d'y vivre, tout en se réservant un pied-à-terre à Paris, où ils
pourront aller de temps en temps se distraire. S'ils organisent bien
leur petit système d'économie domestique, ils pourront aussi faire de
petites excursions en Savoie, en Auvergne et même en Italie. Tout cela
peut et doit faire une vie agréable; car j'irai les voir à Nohant, et il
faut espérer qu'il y aura bientôt une chère compagnie: celle d'un nouvel
enfant. Il n'en est pas question; mais, quand leurs esprits seront bien
rassis, j'espère qu'on nous fera cette bonne surprise. Alors il y aura
nécessairement deux ans à rester sédentaire pour la jeune femme; où
sera-t-elle mieux qu'à Nohant pour élever son petit monde?

Je vois bien maintenant, d'après leur incertitude, leurs besoins de
bien-être, leurs projets toujours inconciliables avec les nécessités et
les dépenses de la vie actuelle, qu'ils ne sauront s'installer, comme il
faut, nulle part. Ils peuvent être si bien chez nous, en réduisant la
vie de Nohant à des proportions modérées et avec le surcroît de revenu
que je leur laisse! Si mes arrangements avec les domestiques ne leur
conviennent pas, ils seront libres, l'année prochaine, de m'en proposer
d'autres et je voudrai ce qu'ils voudront. Qu'ils tâtent le terrain,
et, à la prochaine Saint-Jean, ils sauront à quoi s'en tenir sur leur
situation intérieure. Après moi, ils auront, non pas les ressources
journalières que peut me créer mon travail quand je me porte bien, mais
le produit de tous mes travaux; ce qui augmentera beaucoup leur aisance,
et, comme ils n'ont pas à se préoccuper de l'avenir, ils peuvent
dépenser leurs revenus sans inquiétude.

Je sais qu'il y a pour Maurice un grand chagrin de coeur et un grand
mécompte d'habitudes à ne m'avoir pas toujours sous sa main pour songer
à tout, à sa place. Mais il est temps pour lui de se charger de sa
propre existence, et le devoir de sa femme est _d'avoir, de la tête_
et de me remplacer. N'est-ce pas avec elle qu'il doit vieillir, et
comptait-il, le pauvre enfant, que je durerais autant que lui?

Attirez leur attention et provoquez leur conviction sur cette idée, que,
pour que je meure en paix, il faut que je les voie prendre les rênes
et mener leur attelage. Ce qui était n'était pas bien, puisqu'ils n'en
étaient pas contents et qu'ils m'en faisaient souvent l'observation.
J'ai changé les choses autant que j'ai pu dans leur intérêt, et je suis
toujours là, prête à modifier selon leur désir, mais à la condition que
je n'aurai plus la responsabilité de ce qui ne réalisera pas un idéal
qui n'est point de ce monde.

Je m'en remets à votre sagesse et aussi à votre adresse de coeur délicat
pour calmer ces chers êtres, que vous aimez aussi paternellement, et
pour les rassurer sur mes sentiments, qui sont toujours aussi tendres
pour eux.

A vous de coeur, cher ami. Quand venez-vous à Paris? Prévenez-moi dès à
présent, si vous pouvez; car, toutes affaires cessantes, je veux vous
voir à Palaiseau et ne pas me croiser avec vous.

Tendresses à votre femme. Parlez-moi d'Antoine, que j'embrasse de tout
mon coeur.

G. SAND.




DLXXIV

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Palaiseau, 24 octobre 1864.

Cher enfant,

Voilà la pluie, et, si elle dure quelques jours, j'interromprai mes
plantations et j'irai vous embrasser.

J'aurais mieux aimé les finir et rester plus longtemps avec vous.

Si tu as la tête cassée de chercher, je t'offre la pareille; car
j'essaye de tirer une pièce, soit de _Germandre_ pour le Vaudeville,
soit de _Mont-Revêche_ pour l'Odéon, et je vas de l'une à l'autre,
écrivant, effaçant, sans savoir encore par laquelle je commencerai;
et peut-être, en somme, ne ferai-je ni l'une ni l'autre. Ce sont des
douleurs d'enfantement, et il faut-bien passer par là. Si on n'en sort
pas vite, il faut se secouer, aller faire une bonne promenade, et, s'il
pleut, lire un ouvrage de science qui vous arrache tout à fait à la
fatigue du cerveau; car il ne faut pas commencer fatigué.

Voilà mon hygiène, et je sors de ces crises habituellement avec succès
ou du moins avec plaisir. Quelquefois aussi, après plusieurs essais pour
s'en distraire et s'y remettre, on reconnaît que le sujet ne vaut rien
ou qu'on n'est pas propre à s'en servir. On y renonce. On a perdu du
temps, c'est vrai; mais il n'est pas perdu, en ce sens qu'on a _réguisé_
l'instrument cérébral qui sert à composer, et il fonctionne mieux
ensuite pour un autre sujet. Rappelle-toi qu'avant de faire _Raoul_,
tu voulais faire _le Déluge_. J'ai bien commencé cent romans que
j'ai abandonnés; et ça ne doit pas décourager, à moins qu'on ne soit
_feignant_; mais il faut compter sur l'inspiration, qui ne se commande
pas et qui n'est point une intervention miraculeuse de _la muse_, mais
bien un _état_ de notre être, un moment de bonne harmonie complète entre
le physique et le moral. Ce moment n'arrive guère quand on le cherche
avec trop d'effort, parce que le corps en souffre et refuse au cerveau
ses forces vitales. C'est pourquoi je te dis de faire comme moi.

Ça ne va pas? Allons-nous promener, oublions, dormons; ça viendra demain
au moment où je n'y penserai plus. J'ai quelquefois trouvé ce que je
cherchais la veille, en cherchant autre chose le lendemain.




DLXXV

A M. EDOUARD, RODRIGUES, A PARIS

                                Palaiseau, vendredi soir,
                                29 octobre 1864.

Cher ami,

Je ne sors pas de mon petit jardin, où je fais planter et déplanter,
et je n'écris guère, c'est vrai! figurez-vous tous les préparatifs
indispensables pour une installation d'hiver, et plus la maison est
petite! plus il est difficile d'y être bien sans de grands soins. Nous
arriverons à y avoir chaud; il est bien nécessaire de n'avoir pas les
doigts engourdis pour griffonner. Je me plais on ne peut plus dans ce
petit coin. Pourtant je, vais passer quinze jours auprès de mes pauvres
enfants à Nohant. Ils ne s'y habituent guère sans moi, surtout sous le
coup de ce chagrin encore si saignant de la perte du pauvre petit.

Comme vous me lisez souvent, cher ami! Je suis toute honteuse-et tout
effrayée, moi qui ne me relis que contrainte et forcée! J'ai peur que
vous ne vous dégoûtiez de cet écrivain trop, fécond! Il m'amuse si peu,
que, ayant à faire une pièce qu'on me demande, avec _Mont-Revêche,_ je
n'ai pas le courage de relire le livre!

A vous.

G. SAND,




DLXXVI

A MADAME LINA SAND, A NOHANT

                                Palaiseau, novembre 1864.

Ma belle Cocote,

Tu es bien gentille d'être _sage_ et mieux portante. Si je t'ai donné du
courage, c'est en ayant celui de ne pas te parler de mon propre chagrin.
L'oublier et en prendre son parti est impossible; mais vivre quand même
pour faire son devoir, pour consoler ceux qu'on aime et les aider à
vivre, voilà ce qui est commandé par le coeur. La philosophie, la
religion même sont par moments insuffisantes; mais, quand on aime, on
doit avoir la douleur bonne, c'est-à-dire aimante. Aide donc ton Bouli
à moins souffrir; et à se fortifier par le travail et l'espérance d'un
meilleur avenir. Il peut être encore si beau pour vous deux, sous tous
les rapports! Ne le gâtez pas parle découragement. La destinée et le
monde abandonnent ceux, qui s'abandonnent eux-mêmes.

Moi, j'ai bon espoir pour la pièce; Bouli te donnera tons les détails
que je lui écris. Je suis désolée que tu aies commandé un chapeau, je
t'en envoie trois: un chapeau, une toque et un chapeau rond; c'est-tout
ce qui se porte, et à volonté, selon qu'il fait chaud, froid ou doux:
_modes de cour_, rien que ça! La loque est, selon moi, un bijou; le
chapeau noir et rose, tout ce qu'il y a de plus distingué pour faire des
visites, quand il gèle.

Je regrette mes pauvres pigeons blancs. Il y a certainement une fouine
ou une belette ou un rat qui les menace. Peut-être une chouette dans
l'arbre; il faudrait déplacer leur maisonnette et la mettre contre un
mur.

Si les petites poules et les faisans vous ennuient, donnez les poules
à Léontine et les faisans à Angèle, ou à madame Duvernet, ou à madame
Souchois. Je crois que c'est encore celle-ci qui endura le plus de soin
et à qui ça fera le plus de plaisir.

J'ai vu madame Arnould-Plessy, qui m'a chargée de t'embrasser. Dumas
se marie décidément avec madame Narishkine. Je vas me remettre à
_Mont-Revêche_ et faire planter mon jardin. Rien de nouveau d'ailleurs.
Je n'ai pas eu le courage d'aller voir ta maman et je n'ai pas voulu
la faire venir, souffrante et par ce temps de Sibérie. Il faut laisser
passer ça. Je me payerai de ne pas faire de visites de jour de l'an, et
on ne m'en fera pas, Dieu merci. Je plaindrais ceux qui en auraient le
courage!

On me dit qu'à Palaiseau l'hiver se fait plus _à la fois_ que chez nous
et que les gelées de mai, si désastreuses dans le Berry, sont tout à
fait exceptionnelles. C'est ce qui m'explique que les environs de Paris
ont presque toujours des fruits. Au reste, nous verrons bien.

Je te _bige_ quatorze mille fois; donnes-en un peu à ton Bouli. Je ne
veux pas encore m'intéresser au _roman antédiluvien_. Je veux qu'il
pense à sa pièce, c'est la grosse affaire. Ça réussira ou non, mais ça
doit être _tenté_.




DLXXVII

A M. PHILIBERT AUDEBRAND

                                Paris, 23 décembre 1864.

Je viens, monsieur, vous demander un léger service, votre bienveillance
ne me le refusera pas.

Pour beaucoup de raisons qui ne vous intéresseraient nullement et qui
seraient longues à dire, il m'importe personnellement de ne pas laisser
publier trop d'erreurs sur mon compte. On vous a complètement trompé en
vous disant que je faisais bâtir _des villas_. Ma position est des plus
modestes et je n'ai pu seulement avoir l'idée qu'on me prête.

Comme la chose par elle-même est bien peu intéressante pour le public,
ayez l'obligeance d'écrire vous-même deux lignes de rectification. Je
vous en serai reconnaissante.

GEORGE SAND.




DLXXVIII

A M. FRANCIS MELVIL, A PARIS

                                Paris, 23 décembre 1864.

Monsieur,

J'ai reçu ces jours-ci votre lettre du 7 novembre, après une absence
de six semaines et plus. Tout ce que je peux faire pour vous, c'est
d'engager la personne chargée dans la maison Lévy de l'examen des
manuscrits, à prendre connaissance du vôtre le plus tôt possible. Quant
à influencer le jugement d'un éditeur sur les conditions de succès d'un
ouvrage, c'est la chose impossible. Ils vous répondent avec raison, que,
ayant à faire _les frais_ de la publication, ils sont seuls juges _du
débit_. Ce sont là des raisons prosaïques, mais si positives, que,
après avoir essayé _plusieurs centaines de fois_ de rendre des services
analogues à celui que vous réclamez de moi, j'ai reconnu la parfaite
inutilité de mes instances. Il n'y aurait donc pour vous aucun avantage
à ce que je prisse connaissance de votre manuscrit; et comment
d'ailleurs pourrais-je le faire? J'ai des armoires pleines de manuscrits
qui m'ont été soumis, et ma vie ne suffirait pas à les lire et à les
juger. Les éditeurs sont encore plus encombrés; mais ils ont des
fonctionnaires compétents qui ne font pas autre chose et qui, tôt ou
tard, distinguent les ouvrages de mérite. Soyez donc tranquille: si les
vôtres sont bons, ils verront le jour. La personne qui fait cet examen
chez MM. Lévy est impartiale et capable. L'intérêt des éditeurs répond
de votre cause si elle est bonne.

Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.




DLXXIX

A M. ÉDOUARD DE POMPÉRY, A PARIS

                                Paris, 23 décembre 1864.

Cher monsieur,

Je n'ai encore pu lire votre livre. Je ne fais pas de mon temps ce qui
me plaît; mais j'ai lu l'article de la _Revue de Paris_ et je ne serai
pas parmi vos contradicteurs. Je pense comme vous sur le rôle que la
logique et le coeur imposent à la femme. Celles qui prétendent qu'elles
auraient le temps d'être députés et d'élever leurs enfants ne les ont
pas élevés elles-mêmes; sans cela, elles sauraient que c'est impossible.
Beaucoup de femmes de mérite, excellentes mères, sont forcées, par le
travail, de confier leurs petits à des étrangères; mais c'est le vice
d'un état social qui, à chaque instant, méconnaît et contrarie la
nature.

La femme peut bien, à un moment donné, remplir d'inspiration un rôle
social et politique, mais non une fonction qui la prive de sa mission
naturelle: l'amour de la famille. On m'a dit souvent que j'étais
arriérée dans mon idéal de progrès, et il est certain qu'en fait de
progrès l'imagination peut tout admettre. Mais le coeur est-il destiné à
changer? Je ne le crois pas, et je vois la femme à jamais esclave de son
propre coeur et de ses entrailles. J'ai écrit cela maintes fois et je le
pense toujours.

Je vous fais compliment des remarquables progrès de votre talent, la
forme est excellente et rend le sujet vivant et neuf, en dépit, de tout
ce qui a été dit et écrit sur l'éternelle question.

Bien à vous.

GEORGE SAND.




DLXXX

A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE,

A ANGERS

                                Palaiseau, 31 décembre 1864.

Mademoiselle,

Le récit que vous me faites m'a vivement touchée; ce que j'y vois
surtout, c'est votre immense bonté, c'est votre vie entière consacrée
à faire des heureux ou des _moins malheureux_. Comment, avec cette âme
pleine de tendres souvenirs, et cette conscience d'avoir fait tant de
bien, pouvez-vous être triste et découragée? c'est vraiment douter de la
justice divine. Et justement vous ne croyez pas aux peines éternelles!
que craignez-vous donc de Dieu? est-ce que son appréciation de nos
fautes peut être jugée par nous et mesurée selon nos idées?

Je me suis dit bien souvent, quand je me suis vue forcée de reprendre
les autres, de gronder un enfant, et même d'enfermer un animal: «Certes
Dieu n'est pas _juste_ à notre manière. S'il connaissait la nécessité de
châtier, de réprimer, de punir, il serait malheureux; son coeur serait
brisé à toute heure; les larmes et les cris des créatures navreraient sa
bonté. Dieu ne peut pas être malheureux; donc, nos erreurs n'existent
pas comme un mal devant lui. Il ne réprime pas même les criminels les
plus odieux; il ne punit pas même les monstres. Donc, après la mort, une
vie éternelle, entièrement inconnue, s'ouvre devant nous. Quelle qu'elle
soit, notre religion doit consister à nous y fier entièrement; car Dieu
nous a donné l'espérance et c'était nous faire une promesse. Il est la
perfection: rien des bons instincts et des nobles facultés qu'il a mis
en nous ne peut mentir.»

Vous savez tout cela aussi bien que moi, et vous vous rendez bien compte
de l'état maladif qui fait naître vos terreurs et vos doutes. Je crois,
mademoiselle, que votre devoir est de les combattre, et de traiter votre
maladie morale très sérieusement: c'est un devoir religieux auquel vous
devez vous soumettre. Vous n'avez pas le droit de laisser détériorer
votre intelligence, pas plus que votre santé. Ouvrage de Dieu, nous
devons nous conserver purs de chimères et d'insanités. Allez donc vivre
ailleurs qu'à Angers, dont le séjour vous rejette dans le délire. Allez
n'importe où; pourvu que vous y ayez le théâtre et la musique, puisque
vous en ressentez un si grand bien. Faites cela par amitié pour ceux qui
ont de l'amitié pour vous, faites-le aussi pour votre conscience, qui
vous défend l'abandon de vous-même.

Agréez tous mes sentiments affectueux et dévoués.

GEORGE SAND.




DLXXXI

A M. LADISLAS MICKIEWICZ, A PARIS

                                Paris, 11 janvier 1865.

Monsieur,

J'ai reçu le bel ouvrage de M. Zaleski, et je vous prie de lui en
témoigner ma gratitude et ma satisfaction. J'ai reçu aussi les ouvrages
que vous avez publiés et que vous avez bien voulu m'envoyer. Je suis
touchée de votre souvenir et je n'ai pas besoin de vous dire que je sais
apprécier votre talent d'écrivain et l'ardeur de votre patriotisme. Je
regrette de n'avoir, dans cette question palpitante, aucune lumière à
laquelle j'ose me livrer entièrement. Je vois un conflit terrible entre
des hommes qui ont tous combattu pour leur patrie, ou que le malheur
a tous frappés, et qui se reprochent mutuellement ce commun désastre:
c'est l'histoire de tous les désastres! En France, nous avons été
divisés aussi par la défaite; et quelle force, quelle sagesse il faut
avoir, dans ces moments-là, pour ne pas se maudire et s'accuser les uns
les autres! Il faudrait, pour prononcer, être initié tout à coup aux
clartés que l'histoire seule pourra tirer des faits divers mis en
présence. Je ne me suis pas sentie autorisée à instruire, dans ma pensée
et dans ma conviction, ces grands procès politiques, où tant de détails
sont à contrôler, tant d'accusations à vérifier soi-même. Il y faudrait
toute une vie exclusivement consacrée à l'enquête immense que l'avenir
seul pourra mettre sous nos yeux. Vous êtes bien jeune pour ce travail
d'exploration! et ne craignez-vous pas de vous tromper? Des appels à
l'indignation publique contre telle ou telle figure historique n'ont-ils
pas le danger de désaffectionner de l'oeuvre commune? Ils consternent un
peu ma conscience, je vous le confesse, et je n'ose vous dire que vous
faites bien de montrer les plaies de la Pologne avec cette absence de
ménagement.

Je n'ose pas non plus vous dire que vous faites mal; car vous obéissez
à l'emportement d'une passion vraie, et, comme tout ce qui arrive
doit servir à tout ce qui doit arriver, peut-être faut-il que vous
accomplissiez la rude tâche que vous vous imposez. La vérité ne se fait
qu'avec ce qui la provoque; car, d'elle-même, elle est paresseuse à se
montrer, et tant d'obstacles sont entre Dieu et nous!

Agréez, monsieur, l'expression de ma sollicitude _quand même_, et _parce
que_.

GEORGE SAND.




DLXXXII

A M. NEPFTZER, DIRECTEUR DU _TEMPS_, A PARIS

                                Palaiseau, 12 janvier 1865.

Il est piquant sans doute de se réveiller en apprenant, par la voie
des journaux, des nouvelles de soi-même, nouvelles que l'on ignorait
complètement.

J'apprenais ainsi, il y a quelques jours, que j'avais acheté un terrain
et que j'allais y faire bâtir un hôtel très curieux et très original.
Cette fortune venue en rêve ne me fâchait pas; mais la construction
de l'hôtel ainsi annoncée m'embarrassait beaucoup. Je ne suis pas
architecte et je n'aime pas à bâtir. Aussi, en me frottant les yeux, me
suis-je trouvée fort aise de n'avoir pas le moindre capital à placer et
de ne pas être forcée de tenir les promesses du journal à ses abonnés.

Il a été annoncé aussi dans plusieurs journaux que je faisais pour
l'Odéon une pièce tirée de mon roman de _Valvèdre_, chose à laquelle
je n'ai jamais songé. Enfin voici _le Temps_ qui va envoyer bien des
visiteurs se casser le nez à ma porte, en annonçant mon arrivée à Paris.

Il paraît que le but de mon installation à Paris est d'assister aux
répétitions d'une pièce que mon fils a présentée à l'Odéon. Comme toutes
ces nouvelles n'ont rien de malveillant, j'espère que les rédacteurs
voudront bien comprendre qu'elles peuvent mettre, dans la vie des gens
quelconques, certains quiproquos embarrassants et leur faire écrire à
leurs amis et connaissances mystifiés beaucoup de lettres inutiles. Je
leur en demande donc la rectification bénévole. Je n'ai pas gagné à la
loterie, je ne fais rien bâtir, je fais une pièce dont le titre n'est
pas fixé et dont le sujet n'est pas tiré de _Valvèdre_. Mon fils n'a pas
fait de pièce pour l'Odéon, et, quand il sera en répétition, il s'en
occupera lui-même. Enfin, je ne suis pas à Paris, et il n'y a absolument
rien, dans ma vie, qui offre le moindre intérêt de nouveauté et de
curiosité au public parisien.

GEORGE SAND




DLXXXIII

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

                                Palaiseau, 15 janvier 1865.

Cher ami,

Combien je suis touchée de tout ce que vous m'écrivez! Vos souffrances,
votre courage invincible, votre affection pour moi, voilà bien des
sujets de douleur et de joie. Vous vous êtes cramponné à l'exil, et il a
bien fallu vous admirer, malgré les prières et les regrets.

Mais, si vous avez eu un moment de santé suffisante, comme Nadar me le
disait, pourquoi n'en avoir pas profité pour chercher, ne fût-ce que
momentanément, un climat meilleur pour vous? Vous parlez si peu de
vous-même, vous faites si bon marché de votre mal, qu'on ne sait pas ce
qui peut l'alléger.

Pour ma part, j'ai une foi, c'est qu'il n'y a pas de maladies
incurables. La médecine avancée commence à le croire; moi, je l'ai
toujours cru, et je me dis que c'est un devoir envers l'avenir, envers
l'humanité, de vouloir guérir. J'ai eu, il y a quatre ans, une fièvre
typhoïde: il m'est resté une maladie de l'estomac qui a duré trois ans
et qui était qualifiée de _chronique_. M'en voilà guérie, mais aussi je
l'ai voulu.

Et, pourtant, croyez bien que je pourrais dire avec vous: _Ma vie a été
triste!_ Elle a été, elle sera toujours pleine d'atroces déchirements,
et mon fonds de gaieté intérieure ne me préserve pas des accablements
complets. J'ai perdu, l'été dernier, mon petit Marc, l'enfant de Maurice
et de sa gentille compagne, la fille de Calamatta. Le pauvre petit avait
un an, il était né le 14 juillet; le jour de son premier anniversaire,
son agonie a commencé. Il était joli et intelligent déjà. Quelle
douleur! nous n'en sommes pas encore revenus; et, pourtant, je demande,
je _commande_ un autre enfant; car il faut aimer, il faut souffrir, il
faut pleurer, espérer, créer, _être_; il faut vouloir enfin, dans tous
les sens, divin et naturel. Mes pauvres enfants ne me répondent encore
que par des larmes; ils ont trop aimé ce premier enfant, ils craignent
de ne pas aimer le second; ce qui prouve, hélas! qu'ils l'aimeront trop
encore! mais peut-on se dire qu'on limitera les élans du coeur et des
entrailles?

Vous me dites, ami, que vous me comparez quelquefois à la France; je
sens du moins que je suis Française, à cette conviction souveraine,
qu'il ne faut pas compter les chutes, les blessures, les vains espoirs,
les cruels écrasements de la pensée, mais qu'il faut toujours se
relever, ramasser, rassembler les lambeaux de son coeur accrochés à
toutes les ronces du chemin, et aller toujours à Dieu avec ce sanglant
trophée.

Me voilà loin de mon sermon sur la santé; pourtant, j'y reviens
naturellement. Votre vie est précieuse, quelque brisée ou déchirée
qu'elle soit. Faites donc tout au monde pour _nous_ la garder.

Adieu, ami; je vous aime. Maurice aussi, lui!

GEORGE SAND.




DLXXXIV

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME)
A PARIS

                                Palaiseau, 7 février 1865.

Voilà votre victoire annoncée dans les journaux, mon grand ami! C'est un
beau soleil d'Austerlitz que ce jour brumeux de février. Il ne fera
pas brailler tant de trompettes, mais on en célébrera plus longtemps
l'anniversaire. C'est votre oeuvre, on le saura et on s'en souviendra.
Moi, je n'oublierai pas que vous avez passé avec nous, dans un petit
coin, la soirée après ce beau combat, et, en vous écoutant, j'aurais
oublié les heures; je crains que nous n'ayons abusé de votre bonté, nous
qui n'avons rien de mieux à faire que de vous entendre, tandis que,
vous, vous avez tant de grandes et bonnes choses à accomplir.

Le bonheur est une abstraction en même temps qu'une réalité, quoi qu'en
disent les philosophes. Durable et certain à l'état d'_idéal_ pour qui
en connaît la vraie et haute nature, il est _momentané_ et puissant à
l'état de _réalité_, quand les faits servent l'idéal. Donc, portant en
vous la vraie notion du bonheur, qui est de le répandre et de le donner,
vous en savourez quelquefois la sensation, quand les faits obéissent à
votre ardente et généreuse volonté.

Soyez donc heureux, puisque le bonheur est une conquête et que vous
venez de gagner une belle bataille. Les jours de dégoût et de fatigue
reviendront. Le bonheur à l'état de réalité complète n'est pas une chose
permanente pour l'homme; mais il vous restera à l'état d'idéal, augmenté
du souvenir des victoires; et la morale de ceci est qu'il faut
combattre toujours pour augmenter votre trésor de force et de foi. La
reconnaissance des hommes, ce qu'on appelle la gloire n'est qu'une
conséquence, un accessoire peut-être! vous l'aurez. Mais votre but est
plus élevé. Vous n'êtes pas pour rien de la race ambitieuse du bien, qui
lutte en ce siècle contre la race ambitieuse d'argent. Vous avez des
forces à dépenser, c'est déjà un bonheur que d'être riche en ce sens-là.

J'ai reçu vos invitations en règle; merci de votre bon souvenir. Mais
me voilà au coin du feu avec la grippe, et, pour quelques jours, je
lutterai sans grand effort contre la fièvre.

Ce ne sera rien; je penserai à vous et je parlerai de vous, ayant auprès
de moi quelqu'un qui ne demande que cela.

Avez-vous pensé, en vous en allant tout seul, à pied, depuis le
Panthéon, les mains dans vos poches, au clair de la lune, que, dans cent
ans d'ici, la France, le monde par conséquent vivrait, grâce à vous,
d'une autre vie?

Du haut du Panthéon quelque chose a dû vous parler et vous crier:
«Marche!»

A vous de coeur toujours et toujours plus.

G. SAND.




DLXXXV

AU MÊME

                                Palaiseau, 9 mars 1865.

Cher prince, vous me disiez bien que rien n'était fait puisqu'il y avait
encore à faire. Le désaveu de M. Duruy et de votre généreuse inspiration
ne vous surprend peut-être pas; mais il doit vous fâcher. Moi, Je n'en
suis pas contente, oh! non. Mais c'est partie remise, j'espère, et vous
emporterez d'assaut la citadelle à la première occasion. Il y a là une
belle question à plaider devant le pays. Vous la plaiderez, n'est-ce
pas?

Je ne sais pas si on vous a envoyé, comme je l'avais demandé, l'épreuve
de mon article sur la _Vie de César_. Je n'ai pas dû me demander si elle
plairait ou non à l'illustre auteur.

Tout en rendant hommage au talent réel et considérable, je ne puis
accepter la thèse, et j'ai failli dire que, comparer l'oeuvre de César,
cet _acheteur de consciences_, à l'oeuvre, peut-être blâmable à certains
égards, mais du moins _intègre_ et vraiment fière de Napoléon Ier me
paraissait un blasphème. Je l'aurais dit si je n'eusse craint d'empiéter
sur le domaine de la politique, interdite au petit journal où j'insère
cet article, à la demande de mon éditeur.
                
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