George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
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Vous m'avez fait espérer que je vous verrais un de ces jours, mon grand
ami. J'ai tellement peur de vous manquer, que je ne bougerai pas de la
semaine. Je vous aime de tout mon coeur.

G. SAND.




DLXXXVI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

                                Palaiseau, 26 mars 1865.

Cher ami,

D'abord, dites à Angèle que je la remercie de sa pelote et de sa
charmante lettre; j'attends encore que les dames Fleury m'envoient la
première. Berthe m'a promis de me la faire parvenir, et puis Lina,
et personne ne m'a tenu parole. Il faudra donc que j'aille moi-même
réclamer mon bien; mais je vais très peu à Paris, et, quand j'y vais,
c'est toujours pour quelque affaire pressée. Il y a des siècles que je
n'ai fait de visites à mes amis. Il fait si froid et si humide pour se
promener en sapin, que je remets au printemps les courses qui ne sont
pas absolument obligatoires. Mes enfants sont paresseux pour venir à
Palaiseau. Je le leur pardonne; ils ont été enrhumés comme des loups, et
je suis un peu loin du chemin de fer, sans omnibus ni fiacre, avec des
chemins souvent _chétifs_; mais je sais que la pièce de Maurice est
reçue pour l'hiver prochain au Châtelet, et que son roman a paru.

Votre étude sur César est bien plus savante et plus approfondie que la
mienne, et je la relirai avec soin quand je rendrai compte du second
volume. Mais le journal qui m'a demandé ce travail et que je tiens à
obliger parce qu'il appartient à Michel Lévy, mon éditeur, et qu'il est
dirigé par notre ami Aucante, ne souffre ni longs développements, ni
érudition trop sérieuse, ni allusions politiques. Il y en avait déjà
un peu trop dans mon premier article. Mais, quant au jugement sur
l'ouvrage, je n'ai pas eu à surmonter l'embarras que vous me supposez.
Si j'eusse trouvé l'ouvrage mauvais, comme le journal n'eût pas inséré
une critique trop rude, je n'eusse pas fait l'article. C'était bien
simple. Je suis la première personne qui ait été à même de le lire, et
mon compte rendu est le premier qui ait été fait. J'étais donc très
libre de mon jugement et j'ai trouvé que le livre avait du mérite. Je
savais pertinemment qu'il était tout entier, et sans correction aucune,
du fait de celui qui le signe. Donc, je devais mon éloge impartial au
talent, qui est réel. Quant à approuver la préface et à admirer César,
le diable ne m'aurait pas fait départir de ma façon de penser, et je
dois dire qu'on a bien pris la chose.

Cette publication sera un bien, en ce sens que, de tous côtés, on se met
à faire ce que nous faisons: on démolit César, avec un peu plus ou
un peu moins d'indulgence ou de passion; la critique le découronne
généralement et il ne sortira pas blanc de la sellette où le livre
impérial le fait asseoir. Bien peu de gens, en somme, savent l'histoire,
et il est bon qu'on leur mette le nez dessus. Le livre n'aura pas de
succès. C'est un talent froid et concis, sans profondeur réelle et qui
n'a d'intérêt littéraire que pour les gens du métier. Encore tous ne
sont pas comme moi, qui suis un peu panthéiste en fait d'art et qui aime
toutes les manières, celles qui sont un peu exubérantes et celles qui
ne le sont pas du lout. J'aime ce qui est bien fait, n'importe par quel
procédé, et, pour mon compte, je n'en ai pas, ou, si j'en ai, c'est sans
m'en rendre compte. Les lettrés sont généralement plus forts que moi sur
ce point, et, quant au gros public, peu lui importe qu'on serve l'erreur
ou la vérité, pourvu qu'on l'amuse ou l'étonne. Or il ne trouvera dans
le livre impérial rien d'assez épicé pour lui et il ne l'achètera pas,
c'a été ma première impression. Heureusement que les éditeurs n'ont
pas de droits d'auteur à payer; car ils auraient fait là une mauvaise
affaire.

Mais en voilà bien assez sur cela.

Quel rude et long hiver! J'attends la chaleur avec impatience. Du reste,
je me plais ici: pays charmant, braves gens, solitude, silence, ouvriers
_avancés_ et pourtant sages, paysans laborieux, culture admirable, ni
mendiants ni voleurs, pas de Parisiens, pas de flaneurs sur les chemins.
Ce coin est inconnu, et, si ce pauvre Jean-Jacques l'eût découvert, il
n'y serait pas mort de chagrin.

Bonsoir, mes chers enfants; embrassez pour moi les beaux mioches;
rappelez-moi au souvenir de tous nos amis communs.

G. SAND.

Vous me demandez si je travaille. Oui certes, puisque je suis encore de
ce monde. Je fais en même temps un roman pour ce printemps et une pièce
pour l'hiver prochain. J'ai découvert que l'un me reposait de l'autre,
et ça m'amuse comme ça.




DLXXXVII

A M. LOUIS RATISBONNE, A PARIS

                                Palaiseau, 30 mars 1865.

Votre bienveillante sympathie pour moi m'enhardit à vous demander,
monsieur, votre appui pour mon fils. Son livre[1], très enjoué à la
surface, a, je crois, beaucoup de fond, car il fait revivre une figure
de fantaisie que l'on peut croire historique, puisqu'elle résume une
phase de _l'état humain_, si je puis dire ainsi. L'étude de cet être
évanoui, l'homme d'il y a cinq cents ans, avec toutes ses erreurs, tous
ses déportements, ses notions fausses, ses qualités natives, sa rudesse,
son aveuglement et sa bonté, offre, je crois, quelque chose de plus
sérieux que le récit des aventures arrangées pour le plaisir du lecteur;
et, comme les aventures ne manquent pourtant pas dans ce roman et sont
amusantes quand même, je crois, sans trop de prévention, maternelle,
qu'il mérite quelque attention et l'encouragement de la critique
sérieuse.

Me pardonnerez-vous de vous demander la vôtre pour qui n'oserait pas
vous la demander lui-même, en vous promettant que nous en serons tous
deux très flattés et très reconnaissants?

Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

  [1] _Raoul de la Chastre_, qui venait de paraître, chez Michel Lévy.




DLXXXVIII

A M. LEBLOIS, PASTEUR, A STRASBOURG

                                Palaiseau, 17 mai 1865.

J'apprends, monsieur, de quelle mortelle douleur vous avez été frappé.
Ce n'est pas à vous, âme profondément religieuse, qu'il faut parler
de courage et de foi. Vous en avez pour nous tous, pour vous-même par
conséquent. Mais le courage et la foi n'empêchent pas la douleur d'être
vive et cruelle, et vos amis, en respectant votre vraie piété, n'en
plaignent pas moins votre infortune. Que leur affection et leur
sollicitude adoucissent, autant que possible, le déchirement de votre
âme, et veuillez me compter, monsieur, parmi ceux qui vous portent le
plus sincère et le plus fervent intérêt.

GEORGE SAND.




DLXXXIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON.(JÉROME).
A PARIS

                                Palaiseau, 1er juin 1865.

Cher grand ami,

Maurice m'envoie pour vous un mot du coeur que je vous transmets.

Si vous étiez un ambitieux, je vous dirais que ce qui arrive est bien
heureux pour vous et vous place bien haut! Mais vous aimez le progrès
pour lui-même et vous souffrez quand il s'arrête, même à votre profit.
Et puis vous êtes loyal et votre âme souffre d'être méconnue. Je sens
tout cela et je suis indignée de voir l'esprit du passé souffler sur
toutes les idées vraies.

Quelle triste situation que celle d'un homme qui rêve le pouvoir absolu,
et qui croit l'atteindre en étouffant la vérité! tout cela, voyez-vous,
c'est la _faute à_ César. On rêve de résumer, en soi une sagesse
providentielle, et on oublie que les hommes d'aujourd'hui ont tous
reçu de la _Providence_, c'est-à-dire de la loi qui préside à leur
émancipation, une dose de sagesse qu'il faut connaître et consulter
avant d'oser dire: «Il n'y a qu'un maître et c'est moi!» Comme c'est
vieux, cette doctrine de l'autorité d'un seul, et comme c'est vide
au temps où nous vivons! comme le genre humain tout entier proteste,
sciemment ou non, contre cette chimère! C'est le fatal chemin de
l'éternel désastre.

Dormez tranquille, votre conscience est en paix. Vous pouvez rire de
ceux qui disent: «Il veut le bien, donc il a de mauvais desseins.»

Plaignez ceux qui pensent ainsi et comptez que la France n'est pas avec
eux et vous rend justice. Quel beau et noble talent vous avez! On ne
pourra jamais vous empêcher d'être ce que vous êtes. Il n'est pas
adroit, si l'on s'en inquiète, de le manifester publiquement.

G. SAND.




DXC

A M.

                                Palaiseau, 9 juin

Cher monsieur,

J'ai lu votre livre. Il est savant, ingénieux, clair et intéressant au
possible. Il me laisse toutefois au point où il m'a prise. Je savais
bien que Jésus croyait à la résurrection des corps, et je suis d'autant
plus persuadée que sa doctrine était la continuation de la vie humaine
ou la réapparition personnelle dans la vie humaine, que vous établissez
sans réplique la source de cette croyance, son histoire, sa raison
d'être, son lien avec le passé, enfin tout ce qui constitue le fait
historique, peu connu jusqu'ici dans ses détails. Mais votre conclusion
ne me soumet pas. En croyant à l'immortalité du corps, Jésus et ses
aïeux croyaient à celle des âmes, par la raison qu'il n'est pas de
corps sans âme. Il était donc spiritualiste sans être exclusivement
spiritualiste. Vous, vous êtes exclusivement spiritualiste; je ne peux
pas comprendre cette doctrine, par la raison qu'il ne me semble pas
possible _d'affirmer_ des âmes sans corps.

Vous avez mille fois raison de placer Dieu et la forme de notre
immortalité dans la région de l'impénétrable. Mais qui dit
_l'immortalité_ dit _la vie_. La vie est une loi que nous connaissons;
elle ne se manifeste pas pour nous dans la séparation de l'âme et du
corps, dans la pensée sans organes pour se manifester. Nous ne pouvons
donc pas nous faire la moindre idée d'une vie spirituelle qui soit
purement spirituelle; et je ne peux pas vous dire que je crois à une
chose dont je n'ai pas la moindre idée.

Jésus se trompait sur les conditions de la résurrection, nous n'en
doutons pas; mais il me semble que, quant au principe de la vie, il le
comprenait bien, ou du moins aussi bien qu'il est donné à I'homme de le
comprendre. Que l'âme se revête d'un corps de chair ou de fluide, il ne
lui en faut pas moins quelque chose à animer, ou bien elle n'est plus
une âme, elle n'est rien. Nous savons qu'il y a des planètes légères,
relativement à nous, comme le liège, comme le bois, etc. Elles n'en sont
pas moins des mondes, et leur existence est tout aussi matérielle que la
nôtre.

Socrate n'est pas si clair qu'il vous paraît. Je pense qu'il croyait
bien que son âme revêtirait un autre corps; quoiqu'il semble souvent
dire le contraire par la bouche du _divus Plato._ Ailleurs, Platon voit
les âmes faire elles-mêmes leur destinée, courir où leurs passions les
emportent, et, là, il donne la main à Pythagore. Si les âmes ont des
passions bonnes, ou mauvaises, elles sont _organisées_.--Autrement?

Enfin, vous aurez encore beaucoup à nous dire là-dessus; car votre
hypothèse laisse une lacune philosophique des plus graves. Pardon de mes
objections, cher monsieur. Vous êtes si sympathique et vous paraissez si
bon, qu'on vous doit de dire ce qu'on pense.

G. SAND.




DXCI

A M. LOUIS ULBACH, A PARIS

                                Palaiseau, 27 juin 1865.

Cher monsieur,

Combien je suis heureuse d'avoir à vous remercier! Quand votre loyale et
forte main signe un brevet de talent, l'apprenti passe maître et prend
son rang; Vous avez surtout senti ce qui ne pouvait échapper à un coup
d'oeil comme le vôtre, mais ce qu'il était bien utile pour mon fils de
dire au public vulgaire: c'est qu'il a une individualité qui est bien
sienne et qu'aucune direction n'a pu lui donner. Tout mon rôle, à moi,
était de ne pas la lui ôter et de comprendre sa réelle valeur. C'est à
quoi je me suis attachée toute ma vie, et j'en suis récompensée, le jour
où vous me prouvez, vous en qui je crois, que je ne me suis pas fait
d'illusions maternelles sur cette valeur de talent.

Votre appréciation, si franche et si délicate, est une joie réelle pour
moi, et je vous remercie du fond du coeur d'avoir lu le livre avec cette
conscience et cet esprit de généreuse protection. J'envoie l'article à
Maurice, qui est à Nohant avec sa femme. Tous deux seront bien heureux
et bien reconnaissants.

Et votre livre, à vous, ce livre dont vous me parliez à l'Odéon, est-il
publié? Je ne sais rien là où je suis, garde-malade affligée, et blessée
par-dessus le marché, par suite d'une chute. Quand vous paraîtrez, ne
m'oubliez pas. Je vous serre les mains, cher confrère, et suis, avec
affection, tout à vous.




DXCII

A MAURICE SAND A NOHANT

                                Palaiseau, 29 juin 1865.

Bouli,

Je t'enverrai demain ton manuscrit et tes articles. Mais tu me troubles
fort en me demandant conseil. Pour tout ce qui est _érudition_, tu es
plus ferré que moi; moi, je pense au succès, et je voudrais t'épargner
les critiques qui ont écrasé _Salammbô_, ouvrage très fort, très beau,
mais qui n'a vraiment d'intérêt que pour les artistes et les érudits.
Ils le discutent d'autant plus, mais il le lisent, tandis que le public
se contente de dire: «C'est peut-être superbe, mais les gens de ce
temps-là ne m'intéressent pas du tout.» Tu en risquais autant avec ton
moyen âge; tu as su vaincre la difficulté et rendre la chose amusante
pour le gros public en même temps qu'appréciable aux artistes.

Il faut trouver moyen de faire le même tour de force pour ton _Coq_. Or
il sera très indifférent au public et aux journalistes, qui ne sont
pas érudits,--tu peux t'en apercevoir,--que tes personnages soient les
ingénieuses personnifications des races antiques. Cela plairait à des
savants dans la partie; mais combien y en a-t-il? Et le peu qu'il y en a
ne te liront même pas: il suffit qu'une chose s'appelle roman pour qu'il
ne l'ouvrent jamais.

Donc, ta science sera perdue et te nuira, si c'est en vue de la science
que tu fais ton livre. Il est amusant et plein de grandissimes qualités,
c'est bien; mais il y faut une base qui manque. Il faut un ton,
c'est-à-dire une forme, un style qui rattache l'esprit du lecteur à une
époque connue de lui. Plus tu la prendras moderne, plus tu auras de
lecteurs. La couleur _indiano-persane_ en aura dix sur cent; personne ne
la connaît. La couleur d'Apulée en aura cent sur cent: le type de _l'Âne
d'or_ est devenu populaire. Tu vois que c'est bien important, et je te
croyais fixé là-dessus. Je voudrais qu'avant d'entreprendre un nouvel
_Ane d'or,_ tu fisses du _Coq d'or [1]_ une chose dans cette couleur.
Il était convenu qu'un Apulée ou un Lucien apocryphe, un de leurs amis
_civis buliscus_, je veux bien, aurait voyagé dans l'Inde ou dans la
Perse, et recueilli de la bouche d'un Bouliskof de ce temps-là; le récit
traditionnel des aventures de l'Atlantide, et qu'il expliquerait en peu
de mots les types et les fictions à sa manière et à son point de vue.

Exemple: «Vous me demanderez, mon cher Lucien, ce que je pense des
Gaules et si je crois à leur existence. En vérité, j'y crois un peu pour
telle ou telle raison.»

Ces interruptions du narrateur feraient très bien. Elles ramèneraient,
du fond d'une antiquité fantastique, le lecteur au sentiment d'une
réalité antique à lui connue. Elle peindrait l'état des esprits au temps
du narrateur, et cet état est, s'il m'en souvient bien, un mélange de
scepticisme audacieux et plaisant, avec une foule de superstitions
grossières comme l'histoire naturelle d'Oppien. Tout cela mettrait le
lecteur sur ses pieds. Il se dirait: «: Voici d'où je pars et voilà où
l'on me mène. Je le veux bien; pourvu qu'on me rappelle de temps en
temps où j'étais.»

Autrement, il dira qu'on l'emmène trop loin, qu'on le perd dans le
brouillard, et que des gens si anciens ne sont pas assez différents du
présent, ou bien qu'ils le sont trop; qu'il ne peut en être juge, et,
quand le lecteur se sent trop dépaysé, il vous lâche.

Enfin, il voudra se dire à chaque instant: «Voilà de drôles de moeurs et
d'incroyables habitudes! Mais c'était comme ça, on me le prouve; Celui
qui raconte ces choses et que je connais parbleu bien, puisque c'était
un ami de mon ami Apulée, m'explique que ce devait être comme ça. Alors
j'y crois, et, du moment que j'y crois un peu, ça m'amuse.»

Voilà mes raisons, toutes de fait et prosaïques; mais il faut tenir
compte de cela quand on s'adresse au public des romans. Autrement, il
faut faire des ouvrages d'érudition pure; autre public.

Réfléchis et décide; car bien certainement il y a un parti à prendre
dans lequel tu sais mieux que moi ce qu'il y a à faire. Mais, avec
ma version, je vois tout possible dans ce que tu as fait, sauf les
longueurs et le trop d'importance donné à des personnages secondaires.
Je laisserais les anoplothères, sans les nommer peut être, mais en les
décrivant, et le narrateur dirait qu'il croit à l'existence de ces
animaux parce qu'il en a vu des ossements en tel ou tel endroit. «Reste
à savoir, dirait-il, s'il y en avait encore du temps de Satouran. Je
vous donne la légende comme on me l'a donnée.»

Tu ferais ce narrateur gai, malin et naïf, poète quand même, lorsqu'il
raconte les grandes scènes de la fin, qui sont belles et qu'il ne faut
pas changer.

Sur ce; je te _bige_, et encore ma Cocote. Je vas me coucher.

Mes amitiés à _Rigolo_. Il faut le rendre très savant, il est en âge
d'apprendre un tas de choses. Quoi qu'on en dise, il n'y a rien de si
intelligent qu'un âne. Ça parlerait si ça voulait, mais ça ne veut pas.

  [1] _Le Coq aux cheveux d'or,_ roman de Maurice Sand.




DXCIII

A M. SAINTE-BEUVE, A PARIS

                                Palaiseau, 1865.

Avez-vous lu un singulier petit volume qui a paru, y il a quelque temps,
chez Dentu, sous un mauvais titre: _un Amour du Midi_, et sous le voile
de l'anonyme? Est-ce manque de courage, ou empêchement de position?
N'importe. L'ouvrage est bizarre, inégalement écrit, souvent très peu
correct d'expressions, parfois trop naïf, parfois trop déclamatoire
(comme, du reste, l'auteur a l'esprit de le juger lui-même); s'élevant
dans le vague et retombant à plat dans le non-sens; enfin très obscur
parfois, comme la parole d'un exalté qui ne sait pas toujours ce qu'il
dit.

Voilà bien des défauts. Eh bien, ces défauts pourraient être une grande
habileté. Mais nous ne le croyons pas; nous aimons mieux penser que
l'auteur, jeune, est sans soin, sans expérience, et tout à fait dépourvu
de ce que l'on est convenu d'appeler du talent.

Il n'en est pas moins vrai que cet essai anonyme mérite beaucoup d'être
remarqué. Ce n'est ni un roman proprement dit, ni une analyse: c'est un
cri de la passion. Mais ce cri est vrai et il est fort. Il ne ressemble
à rien de ce qui s'écrit pour écrire. Il a pour lui la jeunesse, le vrai
délire, la naïveté, la plénitude, tout ce que I'on cherche en vain dans
un livre bien fait: l'émotion sans bornes, dégagée hardiment du contrôle
de la raison.

Il a aussi, malgré la fréquente vulgarité des mots et des images, une
distinction et une originalité de sentiments très touchantes. Il a la
foi, il croit à Dieu, à l'amour, à la liberté et même aux journaux. Il
croit aussi à la gloire et il croit en lui. C'est un enfant généreux,
c'est peut-être un étranger, tombé de quelque planète où l'on vit encore
par le coeur et où l'on dit tout ce qu'on pense sans se soucier de faire
rire M. Proudhon.

Enfin, c'est quelque chose qui nous a fait dire spontanément: «C'est
bien mauvais!» et: «C'est bien beau!» Que voulez-vous! tout le monde a
du talent; nous ne sommes pas blasés, nous chérissons le talent. Mais
tout le monde n'a pas la passion, et c'est là ce qui, bien ou mal
exprimé, l'emportera toujours sur l'art, comme le parfum d'une rose
l'emporte sur toutes les essences d'une boutique de parfumeur.

La critique peut dire: «Sachez écrire ou n'écrivez pas.» Elle a raison.
Mais le public peut dire aussi: «Soyez ému ou n'espérez pas nous
émouvoir.» Aura-t-il tort?

GEORGE SAND.




DXCIV

A M. LOUIS ULBACH, A PARIS

                                Palaiseau, 27 septembre 1865.

Vos livres me sont arrivés dans un moment affreux, cher monsieur,
laissez-moi plutôt dire _ami_. J'ai été morte, je ne sais pas si je
suis vivante, bien que mon corps marche et agisse. Était-ce une bonne
disposition pour vous lire? Pourtant je viens de lire _Louise Tardy_,
et cela me semble un chef-d'oeuvre d'analyse délicate, subtile et
vigoureuse à la fois; une de ces histoires sans événements qu'on
n'oublie pourtant jamais, parce qu'on croit avoir toujours connu ces
âmes-là. Et quelle forme exquise, ingénieuse à définir toutes les
émotions et toutes les réflexions!

Vous me traitez de maître, c'est vous qui passez maître, et, moi, je
passe je ne sais quoi. Je double le cap de l'Amertume, et j'entre dans
les mers inconnues de l'Isolement. N'importe! dans la douleur ou dans le
calme, je vous applaudirai toujours du coeur et des deux mains. Merci
d'avoir pensé à moi; je lirai _le Parrain,_ bien sûr.

Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et
on peut s'imaginer, au premier abord, que son état l'a blasée sur les
choses de la vie; mais, si elle était vieille, vous eussiez pu la
peindre tout de suite comme aiguisée et surexcitée, et disposée à
souffrir plus que les autres. Au reste, vous avez conclu. Vous avez
montré que notre travail d'analyse, à vous, à moi, à tous les artistes
qui prennent leur tâche au sérieux, pousse au besoin de se dévouer et
de se défendre, deux sollicitations contraires qui rendent la vie plus
difficile à nous qu'aux autres. Quelle affaire que la vie! et la mort,
quel abîme!

Ayez grand courage, vous avez le grand lot.

A vous de coeur.

G. SAND.




DXCV

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Palaiseau, 22 novembre 1865.

Il me semble que ça me portera bonheur de dire bonsoir à mon cher
camarade avant de me mettre à l'ouvrage.

Me voilà _toute seule_ dans ma maisonnette. Le jardinier et son ménage
logent dans le pavillon du jardin, et nous sommes la dernière maison
au bas du village, tout isolée dans la campagne, qui est une oasis
ravissante. Des prés, des bois, des pommiers comme en Normandie; pas
de grand fleuve avec ses cris de vapeur et sa chaîne infernale; un
ruisselet qui passe muet sous les saules; un silence... ah! mais il me
semble qu'on est au fond de la forêt vierge: rien ne parle que le petit
jet de la source qui empile sans relâche des diamants au clair de la
lune. Les mouches endormies dans les coins de la chambre se réveillent
à la chaleur de mon feu. Elles s'étaient mises là pour mourir, elles
arrivent auprès de la lampe, elles sont prises d'une gaieté folle, elles
bourdonnent, elles sautent, elles rient, elles ont même des velléités
d'amour; mais c'est l'heure de mourir, et, paf! au milieu, de la danse,
elles tombent raides. C'est fini, adieu le bal!

Je suis triste ici tout de même. Cette solitude absolue, qui a toujours
été pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort
qui a fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je
ne le tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette
image qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble
se plaindre de ne pouvoir plus me parler.

N'importe! la tristesse n'est pas malsaine: elle nous empêche de nous
dessécher. Et vous, mon ami, que faites-vous à cette heure? Vous piochez
aussi, seul aussi; car la maman doit être à Rouen. Ça doit être beau
aussi, la nuit, là-bas. Y pensez-vous quelquefois au «vieux troubadour
de pendule d'auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour»?
Eh bien, oui, quand même! Vous n'êtes pas pour la chasteté, monseigneur,
ça vous regarde. Moi, je dis _qu'elle, a du bon_.

Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon coeur et je vais faire parler,
si je peux, des gens qui s'aiment à la vieille mode.

Vous n'êtes pas forcé de m'écrire quand vous n'êtes pas en train. Pas de
vraie amitié sans liberté _absolue_.

A Paris, la semaine prochaine, et puis à Palaiseau encore, et puis à
Nohant.




DXCVI

A M. LE BARON TAYLOR, A PARIS

                                Nohant, 15 décembre 1865.

Monsieur,

Vous m'avez arraché une promesse que je ne puis tenir; vous et les
éminents écrivains qui vous secondaient, vous étiez persuasifs,
affectueux, indulgents, irrésistibles. Mais j'ai trop présumé de mes
forces devant un devoir à remplir. Il y a des devoirs aussi envers le
public. Il ne faut pas le leurrer d'un attrait qu'on se sent incapable
de lui offrir. Vous auriez regret de l'avoir convoqué pour lui montrer
une personne timide et gauche qui resterait court. Mes enfants et mes
amis ont _bondi_ devant l'annonce de cette lecture. Ils s'y opposent
de tout leur pouvoir. Ils savent qu'en aucune circonstance je n'ai pu
surmonter mon embarras, ma défiance absolue de moi-même. Demandez-moi,
commandez-moi toute autre chose oú je n'aurai pas à payer de ma
personne.

Croyez, monsieur, vous et les membres du comité qui m'ont honoré de leur
visite, que je ne me console de mon impuissance et de ma défection
que par le souvenir des bontés que vous m'avez témoignées et par la
reconnaissance qu'elles m'inspirent.




DXCVII

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                Nohant, 7 janvier 1866.

Merci, cent fois merci, mon fils, pour toute la peine que _nous nous_
donnons; car vous en prenez autant que moi. Si vous dites que La Rounat
a raison, c'est qu'il a raison. Et je crois pourtant toujours qu'il y
avait du remède; car ce qui manque dans ma version, c'est de l'intérêt,
je le vois à présent; c'est de la passion[1]. Eh bien, que la jeune
fille fût (telle qu'elle est, et en commençant par une fantaisie
romanesque) prise d'une passion véritable, qu'elle la, fit partager à
Lélio, que Lélio se sacrifiât à son ami, il y avait motif à émotion ou à
souffrance, et le moyen de la fin pouvait prendre plus d'importance et
de vraisemblance pour guérir ces coeurs blessés (moyen de la fin auquel,
du reste, je ne tiens pas, s'il ne vous dit rien, et qui deviendrait
peut-être inutile). Enfin je vois dix combinaisons pour une, comme
toujours. C'est ma nature de ne pas croire à l'impossible et de ne pas
croire non plus à l'impuissance des, sujets. Du moment qu'on peut les
tourner du côté qu'on veut, c'est une question d'essai et de recherche.
Je crois que, si j'avais pu être à Paris, savoir tout de suite, et non
au bout de huit jours d'attente inutile, l'impression de La Rounat,
j'aurais été à vous tout de suite et nous aurions paré le coup. Il est
vrai que j'aurais eu votre opinion avant la sienne; car je vous aurais
montré la chose avant de me la laisser arracher par lui acte par acte.

C'est un impatient aveugle qui, devant une déception, abandonne tout et
ne cherche pas le remède ou vous empêche de le chercher.

Il est, au reste, comme presque tout le monde, en ce monde, et je ne lui
en veux pas pour ça: ce n'est pas l'affaire des directeurs de théâtre
d'avoir de la persévérance, de la philosophie et de la présence
d'esprit. Il a laissé passer un temps précieux et il cherche son salut
Dieu sait où.

Quant à nous autres, il ne nous est ni permis ni possible de nous
décourager, et je _vois_ que vous _voyez_ déjà quelque chose à tenter
dans un autre sujet. Moi, je ne vois rien dans les sujets, au premier
aperçu.

Dans tout cela, cher fils, je ne pense jamais à la peine prise en pure
perte, et à ce qu'on appelle, le travail perdu. Il n'y a pas de travail
perdu, du moment qu'on a eu le plaisir de travailler. D'ailleurs, ça
apprend, et la vie se passe à apprendre; ceux qui la passent à regretter
ne vivent pas. Je vous bénis de prendre intérêt à ma vie, et aucune
vérité ne me dégoûte du travail. Ce qui dégoûte ou peut dégoûter du
_métier_, ce sont les injustices du public ou la mauvaise foi des
critiques; mais ce qui porte sur nous-même, les erreurs qu'on nous
fait voir, le mal qu'on nous indique à réparer, c'est bien bon et bien
stimulant.

  [1] Il s'agissait d'une pièce tirée de _la Dernière Alddui_.




DXCVIII

A SON ALTESSE LE PRINCÉ NAPOLEON (JÉROME), A PARIS

                                Nohant, 20 janvier 1866.

Cher prince,

Je veux vous donner moi-même de nos nouvelles. J'ai toujours été, depuis
dix jours, sage-femme où nourrice, berceuse ou garde-malade, et je n'ai
pas eu un moment de repos. Ma belle-fille, après une délivrance prompte
et heureuse, a été assez sérieusement malade à plusieurs reprises.
Elle va mieux sans être guérie, et, comme cela peut se prolonger et
la fatiguer trop pour nourrir, nous avons donné une belle paysanne à
mademoiselle Aurore.

Au milieu de tout cela, Maurice, en courant au secours dans un incendie,
à failli être tué et je l'ai vu rentrer couvert de sang; ce qui, au
premier moment, n'est pas gai pour une mère médiocrement spartiate.
Heureusement, c'est sans gravité, et il n'aura qu'une cicatrice bien
présentable. Nous voilà donc, sinon tout à fait tranquilles, du moins en
état de respirer; mais je ne peux pas encore quitter ma chère couvée;
et, pourvu que vous ne partiez pas pour quelque nouveau voyage avant que
je vous aïe revu! Il y a des siècles, et je ne m'y habitue pas.

Toutes ces émotions ont coupé mon travail et mes projets de cet hiver
pour le théâtre. Les artistes, dit-on, ne devraient pas avoir de
famille. Moi, je crois le contraire, pour mille raisons que vous savez
mieux que moi.

Joyeuse, triste, inquiète où tranquille, je vous aime et je pense à
vous, cher prince, comme à une des meilleures affections de ma vie.

Mon blessé et ma malade vous remercient de votre bonne lettre, et me
chargent de les bien rappeler à vous; Calamatta vous envoie l'expression
de son respect.

G. SAND.



DXCIX

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 1er février 1866.

Me voilà recasée aux Feuillantines. J'ai fait un très bon voyage: un
lever de soleil fantastique, admirable, sur la vallée Noire: tous les
ors pâles, froids, chauds, rouges, verts, soufre, pourpre, violets,
bleus, de la palette du grand artisan qui a fait la lumière; tout le
ciel, du zénith à l'horizon, était ruisselant de feu et de couleur; la
campagne charmante, des ajoncs en fleurs autour de flaques d'eau rosée.

Il faisait si doux, même à sept heures du matin, que j'ai voyagé avec
les vitres baissées. La route est très dure; mais on y promène de grands
rouleaux de fonte et elle sera bientôt belle; j'avais un bon postillon
et de bons chevaux.

A Châteauroux, surprise agréable: mes vieux Vergne, qui partaient pour
Paris et avec qui j'ai eu le plaisir de voyager.

A la gare, ici, j'ai trouvé les Boutet; j'ai dîné avec les Africains.
J'ai vu le soir les Lambert et Marchal; j'ai bien dormi, je n'ai pas eu
la moindre fatigue.

Il vient de m'arriver une dépêche télégraphique. Ça m'a fait une
peur atroce: j'ai cru que Lina était retombée malade. Ça arrive tout
bonnement de Neuilly: c'est Alexandre qui vient dîner avec moi. Nouveau
système de correspondance, que je ne m'explique pas encore: la dépêche
est imprimée par l'appareil télégraphique. _Ils se z'inventeriont le
diable_!

Méfie-toi de ce trop joli temps traître. A Paris, il fait doux; mais on
n'aperçoit, pas le soleil, je l'ai laissé dans la vallée Noire, et j'ai
trouvé ici la boue et la pluie.

_Bige_ ma Cocote pour moi, et mon Aurore, et Calamatta.

Et je te _bige_ mille fois toi-même. Écris souvent.




DC

AU MÊME

                                Paris, 5 février 1866.

Je viens de t'écrire un mot pour que tu saches dès demain la bonne
nouvelle. Tu sais qu'il n'y a pas d'_écouteur_ moins entraînable, plus
froid et plus positif qu'Alexandre. C'est pour moi le plus difficile
public qui existe et le plus intimidant. J'ai tout de même très bien lu
la pièce[1]. Tout le temps, il a ri ou crié: «Bien! charmant! parfait!»
Le père Germinet a été pour lui un type accompli. Il a donné deux ou
trois conseils, excellents:

Au premier acte, mettre la fin de la scène de Jean et Blanchon au
commencement de ladite scène.

Au troisième, faire qu'on ne sache pas que le gendre annoncé par
Germinet est Cadet Blanchon.

Enfin, à la dernière tirade de Jean Robin, quand Gervaise refuse, faire
qu'il aille jusqu'à un petit coup de couteau et une tache de sang au
gilet, pour amener un cri de Gervaise et le pardon complet de tout le
monde.

Ce n'est donc qu'un point lumineux à mettre. Il trouve la pièce
admirablement faite et soutenue. Il dit que c'est un bijou, qu'il faut
pour le public qu'elle soit admirablement jouée, et qu'elle ira à tout
public _quel qu'il soit_, parce que c'est la vie de tout le monde et
la vérité de toutes les situations dans toutes les classes. A peine la
lecture finie, il a pris son chapeau et a couru dire à Thierry qu'il
venait d'entendre un chef-d'oeuvre et lui conseiller de venir me le
demander, pour le faire jouer par l'élite de la troupe des Français:

Lafontaine--_Jean_.

Coquelin--_Blanehon_.

Régnier ou Got--_Germinet_, etc.

Si Thierry ne reçoit pas la chose de confiance et d'enthousiasme, il va
au Gymnase. En ce moment, il y a un succès énorme, _Héloïse Paranquet_,
qui est censée de M. Durantin, mais qui est de lui, Alexandre.

Dans un mois ou six semaines, _Jean Robin_ sera su, _Héloïse_ baissera,
et, comme les deux pièces [2] sont courtes, on les jouerait ensemble.
Nous aurions, pour Germinet: Arnal ou Lesueur. La saison du printemps
sera excellente, vu qu'après un hiver si doux, nous aurons du froid
jusqu'en juin. D'ailleurs, on ne quitte plus Paris qu'en plein été.
Si les frimas gâtent ton jardin et tes noyers, tu te diras pour
consolation: «Ça fait marcher ma pièce;» car c'est ta pièce autant que
la mienne. Nous nous nommons tous deux et nous partageons. Alexandre y
voit un succès; non pas des millions,--ce n'est qu'une pièce en trois
actes,--mais assez d'argent pour que ça paye joliment le peu de peine
que ça nous a coûté. Il a fini en disant: «Vous vous êtes donné bien du
mal pour l'_Aldini_, qui n'a pas été, et voilà un chef-d'oeuvre que vous
avez écrit en vous amusant.»

C'est La Rounat qui va faire une drôle de tête, quand il verra que je
lui disais vrai, et qu'en huit jours on pouvait lui donner une bonne
pièce. Au lieu de ça, il court après la pièce d'Augier, qu'il n'aura
pas, dit-on; et, s'il l'a, réussira-t-elle? et, si elle réussit, lui
fera-elle grand bien? Augier, qui n'est pas bête, se fait donner la
moitié des recettes.

En attendant qu'on sache si Augier lui donnera cette pièce, on répète
Cadol, que j'ai vu hier et qui est sur les épines, content tout de même;
car il avait accepté la situation, et on le jouera plus tard, si
ce n'est tout de suite. On dit que sa pièce est bien; il est plein
d'espoir.

J'ai dîné hier chez les Joubert, des gens riches, amis des Dumas et de
Marchal. C'est le père Dumas qui a fait la cuisine, tout le dîner; dix
plats énormes, exquis; douze couverts. On avait renvoyé les cuisiniers
de la maison pour ce jour-là, afin de le laisser fonctionner sans
contrôle, sans _trahison_ et sans difficulté. Il est venu à trois heures
de l'après-midi avec sa vieille bonne, et, en réalité, sans blague, il
nous a fait manger comme ne mangent pas les empereurs. Il était charmant
par-dessus le marché, bon enfant et drôle au possible. Il m'a beaucoup
demandé de vos nouvelles et répété que _Raoul de la Chastre_ était un
chef-d'oeuvre.

J'ai eu la chance de vendre là cinq cents francs un petit Boucher grand
comme l'ongle, dont le propriétaire demandait cent cinquante francs.
Quand je lui ai porté tout à l'heure le billet de cinq cents francs, il
s'est mis à pleurer comme un veau, de joie. C'est un malheureux, homme
que tu connais, Doligny, ancien acteur et ancien directeur de théâtre.
Il est tombé dans une telle panne, qu'on allait lui vendre ses meubles
demain, et il a sa femme mourante. Il a eu l'idée de m'apporter ce petit
Boucher hier, et, aujourd'hui, il vient d'en recevoir le prix. On a
rarement cette bonne chance de faire plaisir aux gens avec tant de
facilité.

J'ai vu les Lambert et je les revois ce soir à l'Odéon, où je vais
entendre _la Vie de Bohême_, que je ne connais pas.

Minuit.

Je reviens de l'Odéon, où j'ai pleuré comme un Doligny. C'est navrant et
charmant, cette pièce. C'est très bien joué; Thuillier est superbe. J'ai
vu La Rounat, qui a la pièce d'Augier, mais pas de Berton pour la jouer;
il est dans tous ses états. J'y ai vu Cadol, toujours sur la branche, et
tous les grands et petits cabots qui me pleurent. J'ai dit à La Rounat:
«Vous n'avez eu qu'un tort, c'est de ne pas espérer que je pourrais
faire un miracle de volonté et de promptitude, de vous décourager et de
me décourager de vous, en me faisant perdre quinze jours. J'aurais eu
une bonne idée. Je l'ai eue malgré vous; mais, à présent, ce n'est pas
pour vous.»

Voilà comment il ne faut pas jeter le manche après la cognée; à présent
que j'ai de l'expérience, je ne me laisse plus dépiter ni abattre. J'ai
donc bien fait, cette fois surtout, d'être philosophe et de ne pas
m'arrêter de piocher. Cette pièce nous fera beaucoup d'honneur, à ce
que dit Alexandre. Jeudi, je dîne chez Magny; grand dîner donné par
Demarquay. Tu vois que je fais une vie de Polichinelle. Je me porte
bien; mais j'ai besoin d'avoir plus de nouvelles de vous, plus de
détails. Ma Cocote est sur pied en _chambre_; il me tarde de savoir
qu'elle est descendue. Aurore a-t-elle toujours une crise de pleurs le
soir? Si ça a continué, il faut l'écrire au docteur Darchy.

Tout l'univers me demande de vos nouvelles. Bonsoir, mes enfants.
Je vous _bige_ à mort. J'espère que Cocote va être contente de mes
nouvelles.

Calamatla est-il parti?

  [1] _Les Don Juan de village_.
  [2] _Les Don Juan de village_ et _Héloïse Paranquet_.




DCI

A MADAME LA COMTESSE SOPHIE PODLIPSKA, A PRAGUE

                                Palaiseau, 12 février 1866

Je suis vivement touchée, madame, de l'envoi que vous voulez bien me
faire[1] (je ne l'ai reçu que depuis quelques jours) et de l'excellente
lettre qui y était jointe. C'est un honneur pour moi d'être traduite par
vous, et c'est une douceur que d'être aimée en même temps avec tant de
délicatesse et de générosité.

M. Léger a pris la peine de m'envoyer la traduction en français de votre
intéressante préface. Elle m'a reportée au temps déjà éloigné où
je rêvais les aventures de _Consuelo_, et où, manquant beaucoup de
renseignements, j'essayais de m'initier, par interprétation et par
divination, au génie de la Bohême, à la beauté de ses sites et à
l'esprit profond, caché sous le symbole de la _coupe_. Je n'avais ni
la liberté ni le moyen d'aller en Bohême, et je me disais que, si je
commettais quelques erreurs, la Bohême me les pardonnerait, à cause de
l'intention sincère et de la sympathie fervente. Je reste convaincue que
le peuple qui a un passé si dramatique et si enthousiaste est et sera
toujours un grand peuple.

Agréez, madame, avec mes remerciements, l'expression de mes sentiments
affectueux et dévoués.

  [1] La traduction du _Consuelo_ en langue tchèque.




DCII

A M. DESPLANCHES, A PARIS

                                Palaiseau, 25 mai 1866.

Mon cher ami,

Vous dites très bien ce que vous voulez dire; mais votre manière de
raisonner peut être mille fois contredite. Ne soyons fiers d'aucune
définition; sur ce sujet-là, il n'y en a pas de bonne. Vous faites
de Dieu une pure abstraction; de là votre certitude. Si Dieu n'était
qu'abstraction, il _ne serait pas_. Il faudra donc, pour que l'homme ait
la certitude de l'existence de Dieu, qu'il puisse arriver à le définir
sous l'aspect abstrait et concret.--Pour, cela, il nous faut trouver le
troisième terme, que vous appelez _l'union_. Oui, le trait d'union! Mais
quel, est-il? Nous ne le tenons pas, malgré tous les noms qu'on lui a
donnés en métaphysique et en philosophie. L'homme ne se connaît pas
encore lui-même, il ne peut pas s'affirmer.

«Je pense, _donc je suis_!» est très joli, mais ça n'est pas vrai. Quand
je dors, je ne pense pas, je rêve; donc je ne suis pas? L'arbre ne pense
pas, il n'est donc pas.

Tout ça, c'est des mots.--Et vous ne savez pas comment Dieu pense.
Peut-être n'y a-t-il dans son esprit aucune opération analogue à ce que
vous appelez _penser_. On le ferait probablement rire si on lui disait:
«Tu ne penses pas à la manière de l'homme, donc tu n'es pas.»

Soyons simples si nous voulons être croyants, mon cher ami. Ni vous ni
moi ne sommes assez forts--et de plus forts que nous y échouent--pour
définir Dieu, vous en convenez, et, par conséquent, pour l'affirmer,
vous n'en convenez pas. Mais l'homme ne pourra jamais affirmer ce qu'il
ne pourrait pas définir et formuler.

Ce siècle ne peut pas affirmer, mais l'avenir le pourra, j'espère!
Croyons au progrès; croyons en Dieu dès à présent. Le sentiment nous
y porte. La foi est une surexcitation, un enthousiasme, un état de
grandeur intellectuelle qu'il faut garder en soi comme un trésor et ne
pas le répandre sur les chemins en petite monnaie de cuivre, en vaines
paroles, en raisonnements inexacts et pédantesques. Voilà votre erreur!
vous voulez prêcher comme une doctrine nouvelle ce qui n'est que le
ressassement de toutes nos vieilles notions insuffisantes et tombées en
désuétude. Vous gâtez la cause en cherchant des preuves que vous n'avez
pas et que personne encore ne peut avoir en poche.

Laissez donc faire le temps et la science. C'est l'oeuvre des siècles de
saisir l'action de Dieu dans l'univers. L'homme ne tient rien encore: il
ne peut pas prouver que Dieu n'est pas; il ne peut pas davantage prouver
que Dieu est. C'est déjà très beau de ne pouvoir le nier sans réplique.
Contenions-nous de ça, mon bonhomme, nous qui sommes des artistes,
c'est-à-dire des êtres de sentiment. Si vous vous donniez la peine de
sortir de vous-même, de douter de votre infaillibilité, ou de celle de
certains hommes _que je respecte_; de lire et d'étudier beaucoup tout ce
qui se produit d'étonnant, de beau, de fou, de sage, de bête et de grand
dans le'monde; à l'heure qu'il est, vous seriez plus calme et vous
reconnaîtriez que, pas plus que les autres, vous n'avez trouvé la clef
du mystère divin.

Croyons quand même et disons: _Je crois_! ce n'est pas dire:
«J'affirme;» disons: _J'espère_! ce n'est pas dire: «Je sais.»
Unissons-nous dans cette notion, dans ce voeu, dans ce rêve, qui est
celui des bonnes âmes. Nous sentons qu'il est nécessaire; que, pour
avoir la charité, il faut avoir l'espérance et la foi; de même que, pour
avoir la liberté et l'égalité, il faut avoir là fraternité.

Voilà des vérités terre à terre qui sont plus élevées que tous les
arguments des docteurs. Ayons la _modes__tie_ de nous en contenter, et
ne prêchons pas l'abstrait et le concret à tort et à travers; car c'est
encore ça des _mots_, mon petit, des mots dont on rira dans cinq cents
ans au plus tôt ou au plus tard!

Il n'y a pas plus d'abstrait que de concret et pas plus de concret que
d'abstrait, c'est moi qui vous le dis. Ce sont des termes de convention
qui ne portent sur rien et qu'on mettra au panier avec tout le
vocabulaire de la métaphysique, excellent dans le passé, inconciliable
aujourd'hui avec la vraie notion des choses humaines et divines.

Vous êtes un noble coeur et une heureuse intelligence; mais changez-moi
le procédé de démonstration. Il ne vaut rien. Dites à vos petits
enfants: _Je crois, parce que j'aime_.--C'est bien, assez. Tout, le
reste leur gâtera la cervelle. Laissez-les chercher eux-mêmes, et songez
que déjà, appartenant à l'avenir, ils sont virtuellement plus forts et
plus éclairés que nous.

Et, là-dessus, je vous embrasse et vous aime de tout mon coeur.




DCIII

A M. ANDRÉ BOUTET, A PALAISEAU

                                Nohant, 14 juin 1866.

Cher ami.

Nos lettres se sont croisées ce matin entre Nohant et la Châtre. Nous
comptons bien sur vous au 15 juillet ou dans la huitaine. Je ne sais
pas si vous connaissez Bourges. Outre la cathédrale et la maison
de Jacques-Coeur (hôtel de ville actuel), il y a à voir la maison
improprement nommée _de Louis XI_, actuellement _couvent des Soeurs
bleues_; c'est un bijou.

Je ne sais pas comment vous voyagez. Si vous allez en chemin de fer,
du Puy à Clermont, vous ne verrez guère le Velay ni l'Auvergne. Il
faudrait au moins rayonner du Puy aux _dikes_ environnants, et de
Clermont au mont Dore; car, à Clermont, il n'y a rien à voir que Royat,
qui n'existe presque plus, et le puy de Dôme qui est tout nu et manque
d'intérêt. Le mont Dore est une oasis. Je vous y recommande les gorges
d'Enfer plus que le puy de Sancy; c'est moins pénible et plus beau.

De Clermont à la Châtre, le voyage ne doit pas être aisé en patache. À
quelques lieues de Clermont, sur cette route, Pontgibault avec ses laves
est très curieux. Une pointe sur Volvic et Auval est très belle à faire.
Cela se pourrait faire dans un seul jour, en partant de Clermont et en y
revenant le soir; car le reste de la route sur la Châtre ne vous offrira
plus que les dernières assises du massif d'Auvergne, de moins en moins
accidentées.

Je crois que vous auriez profit de temps et de fatigue à revenir prendre
à Clermont le chemin de fer pour Châteauroux. À Châteauroux, deux heures
et demie de patache pour venir à Nohant.

Ah! pourtant, il faudrait voir, à Clermont, _Grave-noire._ C'est tout
près, et sur la route du mont Dore. Ne vous faites pas enterrer dans la
pouzzolane en allant trop près des coupures vives; mais voyez ça, vous
saurez parfaitement ce que c'est qu'un volcan moderne. La fontaine
incrustante est dans Clermont; on peut voir ça. Le puy de la Pège est
assez loin et ne vaut pas la course.

Ne gravissez pas le puy de Dôme: vous le verrez de reste en passant au
pied et en le contournant pour aller à Pontgibault ou à Volvic. Il n'a
pas d'intérêt botanique, et, si vous montez au Sancy, la vue est plus
belle. Voyez, au mont Dore, la cascade de l'Écureuil.

Surtout voyez le champ de laves de Pontgibault, vous aurez vu les grands
brûlés de l'île Bourbon et les terrains probables de la lune. Ce champ
de laves n'a pas de nom et les gens du pays ne vous y conduisent pas,
ils n'en connaissent pas l'intérêt, ils vous mènent à une source glacée
qui n'en a pas tant. Ces brûlés sont sur la route, tout, près de
Pontgibault, à gauche en venant de Clermont; ils sont ou ils _étaient_
masqués par des arbres et on passait à côté sans les voir; s'ils sont
toujours masqués, ayez l'oeil ouvert: vous les apercevrez en arrivant à
Pontgibault. Vous pousserez une petite barrière et vous pénétrerez dans
une mer de scories assez étendue et d'un aspect livide, si la végétation
qui commençait à l'envahir, il y a quelques années, ne l'a pas
recouverte à présent. Vous pourrez déjeuner à Pontgibault, changer de
cheval et de carriole, et, revenant sur vos pas jusqu'au massif du puy
de Dôme, aller à Volvic, à la source de Saint-Geneix et à Auval, dont je
vous recommande les constructions rustiques; c'est tout petit, mais bien
joli.

Le facteur passe. Je ferme ma lettre au galop en vous embrassant tous.

G. SAND.




DCIV

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS,
A LA SCHLITTENBACH (SAVERNE)

                                Nohant, 28 juin 1866.

Mon fils,

J'ai reçu en même temps ce matin votre lettre et le volume[1]. Je vas
lire. C'est du bonheur en barre. Mon machin philosophique est dans
les mains de Buloz, qui fera paraître je ne sais quand. J'ai corrigé
l'épreuve du premier numéro. Je travaille à _Mont-Revêche_. J'ai
débrouillé deux actes, en suivant aveuglément votre conseil. Malgré le
peu de goût et la difficulté que j'ai a passer deux fois par le même
chemin, je me conforme au roman. Il me semble à présent que ça donne, en
effet, quelque chose; mais comme j'aurais besoin de vous pour me donner
confiance en moi!

Ici, on va très bien, on est heureux et content. Les enfants gouvernent
bien la barque et je suis heureuse de n'avoir rien à gouverner.

La petite est ravissante, une nature calme et gaie sans bruit. _La peau
toujours fraîche en plein soleil_. Qu'est-ce que ça signifie? Dites, si
vous savez. Elle regarde tout avec une attention extraordinaire, comme
si elle était destinée à se rendre compte de tout. Elle a des yeux
étonnants; elle est très grasse enfin à présent, très dormeuse et très
bien portante.

Est-ce que vous avez tout votre monde à la Schlittenbach? Embrassez
pour moi About et dites-lui d'embrasser sa charmante femme pour moi.
Embrassez la vôtre d'abord, et Coliche, et la jeune czarine blonde. Mes
enfants vous disent mille et mille amitiés. Venez donc nous voir si vous
ne restez pas tout l'été en Alsace; car, moi, je ne sais pas si on ne me
rappellera pas en août pour ma pièce. C'est dur, mais c'est comme ça. Je
fais des voeux pour que les _Benoiton_ se prolongent. Quand j'aurai lu
_Clemenceau_, je vous en écrirai.

G. SAND.

  [1] _L'Affaire Clemenceau_.




DCV

AU MÊME

                                Nohant, 5 juillet 1866.

Soixante-deux ans aujourd'hui.

Mon fils,

C'est très beau, _très bien aussi_, émouvant, _vrai_, dramatique et
simple. Eh bien, le style est très relevé et très net, excellent par
conséquent; une ou deux fois, dans de très courts passages, un peu
trop recherché peut-être, en parlant de la nature. Mais c'est un homme
exalté, c'est Clemenceau qui parle, et alors ce qui ne serait pas assez
_nature_, dans la bouche de l'auteur, est à sa place et complète le
personnage. Son type est bien soutenu et vous entre dans la chair. Je
voudrais bien qu'il fut acquitté, moi; car, s'il a eu une crise de
folie furieuse, il y avait de quoi. La femme est complète et la mère
effrayante de vérité. Enfin, je trouve tout réussi et digne de vous.
                
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