Qu'est-ce que vous pouvez faire à la campagne par ce temps affreux?
peut-être ne l'avez-vous pas? Ici, c'est comme la fin du monde, quinze
jours d'orages et de tempêtes! J'en suis malade. Heureusement mon roman
est fini; car, sous le coup de l'électricité dont l'air est saturé,
j'aurais copié votre dénouement, et M. Sylvestre eût tué sa _carogne_
de femme. Mais il n'avait pas ce droit-là, n'étant pas artiste,
c'est-à-dire homme de premier mouvement, et se piquant d'être
philosophe, c'est-à-dire homme de réflexion. Il faut croire que votre
dénouement est le vrai, au reste, puisque mon bonhomme a senti que, s'il
redevenait épris de sa femme, il la tuerait.
A présent, mon fils, il nous faudrait faire, non pas la contre-partie,
mais le pendant, en changeant de sexe. Voilà une femme pure, charmante,
naïve, avec toutes les qualités et le prestige d'un Clemenceau femelle;
son mari l'aime physiquement, mais il lui faut des courtisanes, c'est
son habitude et il l'avilit par sa conduite. Que peut-elle faire? elle
ne peut pas le tuer. Elle est prise de dégoût pour lui; ses _retours_ à
elle lui font lever le coeur; elle se refuse. Mais elle n'en a pas le
droit.--Ah! qu'est-ce qu'elle fera? Elle ne peut pas se venger; elle
ne peut pas même se préserver, car il peut la violer et nul ne s'y
opposera; elle ne peut pas fuir; si elle a des enfants, elle ne peut pas
les abandonner. Plaider? elle ne gagnera pas son procès si l'adultère du
mari n'a pas été commis à domicile. Elle ne peut pas se tuer si elle a
un coeur de mère? Cherchez une solution; moi, je cherche. Direz-vous
qu'elle doit pardonner? Oui, jusqu'au pardon physique, qui est
l'abjection et qu'une àme fine ne peut accepter qu'avec un atroce
désespoir, une invincible révolte des sens.
DCVI
A M. JOSEPH DESSAUER, A VIENNE
Nohant, 5 juillet 1866.
Mon Favilla a donc pensé à moi pour mon anniversaire de la
soixante-deuxième? J'en suis bien touchée, excellent ami. Vous ne dites
rien de votre santé, votre coeur absorbe tout et il est navré des
dangers de la patrie. Nous comprenons ça, nous qui sommes Italiens, mais
pas Prussiens du tout. Quelle effroyable mêlée est sortie de ce petit
démêlé du Holstein, et où est l'issue? Votre pays, fût-il écrasé,
peut-il être rayé de la carte du monde, où il tient une si grande place?
Trouvez-vous malheureux pour lui qu'il vienne à perdre la Vénétie?
L'Italie n'a-t-elle pas toujours été une ruine et un danger, un boulet à
son pied, comme maintenant l'Algérie au nôtre. On ne s'assimile jamais
des nationalités aussi tranchées; on comprend mieux l'assimilation des
pays slaves, quoique difficile encore. Mais que faire à tout cela? Le
moment semble venu où il faut que les conquêtes soient des fléaux. La
France s'en mêlera-t-elle? pour qui? avec qui? On la voit bien soutenant
l'Italie, on ne la conçoit pas aidant la Prusse. Et, ici, nul ne sait si
elle aidera quelqu'un. Le chef de l'État est d'autant plus impénétrable
qu'il vit, dit-on, au jour le jour dans sa pensée et qu'on ne peut
deviner des projets qui n'existent pas. Je vous dis ce qu'on dit, je
suis loin de tout ici et ne sais rien par moi-même. Je vois pousser
ma petite-fille, qui est belle et douce et qui me console autant que
possible de la cruelle mort de son frère. Mes enfants sont aussi heureux
qu'ils peuvent l'être après cette douleur, et, moi qui ai perdu mon
pauvre ami, je me réconforte auprès d'eux. Nous _jouissons_ d'un été
horrible, tempêtes diluviennes, chaleur écrasante, froid tout à coup.
Pauvres soldats, pauvres blessés, pauvres morts, de toutes les nations,
quels qu'ils soient! c'est un spectacle désespérant, et on n'ose se
réjouir de rien, même dans le coin tranquille où on vit. Vous faites de
la musique triste, j'en suis sûre, et pleine de rêves déchirants. Venez
à nous qui vous aimons et qui plaignons toutes les souffrances. J'ai
entendu massacrer le _Don Juan_ au Théâtre-Lyrique, à l'Opéra de Paris;
on l'a escamoté au profit de quelques brillantes individualités et d'une
belle mise en scène; Tout cela ne valait pas le _Don Juan_ de Chrishni
au piano: celui-là, c'était le vrai et le bon. L'entendrai-je encore?
c'est mon rêve, ne me l'ôtez pas.
Tout le monde vous embrasse et vous aime.
G. SAND.
DCVII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS
Nohant, 5 août 1866.
Ma grande chère fille,
Donnez de vos nouvelles, vous l'aviez promis. Ici, on vous aime et on
vous crie de voler quelques jours à vos chers parents pour nous les
donner. Moi aussi, je suis votre maman; moi aussi, je suis vieille, et
bien maigrie, bien épuisée, sans être malade pourtant, mais sans être
bien. Ça ne fait rien si tous mes enfants m'aiment, et il faut m'aimer,
vous voyez.
Si vous vous décidiez à venir bénir notre Aurore, qui est si gentille,
écrivez un mot, pour qu'on ne soit pas en course.
Mes enfants vous embrassent. Dites-nous à tout le moins que vous êtes
contente et que vous vous portez bien.
A vous.
G. SAND.
DCVIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Paris, 10 août 1866.
Embrassez d'abord pour moi votre bonne mère et votre charmante nièce. Je
suis vraiment touchée du bon accueil que j'ai reçu dans votre milieu
de chanoine, où un animal errant de mon espèce est une anomalie qu'on
pouvait trouver gênante. Au lieu de ça, on m'a reçue comme si j'étais
de la famille et j'ai vu que ce grand savoir-vivre venait du coeur. Ne
m'oubliez pas auprès des très aimables amies, j'ai été vraiment très
heureuse chez vous.
Et puis, toi, tu es un brave et bon garçon, tout grand homme que tu
es, et je t'aime de tout mon coeur. J'ai la tête pleine de Rouen,
de monuments, de maisons bizarres. Tout cela vu avec vous me frappe
doublement. Mais votre maison, votre jardin, votre _citadelle_, c'est
comme un rêve et il me semble que j'y suis encore.
J'ai trouvé Paris tout petit hier, en traversant les ponts. J'ai envie
de repartir. Je ne vous ai pas vus assez, vous et votre cadre; mais il
faut courir aux enfants, qui appellent et montrent les dents. Je vous
embrasse et je vous bénis tous.
G. SAND.
DCIX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 10 août 1866.
Une heure de l'après-midi.
Il fait tellement sombre, que pour un peu j'allumerais la lampe. Quel
temps! quelle année! c'est fichu, nous n'aurons pas d'été.
Je suis arrivée hier à quatre heures chez moi; j'ai trouvé une seule
lettre de ma Cocote, c'est bien peu; j'espérais mieux. Enfin, tout va
bien chez vous. Aurichette est belle, tu es guéri de tes rhumes, Lina
promet de s'en tenir à un rhume de cerveau.
Je n'ai pas pu vous écrire hier en arrivant: j'ai trouvé Couture, qui
m'attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras: un volume
de sa façon qu'il venait me lire, à moi qui ne l'avais pas vu depuis
1852! Mais il a tant d'esprit, d'entrain; il a une grosse tête
intelligente sur un gros petit corps si drôle, que je me suis exécutée
séance tenante. Nous avons été dîner chez Magny, et, en rentrant, j'ai
avalé le volume, qui est un ouvrage sur la peinture; très amusant et
très intéressant. J'étais bien fatiguée tout de même, et, après ça,
j'ai dormi... Ah! il faut vous dire que, dès le matin, à Rouen, j'avais
encore couru la ville avec Flaubert. Mais c'est superbe, cette grande
ville étalée sur ces belles grandes collines, et ce grand fleuve qui
aflux et reflux comme la mer et qui est plus, coloré que la Manche à
Saint-Valéry. Et tous ces monuments curieux, étranges; ces maisons, ces
rues entières, ces quartiers encore debout du moyen âge! Je ne comprends
pas que je n'eusse jamais vu ça, quand il fallait trois heures pour y
aller.
J'ai trouvé hier Paris, vu des ponts, si petit, si joli, si mignon, si
gai, que je me figurais le voir pour la première fois.
Croisset est un endroit délicieux, et notre ami Flaubert mène là une vie
de chanoine au sein d'une charmante famille. On ne sait pas pourquoi
c'est un esprit agité et impétueux; tout respire le calme et le
bien-être autour de lui. Mais il y a cette grande Seine qui passe et
repasse toujours devant sa fenêtre et qui est sinistre par elle-même
malgré ses frais rivages. Elle ne fait qu'aller et venir sous le coup de
la marée et du raz de marée (la barre ou mascaret). Les saules des îles
sont toujours baignés ou _débaignés_! c'est triste et froid d'aspect,
mais c'est beau et très beau. Ils ont été (chez lui) charmants pour
moi, et on vous invite à y aller pour voir, les grandes forêts où on se
promène en voiture des journées entières. Je suis, contente d'avoir vu
ça.
Mon rhume va très bien. Il avait empiré à Saint-Valéry la dernière
journée et surtout la dernière nuit, où l'orage ouvrait des fenêtres
impossibles à refermer. Quel tandis! Je n'irai pas y finir mes jours.
Mais le pays est adorable, bien plus beau encore que les environs de
Rouen. J'ai vu par là des _vestes dieppoises._ jolies, oh! mais jolies
comme des bijoux, et je n'ai pas pu me tenir d'en commander une pour
Cocote; je l'attends et je crois que ça lui fera plaisir.
Parlons-de nous, car, de Paris, je ne connais rien encore. Je ne sais
pas si on joue toujours _les Don Juan._ Je vous envoie des articles qui
ne sont pas mauvais et on m'a écrit là-bas qu'il se faisait une réaction
et qu'on s'apercevait que la pièce était charmante. Mais, si elle ne
fait pas d'argent, on ne la soutiendra pas; on ne la soutient peut-être
plus. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors pour voir les
affiches; et je ne songe même pas à aller à Palaiseau par ce déluge.
Parlons donc de ce que nous allons faire. Il faut faire ce _Pied
sanglant,_ [1] il faut le faire ensemble, d'entrain et vite. Mais il
faut voir la Bretagne.
Dites-moi tout de suite si vous voulez y venir; car, si c'est non,
inutile que j'aille à Nohant pour repartir de là, et doubler la fatigue
et les frais du voyage. Si vous y venez avec moi, c'est différent,
j'irai vous prendre.
Si vous ne voulez pas, j'irai y passer huit jours seule et j'irai
ensuite à Nohant, d'où nous pourrons aller ailleurs. Quel que soit le
temps, quand on veut, voir, on voit; on s'enveloppe, on se chausse et on
n'en meurt pas, puisque me voilà mieux qu'au départ et contente d'avoir
vu. Vite une réponse pendant que je m'occuperai ici de régler nos
affaires avec Harmant et l'Odéon.
Je vous _bige_ mille fois. Ayez soin de vous: couvrez-vous comme en
hiver, chaussez-vous comme en Laponie. Ce soir, je vous dirai ce que
j'aurai pu faire par cet affreux temps.
[1] Drame joué plus tard à la Porte-Saint-Martin sous le titre de
_Cadio_.
DCX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Paris, 12 août 1856.
Je n'ai pas encore lu ma pièce. J'ai encore quelque, chose, à refaire;
rien ne presse. Celle de Bouilhet va admirablement bien, et on m'a dit
que celle de mon ami Cadol viendrait ensuite. Or, pour rien au monde, je
ne veux passer sur le corps de cet enfant. Cela me remet assez loin et
ne me contrarie _ni ne me nuit_ en rien. Quel style! heureusement,
je n'écris pas pour Buloz. J'ai vu votre ami, hier soir, au foyer de
l'Odéon. Je lui ai serré les mains. Il avait l'air heureux. Et puis j'ai
causé avec Duquesnel, de ta féerie. Il a grand envie de la connaître;
vous n'avez qu'à vous montrer quand vous voudrez vous en occuper: vous
serez reçu à bras ouverts.
Mario Proth me donnera demain ou après-demain les renseignements exacts
sur la transformation du journal. Demain, je sors et j'achète les
souliers de votre chère maman; la semaine prochaine, je vais à Palaiseau
et je cherche mon livre sur la faïence. Si j'oublie quelque chose,
rappelez-le-moi.
Je répondrai à toutes les questions, tout bonnement, comme vous avez
répondu aux miennes. On est heureux, n'est-ce pas, de pouvoir dire toute
sa vie? C'est bien moins compliqué que ne le croient les bourgeois et
les mystères que l'on peut révéler à l'ami sont toujours le contraire de
ce que supposent les indifférents.
J'ai été très heureuse, pendant ces huit jours, auprès de vous: aucun
souci, un bon nid, un beau paysage, des coeurs affectueux et votre belle
et franche figure qui a quelque chose de paternel. L'âge n'y fait rien,
on sent en vous une protection de bonté infinie, et, un soir que vous
avez appelé votre mère _ma fille_, il m'est venu deux larmes dans
les yeux. Il m'en a coûté de m'en aller, mais je vous empêchais de
travailler et puis, et puis--une maladie de ma vieillesse, c'est de ne
pas pouvoir tenir en place. J'ai peur m'attacher trop et de lasser. Les
vieux doivent être d'une discrétion extrême. De loin, je peux vous dire
combien je vous aime sans craindre de rabâcher. Vous êtes un des _rares_
restés impressionnables, sincères, amoureux de l'art, pas corrompus
par l'ambition, pas grisés par le succès. Enfin, vous aurez toujours
vingt-cinq ans par toute sorte d'idées qui ont vieilli, à ce que
prétendent les séniles jeunes gens de ce temps-ci. Chez eux, je
crois bien que c'est une pose, mais elle est si bête! si c'est une
impuissance, c'est encore pis. Ils sont _hommes de lettres_ et pas
_hommes_. Bon courage au roman! Il est exquis; mais, c'est drôle, il y a
tout un côté de vous qui ne se révèle ni ne se trahit dans ce que vous
faites, quelque chose que vous ignorez probablement. Ça viendra plus
tard, j'en suis sûre.
Je vous embrasse tendrement, et la maman aussi et la charmante nièce.
Ah! j'oubliais, j'ai vu Couture ce soir; il m'a dit que, pour vous être
agréable, il ferait votre portrait au crayon comme le mien pour le prix
que vous voudriez fixer. Vous voyez, que je suis bon commissionnaire.
Employez-moi.
DCXI
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 1er septembre 1866.
Je ne me décourage pas comme ça, moi. Les difficultés d'un sujet doivent
être des stimulants et non des empêchements [1]. Je ne suis pas obligée
de faire la peinture de la Révolution. Il me suffit d'en tirer la
moralité, et ça n'est pas malin, puisque tout le monde est d'accord sur
89. En mettant les passions dans la bouche d'un fou que nous rendrons
intéressant quand même, nous ne choquerons personne.
Pourquoi _Cadiou_ ne serait-il pas une espèce de Marat et de Bonaparte
en même temps? pourquoi n'aurait-il pas des instincts sublimes et
misérables? Il faut voir ici les choses de plus haut que l'histoire
écrite. Il y avait en France alors des milliers de Bonaparte, des
milliers de Marat, des milliers de Hoche, des milliers de Robespierre et
de Saint-Just, lequel, par parenthèse, était un fou aussi. Seulement ces
types, plus ou moins réussis par la nature, et plus ou moins effacés
parles événements, s'appelaient Cadiou, Motus ou Riallo ou Garguille,
ils n'en existaient pas moins. Les idées et les passions qui remirent un
peuple en émoi, une société en dissolution et en reconstruction, ne sont
pas propres à un homme; elles sont résumées par quelques hommes plus
tranchés que les autres. Tu m'as donné l'idée de faire de Cadiou le
héros de la pièce, c'est une idée excellente. Laisse-moi l'envisager
comme elle me vient et en tirer parti. Il sera l'image et le reflet du
passé et de l'avenir, il traversera le présent sans le comprendre, comme
un homme ivre. Ce sera très original et très beau. Je me fiche bien de
ce que l'auteur aura à expliquer de sa pensée au public! Il faut que
l'auteur disparaisse derrière son personnage et que le public fasse la
conclusion. Tout le difficile est de la lui rendre facile à faire. Il
faut essayer et ne jamais reculer devant ce qui vous a ému et saisi.
Aide-moi pour le cadre, les événements nécessaires à mon sujet. Un coin
de la Vendée et de la chouannerie ensuite, un tout petit coin; il faut
que le drame soit grand et la scène petite. Pioche, sois fort sur les
dates, les événements; je prendrai où j'aurai besoin de prendre, et tu
m'aideras pour arranger le scénario, Mais laisse-moi rêver et créer
Cadiou. Pour ça, il faut que j'aille voir un petit coin de la Bretagne;
réponds vite, si tu veux y aller. Sinon, je pars, et je vas ensuite à
Nohant du 10 au 45. Voilà!
Je vous aime et vous _bige_.
[Footnote 1: George Sand avait songé d'abord à faire un drame de
_Cadio_; mais, après l'avoir écrit de verve, c'est-à-dire avec des
développements que ne comportait pas une pièce de théâtre, elle le
publia comme roman dialogué, et c'est seulement un peu plus tard
que, réduit aux proportions scéniques, l'ouvrage fut joué à la Porte
Saint-Martin.]
DCXII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.
Nohant, 21 septembre 1866.
Je viens de courir pendant douze jours avec mes enfants, et, en arrivant
chez nous, je trouve vos deux lettres; ce qui, ajouté à la joie de
retrouver mademoiselle Aurore fraîche et belle, me rend tout à fait
heureuse. Et toi, mon bénédictin, tu es tout, seul, dans ta ravissante
chartreuse, travaillant et ne sortant jamais? Ce que c'est que d'avoir
trop sorti! Il faut à monsieur des Syries, des déserts, des lacs
Asphaltites, des dangers et des fatigues! Et cependant on fait des
_Bovary_ où tous les petits recoins de la vie sont étudiés et peints en
grand maître. Quel drôle de corps qui fait aussi le combat du Sphinx
et de la Chimère! Vous êtes un être très à part, très mystérieux,
doux comme un mouton avec tout ça. J'ai eu de grandes envies de vous
questionner, mais un trop grand respect de vous m'en a empêchée; car je
ne sais jouer qu'avec mes propres désastres, et ceux qu'un grand esprit
a dû subir, pour être en état de produire, me paraissent choses sacrées
qui ne se touchent pas brutalement ou légèrement.
Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, prétend que vous êtes affreusement
vicieux. Mais peut-être qu'il voit avec des yeux un peu salis, comme ce
savant botaniste qui prétend que la germandrée est d'un jaune _sale_.
L'observation était si fausse, que je n'ai pas pu m'empêcher d'écrire en
marge de son livre: _C'est vous qui avez les yeux-sales._
Moi, je présume que l'homme d'intelligence peut avoir de grandes
curiosités. Je ne les ai pas eues, faute de courage. J'ai mieux aimé
laisser mon esprit incomplet; ça me regarde, et chacun est libre de
s'embarquer sur un grand navire à toutes voiles ou sur une barque de
pêcheur. L'artiste est un explorateur que rien ne doit arrêter et qui ne
fait ni bien ni mal de marcher à droite ou à gauche: son but sanctifie
tout. C'est à lui de savoir, après un peu d'expérience, quelles sont les
conditions de santé de son âme. Moi, je crois que la vôtre est en bon
état de grâce, puisque vous avez plaisir à travailler et à être seul
malgré la pluie.
Savez-vous que, pendant que le déluge est partout, nous avons eu, sauf
quelques averses, un beau soleil en Bretagne? Du vent à décorner les
boeufs, sur les plages de I'Océan; mais que c'était beau, la grande
houle! et comme la botanique des sables m'emportait! et que Maurice
et sa femme ont la passion des coquillages! nous avons tout supporté
gaiement. Pour le reste, c'est une fameuse balançoire que la Bretagne.
Nous nous sommes pourtant indigérés de _dolmens_ et de _menhirs_, et
nous sommes tombés dans des fêtes où nous avons vu tous les costumes
qu'on dit supprimés et que les vieux portent toujours. Eh bien, c'est
laid, ces hommes du passé, avec leurs culottes de toile, leurs longs
cheveux, leurs vestes à poches sous les bras, leur air abruti, moitié
pochard, moitié dévot. Et les débris celtiques, incontestablement
curieux pour l'archéologue; ça n'a rien pour l'artiste, c'est mal
encadré, mal composé, Carnac et Erdeven n'ont aucune physionomie.
Bref, la Bretagne n'aura pas mes os; j'aimerais mille fois mieux
votre Normandie cossue ou, dans les jours où l'on a du drame dans la
_trompette_, les vrais pays d'horreur et de désespoir. Il n'y a rien là
où règne le prêtre et où le vandalisme catholique ait passé, rasant les
monuments du vieux monde et semant les poux de l'avenir.
Vous dites _nous_, à propos de la _féerie_: je ne sais pas avec qui
vous l'avez faite, mais je me figure toujours que cela devrait aller à
l'Odéon actuel. Si je la connaissais, je saurais bien faire pour vous ce
qu'on ne sait jamais faire pour soi-même, monter la tête aux directeurs.
Une chose de vous doit être trop originale pour être comprise par ce
gros Dumaine. Ayez donc une copie chez vous, et, le mois prochain,
j'irai passer une journée avec vous, pour que vous me la lisiez. C'est
si près de Palaiseau, le Croisset! et je suis dans une phase d'activité
tranquille où j'aimerais bien à voir couler votre grand fleuve et à
rêvasser dans votre verger, tranquille lui-même, tout en haut de la
falaise. Mais je bavarde, et tu es en train de travailler. Il faut
pardonner cette intempérance anormale à quelqu'un qui vient de voir des
pierres, et qui n'a pas seulement aperçu une plume depuis douze jours.
Vous êtes ma première visite aux vivants, au sortir d'un ensevelissement
complet de mon pauvre _moi_. Vivez! voilà _mon oremus_ et ma
bénédiction. Et je t'embrasse de tout mon coeur.
G. SAND.
DCXIII
AU MÊME
Nohant, 28 septembre 1866.
C'est convenu, cher camarade et bon ami. Je ferai mon possible pour être
à Paris à la représentation de la pièce de votre ami, et j'y ferai mon
devoir fraternel comme toujours; après quoi, nous irons chez vous et j'y
resterai huit jours, mais à la condition que vous ne vous dérangiez pas
de votre chambre. Ça me désole, de déranger, et je n'ai pas besoin de
tant de Chinois pour dormir. Je dors partout, dans les cendres ou sous
un banc de cuisine, comme un chien de basse-cour. Tout est reluisant de
propreté chez vous, donc on est bien partout. Je ferai le grabuge de
votre mère et nous bavarderons, vous et moi, tant et plus. S'il fait
beau, je vous forcerai à courir. S'il pleut toujours, nous nous cuirons
les os des guiboles en nous racontant nos peines de coeur. Le grand
fleuve coulera noir ou gris, sous la fenêtre, disant toujours: _Vite!
vite!_ et emportant nos pensées, et nos jours et nos nuits, sans
s'arrêter à regarder si peu de chose.
J'ai emballé et mis à la _grande vitesse_ une bonne épreuve du dessin de
Couture. C'est la meilleure que j'aie eue; je ne l'ai retrouvée qu'ici.
J'y ai joint une épreuve photographique d'un dessin de Marchal, qui a
été ressemblant aussi; mais, d'année en année, on change. L'âge donne
sans cesse un autre caractère à la figure des gens qui pensent, et c'est
pourquoi leurs portraits ne se ressemblent pas longtemps. Je rêvasse
tant, et je vis si peu, que je n'ai parfois que trois ans. Mais, le
lendemain, j'en ai trois cents, si la rêverie a été noire. N'est-ce pas
la même chose pour vous? Ne vous semble-t-il pas, par moments, que vous
commencez la vie sans même savoir ce que c'est, et, d'autres fois, ne
sentez-vous pas sur vous le poids de plusieurs milliers de siècles,
dont vous avez le souvenir vague et l'impression douloureuse? D'où
venons-nous et où allons-nous? Tout est possible, puisque tout est
inconnu.
Embrassez pour moi la belle et bonne maman que vous avez. Je me fais une
joie d'être avec vous deux. Tâchez donc de retrouver cette _blague_ sur
les pierres celtiques, ça m'intéresserait beaucoup. Avait-on, quand vous
les avez vues, ouvert le _galgal_ de Lockmariaker et déblayé le dolmen
auprès de Plouharnel? Ces gens-là écrivaient, puisqu'il y a des pierres
couvertes d'hiéroglyphes, et ils travaillaient l'or très bien, puisqu'on
a trouvé des torques [1] très bien façonnées.
Mes enfants, qui sont, comme moi, vos grands admirateurs, vous envoient
leurs compliments, et je vous embrasse au front, puisque Sainte-Beuve a
menti.
G. SAND.
[1] Colliers gaulois.
DCXIV
A M. NOEL PARFAIT, A PARIS
Nohant, 28 septembre 1866.
Mon parrain,
Votre filleule dévouée vous demande un service: c'est de lire le
manuscrit (ci-joint) de madame Thérèse Blanc, qui est une personne de
talent et de mérite, tout à fait digne de votre intérêt (la femme) et de
votre attention (le livre).
Si vous en rendez bon compte à MM. Lévy, ils le publieront, et il y aura
justice à donner un jeune et gracieux esprit, déjà solide, le moyen de
se faire connaître et la confiance pour s'exercer. Vous n'aurez donc pas
d'ennui à lire son ouvrage, et le service que je vous demande n'est pas
un acte de pénible dévouement.
A vous de coeur.
G. SAND.
DCXV
A MADEMOISELLE MARGUERITE LHUILLIER,
A LA BOULAINE (NIÈVRE)
Nohant, 8 octobre 1866.
Où es-tu, ma chère bonne petite Margot? J'espérais recevoir ici de tes
nouvelles, en revenant de ton pays de Bretagne, où j'ai passé quelques
jours avec mes enfants. Ton silence m'inquiète. Je n'ai pas ton adresse
au juste. Dois-je attendre que tu me la donnes? Ne crains pas que je la
répande. Je peux écrire sous le couvert d'Alexandrine. Enfin, dis-moi
que tu n'es pas malade et pas triste. Tu sais qu'au moindre spleen
sérieux, il faut venir à moi; qu'il y a Nohant, Gargilesse, Palaiseau
et Paris, mes quatre domiciles à ton service, et moi, enchantée de te
distraire et de te soigner.
Un mot de toi, chère enfant! ne me laisse pas dans l'inquiétude.
Dis-moi si cette campagne est assez installée pour toi I'hiver, et si
Alexandrine s'y habitue. Je t'embrasse de tout mon coeur, et je t'envoie
les amitiés de mes enfants.
Amitiés à Alexandrine aussi.
DCXVI
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, lundi soir, octobre 1866.
Cher ami,
Votre lettre m'est revenue de Paris. Il ne m'en manque pas, j'y tiens
trop pour en laisser perdre. Vous ne me parlez pas inondations, je pense
donc que la Seine n'a pas fait de bêtises chez vous et que le tulipier
n'y a pas trempé ses racines. Je craignais pour vous quelque ennui, et
je me demandais si votre levée était assez haute pour vous protéger.
Ici, nous n'avons rien à redouter en ce genre: nos ruisseaux sont très
méchants, mais nous en sommes loin.
Vous êtes heureux d'avoir des souvenirs si nets des autres existences.
Beaucoup d'imagination et d'érudition, voilà votre mémoire; mais, si
on ne se rappelle rien de distinct, on a un sentiment très vif de son
propre renouvellement dans l'éternité. J'avais un frère très drôle, qui
souvent disait: «Du temps que j'étais chien...» Il croyait être homme
très récemment. Moi je crois que j'étais végétal ou pierre. Je ne suis
pas toujours bien sûre d'exister complètement, et, d'autres fois, je
crois sentir une grande fatigue accumulée pour avoir trop existé. Enfin,
je ne sais pas, et je ne pourrais pas, comme vous, dire: «Je possède le
passé.
Mais alors vous croyez qu'on ne meurt pas, puisqu'on _redevient_? Si
vous osez le dire aux _chiqueurs_, vous avez du courage, et c'est bien.
Moi, j'ai ce courage-là, ce qui me fait passer pour imbécile; mais je
n'y risque rien: je suis imbécile sous tant d'autres rapports.
Je serai enchantée d'avoir votre impression écrite sur la Bretagne; moi,
je n'ai rien vu assez pour en parler. Mais je cherchais une impression
générale, et ça m'a servi pour reconstruire un ou deux tableaux dont
j'avais besoin. Je vous lirai ça aussi, mais c'est encore un gâchis
informe.
Pourquoi votre voyage est-il resté inédit? Vous êtes _coquet_; vous ne
trouvez pas tout ce que vous faites digne d'être montré. C'est un tort.
Tout ce qui est d'un maître est enseignement, et il ne faut pas craindre
de montrer ses croquis et ses ébauches. C'est encore très au-dessus du
lecteur, et on lui donne tant de choses à son niveau, que le pauvre
diable reste vulgaire, Il faut aimer les bêtes plus que soi; ne
sont-elles pas les vraies infortunes de ce monde? Ne sont-ce pas les
gens sans goût et sans idéal qui s'ennuient, ne jouissent de rien et ne
servent à rien? Il faut se laisser abîmer, railler et méconnaître par
eux, c'est inévitable; mais il ne faut pas les abandonner, et toujours
il faut leur jeter du bon pain, qu'ils préfèrent ou non l'ordure; quand
ils seront soûls d'ordures, ils mangeront le pain; mais, s'il n'y en a
pas, ils mangeront l'ordure _in secula seculorum_.
Je vous ai entendu dire: «Je n'écris que pour dix ou douze personnes.>>
On dit, en causant, bien des choses qui sont le résultat de l'impression
du moment; mais vous n'étiez pas seul à le dire: c'était l'opinion du
_lundi_ ou la thèse de ce jour-là; j'ai protesté intérieurement. Les
douze personnes pour lesquelles on écrit et qui vous apprécient, vous
valent ou vous surpassent; vous n'avez jamais eu, vous, aucun besoin de
lire les onze autres pour être vous. Donc, on écrit pour tout le monde,
pour tout ce qui a besoin d'être initié; quand on n'est pas compris,
on se résigne et on recommence. Quand on l'est, on se réjouit et on
continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre
amour de l'art. Qu'est-ce que c'est que l'art sans les coeurs et les
esprits où on le verse? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons, et
ne donnerait la vie à rien.
En y réfléchissant, n'est-ce pas votre avis? Si vous êtes convaincu de
cela, vous ne connaîtrez jamais le dégoût et la lassitude. Et, si le
présent est stérile et ingrat, si on perd toute action, tout crédit sur
le public, en le servant de son mieux, reste le recours à l'avenir, qui
soutient le courage et efface toute blessure d'amour-propre. Cent fois
dans la vie, le bien que l'on fait ne paraît servir à rien d'immédiat;
mais cela entretient quand même la tradition du bien vouloir et du bien
faire, sans laquelle tout périrait. Est-ce depuis 89 qu'on patauge?
Ne fallait--il pas patauger pour arriver à 48, où l'on a pataugé plus
encore, mais pour arriver à ce qui doit être? Vous me direz comment vous
l'entendez, et je relirai Turgot pour vous plaire. Je ne promets pas
d'aller jusqu'à d'Holbach, _bien qu'il ait du bon!_
Vous m'appellerez à l'époque de la pièce de Bouilhet. Je serai ici,
piochant beaucoup, mais prête à courir et vous aimant de tout mon coeur.
À présent que je ne suis plus une femme, si le bon Dieu était juste,
je deviendrais un homme; j'aurais la force physique et je vous dirais:
«Allons donc faire un tour à Carthage ou ailleurs. Mais voilà, on marche
à l'enfance, qui n'a ni sexe ni énergie, et c'est ailleurs qu'on se
renouvelle; _où_? Je saurai ça avant vous, et, si je peux, je reviendrai
vous le dire en songe.
DCXVII
AU MÊME
Paris, 10 novembre 1866.
En arrivant à Paris, j'apprends une triste nouvelle. Hier soir, pendant
que nous causions,--et je crois qu'avant-hier nous avions parlé de
lui,--mourait mon ami Charles Duveyrier, le plus tendre coeur et
l'esprit le plus naïf. On l'enterre demain! Il avait un an de plus que
moi. Ma génération s'en va pièce à pièce. Lui survivrai-je? Je ne le
désire pas ardemment, surtout les jours de deuil et d'adieux. C'est
comme Dieu voudra, à condition qu'il me permette d'aimer toujours dans
cette vie et dans l'autre.
Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants
autrement. Je vous donne la part de mon coeur qu'il avait; ce qui, joint
à celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ça me
console de vous faire ce cadeau-là. Littérairement, ce n'était pas un
homme de premier ordre, on l'aimait pour sa bonté et sa spontanéité.
Moins occupé d'affaires et de philosophie, il eût eu un talent charmant.
Il laisse une jolie pièce: _Michel Perrin_.
J'ai fait la moitié de la route seule, pensant à vous et à la maman,
à Croisset, et regardant la Seine, qui, grâce à vous, est devenue une
_divinité_ amie. Après cela, j'ai eu la société d'un particulier et
de deux femmes d'une bêtise bruyante et fausse comme la musique de la
pantomime de l'autre jour. Exemple: «J'ai regardé le soleil, ça m'a
laissé comme deux points dans les yeux.» Le _mari_: «Ça s'appelle des
points lumineux.»
Et ainsi pendant une heure sans débrider. Je vas dormir toute cassée;
j'ai pleuré comme une bête, toute la soirée, et je vous embrasse
d'autant plus, cher ami.
Aimez-moi _plus_ qu'avant, puisque j'ai de la peine.
DCXVIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 16 novembre 1866.
Mes chers enfants, je suis à Paris pour quelques jours. Je viens de
Normandie pour la seconde fois. Auparavant, j'avais été en Bretagne avec
Maurice et sa femme, puis à Nohant. Demain, je vais à Palaiseau pour
revenir à Paris, d'où j'irai encore à Nohant. Voyez quelle hirondelle je
suis devenue! Je ne m'arrête nulle part et je travaille partout. Depuis
que la cruelle destinée m'a rendue indépendante, je profite de la seule
compensation qu'elle m'offre: la liberté de courir et d'aller devant
moi, souvent pour le seul plaisir de remuer, dont j'étais depuis
longtemps privée. Il faut secouer le chagrin, qui est l'inévitable
ennemi du bonheur. Ceci a l'air d'un mot de la Palisse. Non! on est
heureux par soi-même quand on sait s'y prendre: avoir des goûts simples,
un certain courage, une certaine abnégation, l'amour du travail et avant
tout une bonne conscience.
Donc, le bonheur n'est pas une chimère, j'en suis sûre à présent;
moyennant l'expérience et la réflexion, on tire de soi beaucoup; on
refait même sa santé par le vouloir et la patience. Mais l'implacable
mort et le malheur des autres, souvent incurable malgré tous nos soins,
voilà ce qui nous rappelle notre solidarité et le bonheur aux prises
perpétuelles avec le chagrin, il ne faudrait pas que l'un détruisît
l'autre. Le bonheur que nous savons et pouvons nous donner nous
rendrait égoïstes et stériles. Le chagrin qui empêcherait notre sagesse
intérieure de réagir, nous rendrait amers et lâches. Vivons donc la vie
comme elle est, sans ingratitude et sans joie durable et assurée.
Nous ne changerons pas cela. Acceptons-le. Ainsi, vous voilà bien
portants pour le moment et incertains de l'époque de votre voyage.
Prévenez-m'en toujours une quinzaine à l'avance; car vous voyez que je
ne me fixe pas. Tant que la santé ira, je continuerai à _fuir_. Fuir
quoi? Peut-être pourrais-je dire qu'à mon âge on a besoin de ne pas trop
contempler, sous le même rayon de lumière ambiante, la solennité du
vrai.
Mais, au lieu de vous parler de choses de la vie courante, je vous fais
un cours de philosophie très opposé peut-être à la disposition d'esprit
où vous êtes. Vous voudriez et ne voudriez pas marier votre Solange.
Elle ne veut pas; elle fait comme Maurice, qui se trouvait si heureux
par moi, qu'il craignait de ne l'être pas autrement. J'ai dû le
tourmenter parce qu'il se faisait tard pour lui. A présent, il est
content d'avoir surmonté son appréhension.
Il ne faut pourtant pas qu'une femme attende trop et contrarie la
nature, qui reprend sa tyrannie un jour ou l'autre.
Dites mes amitiés à tous ces bons amis qui se souviennent de moi, et
embrassez pour moi vos chères filles.
A Nohant, on va bien. Aurore devient charmante. On m'écrit tous les
jours.
Je compte bien sur l'envoi de vos oeuvres, et je suis très heureuse de
cette publication.
A vous succès et bénédictions, mon cher enfant.
DCIX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 19 novembre 1866.
Mes enfants,
J'embarque demain matin _Cascaret_[1] pour Évreux; je le mène ce soir
au dîner Magny; il va ouvrir de grands yeux en entendant les paradoxes
exubérants qui s'y débitent. Quant à interroger Berthelot, je ne suis
pas de force à lui faire des questions bien posées et à te rendre compte
de ses réponses. Je ne suis d'ailleurs jamais à côté de lui et il est
si timide, qu'il est intimidant. Je crois que Francis nous en dirait
davantage. Il est tout frais émoulu de ces choses et très capable de me
dire où en est la science. Il dit une chose juste et _terrible_ que
je savais. La philosophie de l'esprit humain, telle que nous la
connaissons, admet comme _inéluctable le_ principe de la division de
la matière à l'infini. La chimie ne repose que sur la constatation des
molécules; et qui dit molécule (si infinitésimale qu'elle soit) dit
_corps défini_, c'est-à-dire indivisible. Donc, l'esprit humain patauge
dans l'enfance des problèmes élémentaires. Ce qu'il admet logiquement
et rationnellement, il le nie scientifiquement. _D'où il résulte_ qu'on
peut tout supposer, tout inventer, et que le fantastique n'a pas de
limites à l'heure qu'il est. Je t'avais donné un article, _de quoi_?
Je ne sais plus, de la _Revue Germanique_, je crois, où l'état de
la question qui t'intéresse était très bien précisé. Tu l'as trouvé
ennuyeux; tu voulais y trouver justement le fantastique que tu dois
trouver toi-même. Il faut pourtant le relire et l'avoir sous les yeux,
il y était dit que l'on pouvait arriver à produire des tissus végétaux,
peut-être des matières animales, mais non animées ni _animables_.
Force l'hypothèse et que ton fantastique produise une demi-animation,
effrayante et burlesque.
Ne te lance pourtant pas trop dans _Mademoiselle Azote_[2]: «Qui trop
embrase, mal éteint.»
[1] Francis Laur, ingénieur civil.
[2] Roman de Maurice Sand.
DCXX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Palaiseau, 29 novembre 1866.
Il ne faut être ni spiritualiste ni matérialiste, dites-vous, il faut
être naturaliste. C'est une grosse question.
Mon _Cascaret_--c'est comme ça que j'appelle le petit ingénieur--la
résoudra comme il l'entendra. Ce n'est pas une bête, et il passera par
bien des idées, des déductions et des émotions avant de réaliser la
prédiction que vous faites. Je ne le catéchise qu'avec réserve; car
il est plus fort que moi sur bien des points et ce n'est pas le
spiritualisme catholique qui l'étouffe. Mais la question par elle-même
est très sérieuse et plane sur notre art, à nous troubadours plus ou
moins pendulifères, ou penduloïdes. Traitons-la d'une manière toute
impersonnelle; car ce qui est bien pour l'un peut avoir son contraire
très bien pour l'autre. Demandons-nous, en faisant abstraction de nos
tendances ou de nos expériences, si l'être humain peut recevoir et
chercher son entier développement physique sans que l'intellect en
souffre. Oui, dans une société idéale et rationnelle, cela serait ainsi
Mais, dans celle où nous vivons et dont il faut, bien nous contenter,
la jouissance et l'abus ne vont-ils pas de compagnie, et peut-on les
séparer, les limiter, à moins d'être un sage de première volée? Et,
si l'on est un sage, adieu l'entraînement, qui est le père des joies
réelles!
La question, pour nous artistes, est de savoir si l'abstinence
nous fortifie, ou si elle nous exalte trop, ce qui dégénère en
faiblesse.--Vous me direz: «Il y a temps pour tout et puissance
suffisante pour toute dépense de forces.» Donc, vous faites une
distinction et vous posez des limites, il n'y a pas moyen de faire
autrement. La nature, croyez-vous, en pose d'elle-même et nous empêche
d'abuser. Ah! mais non, elle n'est pas plus sage que nous, qui sommes
aussi la nature.
Nos excès de travail, comme, nos excès de plaisir, nous tuent
parfaitement, et plus nous sommes de grandes natures, plus nous
dépassons les bornes et reculons la limite de nos puissances.
Non, je n'ai pas de théories. Je passe ma vie à poser des questions et
à les entendre résoudre dans un sens ou dans l'autre, sans qu'une
conclusion victorieuse et sans réplique m'ait jamais été donnée.
J'attends la lumière d'un nouvel état de mon intellect et de mes organes
dans une autre vie; car, dans celle-ci, quiconque réfléchit embrasse
jusqu'à leurs dernières conséquences les limites du pour et du contre.
C'est M. Platon, je crois, qui demandait et croyait tenir le lien. Il ne
l'avait pas plus que nous. Pourtant ce lien existe, puisque l'univers
subsiste sans que le pour et le contre qui le constituent se détruisent
réciproquement. Comment s'appellera-t-il pour la nature matérielle?
_équilibre_, il n'y a pas à dire; et pour la nature spirituelle?
_modération_, chasteté relative, abstinence des abus, tout ce que vous
voudrez, mais ça se traduira toujours par _équilibre_. Ai-je tort, mon
maître?
Pensez-y, car, dans nos romans, ce que font ou ne font pas nos
personnages ne repose pas sur une autre question que celle-là.
Posséderont-ils, ne posséderont-ils pas l'objet de leurs ardentes
convoitises? Que ce soit amour ou gloire, fortune ou plaisir, dès qu'ils
existent, ils aspirent à un but. Si nous avons en nous une philosophie,
ils marchent droit selon nous; si nous n'en avons pas, ils marchent au
hasard et sont trop dominés par les événements que nous leur mettons
dans les jambes. Imbus de nos propres idées, ils choquent souvent celles
des autres. Dépourvus de nos idées et soumis à la fatalité, ils ne
paraissent pas toujours logiques. Faut-il mettre un peu ou beaucoup de
nous en eux? ne faut-il mettre que ce que la société met dans chacun de
nous?
Moi, je suis ma vieille pente, je me mets dans la peau de mes
bonshommes. On me le reproche, ça ne fait rien. Vous, je ne sais pas
bien si, par procédé ou par instinct, vous suivez une autre route. Ce
que vous faites vous réussit; voilà pourquoi je vous demande si nous
différons sur la question des luttes intérieures, si _l'homme-roman_
doit en avoir, ou s'il ne doit pas les connaître.
Vous m'étonnez toujours avec votre travail pénible; est-ce une
coquetterie? Ça parait si peu! Ce que je trouve difficile, moi, c'est de
choisir entre les mille combinaisons de l'action scénique, qui peuvent
varier à l'infini, la situation nette et saisissante qui ne soit pas
brutale ou forcée. Quant au style, j'en fais meilleur marché que vous.
Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît d'en jouer. Il a ses
_hauts_ et ses _bas;_ ses grosses notes et ses défaillances; au fond, ça
m'est égal, pourvu que l'émotion vienne, mais je ne peux rien trouver
en moi. C'est _l'autre_ qui chante à son gré, mal ou bien, et, quand
j'essaye de penser à ça, je m'en effraye et me dis que je ne suis rien,
rien du tout.
Mais une grande sagesse, nous sauve; nous savons nous dire: «Eh bien,
quand nous ne serions absolument que des instruments, c'est encore un
joli état et une sensation à nulle autre pareille que de se sentir
vibrer.»
Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi, je crois que
vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et que vous devriez laisser
faire _l'autre_ plus souvent. Ça irait tout de même et sans fatigue.
L'instrument pourrait résonner faible à de certains moments; mais le
souffle, en se prolongeant, trouverait sa force. Vous feriez après, ce
que je ne fais pas, ce que je devrais faire; vous remonteriez le ton du
tableau tout entier et vous sacrifieriez ce qui est trop également dans
la lumière.
_Vale et me ama_.
DCXXI
AU MÊME
Palaiseau, 30 novembre 1866.
Il y aurait bien à dire sur tout ça, cher camarade. Mon _Cascaret_,
c'est-à-dire le fiancé en question, se garde pour sa fiancée. Elle lui a
dit: «: Attendons que vous ayez réalisé certaines questions de travail.»
Et il travaille. Elle lui a dit: «Gardons nos puretés l'une pour
l'autre.» Et il se garde. Ce n'est pas le spiritualisme catholique qui
l'étouffe; mais il se fait un grand idéal de l'amour, et pourquoi lui
conseillerait-on d'aller le perdre quand il met sa conscience et son
mérite à le garder?
Il y a un équilibre que la nature, notre souveraine, met elle-même dans
nos instincts, et elle pose vite la limite de nos appétits. Les grandes
natures ne sont pas les plus robustes. Nous ne sommes pas développés
dans tous les sens par une éducation bien logique. On nous comprime de
toute façon, et nous poussons nos racines et nos branches où et comme
nous pouvons. Aussi les grands artistes sont-ils souvent infirmes, et
plusieurs ont été impuissants. Quelques-uns, trop puissants par le
désir, se sont épuisés vite. En général, je crois que nous avons des
joies et des peines trop intenses, nous qui travaillons du cerveau. Le
paysan qui fait, nuit et jour, une rude besogne avec la terre et avec sa
femme, n'est pas une nature puissante. Son cerveau est des plus faibles.
Se développer dans tous les sens, vous dites? Pas à la fois, ni sans
repos, allez! Ceux qui s'en vantent blaguent un peu, ou, s'ils mènent
tout à la fois, tout est manqué. Si l'amour est pour eux un petit
pot-au-feu et l'art un petit gagne-pain, à la bonne heure; mais, s'ils
ont le plaisir immense, touchant à l'infini, et le travail ardent,
touchant à l'enthousiasme, ils ne les alternent pas comme la veille et
le sommeil.
Moi, je ne crois pas à ces don Juan qui sont en même temps des Byron.
Don Juan ne faisait pas de poèmes, et Byron faisait, dit-on, bien mal
l'amour. Il a dû avoir quelquefois--on peut compter ces émotions-là dans
la vie--l'extase complète par le coeur, l'esprit et les sens; il en
a connu assez pour être un des poètes de l'amour. Il n'en faut pas
davantage aux instruments de notre vibration. Le vent continuel des
petits appétits les briserait.
Essayez quelque jour de faire un roman dont l'artiste (le vrai) sera le
héros, vous verrez quelle sève énorme, mais délicate et contenue; comme
il verra toute chose d'un oeil attentif, curieux et tranquille, et comme
ses entraînements vers les choses qu'il examine et pénètre seront rares
et sérieux. Vous verrez aussi comme il se craint lui-même, comme il sait
qu'il ne peut se livrer sans s'anéantir, et comme une profonde pudeur
dés trésors de son âme l'empêche de les répandre et de les gaspiller.
L'artiste est un si beau type à faire, que je n'ai jamais osé le faire
réellement; je ne me sentais pas digne de toucher à cette figure belle,
et trop compliquée, c'est viser trop haut pour une simple femme. Mais ça
pourra bien vous tenter quelque jour, et ça en vaudra la peine.
Où est le modèle? Je ne sais pas, je n'en ai pas connu _à fond_ qui
n'eût quelque, tache au soleil, je yeux dire quelque côté par où cet
artiste touchait à l'épicier. Vous n'avez peut-être pas cette tache,
vous devriez vous peindre. Moi, je l'ai. J'aime les classifications, je
touche au pédagogue. J'aime à coudre et à torcher les enfants, je touche
à la servante. J'ai des distractions et je touche à l'idiot. Et puis,
enfin, je n'aimerais pas la perfection; je la sens et ne saurais la
manifester. Mais on pourrait bien lui donner des défauts dans sa nature.
Quels? Nous chercherons ça quelque jour. Ça n'est pas dans votre sujet
actuel et je ne dois pas vous en distraire.
Ayez moins de cruauté envers vous. Allez de l'avant, et, quand le
souffle aura produit, vous remonterez le ton général et sacrifierez ce
qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ça ne se peut pas?
Il me semble que si. Ce que vous faites paraît si facile, si abondant!
c'est un trop plein perpétuel, je ne comprends rien à votre angoisse.
Bonsoir, cher frère; mes tendresses à tous les vôtres. Je suis revenue à
ma solitude de Palaiseau, je l'aime; je m'en retourne à Paris lundi. Je
vous embrasse bien fort. Travaillez bien.
DCXXII
A M. THOMAS COUTURE, A PARIS
Palaiseau, 13 décembre 1866.
Cher maître,
Votre ouvrage soulèvera, je crois, des tempêtes, et déjà on veut m'en
rendre solidaire. On annonce que ma préface est prête. Cela n'est pas,
et, réflexion faite, je ne la ferai pas. Tant que j'ai ignoré la partie
qui est toute de critique, et même après avoir écouté la lecture de
plusieurs fragments, je vous ai dit _oui._ Pourtant je vous
conseillais de faire de votre ouvrage un traité, sans vous lancer
dans l'appréciation des vivants, ou des morts de la veille; vous avez
persisté, c'était votre droit indiscutable. Vous avez pourtant modifié
votre jugement sur Delacroix quant aux expressions; mais, j'y ai pensé
depuis, le fond reste le même, il n'en pouvait être autrement.
D'ailleurs, je ne pourrais pas vous demander d'épargner les autres, de
faire des réserves, vous m'enverriez promener et vous feriez bien. Mais,
moi, j'endosserais, sans conviction et sans lumières suffisantes, une
trop forte responsabilité; à moins de faire aussi des réserves, et,
alors, à quoi bon une préface? Ça ne serait pas clair, ça ne paraîtrait
pas franc. Je vous dis donc _non_, après vous avoir dit _oui_, parce
que, au dernier moment, quand vous m'enverriez les épreuves, nous ne
serions pas d'accord et il serait trop tard pour nous y mettre. Allez
droit devant vous, bravez seul, et sans donner le bras à une femme, ce
que vous voulez braver.
Votre ouvrage, si remarquable d'exécution, et riche à tant d'égards,
gagnera à se présenter seul, je vous en réponds. Consultez de vrais
amis, des gens de goût, ils vous diront comme moi.
G. SAND.
DCXXIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Paris, 9 janvier 1867.
Cher camarade,
Ton vieux troubadour a été tenté de claquer. Il est toujours à Paris. Il
devait partir le 25 décembre; sa malle était bouclée; ta première lettre
l'a attendu tous les jours à Nohant, Enfin, le voilà tout à fait en état
de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien
l'accompagner.
C'est bête d'être jeté sur le flanc et de perdre pendant trois jours la
notion de soi-même et de se relever aussi affaibli que si on avait fait
quelque chose de pénible et d'utile. Ce n'était rien, au bout du compte,
qu'une impossibilité momentanée de digérer quoi que ce soit. Froid,
ou faiblesse, ou travail, je ne sais pas. Je n'y songe plus guère.
Sainte-Beuve inquiète davantage, on a dû te l'écrire. Il va mieux aussi,
mais il y aura infirmité sérieuse, et, à travers cela, des accidents à
redouter. J'en suis tout attristée et inquiète.