Je n'ai pas travaillé depuis plus de quinze jours; donc, ma tâche n'est
pas avancée, et, comme je ne sais pas si je vas être en train tout de
suite, j'ai donné _campo_ à l'Odéon. Ils me prendront quand je serai
prête. Je médite d'aller un peu au Midi, quand j'aurai vu mes enfants.
Les plantes du littoral me trottent par la tête. Je me désintéresse
prodigieusement de tout ce qui n'est pas mon petit idéal de travail
paisible, de vie champêtre et de tendre et pure amitié. Je crois bien
que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je
suis. Je tire cet avertissement du grand calme, _toujours plus calme_,
qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que
de la synthèse à l'analyse; autrefois, c'était le contraire. A présent,
ce qui se présente à mes yeux, quand je m'éveille, c'est la planète;
j'ai quelque peine à y retrouver le _moi_ qui m'intéressait jadis et
que je commence à appeler _vous_ au, pluriel. Elle est charmante, la
planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et
encore peu praticable; j'espère passer dans une oasis mieux percée et
possible à tous. Il faut tant d'argent et de ressources pour voyager
ici! et le temps qu'on perd à se procurer ce nécessaire est perdu pour
l'étude et la contemplation. Il me semble qu'il m'est dû quelque chose
de moins compliqué, de moins civilisé, de plus naturellement luxueux et
de plus facilement bon que cette étape enfiévrée. Viendras-tu dans le
monde de mes rêves, si je réussis à en trouver le chemin? Ah! qui sait?
Et ce roman marche-t-il? Le courage ne s'est pas démenti? La solitude
ne te pèse pas? Je pense bien qu'elle n'est pas absolue, et qu'il y a
encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par
là. Mais il y a de l'anachorète quand même dans ta vie, et j'envie ta
situation. Moi, je suis trop seule à Palaiseau, avec un mort; pas
assez seule à Nohant, avec des enfants que j'aime trop pour pouvoir
m'appartenir,--et, à Paris, on ne sait pas ce qu'on est, on s'oublie
entièrement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je
t'embrasse de tout coeur, cher ami; rappelle-moi à ta mère, à ta chère
famille, et écris-moi à Nohant, ça me fera du bien.
Les fromages? Je ne sais plus, il me semble qu'on m'en a parlé. Je te
dirai ça de là-bas.
DCXXIV
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE
Nohant, 15 janvier 1867.
Cher ami de mon coeur,
Cette bonne longue lettre que je reçois de vous me comble de
reconnaissance et de joie. Je ne l'ai lue qu'il y a deux jours. Elle
m'attendait ici, à Nohant, et j'étais à Paris, malade, tous les jours
faisant ma malle, et tous les jours forcée de me mettre au lit. Je vais
mieux; mais j'ai à combattre, depuis quelques années, une forte tendance
à l'anémie; j'ai eu trop de fatigue et de chagrin à l'âge où l'on a le
plus besoin de calme et de repos. Enfin, chaque été me remet sur mes
pieds, et, si chaque hiver me démolit, je n'ai guère à me plaindre.
Comme vous, je ne tiens pas à mourir. Certaine que la vie ne finit pas,
qu'elle n'est pas même suspendue, que tout est passage et fonction,
je vas devant moi avec la plus entière confiance dans l'inconnu. Je
m'abstiens désormais de chercher à le deviner et à le définir; je
vois un grand danger à ces efforts d'imagination qui nous rendent
systématiques, intolérants et _fermés_ au progrès, qui souffle toujours
et quand même des quatre coins de l'horizon. Mais j'ai la notion du
devenir incessant et éternel, et, quel qu'il soit, il m'est démontré
intérieurement, par un sentiment invincible, qu'il est logique, et par
conséquent beau et bon. C'est assez pour vivre dans l'amour du bien et
dans le calme relatif, dans la dose de sérénité fatalement restreinte
et passagère que nous permet la solidarité avec l'univers et avec nos
semblables. Ma petite philosophie pratique est devenue d'une excessive
modestie.
Je voudrais vous faire lire l'avant-dernier et le dernier roman que
j'ai publiés, _M. Sylvestre_ et _le Dernier. Amour,_ qui en est le
complément. C'est naïf pour ne pas dire niais; mais il y a, au fond, des
choses vraies qui ont été bien senties, et qui ne vous déplairaient pas.
Une page de cela de temps en temps pourrait vous faire l'effet d'une
potion innocente, qui amuse l'ennui et la douleur. Si vous n'avez pas
ces petits volumes sous la main, je dirai qu'on vous les envoie. Ils
vous mettront en communication pour ne pas dire en communion avec votre
vieille amie.
Je vous parle de moi, c'est en vue de notre idéal commun, du rêve
intérieur qui nous soutient et qui vous remplissait de force et de
sérénité, la veille d'une condamnation à mort. Vous voilà condamné à la
vie maintenant, cher ami! à une vie de langueur, d'empêchement et de
souffrance, où votre âme stoïque s'épanouit quand même et vibre au
souffle de toutes les émotions patriotiques.
Je remarque avec attendrissement que vous êtes resté _chauvin_, comme
disent nos jeunes beaux esprits de Paris, c'est-à-dire guerrier et
chevalier--comme je suis restée _troubadour_, c'est-à-dire croyant à
l'amour, à l'art, à l'idéal, et chantant quand même, quand le monde
siffle et baragouine. Nous sommes les jeunes fous de cette génération.
Ce qui va nous remplacer s'est chargé d'être vieux, blasé, sceptique à
notre place. Ceci donne, hélas! bien raison à vos craintes sur l'avenir.
Voici justement ce que m'écrit, en même temps que vous, un excellent
ami à moi, Gustave Flaubert, un de ceux qui sont restés jeunes, à
quarante-six ans: «Ah! oui, je veux bien vous suivre dans une autre
planète; _l'argent_ rendra la nôtre inhabitable dans un avenir
rapproché. Il sera impossible, même au plus riche, d'y vivre sans
s'occuper _de son bien_. Il faudra que tout le monde passe plusieurs
heures par jour à tripoter ses capitaux: ce sera charmant!»
C'est qu'à côté d'une politique qui est grosse de catastrophes, il y a
une économie sociale qui est grosse d'apoplexie foudroyante. Tout ce que
vous prévoyez de la contagion anglo-saxonne arrivera. C'est là le nuage
qui mange déjà tout l'horizon; la Prusse n'est qu'un grain qui ne
crèvera peut-être pas. La stérilité des esprits et des coeurs est bien
autrement à redouter que le manque de fusils, de soldats et d'émulation
à un moment donné. Il faudra traverser une ère de ténèbres où notre
souvenir--celui de notre glorieuse Révolution et de ces grands jours qui
nous ont laissé une flamme dans l'esprit--disparaîtra comme le reste.
Mais qu'importe, s'il le faut, mon ami? De par notre être éternel;
nous ne pouvons pas douter du réveil de l'idéal dans l'humanité. Cette
réaction d'athéisme moral est inévitable; elle est la conséquence du
développement exagéré du mysticisme. L'homme, trompé et leurré durant
tant de siècles, croit se sauver par la prétendue méthode expérimentale.
Il ne voit qu'un côté de la vérité et il l'essaye. C'est son droit. Il a
le droit de se mutiler. Quand il aura bien _expérimenté_ ce régime, il
verra que ce n'est pas cela encore, et la France éclipsée redeviendra la
terre des prodiges; question de temps! «Nous n'y serons pas, disent les
faibles; la vie est courte et la nôtre s'écoule dans la peur et les
larmes.».
Disons-leur que la vie est continue et que les forts seront toujours où
il faudra qu'ils soient.
Dites-moi, à moi, quels sont les ouvrages sur Jeanne d'Arc qui vous ont
donné une certitude sur ses notions personnelles. Je n'ai lu de sérieux
sur son compte que ce qu'en dit Henri Martin dans son _Histoire de
France._ Tout le reste de ce que j'ai eu dans les mains est trop
légendaire et je n'y trouve pas une figure réelle, c'est à faire douter
qu'elle ait existé. Ses réapparitions après la mort font ressembler
son histoire à celle de Jésus,--qui n'a pas existé non plus, du moins
_personnalisé_ comme on nous le représente.
Ces grands hallucinés sont déjà bien loin de nous, et j'ai un certain
éloignement pour les extatiques, je vous le confesse. J'aime tant
l'histoire naturelle, j'y trouve le miracle permanent de la vie si
beau, si complet dans la nature, que les miracles d'invention ou
d'hallucination individuelle me paraissent petits et un peu _impies_.
Cher ami, merci pour votre sollicitude. Tout va bien autour de moi.
Maurice vous aime toujours; il est bien marié, sa petite femme est
charmante. Ils sont tout deux actifs et laborieux. La petite Aurore est
un amour que l'on adore. Elle a eu un an le jour de mon arrivée ici, la
semaine dernière. Je suis _chez eux_ maintenant; car je leur ai laissé
toute la gouverne du petit avoir, et j'ai le plaisir de ne plus m'en
occuper; j'ai plus de temps et de liberté. J'espère guérir bientôt, et
sinon, je suis bien soignée et bien choyée. Tout est donc pour le mieux.
Ayez toujours espoir aussi. Pourquoi ne guéririez-vous pas? Si vous le
voulez bien, qui sait? Et puis on vous aime tant! cela peut amener un de
ces miracles _naturels_ que Dieu connaît!
A vous de toute mon âme.
G. SAND.
DCXXV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 15 janvier 1867.
Me voilà chez nous, assez valide, sauf quelques heures le soir. Enfin,
ça passera. _Le mal ou celui qui l'endure,_ disait mon vieux curé, _ça
ne peut pas durer._
Je reçois ta lettre ce matin, cher ami. Pourquoi que je t'aime plus
que la plupart des autres, même plus que des camarades anciens et bien
éprouvés? Je cherche, car mon état à cette heure, c'est d'être
Toi qui vas cherchant,
Au soleil couchant,
Fortune!...
Oui, fortune intellectuelle, _lumière!_ Eh bien, voilà: on se fait,
étant vieux, dans le soleil couchant de la vie,--qui est la plus belle
heure des tons et des reflets,--une notion nouvelle de toute chose et de
l'affection surtout.
Dans l'âge de la puissance et de la personnalité, on tâte l'ami comme on
tâte le terrain, au point de la réciprocité. Solide on se sent, solide
on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais, quand s'enfuit
l'intensité du _moi_, on aime les personnes et les choses pour ce
qu'elles sont par elles-mêmes, pour ce qu'elles représentent aux yeux
de votre âme, et nullement pour ce qu'elles apporteront en plus à votre
destinée. C'est comme le tableau ou la statue que l'on voudrait avoir à
soi, quand on rêve en même temps un beau chez soi pour l'y mettre.
Mais on a parcouru la verte bohème sans y rien amasser; on est resté
gueux, sentimental et troubadour. On sait très bien que ce sera toujours
de même et qu'on mourra sans feu ni lieu. Alors, on pense à la statue,
au tableau dont on ne saurait que faire et que l'on ne saurait où placer
avec honneur si on les possédait. On est content de les savoir en
quelque temple non profané par la froide analyse, un peu loin du regard,
et on les aime d'autant plus. On se dit: «Je repasserai par le pays où
ils sont. Je verrai encore et j'aimerai toujours ce qui me les a fait
aimer et comprendre. Le contact de ma personnalité ne les aura pas
modifiés, ce ne sera pas moi que j'aimerai en eux.»
Et c'est ainsi, vraiment, que l'idéal, qu'on ne songe plus à fixer, se
fixe en vous parce qu'il reste _lui._ Voilà tout le secret du beau, du
seul vrai, de l'amour, de l'amitié, de l'art, de l'enthousiasme et de la
foi. Penses-y, tu verras.
Cette solitude où tu vis me paraîtrait délicieuse avec le beau temps. En
hiver, je la trouve stoïque et suis forcée de me rappeler que tu n'as
pas le besoin moral de la locomotion _à l'habitude._ Je pensais qu'il
y avait pour toi une autre dépense de forces durant cette
claustration;--alors c'est très beau, mais il ne faut pas prolonger cela
indéfiniment; si le roman doit durer encore, il faut l'interrompre ou le
panacher de distractions. Vrai, cher ami, pense à la vie du corps, qui
se fâche et se crispe quand on la réduit trop. J'ai vu, étant malade, à
Paris, un médecin très fou, mais très intelligent, qui disait là-dessus
des choses vraies. Il me disait que je me spiritualisais d'un manière
inquiétante, et, comme je lui disais justement à propos de toi que l'on
pouvait s'abstraire de toute autre chose que le travail et avoir plutôt
excès de force que diminution, il répondait que le danger était aussi
grand dans l'accumulation que dans la déperdition, et, à ce propos,
beaucoup de choses excellentes que je voudrais savoir te redire.
Au reste, tu les sais, mais tu n'en tiens compte. Donc, ce travail que
tu traites si mal en paroles, c'est une passion et une grande! Alors,
je te dirai ce que tu me dis. Pour l'amour de nous et pour celui de ton
vieux troubadour, ménage-toi un peu.
_Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt_, qu'est-ce que c'est que ça?
Est-ce que c'est de moi? Je ne m'en rappelle pas un traître mot. Tu lis
ça, toi! Est-ce que vraiment ça t'amuse? Alors, je le relirai un de ces
jours et je m'aimerai si tu m'aimes.
Qu'est-ce que c'est aussi que d'être hystérique? Je l'ai peut-être été
aussi, je le suis peut-être; mais je n'en sais rien, n'ayant jamais
approfondi la chose et en ayant ouï parler sans l'étudier. N'est-ce
pas un malaise, une angoisse causés parle désir d'un impossible
_quelconque_? En ce cas, nous en sommes tous atteints, de ce mal
étrange, quand nous avons de l'imagination; et pourquoi une telle
maladie aurait-elle un sexe?
Et puis encore, il y a ceci pour les gens forts en anatomie: _il n'y a
qu'un sexe_. Un homme et une femme, c'est si bien la même chose, que
l'on ne comprend guère les tas de distinctions et de raisonnements
subtils dont se sont nourries les sociétés sur ce chapitre-là. J'ai
observé l'enfance et le développement de mon fils et de ma fille. Mon
fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille, qui était
un homme pas réussi.
Je t'embrasse; Maurice et Lina, qui se sont pourléchés de tes fromages,
t'envoient leurs amitiés, et mademoiselle Aurore te crie: _Attends,
attends, attends_! C'est tout ce qu'elle sait dire en riant comme une
folle quand elle rit; car, au fond, elle est sérieuse, attentive,
adroite de ses mains comme un singe et s'amusant mieux du jeu qu'elle
invente que de tous ceux qu'on lui suggère.
Si je ne guéris pas ici, j'irai à Cannes, où des personnes amies
m'appellent. Mais je ne peux pas encore en ouvrir la bouche à mes
enfants. Quand je suis avec eux, ce n'est pas aisé de bouger. Il y a
passion et jalousie. Et toute, ma vie a été comme ça, jamais à moi!
Plains-toi donc, toi qui t'appartiens!
DCXXVI
A M. HENRY HARISSE, A PARIS
Nohant, 19 janvier 1866.
Merci pour votre excellente lettre, mon cher Américain. Tous les détails
que vous me donnez sont bons; que Sainte-Beuve se porte mieux surtout,
cela me cause une joie réelle. Moi, je lutte contre l'anémie qui me
menace, et je ne songe même pas à travailler du cerveau. Je plante des
choux toute la journée, ou je couds des rideaux et des courtepointes, le
tout à l'effet de m'installer ici dans une chambre plus petite et plus
chaude que celle où je travaille. Je me suis tapissée en bleu
tendre parsemé de médaillons blancs où dansent de petites personnes
mythologiques. Il me semble que ces tons fades et ces sujets rococos
sont bien appropriés à l'état d'anémie et que je n'aurai là que des
idées douces et bêtes. C'est ce qu'il me faut maintenant.
Le beau berrichon de ma jeunesse est aujourd'hui une langue morte;
la bourrée, cette danse si jolie, est remplacée par de stupides
contredanses; nos chants du pays, admirables autrefois et qui faisaient
l'admiration de Chopin et de Pauline Garcia, cèdent le pas à _la Femme à
barbe_. De belles routes remplacent nos sentiers où l'on se perdait; de
vieux ombrages presque vierges, que l'on savait où trouver et que nous
seuls connaissions, ont disparu, et la botanique sylvestre est au
diable.
Refaire un roman berrichon! non, je ne vous l'ai pas promis. Ce serait
repasser par le chemin des regrets, et vraiment, à mon âge, il faut
combattre une tendance si naturelle et si fondée. Il faut vivre en
avant; c'est la devise de notre pays, et, quoi qu'il m'en coûte de
secouer mes souvenirs, je ne veux pas méconnaître ce que l'avenir
peut nous apporter. Je ne veux pas être ingrate non plus envers la
vieillesse, qui est aussi un bon âge, plein d'indulgence, de patience et
de clartés. Si l'on me rendait mes énergies, je ne saurais plus qu'en
faire, n'étant plus dupe de moi-même. Je voudrais revoir l'Italie, parce
que ce sera une Italie nouvelle. Retrouverai-je la force d'y'aller? Ce
n'est pas sûr; mais je ne veux pas m'en tourmenter. Si j'en suis à mes
dernières lueurs, je me dirai que j'ai bien assez fait le métier du
chien tournebroche et que la vie éternelle est un voyage qui promet
assez d'émotions et d'étonnements.
Priez donc Paul de Saint-Victor de me faire envoyer son livre [1]? C'est
un talent, ah! oui, et un vrai. En lisant tant de chefs-d'oeuvre jetés
le matin dans un feuilleton comme des perles à la consommation brutale
des pourceaux, je me demandais toujours pourquoi cela n'était pas
rassemblé et publié. Je suis curieuse de savoir si je retrouverai
l'émotion que cela m'a donnée en détail.
Non, Théo [2] ne sera pas de l'Académie. Il ne voudra pas faire ce qu'il
faut pour cela, ou, s'il s'y résigne, il le fera mal. Il ne se tiendra
pas de dire ce qu'il pense des vieux fétiches. Si je me trompe, je serai
bien étonnée, par exemple!
Mais, vous qui ne parlez pas de vous, êtes-vous toujours décidé à
quitter la France dans un temps donné? Non, cela me parait impossible.
Il me semble que la France a besoin de ses amants; ceux qui lui
appartiennent légitimement la méconnaissent ou la brutalisent. Restez
avec nous, aidez-nous à rester Français ou à le redevenir.
N'oubliez pas que vous m'avez promis de venir me voir ici. Notre vieille
maison est un coin assez curieux, où l'on a réussi, pendant trente ans,
à vivre en dehors de toute convention et à être artiste pour soi, sans
se donner en spectacle au monde. Vous y serez reçu par mes enfants comme
un ami.
Et bonsoir! me voilà très fatiguée devoir écrit; mais je suis à vous de
tout coeur.
G. SAND.
[1] _Hommes et Dieux_.
[2] Théophile Gautier.
DCXXVII
À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 21 janvier 1867.
Eh bien, cher fils, comment êtes-vous arrivé à Paris, par ce temps de
frimas qui vous a surpris le jour du départ? Avez-vous eu froid dans
l'affreuse diligence? Vous êtes-vous embêté. Je vous ai fait faire là
une vraie corvée et je me le reprochais en voyant tomber la neige. Et
j'ai été si patraque, moi, depuis ce temps-là, que je n'avais pas le
courage de vous demander de vos nouvelles, et de celles de la patiente
et stoïque _alitée_ [1]. Je crois que je vais mieux à présent, du moins
il y a des jours où je me crois guérie. Ça ne peut guère se faire par
une saison si dure; aussi je prends patience et m'arrange pour ne pas
penser, à mon mal. J'ai fait diversion en m'installant dans ma nouvelle
chambre, où j'ai enfin chaud et où je me trouve doucement et bêtement
dans le bleu tendre, couleur d'anémie. J'ai soif de travailler.
Avez-vous lu _Mont-Revêche?_ Y voyez-vous plus clair que moi.
Pouvez-vous me lancer dans une bonne voie comme pour _Yilleiner_? Sauf à
ne pouvoir pas _exécuter_ tout ce que vous m'indiquerez et à tourner du
côté où je peux être _moi_, avec mes défauts et mes qualités. On ne
se sépare pas de soi-même. Il me semble que vous me sortiriez de mes
irrésolutions et que vous me rendriez la foi. Essayez, si _Madame
Aubray_ ne vous absorbe pas trop. Peut-être que je m'en vas tout
doucement et que je n'ai pas à m'inquiéter de l'avenir. Mais, si, avant
de me confier à ce _toujours plus calme_ dont parle Goethe, je pouvais
faire encore un bon travail, je serais satisfaite. Voyez, et voyez bien,
si c'est avec _Mont-Revèche_ que je peux donner ce dernier coup de
collier. Si, après réflexion, vous me dites _non, je_ pincerai d'une
autre guitare, sans aucun découragement.
Les enfants vous envoient des tendresses, ainsi qu'à tout votre beau
sexe, Coliche comprise. Moi, je vous embrasse _trétous_, comme on dit
ici.
Qu'est-ce que vous pensez, vous, de ce _couronnement de l'édifice
napoléonien_? Il me semble que ce n'est qu'une velléité; on sait si peu
se servir de la liberté en France, qu'on se dépêchera de mal user du peu
qu'on nous donne, et vite alors on reprendra plus qu'on ne nous avait
pris, pour nous dire: «Vous voyez, c'est votre faute!» Ou bien quoi?
sent-on qu'il faut s'exécuter et que la chose craque? c'est peut-être
trop tard, on ne fait pas des citoyens d'un coup de plume, quand on les
a si bien corrompus pendant quinze ans.
Aurore a repris son aplomb après votre départ, et je croîs qu'un jour de
plus l'eût apprivoisée. Elle n'est pas bruyante; mais elle est tout de
même farceuse avec un air sérieux. Bonsoir, mon enfant. Je vous embrasse
tendrement.
G. SAND.
[1] Madame Alexandre Dumas.
DCXXVIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 8 février 1867.
Bah! zut! troulala! aïe donc! aïe donc! je ne suis plus malade ou du
moins je ne le suis plus qu'à moitié. L'air du pays me remet, ou la
patience, ou _l'autre_, celui qui veut encore travailler et produire.
Quelle est ma maladie? Rien. Tout en bon état, mais quelque chose qu'on
appelle anémie, effet sans cause saisissable, dégringolade qui, depuis
quelques années, menace, et qui s'est fait sentir à Palaiseau, après mon
retour de Croisset. Un amaigrissement trop rapide pour être logique, le
pouls trop lent, trop faible, l'estomac paresseux ou capricieux, avec
un sentiment d'étouffement et des velléités d'inertie. Il y a eu
impossibilité de garder un verre d'eau dans ce pauvre estomac durant
plusieurs jours, et cela m'a mise si bas, que je me croyais peu
guérissable; mais tout se remet, et même, depuis hier, je travaille.
Toi, cher, tu te promènes dans la neige, la nuit. Voilà qui, pour une
sortie exceptionnelle, est assez fou et pourrait bien te rendre malade
aussi! Ce n'est pas la lune, c'est le soleil que je te conseillais; nous
ne sommes pas des chouettes, que diable! Nous venons d'avoir trois jours
de printemps. Je parie que tu n'as pas monté à mon cher verger, qui est
si joli et que j'aime tant. Ne fût-ce qu'en souvenir de moi, tu devrais
le grimper tous les jours de beau temps à midi. Le travail serait plus
coulant après et regagnerait le temps perdu et au delà.
Tu es donc dans des ennuis d'argent? Je ne sais plus ce que c'est
depuis que je n'ai plus rien au monde. Je vis de ma journée comme le
prolétaire; quand je ne pourrai plus faire ma journée, je serai emballée
pour l'autre monde, et alors je n'aurai plus besoin de rien. Mais il
faut que tu vives, toi. Comment vivre de ta plume si tu te laisses
toujours duper et tondre? Ce n'est pas moi qui t'enseignerai le moyen
de te défendre. Mais n'as-tu pas un ami qui sache agir pour toi? Hélas!
oui, le monde va à la diable de ce côté-là; et je parlais de toi,
l'autre jour, à un bien cher ami, en lui montrant l'artiste, celui qui
est devenu si rare, maudissant la nécessité de penser au côté matériel
de la vie. Je t'envoie la dernière page de sa lettre; tu verras que
tu as là un ami dont tu ne te doutes guère, et dont la signature te
surprendra.
Non, je n'irai pas à Cannes malgré une forte tentation! Figure-toi
qu'hier, je reçois une petite caisse remplie de fleurs coupées en pleine
terre, il y a déjà cinq ou six jours; car l'envoi m'a cherchée à Paris
et à Palaiseau. Ces fleurs sont adorablement fraîches, elles embaument,
elles sont jolies comme tout.--Ah! partir, partir tout de suite pour les
pays du soleil. Mais je n'ai pas d'argent et, d'ailleurs, je n'ai pas le
temps. Mon mal m'a retardée et ajournée. Restons. Ne suis-je pas bien?
Si je ne peux pas aller à Paris le mois prochain, ne viendras-tu pas me
voir ici? Mais oui, c'est huit heures de route. Tu ne peux pas ne pas
voir ce vieux nid. Tu m'y dois huit jours, ou je croirai que j'aime un
gros ingrat qui ne me le rend pas.
Pauvre Sainte-Beuve! Plus malheureux que nous, lui qui n'a pas eu de
gros chagrins et qui n'a plus de soucis matériels. Le voilà qui pleure
ce qu'il y a de moins regrettable et de moins sérieux dans la vie,
entendue comme il l'entendait! Et puis très altier, lui qui a été
janséniste, son coeur s'est refroidi de ce côté-là. L'intelligence s'est
peut-être développée, mais elle ne suffit pas à nous faire vivre, et
elle ne nous apprend pas à mourir. Barbès, qui depuis si longtemps
attend à chaque minute qu'une syncope l'emporte, est doux et souriant.
Il ne lui semble pas, et il ne semble pas non plus à ses amis, que la
mort le séparera de nous. Celui qui s'en va tout à fait, c'est celui
qui croit finir et ne tend la main à personne pour qu'on le suive ou le
rejoigne.
Et bonsoir, cher ami de mon coeur. On sonne la représentation, Maurice
nous régale ce soir des marionnettes. C'est très amusant, et le théâtre
est si joli! un vrai bijou d'artiste. Que n'es-tu là! C'est bête de ne
pas vivre porte à porte avec ceux qu'on aime.
DCXXIX
A M. HENRY HARRISSE, A PARIS.
Nohant, 14 février 1867
Cher ami,
Je vous remercie de penser à moi, de vous occuper de ce qui m'intéresse,
et de me le dire d'une façon si charmante. C'est une coquetterie que me
fait la destinée, de me donner un correspondant tel que vous. Je vois,
grâce à vous le dîner Magny comme si j'y étais. Seulement il me semble
qu'il doit être encore plus gai sans moi; car Théo a parfois des remords
quand il s'émancipe trop à mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne
voudrais, pour rien au monde, mettre une sourdine à sa verve. Elle fait
d'autant plus ressortir l'inaltérable douceur de l'adorable Renan, avec
sa tête de _Charles le Sage_.
Plus heureuse que Sainte-Beuve, je me rétablis bien. J'ai encore eu une
rechute d'accablement; mais je recommence à aller mieux et j'essaye de
me remettre au _travail_, mot bien ambitieux pour un simple romancier.
Merci pour l'article _Jouvin_; car j'ai retrouvé votre bonne écriture
sur la bande. Je lui écris par le même courrier. Oui, nous avons eu et
nous avons encore de belles journées ici. Notre climat est plus clair
et plus chaud que celui des environs de Paris. Le pays n'est pas beau
généralement chez nous: terrain calcaire, très fromental, mais peu
propre au développement des arbres; des lignes douces et harmonieuses;
beaucoup d'arbres, mais petits; un grand air de solitude, voilà tout
son mérite. Il faudra vous attendre à ceci, que mon pays est comme moi,
insignifiant d'aspect. Il a du bon quand on le connaît; mais il n'est
guère plus opulent et plus démonstratif que ses habitants.
Vous savez que je compte toujours vous y voir arriver un jour ou
l'autre. Mais prévenez-moi, pour que je ne sois pas ailleurs, et
tenez-moi au courant de vos voyages. Mon fils, à qui j'ai beaucoup parlé
de vous, vous envoie d'avance toutes ses cordialités.
A vous de coeur.
G. SAND.
DCXXX
A. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 16 février 1867.
Non, je ne suis pas catholique, mais je proscris les monstruosités. Je
dis que le vieux laid qui se paye des tendrons ne fait pas l'amour et
qu'il n'y a là ni cyprès, ni ogive, ni infini, ni mâle, ni femelle. Il
y a une chose contre nature; car ce n'est pas le désir qui pousse le
tendron dans les bras du vieux laid, et, là où il n'y a pas liberté et
réciprocité, c'est un attentat à la sainte nature.
I1 faut croire que nous nous aimons tout de bon, cher camarade, car nous
avons eu tous les deux en même temps la même pensée. Tu m'offres mille
francs pour aller à Cannes, toi qui es gueux comme moi, et, quand tu
m'as écrit que tu étais _embêté_ de ces choses d'argent, j'ai rouvert
ma lettre pour t'offrir la moitié de mon avoir, qui se monte toujours à
deux mille; c'est ma réserve. Et puis je n'ai pas osé. Pourquoi? C'est
bien bête; tu as été meilleur que moi, tu as été tout bonnement au fait.
Donc je t'embrasse pour cette bonne pensée et je n'accepte pas. Mais
j'accepterais, sois-en sûr, si je n'avais pas d'autre ressource.
Seulement, je dis que, si quelqu'un doit me prêter, c'est le seigneur
Buloz, qui a acheté des châteaux et des terres avec mes romans. Il ne me
refuserait pas, je le sais. Il m'offre même. Je prendrai donc chez lui,
s'il le faut. Mais je ne suis pas en état de partir, je suis retombée
ces jours-ci. J'ai dormi trente-six heures de suite, accablée. A
présent, je suis sur pied, mais faible. Je t'avoue que je n'ai pas
I'énergie de vouloir _vivre_. Je n'y tiens pas; me déranger d'où je suis
bien, chercher de nouvelles fatigues, me donner un mal de chien pour
renouveler une vie de chien, c'est un peu bête, je trouve, quand il
serait si doux de s'en aller comme ça, encore aimant, encore aimé, en
guerre avec personne, pas mécontent de soi et rêvant des merveilles dans
les autres mondes; ce qui suppose l'imagination encore assez fraîche.
Mais je ne sais pourquoi je te parle de choses réputées tristes, j'ai
trop l'habitude de les envisager doucement. J'oublie qu'elles paraissent
affligeantes à ceux qui semblent dans la plénitude de la vie. N'en
parlons plus et laissons faire le printemps, qui va peut-être me
souffler l'envie de reprendre ma tâche. Je serai aussi docile à la voix
intérieure qui me dira de marcher qu'à celle qui me dira de m'asseoir.
Ce n'est pas moi qui t'ai promis un roman sur la sainte Vierge. Je ne,
crois pas du moins. Mon article sur la faïence, je ne le retrouve pas.
Regarde donc s'il n'a pas été imprimé à la fin d'un de mes volumes pour
compléter la dernière feuille. Ça s'appelait _Giovanni Freppa_ ou _les
Maïoliques_.
Oh! mais quelle chance! En t'écrivant, il me revient dans la tête un
coin où je n'ai pas cherché. J'y cours, je trouve! Je trouve bien mieux
que mon article, et je t'envoie trois ouvrages qui te rendront aussi
savant que moi. Celui de Passeri est charmant.
Barbès est une intelligence, certes, mais en _pain de sucre_.
Cerveau tout en hauteur, un crâne indien aux instincts doux, presque
introuvables; tout pour la pensée métaphysique, devenant instinct et
passion qui dominent tout. De là un caractère que l'on ne peut comparer
qu'à celui de Garibaldi. Un être invraisemblable à force d'être saint et
parfait. Valeur immense, sans application immédiate en France. Le milieu
a manqué à ce héros d'un autre, âge ou d'un autre pays.
Sur ce, bonsoir.--Dieu, que je suis _veau_! Je te laisse le titre de
_vache_, que tu t'attribues dans tes jours de lassitude. C'est égal,
dis-moi quand tu seras à Paris. Il est probable qu'il me faudra y aller
quelques jours pour une chose ou l'autre. Nous nous embrasserons, et
puis vous viendrez à Nohant cet été. C'est convenu, il le faut!
Mes tendresses à la maman et à la belle nièce.
DCXXXI
A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS
Nohant, 18 février 1867.
Combien je vous remercie de ce beau livre, un chef-d'oeuvre, un modèle
pour le fond, et pour la forme! Ce n'est pas une découverte pour moi.
Je vous ai toujours suivi avec l'adoration de votre talent, chaque jour
plus pur et plus plein; mais il fait bon tenir tout cela ensemble et le
relire comme on relit sans cesse Mozart et Beethoven.
Si je n'eusse été malade, et _très malade_, j'aurais voulu joindre ma
petite note au concert des éloges, et la _Revue des Deux Mondes_ m'eût
_peut-être_ laissé dire. Mais ce n'est que depuis trois jours que je
peux écrire quelques pages. L'article que j'ai publié sur le livre de
Maurice était fait il y a longtemps. Ce livre, qu'on a dû vous porter de
sa part, devait paraître beaucoup plus tôt.
Me voilà revenue à la vie et vous y avez contribué. Si quelque chose
remet la tête et le coeur à leur place, c'est ce que vous avez dans la
tête et dans le coeur.
Bien à vous.
G. SAND.
Mon fils veut aussi que je vous dise son admiration.
DGXXXII
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE
Nohant, 2 mars 1867.
Cher excellent ami,
Je suis guérie depuis une huitaine de jours; je reprends mes forces
rapidement et je travaille. Je veux vous le dire pour ne pas laisser à
votre tendre amitié une préoccupation vaine. Je refais un nouveau bail,
sans joie ni chagrin, comme je vous le disais. La vie ne m'apportera pas
de nouveaux bonheurs et peut-être me ménage-t-elle de nouveaux chagrins.
Inutile d'en supputer les chances, puisque le devoir est de l'accepter
quelle qu'elle soit.
Ainsi vous faites, avec un courage bien supérieur au mien, qui n'est
qu'un détachement amené par l'expérience. Vous, toujours prisonnier
ou malade, vous n'avez guère vécu réellement; aussi votre âme s'est
habituée à s'épanouir quand même, dans une région au-dessus de la vie
réelle, et cette noble existence torturée, toujours souriante et douce,
restera comme une légende dans le coeur de nos enfants.
Merci, merci, et pardon mille fois pour les inquiétudes que vous
m'exprimez. Aucun médecin ne sait jamais comment je m'atténue et me
remets si vite; je ne le sais pas non plus. Je ne devrais, parler de moi
qu'_in articulo mortis_, puisque je donne de fausses peurs à mes amis.
Maurice vous embrasse, et moi aussi, bien tendrement. Ne vous fatiguez
pas à m'écrire; mais, quand vous êtes bien ou passablement, deux lignes!
c'est un si grand bonheur pour nous!
A vous.
G. SAND.
DCXXXIII
A M. LOUIS VIARDOT, A BADEN
Nohant, 11 avril 1867.
Quoi qu'il en soit, me voilà mieux et très calme, à Nohant, où j'ai
passé presque tout l'hiver. Maurice est heureux en ménage; il a un vrai
petit trésor de femme, active, rangée, bonne mère et bonne ménagère,
tout en restant artiste d'intelligence et de coeur. Nous avons un seul
petit enfant; une fillette de quinze mois, qui s'appelle Aurore, et qui
annonce aussi beaucoup d'intelligence et d'_attention_. La gentille
créature semble faire son possible pour nous consoler du cher petit
que nous avons perdu. Maurice est devenu grand piocheur, naturaliste,
géologue et romancier par-dessus le marché. Moi, j'ai peu travaillé cet
hiver; j'ai été trop détraquée.
Voilà notre bulletin en réponse au vôtre. Mais pourquoi donc êtes-vous
si _brouillés avec Paris_? Est-ce que l'Exposition n'attirera pas ma
_fifille[1]?_ Et puis la France, en somme, n'est-ce pas quelque chose,
et quelqu'un à retrouver, ne fût-ce que pour résumer sa propre vie en la
voyant se transformer? La surface, n'est pas belle; c'est la phase de
l'impudence dans les moeurs avec l'hypocrisie dans les idées. Mais
on dit qu'il se fait, en dessous, un grand travail économique et
philosophique d'où sortiront un socialisme nouveau et une politique
nouvelle. Il faut vivre dans cet espoir; car les classes qui _remuent_
et qui _paraissent_ sont affreusement pourries; et l'on est étonné de se
voir, à soixante ans passés, plus jeune et plus naïf que la jeunesse et
la prétendue virilité de ce temps. Que de choses il y aurait à se dire
sur tout cela! mais vous pressentez bien ce qui en est, et, sauf que je
me plains de l'abandon où vous laissez vos amis, j'approuve fort votre
retraite dans la vie de famille, seul et dernier refuge de la liberté de
l'âme.
J'embrasse et chéris éternellement ma _fifille_ grande et bonne, et nous
nous réunissons tous trois pour vous envoyer à tous deux, ainsi qu'à vos
chers enfants, nos meilleures amitiés de coeur.
G. SAND.
[1] Madame Pauline Viardot-Garcia.
DCXXXIV
A M. ANDRÉ BOUTET, A PALAISEAU
Nohant, 15 avril 1807.
Cher ami,
Je prends acte de votre bonne promesse pour les vacances ou pour un
autre moment de l'année où vous serez le mieux disponible. Nous nous
entendrons pour que je ne sois pas en excursion dans ce moment-là. Nous
philosopherons au grand soleil, si Dieu nous donne un meilleur été que
l'autre. Mais je crois notre philosophie bien droite et bien claire. Le
désir maladif de se perdre dans les questions métaphysiques s'apaise
quand on en a tâté sérieusement.
Si le cher papa[1], qui croit découvrir des choses rebattues, avait
fait quelques vraies études, il affirmerait de moins en moins la nature
spéciale et le rôle spécial de Dieu. Contentons-nous de vivre du
sentiment qui nous pousse à rêver une perfection relative, et à y croire
d'autant plus que nous nous sentons devenir meilleurs.
Au reste, pour en revenir au papa, sa lettre était bonne comme lui et
moins fanatique de certitude que la précédente. Sa chimère est celle
d'un esprit généreux; sa vanité, celle d'un coeur très pur.
Quand on voit le genre humain perdu de bêtise et de vice, et la
vieillesse, aussi bien que la jeunesse d'à présent, tourner à l'égoïsme
et au matérialisme, on est heureux de trouver dans sa famille une belle
âme dont les défauts et les travers ne sont que l'excès de qualités
sérieuses et d'instincts touchants. Aimez-vous donc quand même. Ne
faut-il pas que la famille s'essaye aux habitudes de tolérance et de
libre pensée qui doivent gouverner les sociétés futures?
Nous sommes malheureusement encore les fils de ceux qui s'envoyaient
mutuellement à la guillotine, et les petits-fils de ceux qui
s'envoyaient au bûcher, pour cause d'idées contraires. Il faut bien que
nous apprenions à porter en nous notre propre pensée et nos propres
croyances, sans exiger que les antres nous suivent et sans aimer
moins ceux qui ne nous suivent pas. Ce n'est pas un idéal _si bleu_ à
entrevoir. La raison, d'accord en ceci avec le sentiment, admet déjà la
tolérance: reste l'habitude à prendre. Essayons, chacun chez nous.
Maurice est très content que _Miss Mary_ vous amuse. Il en était un peu
dégoûté à cause des _si_ et des _mais_ de la _Revue_, qui prend à tâche
de décourager tous ses rédacteurs, et qui, au fond, est bien plus avec
les princes libertins et les duchesses amoureuses et dévotes de F...,
qu'avec les Sand et consorts. Mais je lui remonte le moral, parce que
son roman est véritablement un progrès sur ceux qui précèdent.
Embrassez, pour Lina et pour moi, toute la chère famille. Aurore vous
envoie des baisers à poignée en se maniérant de la façon la plus
comique.
G. SAND.
[1] M. Desplanches. Voir la lettre DCIII, qui lui est adressée.
DCXXXV
A M. LOUIS VIARDOT, A PARIS[1]
Nohant, 24 avril 1867,
Mon cher incrédule,
C'est très bien, très bien dit et pensé. Je ne vous dis pas non.
Seulement je vous dis: Il y a plus que ça. Vous êtes dans le vrai; mais
le vrai n'est pas un chemin fermé; au delà du but atteint, il y a encore
autre chose qui est encore le vrai, et ainsi toujours jusqu'à la fin des
siècles de l'humanité. Si la raison et l'expérience fermaient le livre
de la vie intellectuelle, elles ne vaudraient pas beaucoup mieux que les
chimères d'un spiritualisme mal entendu. Je pense, moi, que vous n'avez
pas assez tenu compte de l'importance du sentiment dans les éléments
de la certitude. Vous trouvez trop commode de le supprimer comme une
aimable hypothèse; vous oubliez qu'il a juste autant de valeur que la
raison, et que l'induction ne le cède en rien à la déduction. Je ne vous
donnerai pas la clef qui ouvrira les deux portes à la fois pour nous
faire pénétrer dans le monde des idées complètes. Je ne l'ai pas, je
suis trop bête; mais je sais bien qu'il y a une double entrée, et que
vous ne frappez qu'à une seule. Sur ce, continuez à frapper; cela né
peut faire que du bien; car le seul malice sont les portes qui ne
s'ouvrent pas. Je vous embrasse avec amitié.
Et je dis à Pauline:
Fille chérie, vous me tentez bien; mais, hélas! vous ne savez pas comme
je suis vieille depuis six mois. J'avais arrangé ma vie pour avoir un
peu de liberté, et j'en aurais si je me portais bien. Mais me voilà à
chaque instant faible et bonne à rien. Le printemps me ranime, et tout
à coup m'écrase. Vais-je reprendre mon activité et la jeunesse de
soixante-trois ans que je croyais revenue l'année dernière? C'est
ambitieux, et, s'il faut me résigner à mon vrai âge, c'est comme
_Dieu voudra_. Que Louis me pardonne cette _hypothèse_; moi, j'en ai
l'habitude, et je n'accuse pas Dieu quand je suis malade; mais je lui
demande tout de même de me donner la force d'aller vous voir, ma chère
fille, avant de prendre des béquilles. Nous verrons ce qu'il décidera,
ce vieux bon Dieu. Quand il fera chaud, bien chaud, peut-être que je
serai vaillante encore une fois.
Je vous embrasse maternellement, comme toujours.
[1] Après avoir reçu son opuscule intitulé _Libre Examen, apologie
d'un incrédule_.
DCXXXVI
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 9 mai 1867.
Cher ami,
Je vas bien, je travaille, j'achève _Cadio_. Il fait chaud, je vis, je
suis calme et triste, je ne sais guère pourquoi. Dans cette existence si
unie, si tranquille et si douce que j'ai ici, je suis dans un élément
qui me débilite moralement en me fortifiant au physique; et je tombe
dans des spleens de miel et de rosés qui n'en sont pas moins des
spleens. Il me, semble que tous ceux que j'ai aimés m'oublient et que
c'est justice, puisque je vis en égoïste, sans avoir rien à faire pour
eux.
J'ai vécu de dévouements formidables qui m'écrasaient, qui dépassaient
mes forces et que je maudissais souvent. Et il se trouve que, n'en ayant
plus à exercer, je m'ennuie d'être bien. Si la race humaine allait très
bien ou très mal, on se rattacherait à un intérêt général, on vivrait
d'une idée, illusion ou sagesse. Mais tu vois où en sont les esprits,
toi qui tempêtes avec énergie contre les trembleurs. Cela se dissipe,
dis-tu? mais c'est pour recommencer! Qu'est-ce que c'est, qu'une société
qui se paralyse au beau milieu de son expansion, parce que demain peut
amener un orage? Jamais la pensée du danger n'a produit de pareilles
démoralisations. Est-ce que nous sommes déchus à ce point qu'il faille
nous prier de manger en nous jurant que rien ne viendra troubler notre
digestion? Oui, c'est bête, c'est honteux. Est-ce le résultat du
bien-être, et la civilisation va-t-elle nous pousser à cet égoïsme
maladif et lâche?
Mon optimisme a reçu une rude atteinte dans ces derniers temps. Je me
faisais une joie, un courage à l'idée de te voir ici. C'était comme une
guérison que je mijotais; mais te voilà inquiet de ta chère vieille
mère, et certes je n'ai pas à réclamer.
Enfin, si je peux, avant ton départ pour Paris, finir le _Çadio_ auquel
je suis attelée sous peine de n'avoir plus de quoi payer mon tabac et
mes souliers, j'irai t'embrasser avec Maurice. Sinon, je t'espérerai
pour le milieu de l'été. Mes enfants, tout déconfits de ce retard,
veulent t'espérer aussi, et nous le désirons d'autant plus que ce sera
signe de bonne santé pour la chère maman.
Maurice s'est replongé dans l'histoire naturelle; il veut se
perfectionner dans les _micros_; j'apprends par contre-coup. Quand
j'aurai fourré dans ma cervelle le nom et la figure de deux ou trois
mille espèces imperceptibles, je serai bien avancée, n'est-ce pas? Eh
bien, ces études-là sont de véritables _pieuvres_ qui vous enlacent
et qui vous ouvrent je ne sais quel infini. Tu demandes si c'est la
destinée de l'homme _de boire_ _l'infini_; ma foi, oui, n'en doute pas,
c'est sa destinée, puisque c'est son rêve et sa passion.
_Inventer_, c'est passionnant aussi; mais quelle fatigue, après! Comme
on se sent vidé et épuisé intellectuellement, quand on a écrivaillé des
semaines et des mois sur cet animal à deux pieds qui a seul le droit
d'être représenté dans les romans! Je vois Maurice tout rafraîchi et
tout rajeuni quand il retourne à ses bêtes et à ses cailloux, et, si
j'aspire à sortir de ma misère, c'est pour m'enterrer aussi dans les
études qui, au dire des épiciers, ne-_servent à rien_. Ça vaut toujours
mieux que de dire la messe et de _sonner_ l'adoration du Créateur.
Est-ce vrai, ce que tu me racontes de G...? est-ce possible? je ne peux
pas croire ça. Est-ce qu'il y aurait, dans l'atmosphère que la terre
engendre en ce moment, un gaz, _hilarant_ ou autre, qui empoigne tout à
coup la cervelle et portera faire des extravagances, comme il y a eu,
sous la première révolution, un fluide exaspérateur qui portait à
commettre des cruautés? Nous sommes tombés de l'enfer du Dante dans
celui de Scarron.
Que penses-tu, toi, bonne tête et bon coeur, au milieu de cette
bacchanale? Tu es eu colère, c'est bien. J'aime mieux ça que si tu en
riais; mais quand tu t'apaises et quand tu réfléchis?
Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l'honneur le devoir et
la fatigue de vivre? Moi, je me rejette dans l'idée d'un éternel voyage
dans des mondes plus amusants; mais il faudrait y passer vite et changer
sans cesse. La vie que l'on craint tant de perdre est toujours trop
longue pour ceux qui comprennent vite ce qu'ils voient. Tout s'y répète
et s'y rabâche.
Je t'assure qu'il n'y a qu'un plaisir: apprendre ce qu'on ne sait pas,
et un bonheur: aimer les exceptions. Donc, je t'aime et je t'embrasse
tendrement.
Je suis inquiète de Sainte-Beuve. Quelle perte ce serait! Je suis
contente si Bouilhet est content. Est-ce une position et une bonne?
DCXXXVII
A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE
Nohant, 12 mai 1867.
Ami,
Je ne crois pas à l'invasion, ce n'est pas là ce qui me préoccupe. Je
crains une révolution orléaniste, je me trompe peut-être. Chacun voit
de l'observatoire où le hasard le place. Si les Cosaques voulaient nous
ramener les Bourbons ou les d'Orléans, ils n'auraient pas beau jeu,
ce me semble, et ces princes auraient peu de succès. Mais, si la
bourgeoisie, plus habile que le peuple, ourdit une vaste conspiration
et réussit à apaiser, avec les promesses dont tous les prétendants sont
prodigues, les besoins de liberté qui se manifestent, quelle reculade et
quelle nouveau leurre!
On est las du présent, cela est certain. On est blessé d'être joué par
un manque de confiance trop évident, on a soif de respirer. On rêve
toute sorte de soulagements et d'inconséquences. On se démoralise, on se
fatigue, et la victoire sera au plus habile. Quel remède? On a encouragé
l'esprit prêtre, on a laissé les couvents envahir la France et les sales
ignorantins s'emparer de l'éducation; on a compté qu'ils serviraient le
principe d'autorité en abrutissant les enfants, sans tenir compte de
celle vérité que qui n'apprend pas à résister ne sait jamais obéir.
Y aura-t-il un peuple dans vingt ans d'ici? Dans les provinces, non, je
le crains bien.
Vous craignez les _Huns_! moi, je vois chez nous des barbares bien plus
redoutables, et, pour résister à ces sauvages enfroqués, je vois le
monde de l'intelligence tourmenté, de fantaisies qui n'aboutissent à
rien, qu'à subir le hasard des révolutions sans y apporter ni conviction
ni doctrine. Aucun idéal! Les révolutions tendent à devenir des énigmes
dont il sera impossible d'écrire l'histoire et de saisir le vrai sens,
tant elles seront compliquées d'intrigues et traversées d'intérêts
divers, spéculant sur la paresse d'esprit du grand nombre. Il faut en
prendre son parti, c'est une époque de dissolution où l'on veut essayer
de tout et tout user avant de s'unir dans l'amour du vrai. Le vrai est
trop simple, il faut y arriver toujours par le compliqué. Laissons
passer ces tourbillons. Ils retardent les courants, ils ne les
retiennent pas.
L'avenir est beau quand même, allez! un avenir plus éloigné que nous ne
l'avions pressenti dans notre jeunesse. La jeunesse devance toujours
le possible; mais nous pouvons nous endormir tranquilles. Ce siècle a
beaucoup fait et fera beaucoup encore; et nous, nous avons fait ce que
nous avons pu. D'un monde meilleur, nous verrons peut-être que le blé
lève dans celui-ci.
Adieu, cher ami de mon coeur. Je vas bien à présent et je travaille. Ce
beau temps va sûrement vous soulager. Maurice vous embrasse.
G. SAND.
DCXXXVIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 30 mai 1867.
Te voilà chez toi, vieux de mon coeur, et il faudra que j'aille t'y
embrasser avec Maurice. Si tu es toujours plongé dans le travail, nous
ne ferons qu'aller et venir. C'est si près de Paris, qu'il ne faut point
se gêner. Moi, j'ai fait _Cadio_, ouf!!! Je n'ai plus qu'à le _relicher_
un peu. C'est une maladie que de porter si longtemps cette grosse
machine dans sa _trompette_. J'ai été si interrompue par la maladie
réelle, que j'ai eu de la peine à m'y remettre. Mais je me porte comme
un charme depuis le beau temps et je vas prendre un bain de botanique.
Maurice en prend un d'entomologie. Il fait trois lieues avec un ami de
sa force pour aller chercher, au milieu d'une lande immense, un animal
qu'il faut regarder à la loupe. Voilà le bonheur! c'est d'être bien
toqué. Mes tristesses se sont dissipées en faisant _Cadio_; à présent,
je n'ai plus que quinze ans, et tout me paraît pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles. Ça durera ce que ça pourra. Ce sont des
accès d'innocence, où l'oubli du mal équivaut à l'inexpérience de l'âge
d'or.
Comment va la chère mère? Elle est heureuse de te retrouver près d'elle!
Et le roman? Il doit avancer, que diable! Marches-tu un peu? es-tu plus
raisonnable?
L'autre jour, il y avait ici des gens pas trop bêtes qui ont parlé de
_Madame Bovary_ très bien, mais qui goûtaient moins _Salammbô_. Lina
s'est mise dans une colère rouge, ne voulant pas permettre à ces
malheureux la plus petite objection; Maurice a dû la calmer, et,
là-dessus, il a très bien apprécié l'ouvrage, en artiste et en savant;
si bien que les récalcitrants ont rendu les armes. J'aurais voulu écrire
ce qu'il a dit. Il parle peu, et souvent mal; cette fois, c'était,
extraordinairement réussi.