Je veux donc te dire non pas adieu, mais au revoir, dès que je pourrai.
Je t'aime beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L'idéal serait de vivre
à longues années avec un bon et grand coeur comme toi. Mais alors on ne
voudrait plus mourir, et, quand on est _vieux_ de fait comme moi, il
faut bien se tenir prêt à tout.
Je t'embrasse tendrement, Maurice aussi. Aurore est la personne la plus
douce et la plus farceuse. Son père la fait boire en disant: _Dominus
vobiscum!_ puis elle boit, et répond: _Amen_! La voilà qui marche.
Quelle merveille que le développement d'un petit enfant! On n'a jamais
fait cela. Suivi jour par jour, ce serait précieux à tous égards. C'est
de ces choses que nous voyons tous sans les voir.
Adieu encore; pense à ton vieux troubadour, qui pense à toi sans cesse.
DCXXXIX
AU MÊME
Nohant, 14 juin 1867.
Cher ami,
Je pars avec mon fils et sa femme pour passer quinze jours à Paris,
peut-être plus si la reprise de _Villemer_ me mène plus tard. Donc, ta
bonne chère mère, que, je ne veux pas manquer, non plus, a tout le temps
d'aller voir ses filles. J'attendrai à Paris que tu me dises si elle est
de retour, ou bien, si je vous fais une vraie visite, vous me donnerez
l'époque qui vous ira le mieux.
Mon intention, pour le moment, était tout bonnement d'aller passer une
heure avec vous, et Lina était tentée d'en être; je lui aurais montré
Rouen, et puis nous eussions été t'embrasser, pour revenir le soir à
Paris; car la chère petite a toujours l'oreille et le coeur au guet
quand elle est séparée d'Aurore, et ses jours de vacances lui sont
comptés par une inquiétude continuelle que je comprends bien. Nous irons
donc en courant te serrer les mains. Si cela ne se peut pas, j'irai
seule plus tard quand le coeur t'en dira, et, si tu vas dans le Midi,
je remettrai jusqu'à ce que tout s'arrange sans entraver en quoi que ce
soit les projets de ta mère ou les tiens. Je suis très libre, moi. Donc,
ne t'inquiète pas, et arrange ton été sans te préoccuper de moi.
J'ai trente-six projets aussi; mais je ne m'attache à aucun; ce qui
m'amuse, c'est ce qui me prend et m'emmène à l'improviste. Il en est
du voyage comme du roman: ce qui passe est ce qui commande. Seulement,
quand on est à Paris, Rouen n'est pas un voyage, et je serai toujours à
même, quand je serai là, de répondre à ton appel. Je me fais un peu de
remords de te prendre des jours entiers de travail, moi qui ne m'ennuie
jamais de flâner, et que tu pourrais laisser des heures entières sous
un arbre, ou devant deux bûches allumées avec la certitude que j'y
trouverai quelque chose d'intéressant. Je sais si bien vivre _hors de
moi!_ ça n'a pas toujours été comme ça. J'ai été jeune aussi et sujette
aux indigestions. C'est fini!
Depuis que j'ai mis le nez dans la vraie nature, j'ai trouvé là un
ordre, une suite, une placidité de révolutions qui manquent à l'homme,
mais que l'homme peut, jusqu'à un certain point, s'assimiler, quand il
n'est pas trop directement aux prises avec les difficultés de la vie qui
lui est propre. Quand ces difficultés reviennent, il faut bien qu'il
s'efforce d'y parer; mais, s'il a bu à la coupe du vrai éternel, il ne
se passionne plus trop pour ou contre le vrai éphémère et relatif.
Mais pourquoi est-ce que je te dis cela? C'est que cela vient au courant
de la plume; car, en y pensant bien, ton état de surexcitation est
probablement plus vrai, ou tout au moins plus fécond et plus humain que
ma tranquillité _sénile_. Je ne voudrais pas te rendre semblable à moi,
quand même, au moyen d'une opération magique, je le pourrais. Je ne
m'intéresserais pas _à moi_, si j'avais l'honneur de me rencontrer. Je
me dirais que c'est assez d'un troubadour à gouverner et j'enverrais
l'autre à Chaillot.
A propos de bohémiens, sais-tu qu'il y a des bohémiens de mer? J'ai
découvert, aux environs de Tamaris, dans des rochers perdus, de grandes
barques bien abritées, avec des femmes, des enfants, une population
côtière, très restreinte, toute basanée; péchant pour manger, sans
faire grand commerce; parlant une langue à part que les gens du pays ne
comprennent pas; ne demeurant nulle part que dans ces grandes barques
échouées sur le sable, quand la tempête les tourmente dans leurs anses
de rochers; se mariant entre eux, inoffensifs et sombres, timides ou
sauvages; ne répondant pas quand on leur parle. Je ne sais plus comment
on les appelle. Le nom que l'on m'a dit a glissé, mais je pourrais me
le faire redire. Naturellement les gens du pays les abominent et disent
qu'ils n'ont aucune espèce de religion: si cela est, ils doivent être
supérieurs à nous. Je m'étais aventurée toute seule au milieu d'eux.
«Bonjour, messieurs.» Réponse: un léger signe de tête. Je regarde leur
campement, personne ne se dérange. Il semble qu'on ne me voie pas. Je
leur demande si ma curiosité les contrarie.--Un haussement d'épaules
comme pour dire: «Qu'est-ce que ça nous fait?» Je m'adresse à un jeune
garçon qui refaisait très adroitement des mailles à un filet; je lui
montre une pièce de cinq francs en or. Il regarde d'un autre côté. Je
lui en montre une en argent. Il daigne la regarder. «La veux-tu?» Il
baisse le nez sur son ouvrage. Je la place près de lui, il ne bouge pas.
Je m'éloigne, il me suit des yeux. Quand-il croit que je ne le vois
plus, il prend la pièce, et va causer, avec un groupe. J'ignore ce qui
se passe. J'imagine qu'on joint tout cela au fonds commun. Je me mets
à herboriser à quelque distance, en vue, pour savoir si on viendra me
demander autre chose ou me remercier. Personne ne bouge. Je retourne
comme par hasard de leur côté, même silence, même indifférence. Une
heure après, j'étais au haut de la falaise et je demandais au garde-côte
ce que c'était que ces gens-là qui ne parlaient ni français, ni italien,
ni patois. Il me dit alors le nom, que je n'ai pas retenu.
Dans son idée, c'étaient des Mores, restés à la côte depuis le temps des
grandes invasions de la Provence, et il ne se trompait peut-être pas. Il
me dit qu'il m'avait vue au milieu d'eux, du haut de son guettoir, et
que j'avais eu tort, parce que c'étaient des gens capables de tout;
mais, quand je lui demandai quel mal ils faisaient, il m'avoua qu'ils
n'en faisaient aucun. Ils vivaient du produit de leur pêche et surtout
des épaves qu'ils savaient recueillir avant les plus alertes. Ils
étaient l'objet du plus parfait mépris. Pourquoi? Toujours la même
histoire. Celui qui ne fait pas comme tout le monde ne peut faire que le
mal.
Si tu vas dans ce pays-là, tu pourras peut-être en rencontrer à la
pointe du _Brusq_. Mais ce sont des oiseaux de passage, et il y a des
années où ils ne paraissent plus.
Je n'ai pas seulement aperçu le _Paris-Guide._ On me devait pourtant
bien un exemplaire; car j'y ai donné quelque chose sans réclamer aucun
payement. C'est à cause de ça, probablement, qu'on m'a oubliée. Pour
conclure, je serai à Paris du 20 juin au 5 juillet. Donne-moi là de les
nouvelles, toujours rue des Feuillantines,97. Je resterai peut-être
davantage, mais je n'en sais rien. Je t'embrasse tendrement, mon grand
vieux. Marche un peu, je t'en supplie. Je ne crains rien pour le roman;
mais je crains pour le système nerveux prenant trop la place du système
musculaire. Moi, je vais très bien, sauf des coups de foudre où je tombe
sur mon lit pendant quarante-huit heures sans vouloir qu'on me parle.
Mais c'est rare, et, pourvu que je ne me laisse pas attendrir pour qu'on
me soigne, je me relève parfaitement guérie.
Tendresses de Maurice. L'entomologie l'a repris cette année; il trouve
des merveilles. Embrasse ta mère pour moi et soigne-la bien. Je vous
aime de tout mon coeur.
DCXL
A M. HENRY HARRISSE, A VIENNE (AUTRICHE)
Nohant, 28 juillet 1867.
Cher ami,
Je vous ai écrit deux fois, et vous m'apprenez, de Venise, que vous
n'avez rien reçu! L'Italie est donc toujours le pays où rien ne marche,
pas même la poste, et où les lettres subissent un embargo mystérieux? Je
savais bien que vous y auriez des déceptions terribles. L'étranger et
le pape ne pèsent pas durant des siècles sur une nation pour qu'elle se
réveille un beau matin jeune et forte. L'esclavage est un crime pour qui
le subit, aussi bien que pour qui l'impose. Il faut bien en recevoir le
châtiment, c'est-à-dire en subir la conséquence.
J'avais pourtant rêvé de revoir Venise délivrée. Mais, si tout y va de
mal en pis, si la liberté n'a pu lui rendre la vie, c'est encore plus
triste que de la voir opprimée. Où êtes-vous, à présent? recevrez-vous
cette lettre? J'en doute, puisque les autres ont été supprimées. Dieu
sait pourtant si elles intéressaient les polices papales!--Je crois que
vous allez être guéri et consolé par la vue des montagnes. Ces grandes
choses-là ne changent pas.
Vous me demandez où je serai en septembre. À Nohant probablement, et
pourtant je n'en sais rien. S'il se faisait enfin un été, j'irais courir
un peu. Nous avons pour la seconde fois une saison déplorable, des
orages, de la pluie et du froid. Il faisait plus chaud à Paris, où
j'ai passé quelques semaines, avec mes enfants, et où l'Exposition m'a
beaucoup intéressée. J'y retournerai quand je pourrai. Mais, en vérité,
je ne sais rien de moi. Je me trouve calme ici, et je vois pousser ma
petite. Je travaille tout doucement. Il y a longtemps que _Cadio_ est
fini et attend son tour à la _Revue_.
Ne quittez pas l'Europe sans que nous nous revoyions. Nous nous
arrangerons bien pour nous accrocher quand vous serez de retour en
France. Mes enfants vous envoient leurs amitiés, et moi, je vous
souhaite bon plaisir et bonne santé en voyage. A vous de coeur.
DCXLI
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, À CHÂTEAUROUX
Nohant, 29 juillet 1867.
Cher ami,
Je n'ai pu voir M. Lafagette qu'un instant. J'étais souffrante et mes
enfants m'emmenaient de force à la promenade. Je l'ai donc appelé en
conférence sur la route, en passant à Vic. Puisque tu t'intéresses
particulièrement à ce jeune homme, qui par lui-même d'ailleurs, me
paraît intéressant, je désirerais être à même de lui donner un bon
conseil. Mais, en fait de poésie montée de ton comme celle-ci, je suis
un mauvais juge. J'ai trop fait de parodies de ce genre dans nos gaietés
de famille, et tu m'as trop donné l'exemple, coupable que tu es, de
chefs-d'oeuvre _ébouriffants_ pour que je puisse jamais prendre au
sérieux les strophes échevelées des jeunes disciples de cette école.
Et, pourtant, je ne voudrais pas être injuste: celui-ci a des éclairs
dignes des maîtres, et, à côté de puérilités emphatiques, il a du vrai
souffle, des expressions heureuses, de l'habileté de langage et de
l'inspiration. Ce qu'il fait est souvent mauvais, parfois très beau,
rarement médiocre. Ce serait grand dommage de le décourager, et je
crois que le bon conseil à lui donner, s'il voulait le recevoir, serait
celui-ci: «Faites des vers encore et toujours; mais n'en publiez pas
encore. Attendez que votre goût se soit formé et que vous sentiez
pourquoi on vous donne cet avis. C'est à, vous de le trouver vous-même.
Autrement, toute critique vous semblera pédante et arbitraire, et vous
nuira au lieu de vous profiter.»
J'avais l'idée d'adresser M. Lafagette à Théophile Gautier, qui est un
meilleur juge que moi. Mais, outre que je ne sais trop s'il ne m'enverra
pas promener, je crois être sûre, à présent que j'ai lu avec attention
I'opuscule entier, que son jugement serait conforme au mien. Toutefois,
si M. Lafagette persiste, à le voir, je lui donnerai une lettre.
Théophile est très bon, comme un grand artiste et un vrai maître qu'il
est en _l'art des vers_, et je ne pense pas qu'il décourage ce jeune
homme.
Mais que va-t-il faire à Paris, après ces malédictions jetées à la
moderne Babylone? C'est l'amour de la montagne et l'enthousiasme de la
solitude qui l'ont inspiré. Il m'a dit vouloir _se lancer dans la
vie littéraire_. Qu'est-ce que c'est que cela? où ça se trouve-t-il?
qu'entend-il par là? J'ai cru d'abord que c'était un éditeur qu'il
voulait trouver, et je lui ai dit la vérité. Eût-il une préface de
Victor Hugo, il lui faudra probablement faire les frais de sa première
publication. Aucune recommandation ne lui servira quand il s'agira, pour
un marchand de littérature, de risquer une somme, quelconque. Les revues
et les journaux littéraires sont encombrés de poésie et en consomment
fort peu. Ils n'accepteront pas le côté pamphlétaire de la chose. C'est
trop hardi pour eux, et, d'ailleurs, ils ne le pourraient pas. Je ne
vois donc pas comment je pourrais être utile à ses débuts.
Quant à la vie littéraire, je ne la connais pas. Je ne connais pas de
milieu littéraire où elle s'exprime et se manifeste de manière à lui
être accessible avant qu'il ait fait preuve de maturité;--c'est-à-dire
que je ne connais intimement que des vieux comme moi.
Résume tout cela à sa famille et à lui comme tu l'entendras. Pour être
utile aux gens, il faut les connaître et savoir leur présenter les
choses; autrement, on les blesse sans les éclairer.
A toi de coeur, mon vieux ami.
GEORGE SAND.
DCXLII
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 6 août 1867.
Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me
décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature
_savetée_. J'ai fini _Cadio_; il est depuis longtemps dans les pattes de
Buloz. Je fais une autre machine [1] mais je n'y vois pas encore bien
clair; que faire sans soleil et sans chaleur? C'est à présent que je
devrais être à Paris, revoir l'Exposition à mon aise, et promener ta
mère avec toi; mais il faut bien travailler, puisque je n'ai plus que ça
pour vivre. Et puis les enfants! cette Aurore est une merveille. Il faut
bien la voir, je ne la verrai peut-être pas longtemps, je ne me crois
pas destinée à faire de bien vieux os: faut se dépêcher d'aimer!
Oui, tu as raison, c'est là ce qui me soutient. Cette crise d'hypocrisie
amasse une rude réplique et on ne perd rien pour attendre. Au contraire,
on gagne. Tu verras ça, toi qui es un vieux encore tout jeune. Tu as
l'âge de mon fils. Vous rirez ensemble quand vous verrez dégringoler ce
tas d'ordures.
Il ne faut pas être Normand, il faut venir nous voir plusieurs jours, tu
feras des heureux; et, moi, ça me remettra du sang dans les veines et de
la joie dans le coeur.
Aime toujours ton vieux troubadour et parle-lui de Paris; quelques mots
quand tu as le temps.
Fais un canevas pour Nohant à quatre ou cinq personnages, nous te le
jouerons.
On t'embrasse et on t'appelle.
[1] _Mademoiselle Merquem_.
DCXLIII
A M. RAOUL LAFAGETTE, A PARIS
Nohant, 10 août 1867.
Monsieur,
Puisque, à tant d'éclat et de vigueur dans l'esprit, vous joignez tant
de douceur et de modestie, j'irai jusqu'au bout de ma franchise. Je vous
dirai: «Attendez encore pour vous faire connaître; vous êtes si jeune!»
Et, pourtant, ceci est mon sentiment personnel, et il me vient des
scrupules en lisant les deux pièces que vous m'envoyez. Il me semble
qu'elles ont une réelle valeur. Tenez, allez voir un vrai maître,
Théophile Gautier; allez-y de ma part, avec ma lettre. Il est bon comme
ceux qui sont forts, il vous donnera un vrai bon conseil. Vous êtes
discret, vous ne lui prendrez que le temps qu'il pourra vous donner; et
vous avez le coeur droit,--cela, j'en suis sûre,--vous profiterez de
ce qu'il vous dira. Moi j'ignore absolument comment on s'y prend pour
publier des morceaux détachés. Il vous renseignera à cet égard en deux
mots, et s'il vous dit, comme moi: «C'est trop tôt!» croyez-le avec la
même aménité que vous me témoignez.
GEORGE SAND.
DCXLIV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 18 août 1867.
Où es-tu, mon cher vieux? Si par hasard tu étais à Paris dans les
premiers jours de septembre, tâche que nous nous voyions. J'y passe
trois jours et je reviens ici. Mais je n'espère pas t'y rencontrer. Tu
dois être dans quelque beau pays, loin de Paris et de sa poussière.
Je ne sais même pas si ma lettre te joindra. N'importe, si tu peux me
donner de tes nouvelles, donne-m'en. Je suis au désespoir. J'ai perdu
tout à coup, et sans le savoir malade, mon pauvre cher vieux ami
Rollinat, un ange de bonté, de courage, de dévouement. C'est un coup de
massue pour moi. Si tu étais là, tu me donnerais du courage; mais mes
pauvres enfants sont-aussi consternés que moi: nous l'adorions, tout le
pays l'adorait.
Porte-toi bien, toi, et pense quelquefois, aux amis absents. Nous
t'embrassons tendrement. La petite va très bien, elle est charmante.
DCXLV
A MADAME ARNOULD-PLÉSSY, A PARIS
Nohant, 23 août 1867.
Chère fille,
Je suis par terre. J'ai perdu inopinément, brutalement, mon vieux, mon
cher Rollinat, mon ange sur la terre. La destinée est féroce. J'en suis
malade et brisée. J'aurai le courage qu'il faut avoir, je sais bien que,
là où il est, il est mieux. Sa vie était écrasante. C'est moi qui suis
frappée: c'est dans l'ordre de souffrir.
Je ne sais plus bien quand j'irai à Paris. Si j'y vas, je tâcherai bien
d'aller à vous. Mais, en ce moment, je n'ai la force d'aucun projet
arrêté. Je ne veux pas être triste devant mes enfants. En apprenant
cette horrible nouvelle, ma pauvre Lina s'est évanouie. Elle est, entre
nous soit dit, enceinte. Maurice a été bien affecté aussi, et tout le
monde au pays, car il était si aimé!
Je m'abrutis dans la poussière de mes herbiers, car je ne peux pas
écrire. Tout ce qui est réflexion me navre. Ces sciences naturelles
sont des secours. Votre pays est riche, à ce que je vois. Quand vous
viendrez, je vous apprendrai à arranger vos plantes; elles sont mal
préparées. Elles tombent en poussière et, pour quelques-unes, c'est
grand dommage. Je partage votre prédilection pour la _parnassie_. On
se figure que certaines plantes sont douces et heureuses plus que les
autres. Je vous embrasse et vous aime, ma bonne fille.
G. SAND.
DCXLVI
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE
Nohant, 27 août 1867..
Cher excellent ami,
J'ai été frappée d'une douleur profonde. J'ai perdu mon ami Rollinat,
qui était un frère dans ma vie: je l'ai su à peine malade et il
demeurait à huit lieues de moi! J'ai été si accablée pendant quelques
jours, que je ne comprenais pas cette séparation, je n'y croyais pas. Je
la sens, à présent. C'est l'heure du courage qui est la plus cruelle,
n'est-ce pas?
On dit qu'en vieillissant on a moins de sensibilité et il en devrait
être ainsi, car le terme de la séparation est plus court; mais je trouve
le déchirement plus affreux, moi. Plus on avance dans le voyage, plus
on a besoin de s'appuyer sur les vieux compagnons de route, et celui-là
était un des plus éprouvés et des plus solides, une âme comme la vôtre;
oui, il était digne de vous être comparé. Il avait toutes les vertus,
aussi. Il est bien où il est à présent, il reçoit sa récompense, il se
repose de ses fatigues, il entrevoit des lueurs nouvelles, un espoir
plus net, une vie meilleure à parcourir, des devoirs nouveaux avec des
forces retrempées et un coeur rajeuni.
Mais rester sans lui, voilà le difficile et le cruel!
Je sais que vous m'en aimerez mieux et que vous penserez à moi avec plus
de tendresse encore. Je ne veux pas me plaindre. Rien ne m'attache plus
à la vie que mes enfants et mes amis. Tout ce qui n'est pas affection
m'ennuie à présent, le travail n'est plus pour moi qu'un moyen, de me
fatiguer pour m'endormir.
Je sais de la vie tout ce qu'elle peut donner, c'est-à-dire, hélas! tout
ce qu'elle ne peut pas nous donner dans ces jours de décomposition où la
misère humaine met à nu toutes ses plaies morales. Nous subissons les
lois du temps et les fatalités de l'histoire. Plus heureux que les
hommes du passé, nous ne disons pas comme eux: «C'est la fin du monde.»
Nous ne croyons pas que tout est usé et brisé parce que tout va mal;
mais la notion du progrès, qui nous a faits plus forts de raisonnement
que nos pères, nous a-t-elle faits plus patients? Elle a, comme toutes
les choses de la civilisation, aiguisé notre esprit et augmenté notre
ardeur. Nous avons besoin d'être heureux, nous sentons que cela est dù à
la race humaine, la soif du mieux, du bon et du vrai nous dévore.
Nos pères avaient la résignation, le dégoût de la vie présente, le
mépris de la terre. Cela ne nous est plus permis. Nous sentons que
mépriser le jour où nous sommes est lâche et criminel, et pourtant nous
tombons dans ce crime à chaque instant.--Pas vous! non, je vois bien
que vous vivez toujours d'une idée intense. Vous voyez le fait, vous
cherchez l'action, vous rêvez au moyen. Vous vous demandez comment la
France peut sauver la France; vous êtes _militaire_ parce que vous êtes
_militant_; c'est beau et bien, je vous envie.
Moi, je ne doute pas des bras, je crains pour les coeurs. Que la guerre
s'allume sur une grande ligne, avant peu, je le crois; que nous nous
défendions bien, je l'espère; mais serons-nous plus forts après? Est-ce
parce que nous gagnerons des batailles que nous serons plus hommes et
que nous comprendrons mieux la vérité? En 93, nous défendions une idée;
en 1815, nous ne défendions que le sol. N'importe, le nom sacré de la
France est encore un prestige; vous avez raison; ne crions pas nos
douleurs et, jusqu'à la mort, cachons nos blessures.
Amitiés dévouées de Maurice, et à vous de tout mon coeur.
G. SAND.
DCXLVII
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, août 1867.
Je te bénis, mon cher vieux pour la bonne pensée que tu as eue de venir;
mais tu as bien fait de ne pas voyager malade. Ah! mon Dieu, je ne rêve
que maladie et malheur: soigne-toi, mon vieux camarade. J'irai te voir
si je peux me remonter; car, depuis ce nouveau coup de poignard, je suis
faible et accablée et je traîne une espèce de fièvre. Je t'écrirai un
mot de Paris. Si tu es empêché, tu me répondras par télégramme. Tu sais
qu'avec moi, il n'y a pas besoin d'explications: je sais tout ce qui est
empêchement dans la vie et jamais je n'accuse les coeurs que je connais.
--Je voudrais que, dès à présent, si tu as un moment pour m'écrire, tu
me dises où il faut que j'aille passer trois jours pour voir la côte
normande sans tomber dans les endroits où va _le monde_. J'ai besoin,
pour continuer mon roman, de voir un paysage de la Manche, dont tout le
monde n'ait pas parlé, et où il y ait de vrais habitants chez eux, des
paysans, des pécheurs, un vrai village dans un bon coin à rochers. Si tu
étais en train, nous irions ensemble. Sinon ne t'inquiète pas de moi.
Je vas partout et je ne m'inquiète de rien. Tu m'as dit que cette
population des côtes était la meilleure du pays, qu'il y avait là de
vrais bonshommes trempés. Il serait bon de voir leurs figures, leurs
habits, leurs maisons et leur horizon. C'est assez pour ce que je veux
faire, je n'en ai besoin qu'en accessoires; je ne veux guère décrire;
il me suffit de _voir_, pour ne pas mettre un coup de soleil à faux.
Comment va ta mère? as-tu pu la promener et la distraire un peu?
Embrasse-la pour moi comme je t'embrasse.
Maurice t'embrasse; j'irai à Paris sans lui: il tombe au jury pour le 2
septembre jusqu'au... on ne sait pas. C'est une corvée. Aurore est très
coquette de ses bras, elle te les offre à embrasser; ses mains sont des
merveilles, et d'une adresse inouïe pour son âge.
Au revoir donc, si je peux me tirer bientôt de l'état où je suis. Le
diable, c'est l'insomnie; on fait trop d'efforts le jour pour ne pas
attrister les autres. La nuit, on retombe dans soi.
DCXLVIII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, AU QUARTIER, PAR DIJON (COTE-D'OR)
Nohant, 1er septembre 1867.
Chère fille,
Auriez-vous, par hasard, dans vos environs un jardinier à nous indiquer?
ou pourriez-vous vous en faire indiquer un à Dijon? Si oui, répondez
tout de suite et je vous dirai nos exigences et nos offres.
Il se peut bien que j'aille, de Paris, vous embrasser si je ne suis pas
trop patraque; ce sera une question d'entrain et de santé. J'en ai bien
envie; mais il faut pouvoir.
La _succise_ est très mignonne; mais vous devez avoir, dans quelque
terrain humide,--puisque vous m'avez envoyé le _drosera_ et la
_parnassie_,--deux petites merveilles qui feront notre bonheur: c'est
l'_anagallis tenella_ (mouron délicat) et la campanule à feuilles de
lierre. Si vous ne les connaissez pas, après avoir dit oui ou non pour
le jardinier, dites oui ou non pour les fleurettes. Je vous les enverrai
dans une lettre.
J'ai fini de ranger mon herbier du Centre. C'est un travail de huit
jours qui m'a aidée à franchir le pas douloureux. Je ne pouvais plus
écrire, je commence à m'y remettre.
Je vous aime et je vous embrasse. Vous viendrez, vous, bien sûr,
n'est-ce pas?
G. SAND.
DCXLIX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 10 septembre 1867.
Cher vieux,
Je suis inquiète, de n'avoir pas de tes nouvelles depuis cette
indisposition dont tu me parlais. Es-tu guéri? Oui, nous irons voir les
galets et les falaises, le mois prochain, si tu veux, si le coeur t'en
dit. Le roman galope; mais je le saupoudrerai de couleur locale après
coup.
En attendant, je suis encore ici, fourrée jusqu'au menton dans la
rivière tous les jours, et reprenant mes forces tout à fait dans ce
ruisseau froid et ombragé que j'adore, et où j'ai passé tant d'heures de
ma vie à me refaire après les trop longues séances en tête-à-tête avec
l'encrier. Je serai définitivement le 16 à Paris; le 17 à une heure,
je pars pour Rouen et Jumièges, où m'attend, chez M. Lepel-Cointet,
propriétaire, mon amie madame Lebarbier de Tinan; j'y resterai le 18
pour revenir à Paris le 19. Passerai-je si près de toi sans t'embrasser?
J'en serai malade d'envie; mais je suis si absolument forcée de passer
la soirée du 19 à Paris, que je ne sais pas si j'aurai le temps. Tu
me le diras. Je peux recevoir un mot de toi le 16 à Paris, rue des
Feuillantines, 97. Je ne serai pas seule: j'ai pour compagne de voyage
une charmante jeune femme de lettres, Juliette Lamber. Si tu étais joli,
joli, tu viendrais te promener à Jumièges le l9. Nous reviendrions
ensemble, de manière que je puisse être à Paris à six heures du soir au
plus tard. Mais, si tu es tant soit peu souffrant encore, ou _plongé_
dans l'encre, prends que je n'ai rien dit et remettons à nous voir au
mois prochain. Quant à la promenade _d'hiver_ à la grève normande, ça me
donne froid dans le dos, moi qui projette d'aller au golfe Jouan à cette
époque-là!
J'ai été malade de la mort de mon pauvre Rollinat. Le corps est guéri,
mais l'âme! Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper
à de l'énergie tendre; car le courage froid et purement philosophique,
ça me fait comme un cautère sur une jambe de bois.
DCL
PROTESTATION INSÉRÉE DANS LE JOURNAL
LA _LIBERTÉ_ A PARIS
Nohant, 23 septembre 1867.
J'apprends avec la plus grande surprise que des journalistes sont
menacés de poursuites, pour avoir reproduit un fragment de la préface du
roman de _Cadio_, dont je suis l'auteur. Si ce fragment est dangereux,
ce que je ne crois pas, pourquoi ceux qui l'ont cité seraient-ils plus
blâmables que celui qui l'a écrit? Dira-t-on qu'en rapportant un fait
historique encore inédit, on a voulu raviver des haines mal assoupies?
Il est facile, en lisant toute la préface et tout le roman de _Cadio_,
de voir que le but de l'ouvrage est diamétralement contraire à cette
intention: que l'auteur s'est, pour ainsi dire, absenté de son travail,
afin de laisser parler l'histoire; et l'histoire prouve de reste que les
plus saintes causes sont souvent perdues quand le délire de la vengeance
s'empare des hommes.
Si jamais l'horreur de la cruauté, de quelque part qu'elle vienne, a
endolori et troublé une âme, je puis dire que le roman de _Cadio_ est
sorti navré de cette âme navrée, et que, pour conserver sa foi, l'auteur
a dû lutter contre le terrrible spectre du passé. Il est impossible
d'étudier certaines époques et de revoir les lieux où certaines scènes
atroces se sont produites sans être tenté de proscrire tout esprit de
lutte et sans aspirer à la paix à tout prix.
Mais la paix à tout prix est un leurre, et celle qu'on achète par
des lâchetés n'est qu'un écrasement féroce qui ne donne pas même le
misérable bénéfice de la mort lente. Ce n'est donc pas par le sacrifice
de la dignité humaine que l'on pourra jamais conquérir le repos; c'est
par la discussion libre, et par elle seule, que l'on pourra préparer les
hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l'horrible besoin
de s'égorger les uns les autres. _Laissez donc la discussion s'établir
sérieuse, pour qu'elle devienne impartiale_. Tout refoulement de la
pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et
les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent.
Dira-t-on qu'il ne faut pas chercher dans un passé trop récent les
enseignements de l'histoire? Où donc les trouvera-t-on mieux appropriés
au besoin que nous avons d'en profiter? Sont-ce les Grecs et les Romains
qui nous révéleront les dangers et les espérances de notre avenir? Leur
milieu historique, le sens philosophique de leur destinée ne nous sont
plus applicables; et, d'ailleurs, c'est toujours dans l'expérience de
sa propre vie que l'homme trouve la force de se vaincre ou de se
développer. Pourquoi donc un gouvernement sorti de nos luttes les plus
récentes, la révolution de 89 et celle de 48, prendrait-il fait et cause
pour ou contre les acteurs d'un drame en deux parties qui, toutes deux,
lui ont profité?
Et puis, en somme, prenez garde à des poursuites contre l'histoire; car,
en voulant empêcher qu'elle ne se fasse, vous la feriez vous-même avec
une publicité, un éclat et un retentissement que nous n'avons pas à
notre disposition. Nul ne peut nourrir l'espérance de supprimer le
passé; Dieu même ne pourrait le reprendre. A quoi ont servi les
poursuites, acharnées de la Restauration contre vous, messieurs, qui
êtes aujourd'hui au pouvoir? Elles vous ont rendu le service de faire de
vous des victimes, et d'amener à vous le libéralisme de cette époque.
Ne faites donc pas de victimes, à moins que vous ne vouliez vous faire
des ennemis. Laissez l'histoire se faire aussi d'elle-même par
la discussion et par l'enseignement, par la polémique ou par la
littérature; là seulement, elle éclora avec le calme que vous
prescrivez. Ne l'obligez pas à sortir armée de chaque bouche, avec sa
terrible preuve à l'appui. Il y en aurait trop, et vous seriez effrayés
vous-mêmes des documents que le présent a mis en réserve pour l'avenir.
L'histoire se ferait trop vite, et nous sommes les premiers à souhaiter
qu'elle vienne à son heure, comme toute évolution sérieuse de la
conscience humaine.
GEORGE SAND.
DCLI
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Paris, mardi 1er octobre 1867.
D'où crois-tu que j'arrive? De Normandie! Une charmante occasion m'a
enlevée il y a six jours. Jumièges m'avait passionnée. Cette fois,
j'ai vu Étretat, Yport, le plus joli de tous les villages, Fécamp,
Sàint-Valery, que je connaissais, et Dieppe, qui m'a éblouie; les
environs, le château d'Arques, la cité de Limes, quels pays! J'ai donc
repassé deux fois à deux pas de Croisset et je t'ai envoyé de gros
baisers, toujours prête à retourner avec toi au bord de la mer ou à
bavarder avec toi, chez toi, quand tu seras libre. Si j'avais été seule,
j'aurais acheté une vieille guitare et j'aurais été chanter une romance
sous la fenêtre de ta mère. Mais je ne pouvais te conduire une _smala_.
Je retourne à Nohant et je t'embrasse de tout mon coeur.
Je crois que les _Bois-Doré_ vont bien, mais je n'en sais rien. J'ai une
manière d'être à Paris, le long de la Manche, qui ne me met guère au
courant de quoi que ce soit. Mais j'ai cueilli des gentianes dans les
grandes herbes de l'immense oppidum de Limes avec une vue de mer un
peu _chouette_. J'ai marché comme un vieux cheval: je reviens toute
guillerette.
DCLII
A M. HENRY HARRISSE, A PARIS
Nohant, 14 octobre 1867.
Je vous remercie, cher ami, de l'empressement que vous avez mis, à voir
mes amis de la Ferme-des-Mathurins [1]. J'ai été un peu paresseuse et,
depuis deux jours que je suis ici, je ne fais que dormir ou flâner,
embrasser ma petite ou ranger des plantes. Quand on est seule chargée de
conduire sa vie au dehors, femme et vieille avec ça, et distraite
par nature, il faut faire de grands efforts de volonté pour ne pas
s'embrouiller à tout instant. Quand je me retrouve ici, où la vie est
toute faite, où je n'ai à me mêler d'aucune initiative, où le feu
est fait sans que j'y mette la main, et le dîner prêt sans que je le
commande, j'ai quelques jours d'un _farniente_ agréable et pas mal
égoïste.
Mais cela ne doit pas durer. Je vais me remettre au travail, et je
commence par vous dire bonjour pour me sortir de mon idiotisme. J'ai
trouvé Aurore en train d'être sevrée et un peu agitée; mais c'est fini
et tout va bien. Le père et la mère vont bien aussi et sont ravis de
savoir que vous nous reviendrez. Je vous le disais bien! Je sentais
que vous ne pouviez pas quitter comme cela des gens qui vous aiment.
Qu'est-ce qu'il y a de bon dans la vie hormis cela?
A propos, le livre de Taine est bien dur, bien triste et bien froid:
très beau pourtant, très artiste; le côté de _l'esprit_ est plus
original que gai et plus tenté que réussi. Mais il y a tant d'admirables
choses, que cela laisse tout de même une force dans l'âme et une clarté
dans la conscience. Oserai-je lui dire cela, le bien et le mal? Je n'ai
pas le droit de critique et je critiquerais surtout le _point de vue_,
dont la vérité ne porte que sur un certain monde factice, et ne descend
pas assez dans les intérieurs honnêtes et vrais. Ce n'est pas le don de
voir le bon et le bien qui lui manque, à preuve les dernières-pages, qui
sont adorables. Ne pourrait-on pas dire à M. Graindorge qu'il a vu le
monde si laid, parce qu'il a fréquenté le vilain monde?--Mais quel
talent! qu'il soit béni quand même.
Quand partez-vous, et surtout quand revenez-vous? Si vous pouviez vous
arranger pour ne pas partir du tout? Qui sait? En tout cas, tâchez de
venir nous voir ou de m'attendre encore une fois à Paris.
A vous de coeur.
G. SAND.
[1] M. et madame Frédéric Viliot.
DCLIII
A M. ARMAND BARBÈS. A LA HAYE
Nohant, 12 octobre 1867.
Cher grand ami,
Je vous envoie le remerciement de Gustave Flaubert et même son
griffonnage à moi adressé, où il est question de vous à coeur ouvert.
Et, moi, je vous remercie de lui avoir donné des dates et des
renseignements sûrs et directs; c'est un grand artiste et du petit
nombre de ceux-qui sont des hommes. Je suis heureuse qu'il vous aime,
c'est un complément à son âme et à mon affection pour lui. Moi aussi, je
compte dans ma vie votre amitié comme une grande richesse. J'ai gaspillé
de mon mieux tout ce qui est de la vie matérielle, argent, sécurité,
bien-être, _utilité_ comme on l'entend dans cette région-là. Mais les
vrais biens, je les ai appréciés et gardés; vous avez mis dans mon
coeur, vous et fort peu d'autres, ce fonds de respect et de tendresse
qui ne s'use pas et se retrouve intact à toutes les heures difficiles ou
douloureuses de la vie. J'aurai passé dans le monde à côté de vous par
l'âme, et, dans l'autre vie, cela me sera compté dans le plateau de la
balance qui portera mes mérites et mes erreurs.
Croyez-vous, comme Flaubert, que _ceci_ est la fin de Rome cléricale? je
voudrais bien et j'attends les événements avec impatience. Comme lui, je
crois que le mal est là et que cette religion du moyen âge est le grand
ennemi du genre humain; mais je ne crois pas avec Garibaldi qu'il faille
en proclamer une autre.
Cela me paraît contraire à l'esprit du siècle, qui a un besoin
inextinguible et trop longtemps refoulé de liberté absolue. Il faut bien
prendre l'humanité comme elle est, avec ses excès de tendance et ses
besoins impérieux, légitimes à certaines heures de sa vie. Je suis
pourtant un esprit religieux et il m'a toujours paru bon d'aimer la
prédication des nouvelles philosophies. Mais, les imposer, les réaliser,
les établir en dogme, ou seulement les proposer comme conduite
officielle en ce moment, me semblerait plus qu'impolitique,--presque
antihumain.
L'homme ne s'est pas encore connu, il n'a encore jamais été lui-même. Il
faut qu'à un jour donné, et pour un temps donné, il s'appartienne, et
qu'il ait le droit de nier Dieu même, sans crainte du bourreau, du
persécuteur ou de l'anathème. C'est un droit, comme à l'affamé de manger
après un long jeûne. Et nous, si nous avons la foi sublime, songeons que
le premier article est de donner aux autres la liberté absolue, partant
celle de ne pas croire avec nous.
Il faudra que nous soyons les frères de tous, et que les athées soient
notre chair et notre sang tout comme les autres, du moment qu'au lieu de
se coucher pour mourir, ils se lèveront pour vivre.
Disons cela à nos enfants et à nos neveux; car ce jour de liberté où
toutes les poitrines aspireront tout l'air vital qu'il faut à l'homme
pour être homme, le verrons-nous? Peut-être oui et peut-être non; mais
qu'importe? nous savons qu'il viendra, nous n'en aurons pas douté. Morts
à la peine ou dans la joie, nous aurons tout de même vécu autant qu'on
pouvait vivre de notre temps. Nous sentons, sans le voir encore, qu'il y
a une France indomptable dans l'avenir, et que ses luttes seront bénies.
Cher ami, soyez béni d'abord, vous, et comptez que, si nous nous sommes
peu vus en ce monde, nous nous reverrons mieux dans une autre série.
A vous de tout coeur et à toujours.
G. SAND.
DCLIV
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 12 octobre 1867.
J'ai envoyé ta lettre à Barbès; elle est bonne et brave comme toi. Je
sais que le digne homme en sera heureux. Mais, moi, j'ai envie de me
jeter par les fenêtres; car mes enfants ne veulent pas entendre parler
de me laisser repartir si tôt. Oui; c'est bien bête d'avoir vu ton toit
quatre fois sans y entrer. Mais j'ai des discrétions qui vont jusqu'à
l'épouvante. L'idée de t'appeler à Rouen pour vingt minutes au passage
m'est bien venue. Mais tu n'as pas, comme moi, _un pied qui remue,_ et
toujours prêt à partir. Tu vis dans ta robe de chambre, le grand ennemi
de la liberté et de l'activité. Te forcer à t'habiller, à sortir,
peut-être au milieu d'un chapitre attachant, et tout cela pour voir
quelqu'un qui ne sait rien dire au vol et qui, plus il est content,
tant plus il est stupide. Je n'ai pas osé. Me voilà forcée d'ailleurs
d'achever quelque chose qui traîne, et, avant la dernière façon, j'irai
encore en Normandie probablement. Je voudrais aller par la Seine à
Honfleur: ce sera le mois prochain, si le froid ne me rend pas malade,
et je tenterai, cette fois, de t'enlever en passant. Sinon, je te verrai
du moins et puis j'irai en Provence.
Ah! si je pouvais t'enlever jusque-là! Et si tu pouvais, si tu voulais,
durant cette seconde quinzaine d'octobre où tu vas être libre, venir me
voir ici! C'était promis, et mes enfants en seraient si contents! Mais
tu ne nous aimes pas assez pour ça, gredin que tu es! Tu te figures que
tu as un tas d'amis meilleurs: tu te trompes joliment; c'est toujours
les meilleurs qu'on néglige ou qu'on ignore.
Voyons, un peu de courage; on part de Paris à neuf heures un quart du
matin, on arrive à quatre à Châteauroux, on trouve ma voiture, et on est
ici à six pour dîner. Ce n'est pas le diable, et, une fois ici, on rit
entre soi comme de bons ours; on ne s'habille pas, on ne se gêne pas, et
on s'aime bien. Dis oui. Je t'embrasse. Et moi aussi, je m'embête _d'un
an_ sans te voir.
DCLV
A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS
Nohant, 21 octobre 1867.
Chère fille bien-aimée,
J'ai été inquiète, de vous. Me voilà rassurée par l'affirmation de la
bonne soeur [1] et des médecins, mais non consolée; car vous souffrez
encore, et vous faites connaissance avec une triste chose, énervante ou
irritante. Mais vous devez être plus courageuse que ceux qui ont
passé leur vie à combattre et à s'user. Votre beau cerveau, si bien
conditionné, doit réagir. Ne lui demandez pourtant pas trop et attendez
qu'il redevienne le maître du logis. Cela viendra bientôt, j'espère.
Vous ne pouvez pas avoir de mal compliqué, organisée comme vous l'êtes,
et si jeune encore. Et puis vous connaîtrez ce que nous connaissons
tous, ce que vous ne connaissiez peut-être pas encore: le plaisir de se
sentir renaître et de reprendre goût à la vie.
Mes enfants vous envoient tous leurs souhaits et tendresses. Ma Lina va
bien et s'arrondit. Elle voit arriver pour le printemps des heures
de grosse crise; dont elle ne s'effraye plus. La petite Aurore est
charmante et vous envoie de gros baisers qu'elle lance à deux mains
avec une effusion superbe. Dépêchez-vous de vous bien soigner, que je
retrouve à Paris ma grande fille debout et toujours belle.
Je vous embrasse tendrement, et, pour vous donner courage, je vous dis
que je suis très forte et bien en train de travailler; vous m'avez vue
pourtant bien bas l'autre hiver, et, moi, je suis vieille, vieille! Vous
allez surmonter tout bien plus vite que moi, Dieu merci:
Encore courage et pensez qu'on vous aime.
G. SAND.
[1] Madame Mathieu-Plessy, veuve Emilie Guyon.
DCLVI
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 28 octobre 1867.
Je viens de résumer en quelques pages mon impression de paysagiste sur
ce que j'ai vu de la Normandie: cela a peu d'importance, mais j'ai pu y
encadrer entre guillemets trois lignes de _Salammbô_ qui me paraissent
peindre le pays mieux que toutes mes phrases, et qui m'avaient toujours
frappée comme un coup de pinceau magistral. En feuilletant pour
retrouver ces lignes, j'ai naturellement relu presque tout, et je reste,
convaincue que c'est un des plus beaux livres qui aient été faits depuis
qu'on fait des livres.
Je me porte bien et je travaille vite et beaucoup, pour vivre de _mes
rentes_ cet hiver dans le Midi. Mais quels seront les délices de Cannes
et où sera le coeur pour s'y plonger? J'ai l'esprit dans le pot au noir
en songeant qu'à cette heure on se bat pour le pape. Ah! _Isodore!_
J'ai vainement tenté d'aller revoir _ma Normandie_ ce mois-ci,
c'est-à-dire mon gros cher ami de coeur. Mes enfants m'ont menacée de
mort si je les quittais si vite. A présent, il nous arrive du monde. Il
n'y a que toi qui ne parles pas d'arriver. Ce serait si bon pourtant! Je
t'embrasse.
G. SAND.
DCLVII
AU MEME
Nohant, 5 décembre 1867.
Ton vieux troubadour est infect, j'en conviens. Il a travaillé comme un
boeuf, pour avoir de quoi s'en aller, cet hiver, au golfe Jouan, et, au
moment de partir, il voudrait rester. Il a de l'ennui de quitter ses
enfants et la petite Aurore; mais il souffre du froid, il a peur de
l'anémie et il croit faire son devoir en allant chercher une terre que
la neige ne rende pas impraticable, et un ciel sous lequel on puisse
respirer sans avoir des aiguilles dans le poumon.
Voilà.
Il a pensé à toi, probablement plus que toi à lui; car il a le travail
bête et facile, et sa pensée trotte ailleurs, bien loin de lui et de sa
tâche, quand sa main est lasse d'écrire. Toi, tu travailles pour de vrai
et tu t'absorbes, et tu n'as pas dû entendre mon esprit, qui a fait plus
d'une fois _toc toc_ à la porte de ton cabinet pour te dire: _C'est
moi_. Ou tu as dit: «C'est un esprit frappeur; qu'il aille au diable!»
Est-ce que tu ne vas pas venir à Paris? J'y passe du 15 au 20. J'y reste
quelques jours seulement, et je me sauve à Cannes. Est-ce que tu y
seras? Dieu le veuille! En somme, je me porte assez bien; j'enrage
contre toi, qui ne veux pas venir à Nohant; je ne te le dis pas, parce
que je ne sais pas faire de reproches. J'ai fait un tas de pattes de
mouches sur du papier; mes enfants sont toujours excellents et gentils
pour moi dans toute l'acception du mot; Aurore est un amour.
Nous avons _ragé_ politique; nous tâchons de n'y plus penser et d'avoir
patience. Nous parlons de toi souvent, et nous t'aimons. Ton vieux
troubadour surtout, qui t'embrasse de tout son coeur, et se rappelle au
souvenir de ta bonne mère.
G. SAND.
DCLVIII
A M. CALAMATTA, A MILAN
Nohant, 24 décembre 1867.
Cher ami,
Je suis heureuse d'avoir enfin de tes nouvelles par toi-même. Tu as
raison de vouloir fêter la petite par quelque friandise puisqu'elle
mange pour deux. Elle est toute ronde à présent; ce qui ne l'empêche pas
de se faire belle demain pour aller à un concert--pour les Polonais.
Mais elle ne chantera pas: elle a un peu de rhume, notre petiote aussi;
tout cela n'est rien. Nous supportons tous on ne peut mieux ce rude
hiver. Lina, toujours active, va et vient dans sa petite voiture, et
Maurice nous régale de marionnettes.
On s'apprête, pour le jour de l'an, à une grande représentation; la
_mortadelle_ et le _stracchino_, toujours infiniment estimables,
seront les bienvenus, et, quant à ce que _l'inspiration_, te dictera
d'ailleurs, pourvu que ce soit italien, Linette le dégustera
religieusement.
Nous avons besoin de nous distraire et de nous secouer en famille; car
l'air du dehors est bien triste; je crois que toutes les âmes sont
gelées, puisqu'on supporte la politique du jour en France, et que
M. Thiers devient le dieu du moment en renchérissant sur les beaux
principes de la majorité. Jolie opposition! c'est honteux! vous pouvez
bien dire à présent, en Italie tout ce que vous voudrez contre nous,
nous le méritons. Nous sommes idiots, nous sommes fous, nous sommes
lâches; voilà ce que _l'autorité_ fait d'une nation. Mais on peut
_rager_ sans _se décourager_. L'indignation