George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
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Maurice me donne cette récréation dans mes intervalles de repos, qui
coïncident avec les siens. Il y porte autant d'ardeur et de passion que
quand il s'occupe de science. C'est vraiment une charmante nature et on
ne s'ennuie jamais avec lui. Sa femme aussi est charmante, toute ronde
en ce moment; agissant toujours, s'occupant de tout, se couchant sur
le sofa vingt fois par jour, se relevant pour courir à sa fille, à sa
cuisinière, à son mari, qui demande un tas de choses pour son théâtre,
revenant se coucher; criant qu'elle a mal et riant aux éclats d'une
mouche qui vole; cousant des layettes, lisant des journaux avec rage,
des romans qui la font pleurer; pleurant aussi aux marionnettes quand il
y a un bout de sentiment, car il y en a aussi. Enfin, c'est une nature
et un type: ça chante à ravir, c'est colère et tendre, ça fait des
friandises succulentes _pour nous surprendre_, et chaque journée de
notre phase de récréation est une petite fête qu'elle organise.

La petite Aurore s'annonce toute douce et réfléchie, comprenant d'une
manière merveilleuse ce qu'on lui dit et _cédant à la raison_ à deux
ans. C'est très extraordinaire et je n'ai jamais vu cela. Ce serait même
inquiétant si on ne sentait un grand calme dans les opérations de ce
petit cerveau.

Mais comme je bavarde avec toi! Est-ce que tout ça t'amuse? Je le
voudrais pour qu'une lettre de causerie te remplaçât un de nos soupers
que je regrette aussi, moi, et qui seraient si bons ici avec toi, si tu
n'étais un cul de plomb qui ne te laisses pas entraîner, _à la vie pour
la vie_. Ah! quand on est en vacances, comme le travail, la logique,
la raison semblent d'étranges _balançoires!_ On se demande s'il est
possible de retourner jamais à ce boulet.

Je t'embrasse tendrement, mon cher vieux et Maurice trouve ta lettre si
belle, qu'il va en fourrer tout de suite des phrases et des mots dans la
bouche de son premier philosophe. Il me charge de t'embrasser.

Madame Juliette Lamber [1] est vraiment charmante; tu l'aimerais
beaucoup, et puis il y a là-bas 18 degrés au-dessus de O, et ici nous
sommes dans la neige. C'est, dur; aussi, nous ne sortons guère, et mon
chien lui-même ne veut pas aller dehors. Ce n'est pas le personnage le
moins épatant de la société. Quand on l'appelle Badinguet, il se couche
par terre honteux et désespéré, et boude toute la soirée.

  [1] Depuis, madame Edmond Adam.




DCLX

A M. ARMAND BARBÉS, A LA HAYE

                                Nohant, 1er janvier 1869.

Excellent ami,

Je m'afflige de vous savoir si souvent malade. La destinée veut donc que
vous soyez toujours martyr et que la liberté soit encore pour vous une
sorte d'esclavage? C'est votre chaîne et voire gloire, puisque c'est en
prison que vous avez pris ce long mal; mais ne croyez-vous pas que vous
seriez mieux dans un climat plus chaud et plus sain? Vous ne voulez pas
rentrer en France; mais l'Italie ne vous est pas fermée. Avez-vous des
raisons sérieuses pour habiter la Hollande et croyez-vous que le voyage
vous serait trop pénible?

Je pars pour Cannes dans une quinzaine. Ah! si vous étiez par là, je
franchirais bien vite la frontière pour aller vous embrasser.

J'ai grand besoin, moi, d'un peu de soleil; mais je souffre sans avoir
mérité l'honneur de souffrir comme vous!

Votre lettre m'arrive au moment où j'allais vous souhaiter aussi une
meilleure année! Cher excellent ami, nos voeux se croisent; mes braves
enfants sont bien touchés aussi de votre souvenir. Nous voudrions mettre
sur vos genoux notre petite Aurore pour que vous la bénissiez. Elle est
si douce et si bonne qu'elle le mériterait!

Je ne vous ai pas écrit pendant cette crise romaine; je ne sais pas
jusqu'à quel point on peut s'écrire ce que l'on pense, sans que les
lettres disparaissent. Cela m'est arrivé si souvent, que je me tiens sur
mes gardes, le but d'une lettre étant avant tout d'avoir des nouvelles
de ceux qu'on aime. Mais j'ai bien pensé à vous et nous avons souffert
ensemble, je vous en réponds. L'avenir est étrange, il se présente avec
des rayons, mais à travers la foudre.

Cher frère, je vous récrirai de Cannes, pour vous donner mon adresse, je
passerai auparavant quelques jours à Paris.

Ayons espoir et courage quand même. La France ne peut pas périr, pas
plus que l'âme qui est en nous et qui proteste à toute heure contre le
néant.

Je vous aime bien tendrement et respectueusement.

G. SAND.




DCLXI

A MADEMOISELLE MARGUERITE THUILLIER, A LA BOULAINE

                                Nohant, 4 janvier 1868.

Ma chère mignonne,

Je suis encore à Nohant, attendant pour aller à Paris et faire mon grand
voyage, une éclaircie entre deux grands froids. C'est un rude hiver, et
mes entrailles assez débiles ne s'en arrangeraient pas. Je pense à toi,
chère petite, qui es dans un pays encore plus rigoureux. As-tu au moins
réussi à te faire un nid qui se chauffe bien? Permets-moi de t'envoyer
du bois pour cet hiver affreux, sous forme de papier, puisque je ne
peux pas t'envoyer des arbres sur une charrette. Si tu étais dans mon
voisinage, tu ne refuserais pas ce petit cadeau. Ne me le refuse donc
pas: sous la forme que je suis forcée de lui donner, ou tu me ferais
beaucoup de peine.

Je t'embrasse bien tendrement et te souhaite courage et santé, de toute
mon âme.

Tendresses de mes enfants et un baiser de notre Aurore, qui est belle et
bonne tout à fait.

Amitiés à _Sandrine_. Accuse-moi réception pour que je sache si la poste
est fidèle.




DCLXII

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                Nohant, 16 janvier 1868.

Lina t'aura dit, chère fille, que le froid du dehors, le bien-être du
dedans, et surtout le bonheur de vivre avec cette chère famille avaient
ajourné mon voyage. Il l'est encore un peu, je voudrais courir et je
voudrais rester; c'est un peu difficile à arranger.

Sitôt à Paris, j'irai frapper à votre porte, vous rendre en personne vos
bons baisers du jour de l'an et me faire raconter les merveilles de
la petite Berthe. Nous en parlions hier avec la grande Berthe[1],
sa marraine, qui nous a présenté son Isabelle, très grande et très
gentille, mais déjà timide comme une demoiselle et baissant les yeux en
tortillant sa ceinture. Aurore n'en cherche pas encore si long. Sans
exagération ni prévention de grand'mère, c'est l'enfant de deux ans
le plus doux et le plus égal que j'aie jamais vu. Son intelligence
s'annonce aussi étonnante que son caractère. Celle-là est vraiment née
en bonne lune; si le suivant ou la suivante est ausi facile à vivre,
nous aurons vraiment trop de chance.

L'avenir changera-t-il cet heureux et aimable tempérament? on ne sait
pas! Il y a bien une question de santé au fond de tout; mais les
organisations donnent-elles leur premier mot pour le reprendre?
Qu'en penses-tu, toi qui dois te préoccuper aussi beaucoup de ces
questions-là?

Tu ne nous parles guère de toi. Les choses vont-elles à ton souhait? Je
sais bien que, dans la famille, vous n'avez que bonheur et affection.
Mais le dehors se comporte-t-il bien, et recueilles-tu le fruit de tes
peines et de ses mérites?

Je ne peux te rien dire de ce que l'avenir promet à la grande famille
du genre humain. Tout y va si mal, qu'on ne peut craindre rien de
pire; mais se réveillera-t-on de l'insouciance avec laquelle on semble
accepter tout? Je n'y comprends goutte. On a fait des révolutions pour
la centième partie de ce que l'on supporte à présent!

Je t'embrasse tendrement, ma bonne mignonne, ainsi que ton père et ta
mère et les chers absents. Nous avons eu ici jusqu'à dix-sept degrés de
froid.

Aurore ne sortait pas et _n'en_ a pas souffert. Je pense que Berthe n'y
a guère songé. Les enfants ont l'air de ne pas s'apercevoir de ce qui
nous éprouve tant.

Bon courage et bonne année!

G. SAND.

  [1] Madame Berthe Girerd.




DCLXIII

A M. CHARLES PONGY, A TOULON

                                Golfe Jouan, 22 février 1868.
                                Villa Bruyères, par Vallauris.

Cher ami,

Nous sommes très bien installés, très choyés, très actifs, très
contents. Nous partons après-demain pour Nice, Monaco, Menton, etc. Nous
serons absents trois ou quatre jours. Donc, tâchez de n'avoir affaire
ici qu'à la fin de la semaine. Le vendredi, par exemple, on y est
toujours. C'est le jour où madame Lamber reçoit. Pour les autres jours,
il faudra que vous nous avertissiez; car nous avons assez, l'habitude de
passer toute la journée dehors et assez loin. Nous ferons, en tout cas,
notre possible pour courir avec vous aussi, au retour, un jour ou deux,
autour de Toulon.

Bonsoir, cher enfant. Je dors debout, car j'ai bien trotté aujourd'hui.

Embrassez tendrement pour moi les deux chères fillettes.

Amitiés de Maurice et remerciements de Maxime[1] pour, l'amitié que vous
lui avez témoignée.

 [1] Fils de Planet.




DCLXIV

A MADAME ARNOULD PLESSY, A NICE

                                Golfe Jouan, 7 mars 1868.

Chère fille,

J'ai été deux, fois chez vous tantôt. Je vous avais donné mon
après-midi; mais je n'étais pas libre du reste de la journée et le
chemin de fer n'attend pas. Une grande consolation au chagrin, de ne
pas vous rencontrer, c'est de savoir, que vous êtes bien; un sommeil
d'enfant, un appétit superbe, voilà ce que Henriette[1] m'a affirmé, et
vous, ne vous ennuyez pas du Midi. Tant mieux, restez-y le plus possible
et vous nous reviendrez vaillante, et en train de signer un nouveau bail
avec la beauté, la jeunesse et le talent. Je pars rassuré, demain. Je
suis ici depuis quinze jours et je retourné à ma, petite Lina, que nous
ne voulons pas laisser seule plus longtemps, bien qu'elle nous pousse à
courir et à nous amuser. Mais, sans elle, ce n'est pas si facile que ça!

Adieux donc, mignonne, et au revoir à Paris ou à Nohant. Si vous avez un
congé illimité, pourquoi ne viendriez-vous pas, après le mois de mai, y
continuer le printemps? Quand il fera trop chaud ici, il fera bon chez
nous. Vous aviez promis avant la maladie. Il faudra tenir parole à
vos vieux amis, qui vous aiment et qui sont bien heureux de vous voir
sauvée.

G. SAND.

Respects et amitiés de Maurice.

  [1] Femme de chambre de madame Plessy.




DCLXV

A LA MÊME

                                Nohant, 15 mars 1868.

Chère fille,

Nous quittions Bruyères, près Cannes, le lendemain du jour où j'ai été
en vain frapper deux fois à votre porte. Nous passions trois jours à
Toulon, où nous avions donné rendez-vous à de vieux amis et nous ne
nous pressions pas trop de revenir, Lina nous écrivant de ne pas nous
inquiéter, qu'elle en avait encore pour un grand mois. Elle se trompait!
Comme nous étions en route pour Paris, elle mettait au monde une belle
petite fille. En arrivant rue des Feuillantines, nous trouvons une
lettre dictée par elle, où elle nous dit, tranquillement: «Je suis
accouchée cette nuit et je me porte très bien.»

Sans déballer, nous repartons, et nous voila ici, trouvant la besogne
faite sans nous, l'enfant bien à terme, superbe; la petite mère, qui
n'a souffert que deux heures, fraîche comme une rosé et un appétit
florissant. Aurore en extase devant sa petite-soeur, dont elle baise les
menottes et les petits pieds.

Nous sommes donc heureux et je me dépêche de vous le dire; car vous vous
réjouirez avec nous, chère fille. Tendresses de Lina et de Maurice.
Guérissez vite tout à fait pour venir voir tout ce cher monde qui vous
aime ou vous aimera.

G. SAND.

J'embrasse Emilie[1]. Je ne la savais pas avec vous, Henriette ne me
l'avait pas dit.

  [1] Madame Emilie Guyon.




DCLXVI

A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS

                                Nohant, 17 mars 1868.

Mon cher enfant,

Une bonne nouvelle en vaut une autre. Vous avez un premier enfant, nous
en avons un second. Votre lettre nous est arrivée à Cannes, après un
long retard; car nous étions, Maurice et moi, en excursion à Monaco et
à Menton. Il m'avait accompagnée, comptant revenir à Nohant au bout de
huit jours. Puis Lina lui avait écrit: «Accompagne ta mère dans tout le
voyage, j'en ai encore pour un grand mois et je ne vous attends qu'à la
fin de mars.» Pourtant je ne sais quel pressentiment qu'elle se trompait
nous a fait revenir le 18 à Paris, et, là, nous avons reçu une lettre
d'elle, qui nous disait tranquillement: «Je suis accouchée hier soir et
je me porte très bien.»

Nous sommes partis sur-le-champ, et, le matin, nous trouvions la mère
et l'enfant (qui est superbe) en bon état. C'est encore une fille, très
forte, bien venue à terme et que nous recevons avec joie; la première
est si belle et si aimable! Notre chère Lina est forte et vaillante, et
nous voilà très heureux.

Échangeons donc nos félicitations. Maurice me charge de vous embrasser
et de vous dire qu'il est content de votre joie paternelle; Il la
comprend si bien! il est fou de son Aurore, et se promet d'être fou de
sa Gabrielle.

Bon courage et bonne chance, mon cher enfant! Lina vous félicite aussi,
recevez toutes nos tendresses.

G. SAND.




DCLXVII

A MADAME JULIETTE LAMBER, A BRUYÈRES (GOLFE JOUAN)

                                Nohant, 23 mars 1868.

Chère enfant,

Vous voulez devenir _calme_; si cela était possible, je vous dirais:
«Vite, vite, pour votre santé, pour votre sommeil et pour votre bonheur
par conséquent; car la souffrance continuelle n'arrive à être combattue
que par _l'amusement_ et ne peut arriver au bien-être de l'âme.» Mais
le peut-on, môme en le voulant bien? Je sais que, pour moi, je l'ai
beaucoup voulu; mais n'est-ce pas la vieillesse qui a fait le miracle?
Je crois bien que oui.

Ce remède-là vous viendra, c'est un grand détachement des petites
choses qui prend à son heure, quand on se laisse faire sans dépit et
sans-regret. Il n'y a pas grand mérite, ce n'est qu'une affaire de bon
sens. Faut-il due la jeunesse devance l'oeuvre du temps? Non; son charme
est _l'impressionnabilité_. Restez comme vous êtes, en vous modifiant
seulement un peu, pour que ce qui est de votre âge ne soit pas excessif,
par conséquent douloureux. Vous êtes exaltée et passionnée; c'est bien
beau et bien bon; on vous aime à cause de cela. Mais vous êtes assez
riche pour vivre de vos trésors, n'essayez pas d'être millionnaire pour
vous ruiner. Il me semble que vous vous affectez quelquefois par besoin
de souffrir; là est l'excès. Toute qualité, toute puissance a son trop
plein et c'est sur ce trop plein que votre philosophie peut agir dans
une certaine mesure. Au commencement, les victoires que l'on remporte
sur soi-même paraissent bien petites; insensiblement elles sont plus
amples et toujours plus faciles. C'est la loi; de la force dans l'essor,
toujours augmentée par l'essor même.

Je ne veux pas vous en dire davantage. Dépensez-vous, mais sans vous
dévaster. Cette absence de sommeil, par exemple, n'est pas une condition
de là jeunesse; donc, il y a quelque chose à refaire dans le mode
d'expansion, dans les profondeurs du cerveau peut-être. Vous n'avez pas
de maladie chronique. Je vous ai bien observée; vous êtes très forte et
bien équilibrée. Votre insomnie est dans l'âme plus que dans le corps,
si l'on peut ainsi parler de deux-choses qui n'en l'ont qu'une.

Mais, comme elles réagissent l'une sur l'autre à tout instant, il faut
essayer le grand combat. Les médecins les plus matérialistes ne nient
pas la possibilité de la victoire de l'esprit sur le corps. C'est
peut-être aussi une condition de régime. Quand on écrit sans nerfs, on
peut bien dormir après; mais il est rare que les nerfs soient en repos
quand l'imagination travaille. Il faudrait donc ne pas écrire le soir,
mais écrire le matin, avant le travail de Toto. Il vous resterait la
journée pour vous occuper d'elle[1], de votre maison, de vos amis. Vous
dormiriez pour sùr à onze heures du soir, et, en vous levant à six
heures du matin, vous auriez eu un repos bien suffisant: Essayez, si
vous pouvez.

Je vis tout autrement; mais, si je n'avais pas de sommeil, je
n'hésiterais pas à changer vite toutes mes habitudes. Le travail est un
acte de lucidité. Pas de complète lucidité sans repos préalable. Pardon
pour tous ces lieux communs, dont votre énergie et votre ardeur ne
changeront pas l'impassible et fatale vérité!

Ma Lina ne se pique pas de calme; mais elle a de grands mouvements de
vouloir et de raison qui se succèdent et se rattachent les uns aux
autres après qu'une émotion vive a semblé les briser. C'est une nature
rare, une grande force dans une exquise finesse. Elle est toute disposée
à vous aimer, mais elle n'est pas expansive; elle est plutôt timide à
première vue et observant plus qu'elle ne songe, à montrer. Elle eût été
une artiste, si elle n'eut été avant tout une mère. Ce sentiment-là a
absorbé toute sa vie depuis six ans. Elle y a mis toute son âme.

Nos fillettes prospèrent. Aurore s'est développée avec le printemps plus
qu'elle n'avait fait dans tout l'hiver. Elle est plus impétueuse et plus
capricieuse. Elle a des besoins de mouvement immodérés, tant mieux!
L'autre s'annonce comme la déesse de la tranquillité, mais gare aux
premières dents.

Bonsoir, ma chère mignonne; tendres baisers à Toto et à vous. Mille
amitiés à Adam, qui n'est, pas un homme ordinaire. Je n'ai pas besoin de
vous dire que j'ai su l'apprécier. Bonté, raison, douceur et une exquise
finesse, il a tout ce que j'aime et tout ce que j'estime dans le sexe à
barbe. Guérissez-le vite et nous l'amenez le plus tôt possible.

Faites tous mes compliments aux personnes bienveillantes de votre
entourage;--et mon souvenir à vos gentils brigasques des deux sexes.

[Footnote 1: Mademoiselle Alice Lamessine, aujourd'hui madame Paul
Segond, fille du premier mariage de madame Edmond Adam.]




DCLXVIII

A MADAME LEBARBIER DE TINAN, A PARIS

                                Nohant, 26 mars 1808.

Je suis désolée, chère amie, de vous savoir toujours malade, forcée de
lutter avec tout votre courage contre la souffrance, et, si quelque
chose me rassure, c'est que vous aimez le travail. C'est une seconde
âme qui nous remplace les forces fatiguées et qui nous sauve là où les
médecins échouent.

Oui, je serais enchantée d'avoir mon charmant filleul[1]. Mais je
n'ai pas osé l'inviter tout de suite, sans savoir si les parents le
permettraient volontiers. Chargez-vous, chère amie, de ma demande en
même temps que de mes tendresses pour eux tous, et, si l'on m'accorde
mon cher filleul, soyez sûrs tous que j'en, aurai soin comme de mon
propre enfant. En partant de Paris sur les neuf heures du matin (il
faudra savoir au bureau si les heures ne sont pas changées), il arrivera
à Châteauroux vers quatre heures de l'après-midi. Il prendra la vilaine
patache que l'on appelle la diligence de la Châtre, et il sera chez nous
à sept heures du soir. Le conducteur s'appelle _La Jeunesse_! Il faudra
lui dire: «Je ne vais pas jusqu'à la Châtre, je descends à Nohant.» On
l'arrêtera devant la maison. Mes petites-filles, à qui je l'ai annoncé,
se font déjà une fête de le voir, et il n'aura qu'à se préserver de trop
de tendresses de leur part. Aurore demande si, étant mon filleul, ce
Maurice n'est pas son cousin comme mes trois grands petits neveux,
qu'elle adore; et, comme il ne faut pas la tromper, je lui ai dit qu'il
n'était pas son parent pour cela. Alors elle a repris, «En ce cas, il
sera notre ami et on le mettra dans la famille tout de même.» Je
suis sûre que votre Maurice l'aimera tout de suite, car elle est
singulièrement drôle et gentille; sans qu'il y ait rien de merveilleux
en elle, elle a une droiture et une spontanéité de compréhension qui la
rendent très intéressante. Quant à Maurice, il me paraît _vivant_ au
possible, et c'est le plus grand éloge qu'on puisse faire d'un garçon
en ce temps-ci, où, à peine sortis de l'enfance, ils sont comme
indifférents, blasés et sceptiques. J'espère que son père le conservera
jeune. Nous ferons en sorte qu'il ne s'ennuie pas ici. Tâchez qu'il, y
soit dimanche. Il verra tous mes autres garçons, qui sont presque tous
très gentils et qui le mettront bien vite à l'aise.

Sur cette espérance, je vous embrasse, chère amie, et vous demande de me
dire s'il y a quelque soin particulier à lui donner. Qu'il ne vienne pas
la nuit, il fait trop froid et on s'enrhume affreusement. Qu'on me dise
aussi combien de jours je peux le garder.

Dieu veuille qu'il m'apporte de meilleures nouvelles de vous!

G. SAND.

Dites bien à Maurice que le vieux Maurice, mon fils, l'aimera, et que ma
belle-fille, qui est une adorable personne, m'aidera à le gâter.

[1] Maurice-Paul Albert.




DCLXIX

A M. HENRY HARRISSE, A PARIS

                                Nohant, 9 avril 18GS.

Cher ami,

J'ai été encore un peu malade en arrivant ici, fatiguée surtout, bien
que le voyage ne soit rien, et que je dorme en chemin de fer mieux que
dans un lit. Mais je suis affaiblie cette année, et il faut que je
patiente, ou que je m'habitue à n'avoir plus d'énergie vitale. Je ne
souffre pas, c'est toujours ça. J'ai retrouvé ma charmante belle-fille
toujours charmante, et ma petite-fille sachant donner de gros baisers,
et marchant presque seule. Chère enfant! je n'ose pas l'adorer. Il m'a
été si cruel de perdre les autres! Elle est forte et bien portante; mais
je ne peux plus croire à aucun bonheur, bien que je paraisse toujours
avec mes enfants l'espérance en personne.

Nohant est tout en feuilles et en fleurs, bien plus que Paris et
Palaiseau. Il n'y fait pas froid; mais nous avons des bourrasques comme
en pleine mer. Maurice a fini toutes les corrections que vous lui aviez
indiquées. Il me charge de vous renouveler tous ses remerciements et de
vous exprimer sa cordiale gratitude. Moi, j'ai à vous remercier toujours
pour vos bonnes lettres et les détails si intéressants sur tous nos amis
_de lettres_. Vous vivez avec délices dans cette atmosphère capiteuse.
C'est de votre âge. Moi, je m'y plais complètement quand j'y suis; mais
je ne sais si je pourrais y vivre toujours sans dépérir. Je suis paysan
au physique et au moral. Élevée aux champs, je n'ai pas pu changer, et,
quand j'étais plus jeune, le monde littéraire m'était impossible. Je m'y
voyais comme dans une mer, j'y perdais toute personnalité, et j'avais
aussitôt un immense besoin de me retrouver seule ou avec des êtres
primitifs. Nos paysans d'alors ressemblaient encore pas mal à des
Indiens. A présent, ils sont plus civilisés et je suis moins sauvage.
N'importe, j'ai encore du plaisir à revoir des gens sans esprit, que
l'on comprend sans effort et que l'on écoute sans étonnement. Mais je ne
veux pas vous désenchanter de ce qui vous enchante, d'autant plus que je
m'y laisse enchanter aussi; et de très bon coeur, quand je rentre dans
le courant. Vous subissez le charme de la rue de Courcelles, à ce que
je vois. Ce charme est très grand, plus soutenu, mais moins intense que
celui du _frère_. Ces deux personnes seront infiniment regrettables, si
la tempête qui s'amasse les emporte loin de nous. Mais que faire? Les
révolutions sont brutales, méfiantes et irréfléchies. Je ne sais où en
sont les idées républicaines. J'ai perdu le fil de ce labyrinthe de
rêves, depuis quelques années. Mon idéal s'appellera toujours
_liberté, égalité, fraternité_! Mais par qui et comment, et _quand_ se
réalisera-t-il tant soit peu? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que
partout on entend sortir de la terre et des arbres, et des maisons et
des nuages ce cri: «En voilà assez!»

Je suis tentée de demander pourquoi, bien que je voie l'impuissance de
l'idée napoléonienne en face d'une situation plus forte que cette idée;
mais, quand on l'a acclamée et caressée quinze ans, comment fait-on pour
en revenir et s'en dégoûter en un jour? Notez que ceux qui se plaignent
et se fâchent le plus aujourd'hui sont ceux qui, depuis quinze ans, la
défendaient avec le plus d'âpreté. Que s'est-il passé dans ces esprits
bouleversés? N'y avait-il, dans leur enthousiasme, qu'une question
d'intérêt, et la peur est-elle la suprême fantaisie?

Vous ne voyez pas cela à Paris, là où vous êtes _situé_. Ce vieux Sénat
vous impose, il vous indigne, et vous applaudissez les libres penseurs
qu'on persécute. En province, on sent que cela ne tient à rien, et,
généralement, on est abattu, parce qu'on méprise le parti du passé et
qu'on redoute celui de l'avenir. Quelle étincelle allumera l'incendie?
un hasard! et quel sera l'incendie? un mystère! Je suis naturellement
optimiste; pourtant j'avoue que, cette fois, je n'ai pas grand espoir
pour une génération qui, depuis quinze ans, supporte les jésuites.--J'en
reviendrai peut-être.--J'attends!

Songez à votre promesse de venir nous voir.

A vous de coeur.

G. SAND.




DCLXX

A MADAME EDMOND ADAM, A PARIS

                                Nohant, 8 juin 1868.

Chers enfants,

Quand vous verra-t-on? On vous attend maintenant tout l'été, sans aucun
autre projet que le bonheur de vous embrasser tous trois.

Me voilà bien reposée de toutes mes agitations et inquiétudes: je me
porte comme trois Turcs, ma Lina aussi, et nos deux fillettes viennent à
ravir. Aurore est devenue plus impétueuse que cet hiver; mais elle a un
si bon fonds, que ses petites colères ne sont que d'un instant, et les
gentillesses reprennent le dessus aussitôt. Elle stupéfait madame Villot
par son intelligence et ses petites grâces spontanées. Elle est timide
et ne se livre qu'au bout de deux ou trois jours. Son père en est
toujours fou. Nous vivons dans le plus grand calme sans ouvrir un
journal, et nous plongeant tous les jours dans l'Indre et dans la
botanique ou autres drôleries innocentes et saines. Enfin, si nos
enfants gardent la vie et la santé, nous sommes des gens très heureux
dans notre solitude berrichonne. Le pays n'est pas _beau_; mais il est
aimable et doux, excepté pour les pieds. Vous apporterez de bonnes
chaussures, si vous voulez faire quelques pas dehors.

Venez quand vous aurez assez des amusements de votre installation dans
une nouvelle existence.

On tâchera d'amuser Toto et de vous distraire. Apportez votre ou vos
romans. Vous me les lirez; ça peut servir d'avoir un écouteur attentif,
sincère et jaloux de vous conserver votre individualité.

Je suis contente que les _Lettres_ vous plaisent; Buloz en lisant que
vous êtes _païenne_ a été _effrayé_, et m'a demandé si vraiment vous
consentiez à ce que votre nom fut en toutes lettres. J'ai dû lui dire
que vous aviez lu l'épreuve avant lui, avec droit absolu de correction
et de suppression[1].

Tendresses de nous tous, chère Juliette, et pour Toto et pour Adam. A
bientôt, n'est-ce pas?

G. SAND.

  [1] L'épreuve de la _Lettre d'un voyageur_ publiée dans la _Revue
      des Deux Mondes_ du 1er juin 1868.




DCLXXI

A M. LOUIS VIARDOT, A BADEN

                                Nohant, 10 juin 1868.

Cher ami,

Vous m'avez écrit le 10 avril: «Dites-moi vos projets quand vous les
saurez vous-même.» Voici: j'ai passé tout le mois de mai à Paris...,
tenue sur le qui-vive par la situation d'une jeune amie condamnée par
les médecins. C'était une grossesse dont la solution leur paraissait
impossible. La nature a fait un miracle: la mère et l'enfant se portent
bien. Mais j'ai dû consacrer à ces jours de crise et d'effroi la
quinzaine scientifiquement que la planète s'est faite toute seule que
je me réservais, et puis un déménagement à faire à la vapeur, et, après
tout cela, un peu de fatigue, et le besoin d'aller revoir ma marmaille
chérie. A présent, voilà un gros travail à faire, trois mois sans
désemparer. Ce ne sera donc qu'au mois de septembre que je puis espérer
un peu de liberté. Allez donc aux eaux, si vous n'y êtes déjà... Moi,
j'ai pesté un peu d'être à Paris durant ce radieux mois de mai. Mais
j'étais inquiète, et je tenais à assister une jeune femme qui, en
d'autres temps, m'a donné des soins dévoués. C'est la femme de mon petit
ami Lambert, que vous connaissez, le peintre d'animaux. Il a beaucoup de
talent à présent, et une compagne incomparable, et même un petit enfant
venu par miracle, et très joli.

Mais rien n'est si joli que ma petite Aurore, elle est aimable et
intelligente comme était votre Claudie à son âge. L'autre fillette
grossit comme un petit champignon, et Bouli (qu'on appelle toujours
Bouli), est heureux en ménage comme pas un. Il est toujours passionné
pour l'histoire naturelle. Nous avons chez nous _Micro_, un ami
dont Pauline se souvient peut-être, le frère maigre, doux, hérissé,
fantastique de notre vieille Élisa Tourangin. Il est absolument le même
qu'autrefois, et, comme autrefois, il passe ses journées à analyser
l'aile d'un papillon ou la capsule d'une plante. La _toquade_ botanique
a bien aussi passé pas mal en moi, et, à propos d'histoire naturelle,
j'ai bien lu et commenté tout ce qui s'écrit pour prouver et se défera
de même. Soit; mais je reste dans un mélange de spiritualisme et de
panthéisme qui se combine en moi sans trouble. Chacun vit du vin qu'il
s'est versé, et en boit ce que son cerveau en peut porter. Je ne vois
pas la nécessité de forcer son entendement, et de détruire en soi
certaines facultés précieuses pour faire pièce aux dévots. Les dévots
n'existent plus. Il n'y a aujourd'hui que des imbéciles ou des tartufes.
Je ne leur fais pas l'honneur de me modifier pour les combattre. Je
trouve que c'est pour la science une assez bonne campagne à faire que
d'aller son train en tant que science, puisque chacun de ses pas enfonce
l'Église un peu plus avant sous la terre. Il n'est pas nécessaire, il
n'est pas utile peut-être, de tant affirmer le néant, dont nous ne
savons rien. La vérité doit servir de drapeau dans une bataille;
n'habillons pas à notre guise cette dame nue, qui ne s'est pas encore
montrée sans voiles à nos regards. Tâchons de l'engager à se découvrir,
mais n'exigeons pas qu'elle apparaisse sous des traits d'emprunt. Il me
semble qu'en ce moment, on va trop loin dans l'affirmation d'un réalisme
étroit et un peu grossier, dans la science comme dans l'art.

Ceci, cher ami, n'est pas un reproche â votre adresse. Vous avez vécu
longtemps de la philosophie très spiritualiste de Reynaud et de Leroux.
Vous l'avez quittée sans subir d'autre influence que celle de vos
réflexions, et vous avez usé du droit sacré de la liberté. Tant d'autres
ont quitté les idées dont nous vivions alors pour se jeter dans le
catholicisme, que votre protestation est digne et légitime. Et moi
aussi, j'ai marché un peu plus loin, en avant ou de côté, je l'ignore,
en arrière peut-être. N'importe, j'ai réfléchi aussi, et je me suis
insensiblement modifiée. Mais, tout en réclamant avec ardeur le droit
que la science a de nous dire tout ce qu'elle sait, et même tout ce
qu'elle suppose, je ne conçois pas qu'elle nous dise: «Croyez cela avec
moi, sous peine de rester avec les hommes du passé. Détruisons pour
prouver, abattons tout pour reconstruire.»--Je réponds: Bornez-vous à
prouver, et ne nous commandez rien. Ce n'est pas le rôle de la science
d'abattre à coups de colère et à l'aidé des passions. Laissez le mépris
tuer le surnaturel imbécile, et ne perdez pas le temps à raisonner
contre ce qui ne raisonne pas. Apprenez et enseignez. Ce n'est pas avoir
la vérité que de dire: «Il est nécessaire de croire que nous avons la
vérité.» C'est parler comme le prêtre. La science est le chemin qui mène
à la vérité, cela est certain; mais elle est encore loin du but, soit
qu'elle affirme, soit qu'elle nie la clef de voûte de l'univers.

Je ne vous chicane donc que sur ce que vous me dites dans votre lettre:
«Il faut que la foi brûle et tue la science, ou que la science chasse et
dissipe la foi.» Cette mutuelle extermination ne me paraît pas le fait
d'une bataille, ni l'oeuvre d'une génération. La liberté y périrait. Il
faut que tous les esprits sincères cherchent, et que par la force des
choses, la vérité triomphe. Tout ce qui est bien démontré est vite
acquis à l'heure qu'il est. C'est la vérité qui doit exterminer le
mensonge. Nos indignations et nos enthousiasmes la serviront sans doute;
mais une simple découverte comme la vaccine en dit plus contre le
discernement de la Providence, ou la _justice divine_, qui envoyait
à son gré la mort ou la guérison, que toutes les polémiques, quelque
triomphantes qu'elles nous paraissent.

Mais c'est assez _distinguer_. Unissons-nous dans l'amour du vrai et le
culte de la libre pensée. C'est le premier point de ma religion, et vous
devez croire, que votre _incrédulité_ ne me scandalise point. À vous de
coeur. Amitiés et tendresses de nous tous à la grande Pauline et à vous
et à tous les enfants. J'espère que tout va bien, vous en tête, et que
vous ne me laisserez pas longtemps sans avoir de vos nouvelles.

G. SAND.




DCLXXII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 21 juin 1868.

Me voilà encore à t'_embêter_ avec l'adresse de M. Du Camp, que tu ne
m'as jamais donnée. Je viens de lire son livre des _Forces perdues_; je
lui avais promis de lui en dire mon avis et je lui tiens parole. Écris
l'adresse, puis donne au facteur, et merci.

Te voilà seul aux prises avec le soleil, dans ta villa charmante!

Que ne suis-je la... rivière qui te berce de _son doux murmure_ et qui
t'apporte la fraîcheur dans ton antre! Je causerais discrètement avec
toi entre deux pages de ton roman, et je ferais taire ce fantastique
grincement de chaîne[1] que tu détestes et dont l'étrangeté ne me
déplaisait pourtant pas. J'aime tout ce qui caractérise un milieu, le
roulement des voitures et le bruit des ouvriers à Paris, les cris de
mille oiseaux à la campagne, le mouvement des embarcations sur les
fleuves. J'aime aussi le silence absolu, profond, et, en résumé,
j'aime tout ce qui est autour de moi, n'importe où je suis; c'est de
l'_idiotisme auditif_, variété nouvelle. Il est vrai que je choisis mon
milieu et ne vais pas au Sénat.

Tout va bien chez nous, mon troubadour. Les enfants sont beaux, on les
adore; il fait chaud, j'adore ça. C'est toujours la même rengaine
que j'ai à le dire, et je t'aime comme le meilleur des amis et des
camarades. Tu vois, ça n'est pas nouveau. Je garde bonne et forte
impression de ce que tu m'as lu; ça m'a semblé si beau, qu'il n'est pas
possible que ce ne soit pas bon. Moi, je ne fiche rien; la _flânerie_ me
domine. Ça passera; ce qui ne passera pas, c'est mon amitié pour toi.

Tendresses des miens, toujours.

  [1] La chaîne du bateau remorqueur descendant ou remontant la Seine.




DCLXXIII

A M. JOSEPH DESSAGER, A ISCHL (AUTRICHE)

                                Nohant, 5 juillet 1868.

Comme c'est aimable à toi, mon Christini, de ne pas oublier ce 5
juillet, qui, tout en m'ajoutant des années, me réjouit toujours comme
s'il m'en ôtait, parce qu'il me renouvelle le doux souvenir de mes amis
éloignés. Si fait, va, nous nous reverrons. On n'est pas plus vieux à
soixante et dix ans qu'à trente, quand on a conservé l'intelligence, le
coeur et la volonté. Tu n'as rien perdu de tout cela; la seule infirmité
dont tu te plaignes, c'est l'affaiblissement de la vue. Cela ne
t'empêche pas de voir la nature et de me ramasser de très petites
fleurettes, la _linaria pettiosierana_, et d'apprécier le magnifique
spectacle de ton lac et de tes montagnes. Oui, c'est beau, ton pays,
et je te l'envie, d'autant plus qu'il soutient contre l'intolérance et
l'ambition cléricale une lutte qui humilie la France.

Quant au déclin de l'art chez toi et chez nous, oui, c'est vrai: mais
c'est une éclipse. Les étoiles ont des défaillances de lumière, les
hommes peuvent bien en avoir! Ne désespérons jamais, mon ami! tout ce
qui s'éteint en apparence est un travail occulte de renouvellement; et
nous-mêmes, aujourd'hui, c'est toujours vie et mort, sommeil et réveil.
Notre état normal résume si bien notre avenir infini!

J'ai aujourd'hui soixante-quatre printemps. Je n'ai pas encore senti
le poids des ans. Je marche autant, je travaille autant, je dors aussi
bien. Ma vue est fatiguée aussi; je mets depuis si longtemps des
lunettes, que c'est une question de numéro, voilà tout. Quand je ne
pourrai plus agir, j'espère que j'aurai perdu la volonté d'agir. Et puis
on s'effraye de l'âge avancé, comme si on était sûr d'y arriver. On ne
pense pas à la tuile qui peut tomber du toit. Le mieux est de se tenir
toujours prêt et de jouir des vieilles années mieux qu'on n'a su jouir
des jeunes. On perd tant de temps et on gaspille tant la vie à vingt
ans! Nos jours d'hiver comptent double; voilà notre compensation. Ce
qui ne passe ni ne change, c'est l'amitié. Elle augmente, au contraire,
puisqu'elle s'alimente de sa durée. Nous parlons bien souvent de toi,
ici. Mes enfants t'aiment avec religion; nos deux petites filles
sont charmantes. Aurore parle comme une grande personne. Elle est
extraordinairement intelligente et bonne. Tu la verras; tu reviendras,
tu nous charmeras encore avec ton piano. Nous t'aimons, cher maestro;
nous t'aimons bien! tu voudras nous embrasser encore, et jamais pour la
dernière fois. Ce mot n'a pas de sens.

G. SAND.





DCLXXIV

A M. GUILLAUME GUIZOT, A PARIS

                                Nohant, 12 juillet 1868.

On peut, on doit aimer les contraires quand les contraires sont
grands. On peut être l'élève pieux de Jean-Jacques, on doit être l'ami
respectueux de Montaigne. Rousseau est un réhabilité; Montaigne est pur,
il est le galant homme dans toute l'acception du mot. Sa conscience est
si nette, sa raison si droite, son examen si sincère, qu'il peut se
passer des grands élans de Jean-Jacques. Celui-ci avait les ardeurs
d'une âme agitée. Aucun trouble n'autorisait Montaigne à la plainte.
S'il n'a pas songé au mal des autres, c'est que l'image du bien était
trop forte en lui pour qu'il entrevît clairement l'image contraire. Il
pensait que l'homme porte en lui tous ses éléments de sagesse et
de bonheur. Il ne se trompait pas; et, en parlant de lui-même, en
s'observant, en se peignant, en livrant son secret, il enseignait tout
aussi utilement que les philosophes enthousiastes et les moralistes
émus.

Je ne vois pas d'antithèse réelle entre ces deux grands esprits. Je
vois, au contraire, un heureux rapprochement à tenter, et des points
de contact bien remarquables, non dans leurs méthodes, mais dans leurs
résultantes. Il est bon d'avoir ces deux maîtres: l'un corrige l'autre.

Pour mon compte, je ne suis pas le disciple de Jean-Jacques jusqu'au
_Contrat social_: c'est peut-être grâce à Montaigne; et je ne suis pas
le disciple de Montaigne jusqu'à l'indifférence: c'est, à coup sûr,
grâce à Jean-Jacques.

Voilà ce que je vous réponds, monsieur, sans vouloir relire ce que j'ai
dit de Montaigne il y a vingt ans. Je ne m'en rappelle pas un mot, et
je ne voudrais pas me croire obligée de ne pas modifier ma pensée,
en avançant dans la vie. Il y a plus de vingt ans que je n'ai relu
Montaigne en entier; mais, ou j'ai la main heureuse, ou l'affection que
je lui porte est solide; car, chaque fois que je l'ouvre, je puise en
lui un élément de patience et un détachement nouveau de ce que l'on
appelle classiquement les _faux biens_ de la vie.

J'ose me persuader que le couronnement d'un beau et sérieux travail sur
Montaigne serait précisément, monsieur, toute critique faite librement,
sévèrement même, si telle est votre impression, un parallèle à établir
entre ces deux points extrêmes: le socialisme de Jean-Jacques Rousseau
et l'individualisme de Montaigne. Soyez le trait d'union; car il y a là
deux grandes causes à concilier. La vérité est au milieu, à coup sûr;
mais vous savez mieux que moi qu'elle ne peut supprimer ni l'un ni
l'autre.

Pardon de mon griffonnage. Le temps me manque. Recevez l'expression de
mes sentiments.

G. SAND.




DCLXXV

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 31 juillet 1868.

Je t'écris à Croisset quand même, je doute que tu sois encore à Paris
par cette chaleur de Tolède; à moins que les ombrages de Fontainebleau
ne t'aient gardé. Quelle jolie forêt, hein? mais c'est surtout en hiver,
sans feuilles, avec ses mousses fraîches, qu'elle a du chic. As-tu vu
les sables d'_Arbonne?_ il y a là un petit Sahara qui doit être gentil à
l'heure qu'il est.

Nous, nous sommes très heureux ici. Tous les jours, un bain dans un
ruisseau toujours froid et ombragé; le jour, quatre heures de travail;
le soir, récréation et vie de polichinelle. Il nous est venu un _Roman
comique_ en tournée, partie de la troupe de l'Odéon, dont plusieurs
vieux amis, à qui nous avons donné à souper à la Châtre: deux nuits de
suite avec toute leur bande, après la représentation; chants et rires
avec champagne frappé, jusqu'à trois heures du matin, au grand scandale
des bourgeois, qui faisaient des bassesses pour en être. Il y avait là
un drôle de comique normand, un vrai Normand qui nous a chanté de vraies
chansons de paysans dans le vrai langage. Sais-tu qu'il y en a d'un
esprit et d'un malin tout à fait gaulois? Il y a là une mine inconnue,
des chefs-d'oeuvre de genre. Ça m'a fait aimer encore plus la Normandie.
Tu connais peut-être ce comédien. Il s'appelle Fréville: c'est lui qui
est chargé, dans le répertoire, de faire les valets lourdauds et de
recevoir les coups de pied au c... Sorti du théâtre, c'est un garçon
charmant et amusant comme dix. Ce que c'est que la destinée!

Nous avons eu chez nous des hôtes charmants, et nous avons mené joyeuse
vie, sans préjudice des _Lettres d'un voyageur_ dans la _Revue_, et des
courses botaniques dans des endroits sauvages très étonnants. Le plus
beau de l'affaire, ce sont les petites filles. Gabrielle, un gros mouton
qui dort et rit toute la journée; Aurore, plus fine, des yeux de velours
et de feu, parlant à trente mois comme les autres à cinq ans, et
adorable en toute chose. On la retient pour qu'elle n'aille pas trop
vite.

Tu m'inquiètes en me disant que ton livre accusera les patriotes de tout
le mal; est-ce bien vrai, ça? et puis les vaincus! c'est bien assez
d'être vaincu par sa faute sans qu'on vous crache au nez toutes vos
bêtises. Aie pitié: il y a eu tant de belles âmes quand même! Le
christianisme a été une toquade, et j'avoue qu'en tout temps, il est une
séduction quand on n'en voit que le côté tendre; il prend le coeur.
Il faut songer au mal qu'il a fait pour s'en débarrasser. Mais je ne
m'étonne pas qu'un coeur généreux comme celui de Louis Blanc ait rêvé de
le voir épuré et ramené à son idéal. J'ai eu aussi cette illusion; mais,
aussitôt qu'on fait un pas dans le passé, on voit que ça ne peut pas se
ranimer, et je suis bien sûre qu'a cette heure Louis Blanc sourit de son
rêve. Il faut penser à cela aussi!

Il faut se dire que tous ceux qui avaient une intelligence ont
terriblement marché depuis vingt ans et qu'il ne serait pas généreux de
leur reprocher ce qu'ils se reprochent probablement à eux-mêmes.

Quant à Proudhon, je ne l'ai jamais cru de bonne foi. C'est un rhéteur
de _génie_, à ce qu'on dit. Moi, je ne le comprends pas: c'est un
spécimen d'antithèse perpétuelle, sans solution. Il me fait l'effet d'un
de ces sophistes dont se moquait le vieux Socrate.

Je me fie à toi pour le sentiment du _généreux_. Avec un mot de plus ou
de moins, on peut donner le coup de fouet sans blessure quand la main
est douce dans la force. Tu es si bon, que tu ne peux pas être méchant.

Irai-je à Croisset cet automne? Je commence à craindre que non et que
_Cadio_ ne soit en répétition. Enfin je tâcherai de m'échapper de Paris,
ne fût-ce qu'un jour.

Mes enfants t'envoient des amitiés. Ah diable! il y a eu une jolie prise
de bec pour _Salammbô_; quelqu'un que tu ne connais pas se permettait
de ne pas aimer ça. Maurice l'a traité de bourgeois, et, pour arranger
l'affaire, la petite Lina, qui est rageuse, a déclaré que son mari avait
eu tort de dire un mot pareil, vu qu'il aurait dû dire _imbécile_.
Voilà. Je me porte comme un Turc. Je t'aime et je t'embrasse.




DCLXXVI

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                Nohant, août 1868.

Merci, chère bonne cousine, pour l'amitié avec laquelle vous me jugez.
Je ne mérite pas l'éloge, mais je mérite l'amitié; oui, car je sais vous
apprécier et vous aimer.

Mon cher monde va bien. Gabrielle prend un regard d'une expression très
caressante. Lolo parle souvent de sa cousine Villot.

Elle n'oublie pas, mais elle persiste dans ses idées de propriété sur
Fadet[1]. Elle est néanmoins très bonne et très aimante pour son âge,
et, chaque jour, elle fait un progrès extraordinaire. Cela m'effraye
bien un peu; je n'ose penser à ce que je deviendrais s'il fallait encore
perdre cet enfant-là; toute ma philosophie échoue!

N'y pensons pas; je m'étais juré de ne plus trop aimer, c'est
impossible. La passion me domine encore dans la fibre maternelle.
Heureux ceux qui aiment faiblement!

Mais je ne veux pas vous attrister, vous brisée aussi; nous sommes très
heureux; tout va bien, et il me prend des terreurs. C'est injuste et
lâche.

Dites-moi ce que vous faites, et si vous trouvez quelque part un peu de
fraîcheur. Ici, la zone torride recommence; mais nous aimons tant le
chaud, que nous ne _voulons_ pas en sentir l'excès.

Dites nos tendresses à Frédéric, et recevez-les toutes aussi.

G. SAND.

  [1] Le chien légendaire de Nohant.




DCLXXVII

A GUSTAVE FLAUBEKT, A CROISSET

                                Paris, août 1868

Pour le coup, cher ami, il y a une rafle sur les correspondances. De
tous les côtés, on me reproche à tort de ne pas répondre. Je t'ai écrit
de Nohant, il y a environ quinze jours, que je partais pour Paris,
afin de m'occuper de _Cadio_:--et, je repars pour Nohant, demain dès
l'aurore, pour revoir mon Aurore. J'ai écrit, depuis huit jours,
quatre tableaux du drame, et ma besogne est finie jusqu'à la fin des
répétitions, dont mon ami et collaborateur, Paul Meurice, veut bien
se charger. Tous ses soins n'empêchent pas que les débrouillagés
du commencement ne soient qu'un affreux gâchis. Il faut voir les
difficultés de monter une pièce, pour y croire, et, si l'on n'est pas
cuirassé _d'humour_ et de gaieté intérieure pour étudier la nature
humaine, dans les individus réels que va recouvrir la fiction, il y a de
quoi rager. Mais je ne rage plus, je ris; je connais trop tout ça, pour
m'en émouvoir et je t'en conterai de belles quand nous nous verrons.

Comme je suis optimiste quand même, je considère le bon côté des choses
et dès gens; mais la vérité est que tout est mal et que tout est bien en
ce monde.

La pauvre THUILLIER n'est pas brillante de santé; mais elle espère
porter le fardeau du travail encore une fois. Elle a besoin de gagner sa
vie, elle est cruellement pauvre. Je te disais, dans ma lettre perdue,
que Sylvanie[1] avait passé quelques jours à Nohant. Elle est plus belle
que jamais el bien ressuscitée après une terrible maladie.

Croirais-tu que je n'ai pas vu Sainte-Beuve? que j'ai eu tout juste ici
le temps de dormir un peu et de manger à la hâte? C'est comme ça. Je
n'ai entendu parler de qui que ce soit en dehors du théâtre et des
comédiens. J'ai eu des envies folles de tout lâcher et d'aller te
surprendre deux heures; mais on ne m'a pas laissé un jour sans me tenir
aux arrêts forcés.

Je reviendrai ici à la fin du mois, et, quand on jouera _Cadio_, je
te supplierai de venir passer ici vingt-quatre heures pour moi.
Le voudras-tu? Oui; tu es trop bon troubadour pour me refuser. Je
t'embrasse de tout mon coeur, ainsi que ta chère maman. Je suis heureuse
qu'elle aille bien.

G. SAND.

  [1] Madame Arnould-Plessy.




DCLXXVIII

AU MÊME

                                Nohant, 18 septembre 1868.

Ce sera, je crois, pour le 8 le ou 10 octobre. Le directeur annonce pour
le 26 septembre. Mais cela paraît impossible à tout le monde. Rien n'est
prêt; je serai prévenue, je te préviendrai. Je suis venue passer ici les
jours de répit que mon collaborateur, très consciencieux et très dévoué,
m'accorde. Je reprends un roman sur le _théâtre_ dont j'avais laissé une
première partie sur mon bureau, et je me flanque tous les jours dans un
petit torrent glacé qui me bouscule et me fait dormir comme un bijou.
Qu'on est donc bien ici, avec ces deux petites filles qui rient et
causent du matin au soir comme des oiseaux, et qu'on est bête d'aller
composer et monter des _fictions_, quand la réalité est si commode et
si bonne! Mais on s'habitue à regarder tout ça comme une consigne
militaire, et on va au feu sans se demander si on sera tué ou blessé. Tu
crois que ça me contrarie? Non, je t'assure; mais ça ne m'amuse pas
non plus. Je vas devant moi, bête comme un chou et patiente comme un
Berrichon. Il n'y a d'intéressant, dans ma vie à moi, que _les autres_.
Te voir à Paris bientôt me sera plus doux que mes affaires ne me
seront embêtantes. Ton roman m'intéresse plus que tous les miens.
L'impersonnalité, espèce d'idiotisme qui m'est propre, fait de notables
progrès. Si je ne me portais bien, je croirais que c'est une maladie. Si
mon vieux coeur ne devenait tous les jours plus aimant, je croirais que
c'est de l'égoïsme; bref, je ne sais pas, c'est comme ça. J'ai eu du
chagrin ces jours-ci, je te le disais dans la lettre que tu n'as pas
reçue. Une personne que tu connais, que j'aime beaucoup, s'est faite
dévote, oh! mais, dévote extatique, mystique, moliniste, que sais-je?
Je suis sortie de ma gangue, j'ai tempêté, je lui ai dit les choses les
plus dures, je me suis moquée. Rien n'y fait, ça lui est bien égal. Le
Père *** remplace pour elle toute amitié, toute estime; comprend-on
cela? un très noble esprit, une vraie intelligence; un digne caractère!
et voilà! T*** est dévote aussi, mais sans être changée; elle n'aime pas
les prêtres, elle ne croit pas au diable, c'est une hérétique sans le
savoir. Maurice et Lina sont furieux contre _l'autre_ Ils ne l'aiment
plus du tout. Moi, ça me fait beaucoup de peine de ne plus l'aimer.
                
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