George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
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Nous t'aimons, nous t'embrassons.

Je te remercie de venir à _Cadio_.




DCLXXIX

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, septembre 1868.

On te demande _vite_ quelques costumes militaires de 1793-1794,
pittoresques et sans grande recherche d'exactitude, mais dans la
couleur. Il s'agit d'habiller le gros Deshayes (_Jean Bonnin_[1]). Il
représente notre ancien capitaine Martin, capitaine de Mayençais au
commencement et pauvre comme Job, arrivant de Mayence, avec Motus, non
moins délabré.

Mélingue se charge de Motus et de lui, Cadio. Mais Deshayes ne sait rien
trouver. Il faudrait lui adapter une sorte de Raffet de fantaisie, qui
ne dessinât ni ses jambes ni son corps.

A la seconde apparition dans la pièce, en 1795, il est colonel, noir
plus de Mayençais qui n'existent plus, mais d'un régiment de cavalerie
quelconque que l'on ne désigne pas, et que tu choisiras à ton idée;
pas de cuirasse si c'est possible, et pas de casque. Il ne saurait pas
porter ça. Vois ce que tu peux nous donner. Si on le laisse s'habiller,
il sera, peut-être absurde; tire-nous d'embarras.

Dans ce théâtre, qui se recrée pour ainsi dire, il n'y a pas d'artiste
attitré et capable, pour ces costumes qui, en somme, seront de
fantaisie, vu la pénurie de l'époque, mais qui doivent rentrer dans la
couleur vraie. Envoie vite. Je vas bien. Je travaille sans débrider.

Je _bige_ tout mon cher monde et ma Lolo. Je trouve le temps de corriger
les épreuves, trouve celui de m'envoyer deux ou trois croquis.

  [1] Rôle créé par lui dans _François le Champi_.




DCLXXX

A M. GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Paris, fin septembre 1868.

Cher ami,

C'est pour samedi prochain, 3 octobre. Je suis au théâtre tous les jours
de six heures du soir à deux heures du matin. On parle de mettre des
matelas dans les coulisses pour les acteurs qui ne sont pas en scène.

Quant à moi, habituée aux veilles comme toi-même, je n'éprouve aucune
fatigue; mais j'aurais bien de l'ennui sans la ressource qu'on a
toujours de penser à autre chose. J'ai assez l'habitude de faire une
autre pièce pendant qu'on répète, et il ya quelque chose d'assez
excitant dans ces grandes salles sombres où s'agitent des personnages
mystérieux parlant à demi-voix, dans des costumes invraisemblables; rien
ne ressemble plus à un rêve, à moins qu'on ne songe à une conspiration
d'évadés de Bicêtre.

Je ne sais pas du tout ce que sera la représentation. Si on ne
connaissait les prodiges d'ensemble et de volonté qui se font à la
dernière heure, on jugerait tout impossible, avec trente-cinq ou
quarante acteurs parlants, dont cinq ou six seulement parlent bien. On
passe des heures à faire entrer et sortir des personnages en blouse
blanche ou bleue qui seront des soldats ou des paysans, mais qui, en
attendant, exécutent des manoeuvres incompréhensibles. Toujours le rêve.
Il faut être fou pour monter ces machines-là. Et la fièvre des acteurs,
pâles et fatigués, qui se traînent à leur place en baillant, et tout à
coup partent comme des énergumènes pour débiter leur tirade; toujours la
réunion d'aliénés.

La censure nous a laissés tranquilles quant au manuscrit; demain, ces
messieurs verront des costumes qui les effaroucheront peut-être.

J'ai laissé mon cher monde bien tranquille à Nohant. Si _Cadio_ réussit,
ce sera une petite dot pour Aurore; voilà toute mon ambition. S'il ne
réussit pas, ce sera à recommencer, voilà tout.

Je te verrai. Donc, dans tous les cas, ce sera un heureux jour. Viens me
voir la veille, si tu arrives la veille, ou, le jour même, viens diner
avec moi. La veille ou le jour, je suis chez moi d'une heure à cinq
heures.

Merci; je t'embrasse et je t'aime.




DCLXXXI

AU MÊME

                                Nohant, 15 octobre 1868.

Me voilà _cheux nous_, où, après avoir embrassé mes enfants et
petits-enfants, j'ai dormi trente-six heures d'affilée. Il faut croire
que j'étais lasse, et que je ne m'en apercevais pas. Je m'éveille de cet
_hibernage_ tout animal, et tu es la première personne à laquelle je
veuille écrire. Je ne t'ai pas assez remercié d'être venu pour moi à
Paris, toi qui te déplaces peu; je ne t'ai pas assez vu non plus; quand
j'ai su que tu avais soupé avec Plauchut, je m'en suis voulu d'être
restée à soigner ma patraque de Thuillier, à qui je ne pouvais faire
aucun bien, et qui ne m'en a pas su grand gré.

Les artistes sont des enfants gâtés, et les meilleurs sont de grands
égoïstes. Tu dis que je les aime trop; je les aime comme j'aime les bois
et les champs, toutes les choses, tous les êtres que je connais un peu
et que j'étudie toujours. Je fais mon état au milieu de tout cela,
et, comme je l'aime, mon état, j'aime tout ce qui l'alimente et le
renouvelle. On me fait bien des misères, que je vois, mais que je
ne sens plus. Je sais qu'il y a des épines dans les buissons, ça ne
m'empêche pas d'y fourrer toujours les mains et d'y trouver des fleurs.
Si toutes ne sont pas belles, toutes sont curieuses. Le jour où tu
m'as conduite à l'abbaye de Saint-Georges, j'ai trouvé la _scrofularia
borealis_, plante très rare en France. J'étais enchantée; il y avait
beaucoup de... à l'endroit où je l'ai cueillie. _Such is life_!

Et, si on ne la prend pas comme ça, la vie, on ne peut la prendre par
aucun bout, et alors, comment fait-on pour la supporter? Moi, je la
trouve amusante et intéressante, et, de ce que j'accepte _tout_, je suis
d'autant plus heureuse et enthousiaste quand je rencontre le beau et
le bon. Si je n'avais pas une grande connaissance de l'espèce, je
ne t'aurais pas vite compris, vite connu, vite aimé. Je peux avoir
l'indulgence énorme, banale peut-être, tant elle a eu à agir; mais
l'appréciation est tout autre chose, et je ne crois pas qu'elle soit
usée encore dans l'esprit de ton vieux troubadour.

J'ai trouvé mes enfants toujours bien bons et bien tendres, mes deux
fillettes jolies et douces toujours. Ce matin, je rêvais, et je me suis
éveillée en disant cette sentence bizarre: «Il y a toujours un jeune
grand premier rôle dans le drame de la vie. Premier rôle dans la mienne:
Aurore.» Le fait est qu'il est impossible de ne pas idolâtrer cette
petite. Elle est si réussie comme intelligence et comme bonté, qu'elle
me fait l'effet d'un rêve.

Toi aussi, sans le savoir, t'es un rêve... comme ça. Planchut t'a vu un
jour, et il t'adore. Ça prouve qu'il n'est pas bête. En me quittant à
Paris, il m'a chargée de le rappeler à ton souvenir.

J'ai laissé _Cadio_ dans des alternatives de recettes bonnes ou
médiocres. La cabale contre la nouvelle direction s'est lassée dès le
second jour. La presse a été moitié favorable, moitié hostile. Le beau
temps est contraire. Le jeu détestable de Roger est contraire aussi. Si
bien, que nous ne savons pas encore si nous ferons de l'argent. Pour
moi, quand l'argent vient, je dis tant mieux sans transport, et, quand
il ne vient pas, je dis tant pis sans chagrin aucun. L'argent, n'étant
pas le but, ne doit pas être la préoccupation. Il n'est pas non plus la
vraie preuve du succès, puisque tant de choses nulles ou mauvaises font
de l'argent.

Me voilà déjà en train de faire une autre pièce pour n'en pas perdre
l'habitude. J'ai aussi un roman en train sur les _cabots_. Je les ai
beaucoup étudiés cette fois-ci, mais sans rien apprendre de neuf. Je
tenais le mécanisme. Il n'est pas compliqué et il est très logique.

Je t'embrasse tendrement, ainsi que ta petite maman. Donne-moi signe de
vie. Le roman avance-t-il?




DCLXXXII

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PUYS

                                Nohant, 31 octobre 1868.

Cher fils,

Je ne sais pas plus que vous pourquoi la presse s'est tant déchaînée de
tous les côtés contre _Cadio_: ceci d'un côté;--de l'autre, l'immense
personnel de la _féerie_, qui ne veut pas de littérature à la
Porte-Saint-Martin et qui, par les _filles nues_, a tant de
ramifications au dehors; Roger, qui faisait mal à voir et à entendre;
Thuillier trop malade; le directeur, qui s'était fait trop d'illusions
et qui a jeté le manche après la cognée; les _titis_, qui ne trouvaient
pas leur compte de coups de fusil et ne comprenaient pas Mélingue _bon_
et _vrai_; que sais-je? La pièce n'a pas fait d'argent et la voilà
finie; mais je la crois bonne tout de même.

Il me semble que le travail de Paul Meurice est excellent. Je trouve
que l'idée du livre était une idée. Donc, il n'y a pas de honte et
les affronts ne nous atteignent pas. Gagner de l'argent n'est que la
question secondaire; n'en pas gagner, c'est l'éventualité qu'il faut
toujours admettre.

Ce qui me console de tout, c'est que la chose vous a plu, et que vous
n'avez pas eu à rougir de l'_intellect_ de votre maman.

Et vous, nous faites-vous encore un chef-d'oeuvre? Il y en a bien
besoin; car je n'ai rien vu de bon depuis longtemps. Je vous envoie
toutes les tendresses de Nohant pour madame Dumas et pour vous. Vous ne
ne me parlez pas de sa santé, à elle; j'espère que c'est bon signe. Ici,
nous sommes tous enrhumés. Mais, sauf la petiote, qui fait ses premières
dents et qui en souffre, nous sommes tous de bonne humeur et occupés;
Aurore m'habitue à écrire avec un chat sur l'épaule, une poupée à cheval
sur chaque bras et un ménage sur les genoux. Ce n'est pas toujours
commode, mais c'est si amusant!

Bonsoir, mon fils; dites-moi quand vous serez à Paris et comment vous
vous portez tous.

Votre maman.

G. SAND.




DCLXXXIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, 20 novembre 1868.

Tu me dis «Quand se verra-t-on?» Vers le 15 décembre, ici, nous
baptisons _protestantes_ nos, deux fillettes. C'est l'idée de Maurice,
qui s'est marié devant le pasteur, et qui ne veut pas de persécution et
d'influence catholique autour de ses filles. C'est notre ami Napoléon
qui est le parrain d'Aurore; moi qui suis la marraine. Mon neveu est le
parrain de l'autre. Tout cela se passe entre nous, en famille. Il faut
venir, Maurice le veut, et, si tu dis non, tu lui feras beaucoup de
peine. Tu apporteras ton roman, et, dans une éclaircie, tu me le liras;
ça te fera du bien de le lire à qui écoute bien. On se résume et on se
juge mieux. Je connais ça. Dis oui à ton vieux troubadour, il t'en saura
un gré _soigné_.

Je t'embrasse six fois, si tu dis oui.




DCLXXXIV

A M. DE CHILLY, DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE L'ODÉON, A PARIS

                                Nohant, 12 décembre 1868.

Mon cher ami,

Me gardez-vous le mois de février? Comptez sur moi. Dois-je compter sur
vous?

J'ai un travail à vous lire, et je ne puis aller à Paris avant le mois
de janvier. Ce serait trop tard pour faire des remaniements, s'il y en
avait d'importants à faire. Voulez-vous me donner votre parole d'honneur
que mon manuscrit ne sera lu que par vous, Duquesnel et une troisième
personne, _sûre_, à votre choix? et que, jusqu'à ce que nous soyons
d'accord sur la réception de la pièce, personne au monde ne saura que
j'ai une pièce entre vos mains. Si vous ne me donnez pas cette parole,
je ne puis agir; si vous me la donnez, je vous enverrai le manuscrit.

La pièce que je vous offre est de moi seule[1]; elle n'a été lue qu'à
mes enfants. Je n'en ai même dit un mot à qui que ce soit. S'il y a une
indiscrétion, elle viendra donc de l'Odéon, et je vous demande le secret
jusqu'à nouvel ordre.

Réponse tout de suite.

A vous de coeur.

  [1] _L'Autre_.




DCLXXXV

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

                                Nohant, 17 décembre 1868.

Cher et illustre compère,

Merci encore pour moi, pour mes enfants et petits-enfants et pour tous
nos amis, dont vous avez conquis les coeurs. Toute la journée, nous
entendons: «Comme il est beau! comme il est bon! comme il parle bien!
comme il est simple, et jeune, et aimable!» Nous ne disons pas non,
comme bien vous pensez, et nous aimons davantage ceux qui vous aiment.

Vous, on vous aimerait davantage, si c'était possible, pour cette grande
marque d'amitié que vous avez bien voulu nous donner et qui sera un
si cher souvenir dans la famille présente et à venir. Aurore en sera
particulièrement fière et voudra, j'en suis sûre, mériter une protection
si cordialement accordée, et si gracieusement témoignée. Elle envoie
toujours des baisers à votre portrait et se permet de le tutoyer.

Nous espérons que vous serez arrivé sans fatigue et que vous n'allez
pas garder ce petit mouvement de fièvre que vous avez confié au jeune
docteur et pas à nous. Il faudra revenir nous voir, n'est-ce pas? Vous
avez dit que cela vous ferait plaisir de vous retrouver à Nohant. Ce
qu'il y a de certain, c'est que vous y laissez une trace de bonheur et
d'affection qui ne s'effacera pas.

A vous de tout notre coeur. Maurice, Lina et,

G. SAND.




DCLXXXVI

A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN

                                Nohant, 20 décembre 1868.

Chère enfant,

Je n'ai pas eu un instant pour vous répondre. Nohant a été sens dessus
dessous pour les fêtes de nos baptêmes _spiritualistes_; je ne veux pas
dire protestants, bien que le premier sens du mot soit le vrai; avec
cela, il fallait finir un gros travail[1]. On s'est amusé beaucoup, et
on va se calmer; mais bientôt il faudra aller à Paris pour aviser à
faire fructifier les griffonnages, et je ne pense pas avoir le temps de
saluer cette année le soleil du Midi. Si je pouvais trouver quelques
jours de liberté, ce serait une simple course pour vous embrasser
d'abord, puis pour revoir la Corniche et revenir. Disposez donc de la
belle villa du Pin, et, si vous m'en croyez, n'y mettez pas gratis des
enfants et des nourrices.

Merci mille fois pour moi et les miens de l'offre trop gracieuse. Il se
passera encore quelque temps avant que Lina puisse promener sa marmaille
si loin et laisser son intérieur, qui leur est encore si nécessaire.
Nous ne pouvons rêver que des promenades détachées, et encore! La vie de
travail pèse toujours sur nous de tout son poids, et c'est sans doute un
bonheur malgré la privation de liberté, puisque nous n'avons jamais de
dissentiments ni de tracas.

Vous voilà entrée dans la grande aisance, vous. J'espère que vous allez
guérir vos nerfs et travailler pour votre satisfaction; je n'ai pas
encore relu votre livre, ç'a été plus qu'impossible; mais cela viendra.
J'y mettrai la conscience que vous savez et je vous dirai mon impression
comme on la doit à ceux qu'on aime.

On vous embrasse tendrement tous, de la part de tous, vous reverrez
sans doute bientôt notre cher gros Plauchut, que nous retenons le plus
possible et qui vous racontera nos _noces et festins_.

A vous de coeur, à Adam et à ma belle Toto[2].

G. SAND.

  [1] _L'Autre_.

  [2] Madame Alice Segoud.




DCLXXXVII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 21 décembre 1868.

Certainement que je te boude et que je t'en veux, non pas par exigence
ni par égoïsme, mais, au contraire, parce que nous avons été joyeux et
_hilares_, et que tu n'as pas voulu te distraire et t'amuser avec nous.
Si c'était pour t'amuser ailleurs, tu serais pardonné d'avance; mais
c'est pour t'enfermer, pour te brûler le sang, et encore pour un travail
que tu maudis, et que--voulant et devant le faire quand même--tu
voudrais pouvoir faire à ton aise et sans t'y absorber.

Tu me dis que tu es comme ça. Il n'y a rien à dire; mais on peut bien se
désoler d'avoir pour ami qu'on adore un captif enchaîné loin de soi, et
que l'on ne peut pas délivrer. C'est peut-être un peu coquet de ta part,
pour te faire plaindre et aimer davantage. Moi qui ne suis pas enterrée
dans la littérature, j'ai beaucoup ri et vécu dans ces jours de fête,
mais en pensant toujours à toi et en parlant de toi avec l'ami du
Palais-Royal, qui eût été heureux de te voir et qui t'aime et t'apprécie
beaucoup. Tourguenef a été plus heureux que nous, puisqu'il a pu
t'arracher à ton encrier. Je le connais très peu, lui, mais je le sais
par coeur. Quel talent! et comme c'est original et trempe! Je trouve que
les étrangers font mieux que nous. Ils ne posent pas, et nous, ou nous
nous drapons, ou nous nous vautrons; le Français n'a plus de milieu
social, il n'a plus de milieu intellectuel.

Je t'en excepte, toi qui te fais une vie d'exception, et je m'en excepte
à cause du fonds de bohème insouciante qui m'a été départi; mais, moi,
je ne sais pas soigner et polir, et j'aime trop la vie, je m'amuse trop
à la moutarde et à tout ce qui n'est pas le dîner, pour être jamais un
littérateur. J'ai eu des accès, ça n'a pas duré. L'existence où on ne
connaît plus son _moi_ est si bonne, et la vie où on ne joue pas de rôle
est une si jolie pièce à regarder et à écouter! Quand il faut donner
de ma personne, je vis de courage et de résolution, mais je ne m'amuse
plus.

Toi, troubadour enragé, je te soupçonne de t'amuser du métier plus que
de tout au monde. Malgré ce que tu en dis, il se pourrait bien que
l'_art_ fut ta seule passion, et que ta claustration, sur laquelle je
m'attendris comme une bête que je suis, fût ton état de délices. Si
c'est comme ça, tant mieux, alors; mais avoue-le, pour me consoler.

Je te quitte pour habiller les marionnettes, car on a repris les jeux et
les ris avec le mauvais temps, et en voilà pour une partie de l'hiver,
je suppose. Voilà l'imbécile que tu aimes et que tu appelles _maître_.
Un joli maître, qui aime mieux s'amuser que travailler!

Méprise-moi profondément, mais aime-moi toujours. Lina me charge de te
dire que tu n'es qu'un pas grand'chose, et Maurice est furieux aussi;
mais on t'aime malgré soi et on t'embrasse tout de même. L'ami Plauchut
veut qu'on le rappelle à ton souvenir; il t'adore aussi.

A toi, gros ingrat.

J'avais lu la bourde du _Figaro_ et j'en avais ri. Il parait que ça a
pris des proportions grotesques. Moi, on m'a flanqué dans les journaux
un petit-fils à la place de mes deux fillettes et un baptême catholique
à la place d'un baptême protestant. Ça ne fait rien, il faut bien mentir
un peu pour se distraire.




DCLXXXVIII.

A M. EMILE ROLLINAT,
EN GARNISON A PERPIGNAN

                                Nohant, 2 janvier 1860.

Cher enfant,

Merci de votre bon souvenir. Je suis heureuse de vous savoir content,
c'est la marque d'un caractère solide et d'un esprit sérieux; car,
puisque tous ceux de votre âge se plaignent, ne se trouvent bien placés
nulle part et voudraient commander à la destinée, ce n'est pas tant le
manque de philosophie que le manque de force qui fait ces âmes aigries,
pleines d'exigence. Vous vous trouvez content d'avoir un état et vous
savez vous y faire des loisirs utiles, un fonds d'études qui vous
servirait au besoin. Je suis bien sûre à présent que l'avenir est à
vous, que le destin ne vous traînera pas après lui, mais que vous le
pousserez lui-même en avant. Les chagrins que vous rappelez, votre
bien-aimé père me les avait confiés, et je l'ai vu bien tourmenté de
votre avenir. Ce que je vous dis aujourd'hui, je le lui disais; car il
me décrivait votre caractère, vos aptitudes, et on voyait sa tendresse
dominer ses inquiétudes paternelles. La source de vos désaccords n'était
dans aucun de vous: elle était en dehors de la famille, dans des idées
d'autorité qui s'y glissaient malgré lui, et qui n'étaient pas justes,
pas applicables à nos générations.

J'ai lu ces jours-ci un livre très bon et très touchant qui m'a rappelé
mes entretiens sur vous avec ce cher père et qui, en vérité, sont comme
un reflet de ces entretiens, bien qu'ils soient restés absolument entre
lui et moi. Ce livre s'appelle _les Pères et les Enfants_. Il est
d'Ernest Legouvé. Si vous ne pouvez vous le procurer à Perpignan, je
vous l'enverrai; il vous fera du bien, j'en suis sûre, mais il faut le
lire entier. Il met en présence le _pour_ et le _contre_; la conclusion
proclame l'indépendance de l'individu, l'affranchissement de l'homme
par l'homme, du fils par le père, et en même temps, il renoue la chaîne
souvent brisée des tendresses sublimes.

Pendant que vous me demandiez les lettres et le calepin à Paris, je les
avais là, dans un carton et je n'en savais rien; je les croyais ici. Mon
premier soin a été, en arrivant, de les chercher, et, ne trouvant ni le
carton ni les lettres, j'ai constaté ma bévue. Mais soyez tranquille, à
mon premier voyage à Paris, je les retrouverai, et dites bien à votre
mère d'être tranquille aussi: ces précieuses lettres lui seront rendues.

A vous de coeur, mon cher enfant.

G. SAND.




DCLXXXIX

A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE

                                Nohant, 2 janvier 1869.

Cher grand ami,

Comme c'est bon à vous de ne pas m'oublier au nouvel an! nos pensées se
sont croisées; car j'allais vous écrire aussi. Non, Aurore n'a pas de
petit frère, il n'y a que deux fillettes: l'une de trois ans, l'autre
de neuf à dix mois. Toutes deux ont été baptisées protestantes
dernièrement; c'est ce baptême qui a fait croire à l'arrivée d'un nouvel
enfant. Ce frère viendra peut-être, mais il n'est pas sur le tapis.
Quant, au baptême protestant, ce n'est pas un engagement pris
d'appartenir à une orthodoxie quelconque d'institution humaine. C'est,
dans les idées de mon fils, une _protestation_ contre le catholicisme,
un divorce de famille avec l'Église, une rupture déterminée et déclarée
avec le prêtre romain. Sa femme et lui se sont dit que nous pouvions
tous mourir avant d'avoir _fixé_ le sort de nos enfants, et qu'il
fallait qu'ils fussent munis d'un sceau protecteur, autant que possible,
contre la lâcheté humaine.

Moi, je ne voudrais dans l'avenir aucun culte protégé ni prohibé, la
liberté de conscience absolue; et, pour le philosophe, dès à présent, je
ne conçois aucune pratique extérieure. Mais je ne suis pratique en rien,
je l'avoue, et, mes enfants ayant de bonnes raisons dans l'esprit, je me
suis associée de bon coeur à leur volonté. Nous sommes très heureux en
famille et toujours d'accord en fait. Maurice est un excellent être,
d'un esprit très cultivé et d'un coeur à la fois indépendant et fidèle.
Il se rappellera toujours avec émotion la tendre bonté de votre accueil
à Paris. Qu'il y a déjà longtemps de cela! et quels progrès avons-nous
faits dans l'histoire? Aucun; il semble même, historiquement parlant,
que nous ayons reculé de cinquante ans. Mais l'histoire n'enregistre que
ce qui se voit et se touche. C'est une étude trop réaliste pour consoler
les âmes. Moi, je crois toujours que nous avançons quand même et que nos
souffrances servent, là où notre action ne peut rien.

Je ne suis pas aussi politique que vous, je ne sais pas si vraiment
nous sommes menacés par l'étranger. Il me semble qu'une heure de vérité
acquise à la race humaine ferait fondre toutes les armées comme neige au
soleil. Mais vous vous dites belliqueux encore. Tant mieux, c'est signe
que l'âme est toujours forte et fera vivre le corps souffrant en dépit
de tout. Nous vous aimons et vous embrassons tendrement.

G. SAND.




DCXC

A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN

                                Nohant, 10 janvier 1869.

Nous avons reçu tous les envois, celui de Toto d'abord, et puis le vôtre
hier au soir, venant de Grasse directement, et délicieux, frais à rendre
friands les plus sobres. Aurore aussi a fêté tout cela et va le fêter
encore plus aujourd'hui; car c'est son anniversaire, ses trois ans
accomplis; et je viens de lui faire un bouquet pour dîner. Je n'ai
jamais vu, dans nos climats, une pareille floraison en plein janvier.
La terre est un tapis de violettes et de pervenches, de narcisses et de
pensées. Il fait presque aussi doux que, chez vous, au mois de mars;
mais je m'imagine que, cette année-ci, vous devez avoir, à présent,
presque trop chaud. Pourtant je ne sais pas, l'année est bizarre: ils
ont mauvais temps en Italie; ici, la veille de Noël, au milieu
du réveillon et pendant que Plauchut racontait son voyage à mes
petits-neveux, nous avons eu deux grands coups de tonnerre très beaux.

Dites-moi en gros la floraison de vos environs (la floraison _spontanée_
du moment), ça m'intéresse,--pas celle des jardins.

On est heureux aussi chez nous, on ne demande que la durée de ce qui
est. Notre parrain _Jérôme_ est mieux portant, après nous avoir donné de
l'inquiétude; il nous a écrit hier. Lolo se livre à présent à la danse
et au chant avec succès. Maurice fait des merveilles de décors pour les
marionnettes.

Moi, j'ai achevé un grand travail et je ne fiche plus rien. Je suis
en récréation, je donne le soir des leçons de fanfares au clairon des
pompiers. En voilà une occupation! mais, comme je sais mon affaire, à
présent! le réveil, l'appel, le rappel, la générale, la _berloque_,
l'assemblée, le pas accéléré, le pas ordinaire, etc. Je profite de
l'occasion pour apprendre les éléments de la musique à mon bonhomme,
qui est garçon meunier et ne sait pas lire; il est intelligent, il
apprendra.

J'ai enfin relu _Laure_. Les défauts sont adoucis, les qualités mieux
en lumière; mais les défauts existent toujours, défauts absolument
relatifs, qui _n'en sont pas par eux-mêmes_, et qu'on peut signaler
sans vous rien ôter de votre valeur personnelle. L'inconvénient de vos
ouvrages est celui de ne pas s'adresser à une classe déterminée de
lecteurs intellectuellement hybrides comme vous. C'est un obstacle, non
au mérite, mais au succès de la chose. La partie qui intéresse les uns
est celle qui n'intéresse pas les autres, et réciproquement. Je crois
qu'il faudrait choisir, mais je ne peux pas encore vous dire dans quel
sens vous pouvez le mieux marcher; cet ouvrage-ci ne tranche pas pour
moi la question; j'y vois un grand progrès des deux faces de votre
talent, mais pas encore les qualités de _métier_ nécessaires à l'une
ou à l'autre, ou sachant fondre et marier habilement les deux. C'est
affaire de temps, vous êtes jeune.

Sur ce, chère enfant aimée, la famille vous envoie ses remerciements
pour vos gâteries et vous renouvelle ses tendresses. Moi, je vous
embrasse de coeur tous les trois.

G. SAND.




DCXCI

A GUSTAVE FLAUBERT. A CROISSET

                                Nohant, 17 janvier 1869.

L'individu nommé George Sand se porte bien; il savoure le merveilleux
hiver qui _règne_ en Berry, cueille des fleurs, signale des anomalies
botaniques intéressantes, coud des robes et des manteaux pour sa
belle-fille, des costumes de marionnettes, découpe des décors, habille
des poupées, lit de la musique, mais surtout passe des heures avec sa
petite Aurore, qui est une fillette étonnante. Il n'y a pas d'être plus
calme et plus heureux dans son intérieur que ce vieux troubadour retiré
des affaires, qui chante de temps en temps sa petite romance à la lune,
sans grand souci de bien ou mal chanter, pourvu qu'il dise le motif
qui lui trotte dans la tête, et qui, le reste du temps, flâne
délicieusement. Ça n'a pas été toujours si bien que ça. Il a eu la
bêtise d'être jeune; mais, comme il n'a point fait de mal, ni connu les
_mauvaises passions_, ni vécu pour la vanité, il a le bonheur d'être
paisible et de s'amuser de tout.

Ce pâle personnage a le grand loisir de t'aimer de tout son coeur, de
ne point passer un jour sans penser à l'autre vieux troubadour, confiné
dans sa solitude en artiste enragé, dédaigneux de tous les plaisirs de
ce monde, ennemi de la flânerie et de ses douceurs. Nous sommes, je
crois, les deux travailleurs les plus différents qui existent; mais,
puisqu'on s'aime comme ça, tout va bien. Puisqu'on pense l'un à l'autre
à la même heure, c'est qu'on a besoin de son contraire; on se complète
en s'identifiant par moments à ce qui n'est pas soi.

Je t'ai dit, je crois, que j'avais fait une pièce en revenant de Paris.
Ils l'ont trouvée bien; mais je ne veux pas qu'on la joue au printemps,
et leur fin d'hiver est remplie, à moins que la pièce qu'ils répètent
ne tombe. Comme je ne sais pas faire de _voeux_ pour le mal de mes
confrères, je ne suis pas pressée et mon manuscrit est sur la planche.
J'ai le temps. Je fais mon petit roman de tous les ans, quand j'ai une
ou deux heures par jour pour m'y remettre; il ne me déplait pas d'être
empêchée d'y penser. Ça le mûrit. J'ai toujours avant de m'endormir, un
petit quart d'heure agréable pour le continuer dans ma tête; voilà!

Je ne sais rien, mais rien de l'incident Sainte-Beuve; je reçois une
douzaine de journaux dont je respecte tellement la bande, que, sans
Lina, qui me dit de temps en temps les nouvelles _principales_, je ne
saurais pas si _Isidore_ est encore de ce monde.

Sainte-Beuve est extrêmement colère, et, en fait d'opinions, si
parfaitement sceptique, que je ne serai jamais étonnée, quelque chose
qu'il fasse, dans un sens ou dans l'autre. Il n'a pas toujours été comme
ça, du moins tant que ça; je l'ai connu plus croyant et plus républicain
que je ne l'étais alors. Il était maigre, pâle et doux; comme on change!
Son talent, son savoir, son esprit ont grandi immensément, mais j'aimais
mieux son caractère. C'est égal, il y a encore bien dû bon. Il y a
l'amour et le respect des lettres, et il sera le dernier des critiques.
Le critique proprement dit disparaîtra. Peut-être n'a-t-il plus sa
raison d'être. Que t'en semble?

Il paraît que tu étudies le _pignouf_; moi, je le fuis, je le connais
trop. J'aime le paysan berrichon qui ne l'est pas, qui ne l'est jamais,
même quand il ne vaut pas grand'chose; le mot _pignouf_ a sa profondeur;
il a été créé pour le bourgeois exclusivement, n'est-ce pas? Sur
cent bourgeoises de province, quatre-vingt-dix sont _pignouflardes_
renforcées, même avec de jolies petites mines, qui annonceraient des
instincts délicats. On est tout surpris de trouver un fond de suffisance
grossière dans ces fausses dames. Où est la femme maintenant? Ça devient
une excentricité dans le monde.

Bonsoir, mon troubadour; je t'aime et je t'embrasse bien fort; Maurice
aussi.




DCXCII.

AU MÊME

                                Nohant, 11 février 1869.

Pendant que tu trottes pour ton roman, j'invente tout ce que je
peux pour ne pas faire le mien. Je me laisse aller à des fantaisies
_coupables_, une lecture m'entraîne et je me mets à barbouiller du
papier qui restera dans mon bureau et ne me rapportera rien. Ça m'a
amusé ou plutôt ça m'a commandé, car c'est en vain que je lutterais
contre ces caprices; ils m'interrompent et m'obligent... Tu vois que je
n'ai pas la force que tu crois.

Tu dis de très bonnes choses sur la critique. Mais, pour la faire comme
tu dis, il faudrait des artistes, et l'artiste est trop occupé de son
oeuvre pour s'oublier à approfondir celle des autres.

Mon Dieu, quel beau temps! En jouis-tu au moins de ta fenêtre? Je parie
que le tulipier est en boutons. Ici, pêchers et abricotiers sont en
fleurs. On dit qu'ils seront fricassés; ça ne les empêche pas d'être
jolis et de ne pas se tourmenter.

Nous avons fait notre carnaval de famille: la nièce, les petits neveux,
etc. Nous tous avons revêtu des déguisements; ce n'est pas difficile
ici, il ne s'agît que de monter au vestiaire et on redescend en
Cassandre, en Scapin, en Mezzetin, en Figaro, en Basile, etc., tout cela
exact et très joli. La perle, c'était Lolo en petit Louis XIII satin
cramoisi, rehaussé de satin blanc frangé et galonné d'argent. J'avais
passé trois jours à faire ce costume avec un grand chic; c'était si
joli et si drôle sur cette fillette de trois ans, que nous étions tous
stupéfiés à la regarder. Nous avons joué ensuite des charades, soupé,
folâtré jusqu'au jour. Tu vois que, relégués dans un désert, nous
gardons pas mal de vitalité. Aussi je retarde tant que je peux le voyage
à Paris et le chapitre des affaires. Si tu y étais, je ne me ferais pas
tant tirer l'oreille. Mais tu y vas à la fin de mars et je ne pourrai
tirer la ficelle jusque-là. Enfin, tu jures de venir cet été et nous y
comptons absolument. J'irai plutôt te chercher par les cheveux.

Je t'embrasse de toute ma force sur ce bon espoir.





DCXCIII

A. M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS

                                Nohant, 18 février 1869.

Cher enfant,

Je reçois ta lettre ce matin, et, ce soir, me voilà bien triste et toute
seule avec mes deux petites, cachant à Aurore que papa et maman
viennent de partir pour Milan. Un télégramme nous a annoncé que le
père Calamatta, qui était malade depuis près d'un an sans donner
d'inquiétudes sérieuses, était dans un état très alarmant. Les enfants
sont donc partis tout de suite, Maurice bien affecté de quitter mère et
enfants; Lina désolée de quitter tout cela pour aller peut-être trouver
son père mort ou mourant.

Voilà comme le malheur vous tombe sur la tête au milieu du calme et de
la joie; car, à l'habitude et quand tout va bien physiquement chez nous
et autour de nous, nous sommes vraiment des enfants gâtés du bon Dieu,
vivant si unis les uns pour les autres. C'est-là, cher enfant, qu'il
faut un peu de courage à ta vieille mère pour ne par broyer du noir;
et les petites contrariétés de théâtre que tu m'as vu supporter si
patiemment paraissent ce qu'elles sont, rien du tout au prix de ce qui
contriste le coeur. Enfin! courage, n'est-ce pas? à ce chagrin qui nous
menace et nous cogne, il se joindra peut-être de grandes contrariétés.
Si ce pauvre homme meurt, il faudra probablement que mes enfants aillent
à Rome, où il a enfoui tout ce qu'il possède, tableaux, meubles rares,
etc. Il n'y en a pas pour un grosse somme; il faut pourtant ne pas
laisser piller cela, et je crains que le transport ou la vente de ces
objets ne donne beaucoup de peine ou d'ennui pour peu de compensation.

Et puis c'est un prolongement d'absence et je serai peut-être seule un
mois. Si c'était pour eux une partie de plaisir, je serais gaie dans ma
solitude, de penser à leurs amusements; mais, dans les conditions où ils
sont, ce voyage est navrant et j'en bois toute la tristesse, toute la
fatigue, sans pouvoir la leur alléger.

Je ne manquerai pourtant pas de courage, sois tranquille. J'ai ces deux
chères fillettes à garder et à ne pas quitter d'une heure. Lolo ne sait
pas encore qu'ils sont partis. On l'a emmenée jouer dans ma chambre
pendant qu'on enlevait les malles, et elle n'a pas vu les larmes. A
dîner, je vais inventer une histoire et demain encore; mais il y aura du
gros chagrin quand elle constatera que nous sommes seules; car elle est
passionnée dans ses affections et pas facile à attraper longtemps.

Tu vois, cher enfant, que je ne suis pas en route pour Paris, tant s'en
faut. Le premier mouvement de Maurice a été de t'écrire pour te confier
sa mère. Je te le dis pour que tu voies quelle amitié il a pour toi,
mais je l'en ai empêché. Nohant sans _eux_ est trop morne, et tu es dans
l'âge de la force et du bonheur, je trouverais égoïste et lâche de te
_faire quitter les tiens et tes plaisirs du Midi_ pour te condamner
à l'état de chien de garde. Non, sois tranquille sur mon compte, je
supporterai cette crise comme il le faut, tant qu'on a un devoir à
remplir, on a la _grâce suffisante_ et je ne m'ennuierai pas; cette
solitude me forcera de travailler. J'aurai le coeur gros souvent,
surtout jusqu'à dimanche, où j'aurai un télégramme de leur arrivée à
Milan. Jusque-là, l'inquiétude troublera le sommeil. Je ne sais pas si
on passe le mont Cenis sans danger en cette saison, ni comment on le
passe. C'est bête d'y penser; il y a du danger partout, même au coin de
son feu; mais l'imagination est la folle qui n'obéit pas à la volonté.
Si tu veux de leurs nouvelles, écris-leur: _Alla signora Lina Sand
(Calamatta), Contrada Ciorasso, 11, Milano_.

Au revoir donc, à Paris, _quand tu y seras selon le cours de tes
projets_ quand tu auras vu tout ton monde et que le mien sera revenu,
j'irai y passer quelques jours et te rappeler que Nohant t'attend quand
tu seras un peu rassasié de Paris.

Je t'embrasse tendrement, cher fils; ne sois pas inquiet de moi, mais
plains-moi un peu; ça me fera du bien.

G. SAND.




DCXCIV

À GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 21 février 1869.

Je suis toute seule à Nohant, comme tu es tout seul à Croisset. Maurice
et Lina sont partis pour Milan, pour voir Calamatta dangereusement
malade. S'ils ont la douleur de le perdre, il faudra que, pour liquider
ses affaires, ils aillent à Rome; un ennui sur un chagrin, c'est
toujours comme cela. Cette brusque séparation a été triste, ma pauvre
Lina pleurant de quitter ses filles et pleurant de ne pas être auprès de
son père. On m'a laissé les enfants, que je quitte à peine et qui ne me
laissent travailler que quand ils dorment; mais je suis encore heureuse
d'avoir ce soin sur les bras pour me consoler. J'ai tous les jours,
en deux heures, par télégramme, des nouvelles de Milan. Le malade est
mieux; mes enfants ne sont encore qu'à Turin aujourd'hui et ne savent
pas encore ce que je sais ici. Comme ce télégraphe change les notions de
la vie, et, quand les formalités et formules seront encore simplifiées,
comme l'existence sera pleine de faits et dégagée d'incertitudes!

Aurore, qui vit d'adorations sur les genoux de son père et de sa mère et
qui pleure tous les jours quand je m'absente, n'a pas demandé une seule
fois où ils étaient. Elle joue et rit, puis s'arrête; ses grands beaux
yeux se fixent, elle dit: _Mon père_? Une autre fois, elle dit: _Maman_?
Je la distrais, elle n'y songe plus, et puis elle recommence. C'est très
mystérieux, les enfants! ils pensent sans comprendre. Il ne faudrait
qu'une parole triste pour faire sortir son chagrin. Elle le porte sans
savoir. Elle me regarde dans les yeux pour voir si je suis triste ou
inquiète; je ris et elle rit. Je crois qu'il faut tenir la sensibilité
endormie le plus longtemps possible et qu'elle ne me pleurerait jamais
si on ne lui parlait pas de moi.

Quel est ton avis, à toi qui as élevé une nièce intelligente et
charmante? Est-il bon de les rendre aimants et tendres de bonne
heure? J'ai cru cela autrefois: j'ai eu peur en voyant Maurice trop
impressionnable et Solange trop le contraire et réagissant. Je voudrais
qu'on ne montrât aux petits que le doux et le bon de la vie, jusqu'au
moment où la raison peut les aider à accepter ou à combattre le mauvais.
Qu'est-ce que tu en dis?

Je t'embrasse et te demande de me dire quand tu iras à Paris, mon voyage
étant retardé, vu que mes enfants peuvent être un mois absents. Je
pourrai peut-être me trouver avec toi à Paris.

TON VIEUX SOLITAIRE.

Quelle admirable définition je retrouve avec surprise dans le fataliste
Pascal:

«La nature agit par progrès, _itus et reditus_. Elle passe et revient,
puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais.»

Quelle manière de dire, hein? Comme la langue fléchit, se façonne,
s'assouplit et se condense sous cette patte grandiose!




DCXCV

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS.

                                Nohant, 12 mars 1869

Mourir, sans souffrance, en dormant, c'est la plus belle mort, et c'est
celle de Calamatta. Apoplexie séreuse, et puis une maladie dont il
n'a pas su la gravité et qui ne le faisait pas souffrir. Mes enfants
reviennent; Maurice a raison de ramener tout de suite ma pauvre Lina
auprès de ses filles. La nature veut qu'elle soit heureuse de les
revoir.

Mourir ainsi, ce n'est pas mourir, c'est changer de place au gré de la
locomotive. Moi qui ne crois pas à la mort, je dis: «Qu'importe tôt ou
tard!» Mais le départ, indifférent pour les partants, change souvent
cruellement la vie de ceux qui restent, et je ne veux pas que ceux que
j'aime meurent avant moi qui suis toujours prête et qui ne regimberai
que si je n'ai pas ma tête. Je ne crains que les infirmités qui font
durer une vie inutile et à charge aux plus dévoués. Calamatta, qui
s'était gardé extraordinairement jeune et actif à soixante-neuf ans,
craignait aussi cela plus que la mort. Il a été, dans les derniers
jours, menacé de paralysie. Si on lui eût donné à choisir, il eût choisi
ce que la destinée lui a envoyé. Il a eu sa grandeur aussi, celui-là,
par le respect et l'amour de l'art sérieux. Il avait à cet égard des
convictions respectables par leur inflexibilité. Il ne comprenait la vie
que sous un aspect, qui n'est peut-être pas la vie, et il la cherchait
avec anxiété et entêtement, tout cela ennobli par la sincérité, le
talent réel et la volonté, intéressant et irritant, sec et tendre,
personnel et dévoué; des contrastes qui s'expliquaient par un idéalisme
incomplet et douloureux. Manque d'éducation première dans l'art comme
dans la société; un vrai produit de Rome, un descendant de ceux qui ne
voyaient qu'eux dans l'univers et qui avaient raison à leur point de
vue.

Moi, je voudrais mourir après quelques années où j'aurais eu le loisir
d'écrire pour moi seule et quelques amis. Il me faudrait un éditeur qui
me fit vingt mille livres de rente pour subvenir à toutes mes charges;
mais je ne saurai pas le trouver et je mourrai en tournant ma roue de
pressoir. Je m'en console en me disant que ce que j'écrirais ne vaudrait
peut-être pas la peine d'être écrit. C'est égal; si vous me trouvez, cet
éditeur, pour l'année prochaine, prenez-le aux cheveux.

Vous tracez pour vous un idéal de bonheur que vous pouvez, ce me semble,
réaliser demain si bon vous semble. Mais vous ne le voulez pas, et vous
avez bien raison.

Il n'y a de bon dans la vie que ce qui est contraire à la vie; le jour
où nous ne songerons plus qu'à la conserver, nous ne la mériterons plus.

N'est-ce pas une fatigue d'aimer ses amis? Il serait bien plus commode
de ne se déranger pour personne, de ne soigner ni enterrer les autres,
de n'avoir ni à les consoler ni à les secourir et de ne point souffrir
de leurs peines. Mais essayez! cela ne se peut.

Bonsoir, cher fils; je vous aime: c'est la moralité de la chose.

G. SAND.




DCXCVI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 2 avril 1869.

Cher ami de mon coeur, nous voici redevenus calmes. Mes enfants me sont
arrivés bien fatigués. Aurore a été un peu malade. La mère de Lina est
venue s'entendre avec elle pour leurs affaires. C'est une loyale et
excellente femme, très artiste et très aimable. J'ai eu aussi un gros
rhume, mais tout se remet, et nos charmantes fillettes consolent leur
petite mère. S'il faisait moins mauvais temps et si j'étais moins
enrhumée, je me rendrais tout de suite à Paris, car je veux t'y trouver.
Combien de temps y restes-tu? Dis-moi vite.

Je serai bien contente de renouer connaissance avec Tourguenef, que j'ai
un peu connu sans l'avoir lu, et que j'ai lu depuis avec une admiration
entière. Tu me parais l'aimer beaucoup: alors je l'aime aussi, et je
veux que, quand ton roman sera fini, tu l'amènes chez nous. Maurice
aussi le connaît et l'apprécie beaucoup, lui qui aime ce qui ne
ressemble pas aux autres.

Je travaille à mon roman de _cabotins_, comme un forçat. Je tâche que
cela soit amusant et explique _l'art_; c'est une forme nouvelle pour moi
et qui m'amuse. Ça n'aura peut-être aucun succès. Le goût du jour est
aux marquises et aux lorettes; mais qu'est-ce que ça fait?--Tu devrais
bien me trouver un titre qui résumât cette idée: _le roman comique
moderne_[1].

Mes enfants t'envoient leurs tendresses; ton vieux troubadour embrasse
son vieux troubadour.

Réponds vite combien tu comptes rester à Paris.

Tu dis que tu payes des notes et que tu es agacé. Si tu as besoin de
_quibus_, j'ai pour le moment quelques sous à toucher. Tu sais que tu
m'as offert une fois de me prêter et que, si j'avais été gênée, j'aurais
accepté. Dis toutes mes amitiés à Maxime Du Camp et remercie-le de ne
pas m'oublier.

  [1] _Pierre, qui roule_.




DCXCVII

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                Nohant, 20 avril 1869.

Cher ami,

Pour le moment, je suis éreintée: j'ai dépassé mes forces, et mes
soixante-cinq printemps me rappellent à l'ordre. Ce ne sera pas tout de
suite que je pourrai écrire ou lire une ligne, _même de Victor Hugo_!
et je vais me reposer à Paris en courant du matin au soir! Si on peut
m'attendre, je ferai tout mon possible pour ne pas arriver trop lard.
Ce qu'il y a de certain, c'est que je prends acte de la sommation du
_Temps_, et je ne m'engagerai pas ailleurs.

Certes _le Temps_ est un journal qui se respecte et se fait respecter,
et, de plus, M. Nefftzer est un des êtres les plus sympathiques qu'on
puisse rencontrer. Je ne sais pas comment je n'ai jamais rien écrit dans
_sa maison_. C'est que je n'écris plus. Ce gagne-pain éternel, le roman
à perpétuité m'absorbe et me commande. À propos, reprochez-lui de ne
plus m'envoyer _le Temps_. Je n'étais pas indigne de le recevoir. On me
l'a supprimé.

Maurice vous remercie de votre bon souvenir. Il vient de faire un triste
voyage à Milan pour voir mourir notre pauvre Calamatta. Sa petite femme
a été bien éprouvée. Enfin, on se calme. Ils ont deux fillettes si
charmantes! La grâce, la douceur, l'intelligence de l'aînée sont
incroyables pour son âge.

A bientôt, cher ami. N'oubliez pas qu'à Paris, je demeure rue Gay Lussac
5, bien près de vous.

G. SAND.




DCXCVIII

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 14 mai 1869.

On se croirait en 1848 depuis hier. On chante _la Marseillaise_ à
tue-tête dans les rues, et personne ne dit rien. Ce soir, quelques
centaines d'étudiants, suivis de quelques blouses, ont passé trois fois
sur mon boulevard, en chantant... faux comme toujours. _La Marseillaise_
ne viendra jamais à bout d'être chantée juste. Les boutiquiers, toujours
braves, se sont hâtés de fermer boutique. Les réunions électorales
sont très orageuses, et la police est très modérée jusqu'ici; cela
pourra-t-il durer? Il y a quelque chose dans l'air. Le public peut-il
agir contre la troupe? Il serait écrasé. Mais le gouvernement peut-il
sévir contre le public électoral? Ce serait jouer son va-tout. On en est
là.

Rochefort et Bancel sont les lions du moment. On garde un bon souvenir
à Barbès. De Ledru-Rollin et des siens, pas plus question que s'ils
n'avaient jamais existé.

Voilà tout ce que je sais. Je suis trop occupée pour m'informer. Les
jours passent comme des heures à ranger, trier, et me garer des visites.
J'ai diné avec Plauchut, et nous avons fait ensuite une partie de
dominos. Hier, j'ai diné rue de Courcelles, avec Théo, Flaubert, les
Goncourt, Taine, etc. On n'a parlé que de littérature, et, comme de
coutume, on n'a été d'accord sur rien.

Je me porte bien; j'irai à Palaiseau après-demain probablement. Je vous
_bige_ mille fois. Deux jours sans nouvelles de vous! Il n'y a personne
de malade, au moins?

Hier, Taine m'a parlé de toi avec de grands éloges. La princesse a dit
que c'était grand dommage que tu ne fisses plus de peinture. Taine
a dit: «Mais, il fait de la bonne littérature; c'est un esprit très
substantiel et un talent sérieux.» Et puis il m'a dit qu'il avait lu
dernièrement mes _Maîtres sonneurs_, et que c'était _tout aussi beau que
Virgile_. Rien que ça! Enfin il m'a parlé de mes affaires et il veut en
parler à Hachette.




DCXCIX

A M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS

                                Nohant, 11 juin 1869.

Comment vas-tu, mon Planchemar? Ta petite personne délicate et frêle
est-elle restaurée? Trempes-tu encore des biscuits dans du madère avant
la soupe, pour te mettre en appétit?

Pour moi, je vas comme les vieux chevaux qui travaillent jusqu'à la
dernière minute avant l'abattoir. J'ai fait le voyage seule dans mon
coupé, et n'en suis descendue qu'à Châteauroux. Comme cette route que je
connais trop m'ennuie beaucoup, j'ai fermé tous les stores, j'ai dormi
jusqu'à Orléans; puis j'ai lu tout un volume de Tourguenef, jusqu'à
Nohant. Lina m'attendait à Vic, avec les deux fillettes. Toutes trois
vont bien et Lolo continue à être une merveille. Elle ne veut plus me
quitter, et, du jardin, elle me crie: «Es-tu chez toi, bonne mère? Tu
vas pas t'en aller encore?»

La poupée a eu le plus grand succès; mais les pelles et les brouettes
l'emportent sur tout, et les bananes enfoncent tout autre mets. Maurice,
Lina et moi, nous en avons aussi la passion, et je te réponds qu'on les
fête: elles sont délicieuses! on te remercie, et Lolo répète que son
Plauchut fait tout ce qu'elle veut. Allons, marie-toi donc, gros
irrésolu, pour avoir une Aurore à gâter!

Gabrielle est gentille aussi comme tout, toujours gaie et toujours en
mouvement. Maurice est agriculteur jusqu'à la moelle. Il se lève à sept
heures, va aux foires et marchés, et se porte à ravir. Ça l'a rajeuni
de dix ans. Tu penses que je suis heureuse de voir que tout va bien et
qu'on est heureux; Nohant est ombreux, fleuri, feuillé comme-je ne l'ai
jamais vu; récolte de foins splendide chez nous, mauvaise ailleurs. Pas
de fruits, ça fera l'affaire de Magny.

On t'attend pour ma fête et on en saute de joie; je leur ai conté
l'affaire de ton voyage nocturne à Palaiseau et ils en ont été tout
attendris. Donne-nous de tes nouvelles et viens le plus tôt que tu
pourras. J'ai beau être au milieu de ce que j'ai de plus cher au monde,
ta bonne figure me manque, et il ne me semble plus que je sois au
complet sans toi. A bientôt, donc, n'est-ce pas?

G. SAND.




DCC

AU MÊME

                                Nohant, 15 août 1869.

Mon cher enfant,
                
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