George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
Go to page: 1234567891011
Qu'est-ce que tu deviens? Il y a plusieurs jours que tu n'as donné de
tes nouvelles.

Ici, on va toujours bien et on t'aime. Dis-nous si tes affaires vont à
souhait, si tu t'amuses et si tu nous aimes toujours.

G. SAND.

P.-S.--Moi, j'ai repris mon herbier, de fond en comble. Quel travail!
Il y a huit jours que j'y suis plongée du matin au soir. J'ai pris pour
domestique mon élève le clairon des pompiers. Je lui ai demandé s'il
était propre.

--Très propre, madame; personne n'est aussi propre que moi.

--Es-tu intelligent?

--Très intelligent, madame; personne n'est aussi intelligent que moi.

--Et raisonnable?

--Très raisonnable, madame; personne, etc.

Il a répondu ainsi à toutes les questions; j'ai fini par lui demander
s'il était modeste.

--Très modeste, madame; personne n'est plus modeste que moi.

Voyant qu'il avait toutes les perfections, je l'ai pris pour laver
Fadet, et il fait les choses avec tant de conscience, qu'il se met dans
la fosse avec lui jusqu'au menton. C'est un vrai Jocrisse, mais si bon
garçon et si zélé, que nous le garderons. Je lui ai appris la musique
l'année dernière; je vais lui apprendre à lire.




DCCI

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Sainte-Monehouhl, 18 septembre 1869.

Bonne santé et bon voyage! J'ai vu Reims, la cathédrale; la Champagne
pouilleuse, très laide; les bords de l'Aisne, charmants! Nous avons très
bien dormi dans le pays des pieds de cochon et joué aux dominos en wagon
toute la journée d'hier, première de notre voyage.

En ce moment, Adam visite le champ de bataille de Valmy, qu'il a étudié
avec soin (la bataille, dans l'histoire, et, dans _André Bauvray_, la
campagne).

Après déjeuner, nous partons en calèche, pour les défilés de l'Argonne
et nous coucherons à Verdun. Il fait un temps délicieux. Rien de très
intéressant pour moi jusqu'ici; mais on quitte le chemin de fer et la
promenade commence.

Je vous _bige_ mille fois tous.




DCCII

AU MÊME

                                Paris, 23 septembre 1869.

J'arrive à Paris, neuf heures du soir, en belle santé et nullement
fatiguée, et j'y trouve de vos nouvelles. Tout va bien chez nous; je
suis heureuse et contente. Je viens de voir un pays admirable, les
vraies Ardennes, sans beaux arbres, mais avec des hauteurs et des
rochers comme à Gargilesse. La Meuse au milieu, moins large et moins
agitée que la Creuse, mais charmante et navigable. Nous l'avons suivie
de Mézières à Givet en chemin de fer, en bateau, à pied, et de nouveau
en chemin de fer. On fait ce délicieux trajet, sans se presser dans
la journée, et même on à le temps de déjeuner très copieusement et
proprement dans une maison en micaschiste, comme celles des paysans de
Gargilesse, mais d'une propreté belge très réelle, au pied des beaux
rochers appelés _les Dames-de-Meuse_.

Si les défilés de l'Argonne sont dignes _d'André_ _Bauvray, les
Dames-de-Meuse_ sont dignes du _Comme il vous plaira_ de Shakspeare. Il
n'y manque que les vieux chênes. Le système très lucratif du déboisement
et du reboisement de ces montagnes est très singulier. Je vous le
_narrerai_ à la maison.

De Givet, où nous avons passé deux nuits, et où Alice a été souffrante,
j'ai été, avec Adam et Plauchut, à huit lieues en Belgique, voir les
grottes de Han; c'est une rude course de trois heures dans le coeur de
la montagne, le long des précipices de la Lesse souterraine, un petit
torrent qui dort ou bouillonne au milieu des ténèbres pendant près
d'une lieue, dans des galeries ou des salles immenses décorées des
plus étranges stalactites. Cela finit par un lac souterrain où l'on
s'embarque pour revoir la lumière d'une manière féerique.

C'est une course très pénible et assez dangereuse que la promenade avec
escalade ou descente perpétuelle dans ces grottes. Voyant les autres
tomber comme des capucins de cartes, j'ai pris le bras du maître-guide
en lui glissant à l'oreille l'amoureuse promesse d'une pièce de cinq
francs. J'ai pris la tête de la caravane et je n'ai pas fait un faux
pas. Il y avait là une vingtaine de Belges qui n'étaient pas contents de
la préférence, _savez-vous?_ Fallait qu'ils s'en avisent, ainsi que de
la pièce de deux francs à un des porteurs de lampe. Mais, quand on veut
des _préférences_, on ne doit pas rechigner à la détente.

Ni Alice ni sa mère ne seraient sorties de cette promenade, ou bien
elles seraient encore à Givet très malades. Enfin nous les avons
ramenées à Paris guéries et bien gaies. Nous avons tous été constamment
d'accord, Adam étant un excellent _mar-chef._ Nous avons dépensé chacun
cent soixante-cinq francs, en cinq jours, en ne nous refusant rien,
voitures, auberges, bateaux et même l'Opéra à Charleville. Je ne sais si
vous ne recevrez pas cette lettre-ci avant toutes les autres. Je vous ai
écrit de toutes nos _couchées_.

Je vous _bige_ mille fois et vais dormir dans mon lit. Nous avons parlé
mille fois de vous en route. J'ai acheté à Verdun des dragées pour Lolo,
et, à Reims, Plauchut lui a acheté des nonnettes.

Je vous _bige_ et _rebige_. Gabrielle est-elle bien guérie de ses dents?
Merci à ma Lolo de penser à moi.

J'ai vu des vaches, des vaches! des moutons, des moutons! pas un boeuf;
des montagnes d'ardoises, pas une coquille, pas une empreinte. Il est
vrai que je n'ai pu visiter une seule ardoisière, le temps manquait.
Presque toujours le terrain de Gargilesse plus schisteux encore,
c'est-à-dire plus feuilleté, et plus friable, de Mézières à Givet.

La cathédrale de Reims est une belle chose; mais c'est pourri
d'obscénités, et parfaitement catholique. La luxure est représentée sur
le porche dans la posture d'un monsieur qui s'amuse tout seul; charmant
spectacle pour les jeunes communiantes.

Nous ayons eu aussi tempête la nuit à Verdun, et grande pluie le soir à
Charleville; mais je dormais trop bien pour entendre l'orage, pas plus
que les _dianes_ de toutes ces villes de guerre. Juliette et Alice ne
fermaient pas l'oeil.

Tout le temps que nous avons été à _découvert_, il a fait un temps
frais, doux, ravissant et par moments un beau soleil chaud. Le soleil
tapait rude sur la montagne de Han; mais, dans la grotte, c'était
un bain de boue, j'ai été crottée jusque sur mon chapeau, tant les
stalactites pleurent!




DCCIII

AU MÊME

                                Paris, 17 octobre 1869.

Ta Linette est arrivée à quatre heures et demie, en bonne santé et
fraîche comme une rose. Je l'attendais avec Houdor à la gare, où elle a
débarqué avec un bouquet de Nohant aussi frais qu'elle. Je l'ai menée à
la maison; puis nous avons été dîner chez Magny, où Plauchemar est venu
nous rejoindre; après, nous avons fait une partie de dominos et Titine
est venue s'y joindre. J'ai causé de Nohant, de toi, de nos filles avec
Cocote, qui s'est couchée à dix heures, très-vaillante, mais en bonne
disposition de dormir. Je vais en faire autant; car je me suis levée
à huit heures, pour aller enterrer le pauvre Sainte-Beuve. Tout Paris
était là, les lettres, les arts, les sciences, la jeunesse et le peuple;
pas de sénateurs ni de prêtres. J'y ai vu Girardin, qui a dit à Solange
que son roman était très bien, et qui l'a beaucoup encouragée à
continuer; Flaubert, qui était très affecté; Alexandre: son père, qui
ne marche plus; Berton, Adam, Borie, Nefftzer, Taine, Trélat, le vieux
Grzymala, Prévost-Paradol, Ratisbonne, Arnaud (de l'Ariège), catholique.
Des athées, des croyants, des gens de tout âge, de toute opinion, et la
foule.

La chose finie, j'ai quitté tout ce monde officiel pour aller retrouver
ma voiture; alors en rentrant dans la vraie foule, j'ai été l'objet
d'une _manifestation_ dont je peux dire que j'ai été reconnaissante,
parce qu'elle était tout à fait respectueuse et pas enthousiaste: on
m'a escortée en se reculant pour me faire place et en levant tous les
chapeaux en silence. La voiture a eu peine à se dégager de cette foule
qui se retirait lentement, saluant toujours et ne me regardant pas
sous le nez, et ne disant rien. Adam et Plauchut qui m'accompagnaient
pleuraient presque, et Alexandre était tout étonné.

J'ai trouvé cela mieux que des cris et des applaudissements de théâtre,
et j'ai été seule l'objet de cette préférence. Il n'y avait pour les
autres que des témoignages de curiosité. Plauchut m'a fait promettre de
te raconter cela bien exactement, disant que tu en serais content, parce
que c'était comme un mouvement général d'estime, pour le caractère, plus
que pour la réputation.

Demain, Lina va voir sa mère; je vais lui faciliter toutes les allées
et venues, pour qu'elle puisse gagner du temps et ne pas se fatiguer.
J'aurai bien soin d'elle, tu peux être tranquille, et le plus vite
possible nous retournerons vers toi et nos chéries fillettes, dont nous
avons bien soif!

Embrasse pour moi _les jènes gens_, comme dit Lolo.




DCCIV

A M. EDMOND PLAUCHUT, AU MANS

                                Nohant, 10 novembre 1869.

Je te croyais parti en effet, et, pendant que je t'écris au Mans, tu es
peut-être encore à Paris à te dorloter. Ici, c'est un rhume général,
sauf les enfants. Ça n'a pas empêché Maurice et René de rouvrir avec
éclat le _Théâtre Balandard_, et de nous donner une pièce souvent
interrompue par les bravos et les rires. Aurore, pour la première fois,
a assisté à un premier acte; après quoi, on lui a dit que c'était fini
et elle a été se coucher. Elle était figée d'étonnement et d'admiration,
et disait toujours: «Encore! encore! j'en veux d'autres!» bien qu'il fut
dix heures du soir; c'est la première fois qu'elle veille si tard. Elle
est toujours merveilleusement gentille.

Mon _jeu de Plauchut_ continue tous les soirs avec elle et dure une
grande heure. Il n'y a pas moyen de lui en inventer un qui l'amuse
autant que ce domino, qui recommence toujours les mêmes aventures. A
présent, mon Plauchut a une petite fille qui est insupportable, qui fait
dans son lit et qui crie toujours.

Il n'y a pas de danger qu'elle t'oublie. Je croyais, à mon retour de
Paris, qu'elle ne songeait plus à ce jeu; mais, dès le premier soir,
quoiqu'elle n'y eût pas joué depuis deux mois, elle m'a dit: «Tu vas
faire Plauchut.» Elle lui attribue le rôle que Balandard a dans les
marionnettes; c'est lui qui bat tout le monde et qui jette les importuns
par la fenêtre, mais le plus souvent dans les lieux.

J'ai reçu l'_almanach_, qui est joliment bête, à commencer par _moi[1]._

En politique, je n'aime pas le rôle de Rochefort. Je n'aime pas cette
adulation du peuple, cet abandon de sa volonté, cette absence de
principes. Ce n'est pas ainsi qu'il faut l'aimer et le servir: c'est le
traiter en souverain absolu. Un homme qui se respecte ne dit pas: «Je
prêterai serment ou je ne le prêterai pas, c'est comme vous voudrez».
S'il n'en sait pas plus long que ses commettants; s'il attend leur
caprice pour agir, le premier idiot venu est aussi bon à élire que lui.
Toute cette nuance ultra-démocratique est une écume. Mais il n'y a pas
d'ébullition sans écume et cela ne doit pas inquiéter outre mesure ceux
qui veulent la révolution sociale.

Elle se ferait mieux sans violence; mais, qu'on lutte ou non contre la
violence, elle est fatale, elle aura son jour. Laissons passer.

Tu nous annonces la mort de Victor-Emmanuel. Les journaux ne l'annoncent
pas encore. Ce serait un malheur. Ses fils, dit-on, ne le valent pas, et
l'Italie n'est pas prête à se passer de lui.

Si je t'avais su encore à Paris, je t'aurais chargé de remettre à
Galli-Marié _las muchachas_ que Berton nous a envoyées. Je les ai
expédiées par la poste à la diva.

Sauf les rhumes, tout va bien ici. Moi, je travaille, je fais le roman
des Dames-de-Meuse et des grottes de Han[1]. Ça t'amusera de t'y
promener en souvenir avec des personnages que tu ne connais pas.

Tout le monde t'embrasse tendrement. Écris-nous.

G. SAND.

  [1] _Almanach du Rappel_, pour 1870.




DCCV

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 15 novembre 1869.

Qu'est-ce que tu deviens, mon vieux troubadour chéri? tu corriges tes
épreuves comme un forçat, jusqu'à la dernière minute? On annonce ton
livre _pour demain_ depuis deux jours. Je l'attends avec impatience, car
tu auras soin de ne pas m'oublier? On va te louer et t'abîmer; tu t'y
attends. Tu as trop de vraie supériorité pour n'avoir pas des envieux et
tu t'en bats l'oeil, pas vrai? Et moi aussi pour toi. Tu es de force
à être stimulé par ce qui abat les autres. Il y aura du pétard,
certainement; ton sujet va être tout à fait de circonstance en ce
moment de _Régimbards_. Les bons progressistes, les vrais démocrates
t'approuveront. Les idiots seront furieux, et tu diras: «Vogue la
galère!»

Moi, je corrige aussi les épreuves de _Pierre qui roule_ et je suis à la
moitié d'un roman nouveau qui ne fera pas grand bruit; c'est tout ce que
je demande pour le quart d'heure. Je fais alternativement _mon_ roman,
celui qui me plaît et celui qui ne déplaît pas autant à la _Revue_, et
qui me plaît fort peu. C'est arrangé comme cela; je ne sais pas si je ne
me trompe pas. Peut-être ceux que je préfère sont-ils les plus mauvais.
Mais j'ai cessé de prendre souci de moi, si tant est que j'en aie
jamais eu grand souci. La vie m'a toujours emportée hors de moi et elle
m'emportera jusqu'à la fin. Le coeur est toujours pris au détrimen de
la tête. A présent, ce sont les enfants qui mangent tout mon intellect;
Aurore est un bijou, une nature devant laquelle je suis en admiration;
ça durera-t-il comme ça?

Tu vas passer l'hiver à Paris, et, moi, je ne sais pas quand j'irai. Le
succès du _Bâtard_ continue; mais je ne m'impatiente pas; tu as promis
de venir dès que tu serais libre, à Noël, au plus tard, faire réveillon
avec nous. Je ne pense qu'à ça, et, si tu nous manques de parole, ça
sera un désespoir ici. Sur ce, je t'embrasse à plein coeur comme je
t'aime.

G. SAND.

  [1] _Malgré tout_.




DCCVI

A M, LOUIS ULBACH, A PARIS

                                Nohant, 26 novembre 1869.

Cher et illustre ami,

Je suis à Nohant, à huit heures de Paris (chemin de fer). Est-ce une
trop longue enjambée pour le temps dont vous pouvez disposer? On part
vers neuf heures de Paris, on dine à Nohant à sept.--On peut repartir
le lendemain matin; mais, en restant un jour chez nous, il n'y a pas de
fatigue et on aurait le temps de causer. Si cela ne se peut, ce sera à
notre grand regret; car nous nous ferions une joie, mes enfants et moi,
de vous embrasser, vous et votre _Cloche_[1], qui sonne si fort, sans
cesser d'être un bel instrument et sans détonner dans les charivaris.

J'irai à Paris, dans le courant de l'hiver, janvier ou février. Si vous
ne pouvez m'attendre, consultez sur les quarante premières années de
ma vie, l'_Histoire de ma vie_. Lévy vous portera les volumes à votre
première réquisition.

Cette histoire est vraie. Beaucoup de détails à passer; mais, en
feuilletant, vous aurez _exacts_ tous les faits de ma vie.

Pour les vingt-cinq dernières années, il n'y a plus rien d'intéressant;
c'est la vieillesse très calme et très heureuse en famille, traversée
par des chagrins tout personnels, les morts, les défections, et
puis l'état général où nous avons souffert, vous et moi, des mêmes
choses.--Je répondrai, à toutes les questions qu'il vous conviendrait de
me faire, si nous causions, et ce serait mieux.

J'ai perdu deux petits-enfants bien-aimés, la fille de ma fille et le
fils de Maurice. J'ai encore deux petites charmantes de son heureux
mariage. Ma belle-fille m'est presque aussi chère que lui. Je leur ai
donné la gouverne du ménage et de toute chose. Mon temps se passe à
amuser les enfants, à faire un peu de botanique en été, de grandes
promenades (je suis encore un piéton distingué), et des romans, quand je
peux trouver deux heures dans la journée et deux heures le soir.

J'écris facilement et avec plaisir; c'est ma récréation; car la
correspondance est énorme, et c'est là le travail. Vous savez cela. Si
on n'avait à écrire qu'à ses amis! Mais que de demandes touchantes ou
saugrenues! Toutes les fois que je peux quelque chose, je réponds. Ceux
pour lesquels je ne peux rien, je ne réponds rien. Quelques-uns méritent
que l'on essaye, même avec peu d'espoir de réussir. Il faut alors
répondre qu'on essayera. Tout cela, avec les affaires personnelles, dont
il faut bien s'occuper quelquefois, fait une dizaine de lettres par
jour. C'est le fléau; mais qui n'a le sien?

J'espère, après ma mort, aller dans une planète où l'on ne saura ni lire
ni écrire. Il faudra être assez parfait pour n'en avoir pas besoin. En
attendant, il faudrait bien que, dans celle-ci, il en fût autrement.

Si vous voulez savoir ma position matérielle, elle est facile à établir.
Mes comptes ne sont pas embrouillés. J'ai bien gagné, un million avec
mon travail; je n'ai pas mis un sou de côté: j'ai tout donné, sauf vingt
mille francs, que j'ai placés, il y a deux ans, pour ne pas coûter trop
de tisane à mes enfants, si je tombe malade; et encore, ne suis-je pas
sûre de garder ce capital; car il se trouvera des gens qui en auront
besoin, et, si je me porte encore assez bien pour le renouveler, il
faudra bien lâcher mes économies. Gardez-moi le secret, pour que je les
garde le plus, possible.

Si vous parlez de mes ressources, vous pouvez dire, en toute
connaissance, que j'ai toujours vécu, au jour le jour, du fruit de mon
travail, et que je regarde cette manière d'arranger la vie comme la
plus heureuse. On n'a pas de soucis matériels, et on ne craint pas les
voleurs. Tous les ans, à présent que mes enfants tiennent le ménage,
j'ai le temps de faire quelques petites excursions en France; car les
recoins de la France sont peu connus, et ils sont aussi beaux que ce
qu'on va chercher bien loin. J'y trouve des cadres pour mes romans.
J'aime à avoir vu ce que je décris. Cela simplifie les recherches, les
études. N'eussé-je que trois mots à dire d'une localité, j'aime à la
regarder dans mon souvenir et à me tromper le moins que je peux.

Tout cela est bien banal, cher ami, et, quand on est convié par un
biographe comme vous, on voudrait être grand comme une pyramide pour
mériter l'honneur de l'occuper.

Mais je ne puis me hausser. Je ne suis qu'une bonne femme à qui on'a
prêté des férocités de caractère tout à fait fantastiques. On m'a aussi
accusée de n'avoir pas su aimer passionnément. Il me semble que j'ai
vécu de tendresse et qu'on pouvait bien s'en contenter.

A présent, Dieu merci, on ne m'en demande pas davantage, et ceux qui
veulent bien m'aimer, malgré le manque d'éclat de ma vie et de mon
esprit, ne se plaignent pas de moi.

Je suis restée très gaie, sans initiative pour amuser les autres, mais
sachant les aider à s'amuser.

Je dois avoir de gros défauts; je suis comme tout le monde, je ne les
vois pas. Je ne sais pas non plus si j'ai des qualités et des vertus.
J'ai beaucoup songé à ce qui est _vrai_, et, dans cette recherche, le
sentiment du _moi_ s'efface chaque jour davantage. Vous devez bien le
savoir par vous-même. Si on fait le bien, on ne s'en loue pas soi-même,
on trouve qu'on a été logique, voilà tout. Si on fait le mal, c'est
qu'on n'a pas su qu'on le faisait. Mieux éclairé, on ne le ferait plus
jamais. C'est à quoi tous devraient tendre. Je ne crois pas au mal, mais
je crois à l'ignorance...

Sonnez _la Cloche_, cher ami; étouffez les voix du mensonge, forcez les
oreilles à écouter.

Vous avez fait de Napoléon III une biographie ravissante. On voudrait
être déjà à cette sage et douce époque, où les fonctions seront des
devoirs, et où l'ambition fera rire les honnêtes gens d'un bout du monde
à l'autre.

A vous de coeur, bien tendrement et fraternellement.

G. SAND.

  [1] Journal que publiait alors Louis Ulbach.




DCCVII

A M. MÉDÉRIC CHAROT, A COULOMMIERS

                                Nohant, 28 novembre 1869.

Je vous remercie, monsieur, de votre dédicace et de votre envoi. J'ai lu
la pièce, elle est très jolie et pleine de détails charmants. Il y a des
longueurs au commencement, un peu trop de précipitation à la fin; mais
on ne juge bien ces défauts de proportion qu'en voyant répéter. Vous
en jugerez vous-même. La difficulté pour vous faire recevoir dans un
théâtre de Paris est immense. Vous ne vous en faites aucune idée,
et vous êtes bien jeune pour vous tant presser. Si j'avais autorité
maternelle sur vous, je vous dirais: «Pas encore.» Essayez encore un
succès de province. Attirez l'attention sur vous par ce genre d'essai
modeste, et apportez à Paris un nom dont on aura parlé davantage, avec
une pièce encore plus réussie. Vous allez trouver tous les théâtres
encombrés, comme toujours, et, si on vous reçoit, vous ne serez pas
joué avant deux ou trois ans. Les vers sont un obstacle auprès du gros
public. Je doute que le théâtre de Cluny en veuille. L'Odéon même, qui a
pour mission de jouer des pièces en vers, en a une très grande peur et
ses cartons en regorgent, etc., etc...

Mais je n'ose pas insister. Il faut d'abord vous renseigner sur le
théâtre de Cluny. Je ne connais pas le directeur. Sachez s'il reculerait
devant la pièce en vers, avant de tenter une démarche inutile, et, si
cet obstacle n'existe pas, réfléchissez.--Si vous devez envoyer votre
manuscrit, sachez aussi d'avance l'opinion de la direction. Il y
a quelques mots sur les Césars qui effaroucheraient peut-être et
empêcheraient de lire plus loin. Vous serez à même de les rétablir quand
vous saurez sur quel terrain vous marchez.

Voilà mon avis. Quand vous aurez décidé ce que vous voulez faire, je me
chargerai bien volontiers d'envoyer votre manuscrit à M. Larochelle,
avec une lettre de recommandation, pour qu'il le lise; mais mon
influence n'ira pas au delà.

Bon courage quand même. Il y a progrès. Faites-en encore et toujours.





DCCVIII

A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN

                                Nohant, 29 novembre 1869

Chers amis,

Nohant est content de vous savoir tous en bonne santé. Nohant va bien
aussi, sauf les rhumes. L'année est humide et malsaine; les fanfans,
Dieu merci, ne s'en ressentent pas. La ferme est sur un bon pied. La
lumière se fait chaque jour, on a bon espoir. Cette première année a
coûté de la peine et des avances; mais tout est couvert déjà par les
produits à vendre. Lina a un peu de répit et chante comme un rossignol.
Les marionnettes font _florès_ tous les dimanches. Les six _jènes gens_
(dont Planet) viennent toujours le samedi soir pour s'en aller le lundi
matin. Ledit Planet n'est pas vaillant, malgré son activité et sa
gaieté. J'espérais qu'il prendrait goût au Midi et irait passer ses
hivers à Nice ou à Monaco; mais c'est un vrai Berrichon qui ne peut
quitter son trou sans se croire perdu.

Moi, je fais un roman, _pour changer!_ Je suis sur la Meuse; le beau
cadre que nous avons vu me sert et me plaît.--Je ne sais plus si je dois
espérer d'aller vous voir. La pièce de l'Odéon a toujours du succès,
celle qui vient après peut en avoir et je serais retardée jusqu'en
février.

D'ici là, que de choses peuvent arriver! On recommence ce qui a été bête
et mauvais en 48, de part et d'autre. Des rouges trop pressés et trop
blagueurs, des blancs trop stupides, des bleus trop timides et trop
pales.--Nous verrons bien; l'avenir est à la vérité quand même.

On vous embrasse tous. On vous aime et vous souhaite joie et santé.

G. SAND.




DCCIX

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, 30 novembre 1869.

Cher ami,

J'ai voulu relire ton livre[1]; ma belle-fille l'a lu aussi, et
quelques-uns de mes jeunes gens, tous lecteurs de bonne foi et de
premier jet--et pas bêtes du tout. Nous sommes tous du même avis, que
c'est un beau livre, de la force des meilleurs de Balzac et plus réel,
c'est-à-dire plus fidèle à la vérité d'un bout à l'autre.

Il faut le grand art, la forme exquise et la sévérité de ton travail
pour se passer des fleurs de la fantaisie. Tu jettes pourtant la poésie
à pleines mains sur ta peinture, que tes personnages la comprennent ou
non. Rosanette à Fontainebleau ne sait sur quelle herbe elle marche, et
elle est poétique quand même.

Tout cela est d'un maître et ta place est bien conquise pour toujours.
Vis donc tranquille autant que possible, pour durer longtemps et
produire beaucoup.

J'ai vu deux bouts d'article qui ne m'ont pas eu l'air en révolte contre
ton succès; mais je ne sais guère ce qui se passe; la politique me
paraît absorber tout.

Tiens-moi au courant. Si on ne te rendait pas justice, je me fâcherais
et je dirais ce que je pense. C'est mon droit.

Je ne sais au juste quand, mais, dans le courant du mois, j'irai sans
doute t'embrasser et te chercher, si je peux te démarrer de Paris. Mes
enfants y comptent toujours, et, tous, nous t'envoyons nos louanges et
nos tendresses.

À toi, mon vieux troubadour.

G. SAND.

  [1] _L'Éducation sentimentale_.




DCCX

AU MÊME

                                Nohant, 4 décembre 1869.

J'ai refait aujourd'hui et ce soir mon article[1]. Je me porte mieux,
c'est un peu plus clair. J'attends demain ton télégramme. Si tu n'y mets
pas ton veto, j'enverrai l'article à Ulbach, qui, le 15 de ce mois,
ouvre son journal, et qui m'a écrit ce matin pour me demander avec
instance un article quelconque. Ce premier numéro sera, je pense,
beaucoup lu, et ce serait une bonne publicité. Michel Lévy serait
meilleur juge que nous de ce qu'il y a de plus utile à faire:
consulte-le.

Tu sembles étonné de la malveillance. Tu es trop naïf. Tu ne sais
pas combien ton livre est original, et ce qu'il doit froisser de
personnalités par la force qu'il contient. Tu crois faire des choses qui
passeront comme une lettre à la poste; ah bien, oui!

J'ai insisté sur le _dessin_ de ton livre; c'est ce que l'on comprend
le moins et c'est ce qu'il y a de plus fort. J'ai essayé de faire
comprendre aux simples comment ils doivent lire; car ce sont les simples
qui font les succès. Les malins ne veulent pas du succès des autres.
Je ne me suis pas occupée des méchants; ce serait leur faire trop
d'honneur.

Quatre heures. Je reçois ton télégramme et j'envoie mon manuscrit à
Girardin.

G. SAND.

  [1] Sur _l'Éducation sentimentale_.




DCCXI

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                Nohant, 10 décembre 1869.

Êtes-vous de retour à Paris, mon cher fils, et ma lettre vous y
trouvera-t-elle? Je vous remercie de m'avoir écrit de Venise; c'est bien
gentil à vous d'avoir pensé à moi. Avez-vous fait d'ailleurs un bon et
beau voyage? avez-vous été en Orient? Vous voyez qu'à Nohant on ne sait
rien. On s'y porte à merveille et on y travaille sans relâche; mais on
voudrait avoir une longue-vue pour suivre ses amis absents et se réjouir
ou s'embêter avec eux dans leurs joies et dans leurs déceptions.

Moi, cette Égypte transformée en cabaret ne m'a pas tentée. Il me semble
que les Majestés étrangères y ont porté la prose et l'ennui qui les
environne. Ici, il est vrai, on ne s'amuse pas avec plus d'originalité
et de distinction. Le pouvoir s'avachit, les vieilles rengaines se
ressassent, et les hommes d'avenir ne trouvent rien de neuf; triste et
inévitable mouvement des choses qui reviennent sur elles-mêmes au lieu
d'avancer. Mais je suis de ceux qui ne croient pas la machine déviée
parce qu'elle manque de graisse: ça reviendra et nous marcherons encore;
seulement il faudra de la patience et de la philosophie, car il y aura
bien des bêtises de faites et de dites.

Mes petites-filles grandissent et sont gaies. L'aînée est très
intelligente et bonne; c'est ma société, mon amie personnelle. Que c'est
beau, la candeur de l'enfant! je ne sais plus rien des vôtres. J'attends
que vous me parliez d'un heureux retour au nid et du nid en bon état. Je
vous charge d'embrasser pour moi tout le cher monde et d'y joindre les
amitiés et révérences de mes enfants.

Votre maman.




DCCXII

A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, 11 décembre 1869.

Je ne vois pas paraître mon article et il en paraît d'autres qui sont
mauvais et injustes. Les ennemis sont toujours mieux servis que les
amis. Et puis, quand une grenouille commence à coasser, toutes les
autres s'en mêlent. Un certain respect violé, c'est à qui sautera
sur les épaules de la statue; c'est toujours comme ça. Tu subis les
inconvénients d'une manière qui n'est pas encore consacrée par la
routine et c'est à qui se fera idiot pour ne pas comprendre.

_L'impersonnalité absolue_ est discutable, et je ne l'accepte pas
_absolument_; mais j'admire que Saint-Victor, qui l'a tant prêchée
et qui a abîmé mon théâtre parce qu'il n'était pas _impersonnel_,
t'abandonne au lieu de te défendre. La critique ne sait plus où elle en
est; trop de théorie!

Ne t'embarrasse pas de tout cela et va devant toi. N'aie pas de système,
obéis à ton inspiration.

Voilà le beau temps, chez nous du moins, et nous nous préparons à nos
fêtes de Noël en famille, au coin du feu. J'ai dit à Plauchut de tâcher
de t'enlever; nous t'attendons. Si tu ne peux venir avec lui, viens du
moins faire le réveillon et te soustraire au jour de l'an de Paris;
c'est si ennuyeux!

Lina me charge de te dire qu'on t'autorisera à ne pas quitter ta robe de
chambre et tes pantoufles. Il n'y a pas de dames, pas d'étrangers. Enfin
tu nous rendras bien heureux et il y a longtemps que tu promets.

Je t'embrasse et suis encore plus en colère que toi de ces attaques,
mais non démontée, et, si je t'avais là, nous nous remonterions si bien,
que tu repartirais de l'autre jambe tout de suite pour un nouveau roman.

Je t'embrasse.

Ton vieux troubadour,

G. SAND.




DCCXIII

A M. BERTON PÈRE, A PARIS

                                Nohant, décembre 1869.

Cher ami,

Quand, vers la vingtième représentation _du Bâtard_, Chilly et Duquesnel
sont venus me demander de laisser passer,--après _le Bâtard_, qui
fournirait encore, selon eux, vingt-cinq ou trente représentations--une:
_petite ordure (textuel)_ qui devait avoir au plus dix représentations,
j'ai consenti; j'ai eu tort, j'ai manqué de prévoyance. On ne m'avait
pas dit que cette pièce eût un certain mérite et que Berton en jouait le
principal rôle. A présent, les choses se passent de façon à me remettre
au mois de mars. Dois-je consentir à cela? M. Latour Saint-Ybars peut-il
avoir des droits qui priment les miens? n'ai-je pas celui de dire que
j'ai cédé à une éventualité qui ne se réalise pas, celle d'arriver en
janvier, février au plus tard, et que je ne cède plus mon tour?

Je te demande ton avis; si je consultais un homme d'affaires, il me
pousserait à faire prévaloir mon droit; mais je ne m'occupe jamais
que du droit moral. Que ferais-tu à ma place?--Je suppose que tu ne
connaisses pas M. Latour Saint-Ybars, que tu ne saches rien de lui ni
de sa pièce. Suis-je engagé moralement par une permission que l'on m'a,
jusqu'à un certain point, extorquée? Peut-être! Quand on prend pour
unique base de conduite la délicatesse, il y a des degrés de plus et de
moins qui embarrassent; je te demande donc ce que tu ferais, parce que
je sais que tu pars en tout de la même base que moi. Et puis autre
chose: si ce rôle de _l'Affranchi_ te plaît mieux à jouer entre _deux
habits noirs_; si tu dois éprouver la moindre contrariété à oublier un
rôle appris pour le rapprendre plus tard; si, enfin, l'auteur t'est
sympathique et s'il est intéressant, je ne yeux pas user de mon droit et
j'attendrai les événements.

Voilà, cher enfant de mon coeur, ce que ton avertissement me fait dire
et penser; je n'oublie pas par imbécillité pure mes intérêts. J'ai des
scrupules, je déteste mettre un homme au désespoir. La race des auteurs
est si âpre au succès, que c'est les tuer à coups de couteau, que de
leur arracher une espérance. Que ferais-tu, encore une fois? Serais-tu
aussi bête que moi?

Je finis en l'avertissant d'une tuile qui va te tomber sur la tête.
_Pierre qui roule_ va paraître chez Lévy, et je me suis permis de te le
dédier.

Mes enfants t'envoient leurs meilleures amitiés. Quel dommage que le
vendredi ne dure pas trois jours et que Nohant soit si loin de Paris! Tu
viendrais voir notre vieux nid et on serait heureux.

Amitiés au petit Pierre.

G. SAND.




DCCXIV

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                Nohant, 17 décembre 1869

Plauchut nous écrit que tu promets de venir le 24. Viens donc le 23 au
soir, pour être reposé dans la nuit du 24 au 25 et faire réveillon avec
nous. Autrement tu arriveras de Paris fatigué et endormi, et nos bêtises
ne t'amuseront pas. Tu viens chez des enfants, je t'en avertis, et,
comme tu es bon et tendre, tu aimes les enfants. Plauchut t'a-t-il dit
d'apporter ta robe de chambre et les pantoufles, parce que nous ne
voulons pas te condamner à la toilette? J'ajoute que je compte que tu
apporteras quelque manuscrit. La _féerie_ refaite, _Saint-Antoine,_ ce
qu'il y a de fait. J'espère bien que tu es en train de travailler. Les
critiques sont un défi qui stimule.

Ce pauvre Saint René Taillandier est aussi cuistre que la _Revue_.
Sont-ils assez pudiques, dans cette pyramide? Je bisque un peu contre
Girardin. Je sais bien que je n'ai pas de puissance dans les lettres, je
ne suis pas assez lettrée pour ces messieurs; mais le bon public me lit
et m'écoute un peu quand même.

Si tu ne venais pas, nous serions désolés et tu serais un gros ingrat.
Veux-tu que je t'envoie une voiture à Châteauroux le 23 à quatre heures?
J'ai peur que tu ne sois mal dans cette patache qui fait le service, et
il est si facile de t'épargner deux heures et demie de malaise!

Nous t'embrassons pleins d'espérance. Je travaille comme un boeuf pour
avoir fini mon roman et n'y plus penser une minute quand tu seras là.

G. SAND.




DCCXV

AU MÊME

                                Nohant, 18 décembre 1869.

Les femmes s'en mêlent aussi? Viens donc oublier cette persécution à nos
cent mille lieues de la vie littéraire et parisienne; ou, plutôt, viens
t'en réjouir; car ces grands éreintements sont l'inévitable consécration
d'une grande valeur. Dis-toi bien que ceux qui n'ont pas passé par là
restent _bons pour l'Académie._'

Nos lettres, se sont croisées. Je te priais, je te prie encore de venir,
non pas la veille de Noël, mais l'avant-veille pour faire réveillon le
lendemain soir, la veille c'est-à-dire le 24. Voici le programme: On
dîne à six heures juste, on fait l'arbre de Noël et les marionnettes
pour les enfants, afin qu'ils puissent se coucher à neuf heures. Après
ça, on jabote et on soupe à minuit. Or la diligence arrive au plus tôt
ici à six heures et demie; ce qui rendrait impossible la grande joie de
nos petites, trop attardées. Donc, il faut partir jeudi 23 à neuf heures
du matin, afin qu'on se voie à l'aise, qu'on s'embrasse tous à loisir,
et qu'on ne soit pas dérangé de la joie de ton arrivée par des fanfans
impérieux et fous.

Il faut rester avec nous bien longtemps, bien longtemps; on refera des
folies pour le jour de l'an, pour les Rois. C'est une maison bête,
heureuse, et c'est le temps de la récréation après le travail. Je finis
ce soir ma tâche de l'année. Te voir, cher vieux ami bien-aimé, serait
ma récompense; ne me la refuse pas.

G. SAND




DCCXVI

A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN

                                Nohant, 24 décembre 1869.

Puisqu'on imprime ce livre, je vais l'avoir bientôt, n'est-ce pas?
J'admire qu'étant _mondaine_ et toujours par monts et par vaux, et très
occupée de la famille et du ménage, vous ayez le temps d'écrire et de
penser. Au reste, cette activité est bonne à l'esprit; mais n'y usez pas
trop le corps.

Ici, où l'on n'a pas de mérite à piocher, puisqu'on y a arrangé la vie à
demeure, on va bien aussi et on est heureux de savoir que belle Toto et
grand Adam sont florissants comme des Turcs. Je ne sais toujours pas si
je les embrasserai cet hiver. Je sais que _le Bâtard_ a toujours du
succès à l'Odéon, et que je ne peux pas m'en affliger; car il fait
meilleure ici qu'à Paris.

Demain, nous commençons l'année des enfants par un arbre de Noël et des
marionnettes _ad hoc_ pour les petites filles. Nous attendons Plauchut
et Flaubert ce soir. Je veux, moi, commencer par vous souhaiter la bonne
année, de la part de tous les miens, à vous et aux chers vôtres. Recevez
donc embrassades, hommages et les plus beaux souhaits de tous vos amis
de Nohant. Quel malheur que Bruyères soit si loin! quel beau réveillon
nous ferions ensemble!

G. SAND.




DCCXVII

A M. ARMAND BARBÉS, A LA HAYE

                                Nohant, 4 janvier 1870.

Mon grand, excellent et cher ami,

Je commençais à vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Depuis huit
jours, voici, au milieu des enfants et des amis, le premier moment où je
peux prendre une plume, et je veux commencer par vous, entre tous les
chers absents. Vous n'avez pas besoin de me dire qu'on vous a fait agir
et parler. Tout ce qui est sage, digne et noble est tellement écrit
d'avance dans votre vie, que je lis en vous comme dans le plus beau et
le meilleur des livres.

Vous voyez de haut et vous voyez clair. La fin du pouvoir personnel,
plus ou moins proche, est inévitable, fatale. C'est un pas de fait. Le
règne de tous est encore loin; mais l'éducation commence. Il nous faut
passer par l'initiative de quelques-uns et ces nouveaux combattants,
formés sous l'Empire, en ont toutes les tendances sceptiques et toutes
les vanités ambitieuses. Je ne désigne personne; mais je vois cette
résultante dans les engouements des assemblées et dans le ton de la
presse démocratique. Rien que des passions, aucune étude sérieuse des
principes; un besoin effréné d'absolutisme dans ceux, qui le combattent,
c'est encore là une chose fatale.

On voudrait s'endormir pour ne s'éveiller que dans vingt ans; et, dans
vingt ans, nous n'y serons plus. Nous n'aurons vu que le trouble, nous
n'aurons connu que la peine; mais nous nous endormirons tranquilles, du
sommeil dont on passe dans l'éternité. Peut-être, rentrés là pour en
ressortir meilleurs et plus forts, aurons-nous une notion plus claire de
cette foi qui nous soutient à titre de vertu, et qui sera une lumière.

En attendant, je vous aime; vous êtes une des guérisons et une des
forces de mon être. Quand je vois les misères de l'agitation présente,
je pense à vous et je me réconcilie avec l'homme.

Ayez toujours courage et ne désirez pas mourir. Votre vie est un
enseignement, et un phare dans la tempête.

Mes enfants me chargent de vous embrasser respectueusement et tendrement
pour eux, et je m'en acquitte de toute mon âme.

GEORGE SAND




DCCXVIII

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                Nouant, 6 janvier 1870.

Chère filleule dont je suis fière et que j'aime, merci de ton bon
souvenir.

Tu as si peu le temps de m'écrire, que je bénis le jour de l'an, sachant
qu'il m'apportera de tes nouvelles. Ta lettre m'arrive avec celle de
Barbès, qui ne manque pas encore à l'appel, malgré sa pauvre santé, et
qui, comme toi, est plus courageux et plus tendre que jamais.

Je suis contente que vous alliez tous bien, _à la frontière[1]_ et ici;
je suis bien sûre que la seconde petite de Valentine est aussi jolie que
la première et qu'elle sera aussi adorée. C'est une force qu'on a contre
l'horrible idée qui vient quelquefois au milieu du bonheur, qu'on
pourrait perdre ces chers êtres.

On se répond qu'il faut les aimer d'autant plus et qu'une existence se
mesure non pas à sa durée, mais à la joie et aux tendresses qui l'ont
remplie.

Lina, Maurice et nos chères fillettes, qui vont à merveille, vous
envoient à tous des tendresses et des baisers. Aurore est toujours
merveilleuse de raison et d'amabilité. Ta filleule, qui trotte comme une
souris, commence à dire la _fin des mots_. Elle prend pour cela un air
capable et important qui est très comique. Elle sera, dit-on, plus jolie
qu'Aurore; nous n'avons pas d'opinion là-dessus à la maison; nous les
voyons toutes deux avec trop _d'imagination._

Non, il n'y a pas de photographe à la Châtre et ceux qui passent sont
des maladroits. Pour connaître ta filleule, il faudra que tu aies deux
ou trois jours à voler à Valentine, qui nous en vole tant avec son
Strasbourg.

Embrasse-la mille fois pour nous, cette chère mignonne, et souhaite,
pour nous aussi, à ton cher Gaulois de père [2] et à ta petite maman la
bonne année la plus tendre. J'espère vous voir prochainement: Que ne
puis-je vous mener, c'est-à-dire emmener les enfants!

Je le _bige_ mille fois!

G. SAND.

  [1] La soeur de mademoiselle Nancy avait épousé un avocat de
      Strasbourg, M. Engelhard.
  [2] Alphonse Fleury.




DCCXIX

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

                                Nohant, 9 janvier 1870.

J'ai eu tant d'épreuves à corriger, que j'en suis abrutie. Il me fallait
cela pour me consoler, de ton départ, troubadour de mon coeur.

On continue à abîmer ton livre. Ça ne l'empêche pas d'être un beau et
bon livre. Justice se fera plus tard, justice se fait toujours. Il
n'est pas arrivé à son heure apparemment; ou plutôt, il y est trop bien
arrivé: il a trop constaté le désarroi qui règne dans les esprits; il a
froissé la plaie vive; on s'y est trop reconnu.

Tout le monde, t'adore ici, et on est trop pur de conscience pour se
fâcher de la vérité: nous parlons de toi tous les jours. Hier, Lina
me disait qu'elle admirait beaucoup tout ce que tu fais, mais qu'elle
préférait _Salammbo_ à tes peintures modernes. Si tu avais été dans un
coin, voici ce que tu aurais entendu d'elle, de moi et des _autres_:

«Il est plus grand et plus gros que la moyenne des êtres. Son esprit est
comme lui, hors des proportions communes. En cela, il a du Victor Hugo,
au moins autant que du Balzac; et il est artiste, ce que Balzac n'était
pas.--Il n'a pas encore donné toute sa voix. Le volume énorme de son
cerveau le trouble. Il ne sait s'il sera poète ou réaliste; et, comme il
est l'un et l'autre, ça le gêne.--Il faut qu'il se débrouille dans ses
rayonnements. Il voit tout et veut tout saisir à la fois.--Il n'est pas
à la taille du public, qui veut manger par petites bouchées, et que les
gros morceaux étouffent. Mais le public ira à lui, quand même, quand il
aura compris.--Il ira même assez vite, si l'auteur _descend_ à vouloir
être bien compris.--Pour cela, il faudra peut-être demander quelques
concessions à la paresse de son intelligence.--Il y a à réfléchir avant
d'oser donner ce conseil.»

Voilà le résumé de ce qu'on a dit. Il n'est pas inutile de savoir
l'opinion des bonnes gens et des jeunes gens. Les plus jeunes disent que
_l'Éducation sentimentale_ les a rendus tristes. Ils ne s'y sont pas
reconnus, eux qui n'ont pas encore vécu; mais ils ont des illusions, et
disent: «Pourquoi cet homme si bon, si aimable, si gai, si simple, si
sympathique, veut-il nous décourager de vivre?--C'est mal raisonné, ce
qu'ils disent, mais, comme c'est instinctif, il faut peut-être en tenir
compte.

Aurore parle de toi et berce toujours ton baby sur son coeur; Gabrielle
appelle Polichinelle _son petit_, et ne veut pas dîner s'il n'est
vis-à-vis d'elle. Elles sont toujours nos idoles, ces marmailles.

J'ai reçu hier, après ta lettre d'avant-hier, une lettre de Berton,
qui croit qu'on ne jouera _l'Affranchi_ que du 18 au 20. Attends-moi,
puisque tu peux retarder un peu ton départ. Il fait trop mauvais pour
aller à Croisset; c'est toujours pour moi un effort de quitter mon cher
nid pour aller faire mon triste état; mais l'effort est moindre quand
j'espère te trouver à Paris.

Je t'embrasse pour moi et pour toute la nichée.




DCCXX

A VICTOR HUGO, A GUERNESEY

                                Paris, 2 février 1870.

Mon grand ami, je sors de la représentation de _Lucrèce Borgia_, le
coeur tout rempli d'émotion et de joie. J'ai encore dans la pensée
toutes ces scènes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le
sourire amer d'Alphonse d'Este, l'arrêt effrayant de Gennaro, le cri
maternel de Lucrèce; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette
foule qui criait: «Vive Victor Hugo!» et qui vous appelait, hélas! comme
si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre.

On ne peut pas dire, quand on parle dune oeuvre consacrée telle que
_Lucrèce Borgia:_ «Le drame a eu un immense succès;» mais je dirai: Vous
avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du _Rappel_, qui sont mes amis,
me demandent si je veux être la première à vous donner la nouvelle de
ce triomphe. Je le crois bien, que je le veux! Que ma lettre vous porte
donc, cher absent, l'écho de cette belle soirée.

Cette soirée m'en a rappelé une autre, non moins belle. Vous ne
savez pas que j'assistais à la première représentation de _Lucrèce
Borgia_,--il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour
jour[1]?

Je me souviens que j'étais au balcon, et le hasard m'avait placée à côté
de Bocage, que je voyais ce jour-là pour la première fois. Nous étions,
lui et moi, des étrangers l'un pour l'autre: l'enthousiasme commun nous
fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions ensemble: «Est-ce
beau!» Dans les entr'actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous
parler, de nous extasier, de nous rappeler réciproquement tel passage ou
telle scène.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion
littéraires qui tout de suite vous donnaient la même âme et créaient
comme une fraternité de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se
baissa sur le cri tragique: «Je suis ta mère!» Nos mains furent vite
l'une dans l'autre. Elles y sont restées jusqu'à la mort de ce grand
artiste, de ce cher ami.

J'ai revu aujourd'hui _Lucrèce Borgia_ telle que je l'avais vue alors.
Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride.
Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros,
est restée absolument intacte et pure.

Et puis vous avez touché là, vous avez exprimé là, avec votre
incomparable magie, le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles:
vous avez incarné et réalisé «la mère». C'est éternel comme le coeur.

_Lucrèce Borgia_ est peut-être, dans tout votre théâtre, l'oeuvre la
plus puissante et la plus haute. Si _Ruy Blas_ est par excellence
le drame heureux et brillant, l'idée de _Lucrèce Borgia_ est plus
pathétique, plus saisissante et plus profondément humaine.

Ce que j'admire surtout, c'est la simplicité hardie qui, sur les
robustes assises de trois situations capitales, a bâti ce grand drame.
Le théâtre antique procédait avec cette largeur calme et forte.

Trois actes; trois scènes suffisent à poser, à nouer et à dénouer
cette étonnante action: La mère insultée en présence du fils; Le fils
empoisonné par la mère; La mère punie et tuée par le fils; La superbe
trilogie a dû être coulée d'un seul jet, comme un groupe de bronze. Elle
l'a été, n'est-ce pas?

Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances
_Lucrèce Borgia_ fut en quelque sorte improvisée, au commencement de
1833.

Le Théâtre-Français avait donné, à la fin de 1832, la première et unique
représentation du _Roi s'amuse_. Cette représentation avait été une rude
bataille et s'était continuée et achevée entre une tempête de sifflets
et une tempête de bravos. Aux représentations suivantes, qu'est-ce
qui allait l'emporter, des bravos ou des sifflets? Grande question,
importante épreuve pour l'auteur...

Il n'y eut pas de représentations suivantes.

Le lendemain de la première représentation, _le Roi s'amuse_ était
interdit «par ordre», et attend encore sa seconde représentation. Il est
vrai qu'on joue tous les jours _Rigoletto_.

Cette confiscation brutale portait au poète un préjudice immense. Il dut
y avoir là pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colère.

Mais, dans ce même temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin,
vient vous demander un drame pour son théâtre et pour mademoiselle
Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et _Lucrèce
Borgia_ n'est construite que dans votre cerveau, l'exécution n'en est
pas même commencée.

N'importe! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous
vous dites à vous-même ce que vous avez dit depuis au public dans la
préface même de _Lucrèce Borgia_:

«Mettre au jour un nouveau drame, six semaines après le drame proscrit,
ce sera encore une manière de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui
montrer qu'il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l'art et la liberté
peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase.»

Vous vous mettez aussitôt à l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau
drame est écrit, appris, répété, joué. Et, le 2 février 1833, deux
mois après la bataille du _Roi s'amuse_, la première représentation
de _Lucrèce Borgia_ est la plus éclatante victoire de votre carrière
dramatique.

Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide,
indestructible et à jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier comme
on l'avait applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans
quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.

L'effet, très grand dès le premier acte, a grandi de scène en scène, et
a eu, au dernier acte, toute son explosion.
                
Go to page: 1234567891011
 
 
Хостинг от uCoz