George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
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GEORGE SAND

CORRESPONDANCE

1812-1876

V




QUATRIÈME ÉDITION

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR.
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

1883







CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND




DXLII

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE (NIÈVRE)

                                Nohant, 2 janvier 1861.

Chère enfant,

C'est vrai, que je n'écris plus, parce que je n'en peux plus d'écrire!
mais tu sais bien que je ne t'oublie pas. Je suis souvent malade, je me
remets sur pied pour un mois ou deux, puis je retombe. Me voilà dans une
mauvaise période; j'aurais besoin de changer d'air et de régime; mais
comment faire? Le travail ne peut pas s'arrêter, et il suffit tout juste
aux besoins courants.

Ne parlons pas du mauvais côté des choses, puisqu'il y en a un sérieux
et inévitable pour tout le monde.

Je suis contente que ta fillette, cette pauvre fillette qui t'a tant
fait trembler, soit enfin en bonne voie de croissance, et de vie, et que
George travaille bien. C'est le bonheur immédiat, le plus actuel et le
plus important dans ta vie. La nôtre coule tranquille tant que notre
Marc est gai et frais comme une rose. Quand viendront les bobos, les
crises inévitables, nous serons sens dessus dessous! Ainsi passe la vie
de famille; jusqu'à présent, ç'a été tout plaisir, et la première dent
du cher petit ne l'a pas éprouvé sérieusement. Lina est bonne nourrice
et se tire bien d'affaire.

On travaille toujours comme des nègres autour de ce berceau. Les
vacances et les comédies ont été très courtes. Beaucoup de monde,
toujours _trop à la fois_, dans la maison, et, comme Lina ne pouvait
guère s'amuser, nous avons fini les réjouissances de bonne heure.
Nous n'avons plus que Lambert et sa femme, qui est très gentille et
excellente personne; mais ils partent ces jours-ci. Ils t'envoient mille
amitiés. Maurice a passé son jour de l'an dans son lit. Ce n'est rien
heureusement, qu'une fièvre de courbature. Lui et sa femme, qui est
toujours très charmante et mignonne, me chargent de t'embrasser.

Merci à Bertholdi pour ses échantillons minéralogiques, qui sont très
beaux. Embrasse-le pour moi, ainsi que Jeannette, et Georget, quand tu
le verras.

G. SAND

Pauvre Pologne! c'est navrant, c'est un deuil pour tous les coeurs.




DXLIII

A M. AUGUSTE VACQUERIE, A PARIS

                                Nohant, 4 janvier 1864

Je ne vous ai pas remercié du plaisir que m'a causé _Jean Baudry_.
J'espérais le voir jouer. Mais, mon voyage à Paris étant retardé, je
me suis décidée à le lire, non sans un peu de crainte, je l'avoue. Les
pièces qui réussissent perdent tant à la lecture, la plupart du temps!
Eh bien, j'ai eu une charmante surprise. Votre pièce est de celles qu'on
peut lire avec attendrissement et avec satisfaction vraie.

Le sujet est neuf, hardi et beau. Je trouve un seul reproche à faire à
la manière dont vous l'avez déroulé et dénoué: c'est que la brave et
bonne Andrée ne se mette pas tout à coup à aimer Jean à la fin, et
qu'elle ne réponde pas à son dernier mot: «Oui, ramenez-le, car je
ne l'aime plus, et votre femme l'adoptera!» ou bien: «Guérissez-le,
corrigez-le, et revenez sans lui.»

Vous avez voulu que le sacrifice fût complet de la part de Jean.
Il l'était, ce me semble, sans ce dernier châtiment de partir sans
récompense.

Vous me direz: La femme n'est pas capable de ces choses-là. Moi, je dis:
Pourquoi pas? Et je ne recule pas devant les bonnes grosses moralités:
un sentiment sublime est toujours fécond. Jean est sublime; voilà que
cette petite Andrée, qui ne l'aimait que d'amitié, se met à l'aimer
d'enthousiasme, parce que le sublime a fait vibrer en elle une force
inconnue. Vous voulez remuer cette fibre dans le public, pourquoi ne pas
lui montrer l'opération magnétique et divine sur la scène? Ce serait
plus contagieux encore; on ne s'en irait pas en se disant: «La vertu ne
sert qu'à vous rendre malheureux.»

Voilà ma critique. Elle est du domaine de la philosophie et n'ôte rien
à la sympathie et aux compliments de coeur de l'artiste. Vous avez fait
agir et parler un homme sublime. C'est une grande et bonne chose par le
temps qui court. Je suis heureuse de votre succès[1].



  [1] _Réponse de M. Auguste Vacquerie_.

Comme je suis fier que vous m'ayez écrit une lettre si amicale et si
sincère; mais comme je suis humilié que nous ne soyons pas du même avis
sur les dénouements!

Vous regrettez qu'Andrée ne récompense pas la vertu de Jean Baudry. Mais
est-ce que la vertu est jamais récompensée ailleurs qu'à l'Académie?
J'ai essayé de faire un Prométhée bourgeois; est-ce que la récompense
de Prométhée n'a pas été le vautour? Et je ne sais pas qui est-ce qui
gagnerait à ce qu'il en fût autrement.

Ce ne serait pas Prométhée, toujours! Le voyez-vous réconcilié avec
Jupiter et bien en cour? voyez-vous Jeanne Darc finissant dame d'honneur
de La reine, et Jésus ministre de Tibère!

Ce ne serait pas la vertu non plus. Vous dites qu'elle est plus
contagieuse quand elle est récompensée; je crois le contraire, et qu'il
n'y a pas de plus grande propagande que le martyre. Supprimez la croix
et vous supprimez peut-être le christianisme.

Pour redescendre à ma pièce, il me semble que Jean Baudry serait
considérablement diminué, et avec lui l'enseignement qu'il personnifie,
s'il était aimé d'Andrée à la fin. Je doute que Roméo et Juliette
fussent touchants à perpétuité s'ils s'étaient mariés tranquilles et
s'ils avaient eu beaucoup d'enfants. Je ne repousse pas absolument les
dénouements heureux, mais je les crois d'abord moins vrais, ensuite
moins efficaces. Je vous avoue que Tartufe cesse presque de m'être
odieux au moment où on l'arrête.

La moralité n'est pas dans le fait, mais dans l'impression du fait.
Puisque vous regrettez que Jean Baudry ne soit pas heureux, l'impression
finale est donc pour la vertu.

Je trouve qu'Andrée rendrait un mauvais service à la vertu et à Jean
Baudry lui-même en le préférant à Olivier, qui retomberait alors où Jean
Baudry l'a ramassé. Elle croit, comme Jean Baudry, qu'Olivier traverse
la dernière crise du mal; elle a pour lui la même sorte de tendresse que
Jean Baudry, elle l'aime pour le parfaire; elle veut être la mère de
son âme, comme il en est le père. Elle épouse mieux Jean Baudry en ne
l'épousant pas et en collaborant à son oeuvre qu'en stérilisant son
effort de onze années. Ce n'est donc pas par incrédulité à la grandeur
des femmes, ô chère grande femme! que j'ai voulu qu'Andrée, préférât le
coeur imparfait au coeur parfait; elle fait acte de grande bonté et de
grand courage en choisissant celui qui a le plus besoin d'elle, non pas
seulement pour être heureux, chose secondaire, mais pour être bon, chose
essentielle.

Et, maintenant, me pardonnerez-vous de n'avoir pas fait de mon
dénouement une distribution de prix Montyon, et d'Andrée l'âne savant
qui va présenter la patte à la personne la plus honnête de la société?

Me pardonnerez-vous de vous ennuyer si longuement de ma défense? Mais,
si je plaide devant vous, c'est que je reconnais votre juridiction; je
ne réponds pas à tout le monde, je n'assomme que vous; voilà ce que
rapporte le génie. Mais, pardonnez-moi ou non, moi, je vous remercie.

AUGUSTE VACQUERIE. Paris,
7 janvier 1804.]




DXLIV

A M. ÉDOUARD RODRIGUES, A PARIS

                                Nohant, 12 janvier 1864.

... J'ai le droit de mépriser mon argent, ce me semble. Je le méprise
en ce sens que je lui dis: «Tu représentes l'aisance, la sécurité,
l'indépendance, le repos nécessaire à mes vieux jours. Tu représentes
donc, mon intérêt personnel, le sanctuaire de mon égoïsme. Mais, pendant
que je te placerai en lieu sûr et que je te ferai fructifier, tout
souffrira autour de moi et je ne m'en soucierai pas? Tu veux me tenter?
Va au diable! je dédaigne ta séduction; donc, je te méprise!» Avec cette
prodigalité-là, j'ai passé ma vie à ne me satisfaire jamais; à écrire
quand j'aurais voulu rêver, à rester quand j'aurais voulu courir,
à faire des économies sordides sur certains besoins entièrement
personnels, certains luxes de robes de chambre et certaines questions
de pantoufles auxquelles j'aurais été sensible; à ne pas flatter la
gourmandise des convives, à ne pas voir les théâtres, les concerts, le
mouvement des arts; à me faire anachorète, moi qui aimais l'activité
de la vie et le grand air des voyages. Je n'ai pas souffert de ces
renoncements: je sentais en moi une joie supérieure, celle de satisfaire
ma conscience et d'assurer le repos du coeur de chaque jour. En
compromettant et sacrifiant les aises de l'avenir? en méprisant mon
argent qui voulait me tenter? Oui, c'est comme cela, et vous ne me
donnerez pas tort, je parie.

Ai-je été _prodigue_ pour cela? Non, puisque je n'ai pas fait comme la
plupart de mes confrères en aliénant ma propriété, pour le plaisir de
manger une centaine de mille francs par an. J'ai senti que, si j'eusse
fait comme eux, je n'eusse rien _avalé_, mais j'aurais tout donné; car,
en détail, j'ai bien donné au moins 500 000 francs sans compter les
dots des enfants. J'ai mis le _holà_ à mon entraînement, et mes enfants
n'auront pas de reproches à me faire. J'ai résisté à la voix du
socialisme mal entendu qui me criait que je faisais des réserves. Il y
en a qu'il faut faire et on ne m'a pas ébranlée. Une théorie ne peut pas
être appliquée sans réserve dans une société qui ne l'accepte pas. J'ai
fait beaucoup d'ingrats, cela m'est égal. J'ai fait quelques heureux et
sauvé quelques braves gens. Je n'ai pas fait d'_établissements utiles_:
cela, _je ne sais pas_ m'y prendre. Je suis plus méfiante du _faux
pauvre_ que je ne l'ai été.

Pour le moment, je n'ai absolument sur les bras qu'une famille de
_mourants_ à nourrir: père, mère, enfants, tout est malade; le père et
la mère mourront, les enfants au moins ne mourront pas de faim. Mais à
ceux-là, un peu sauvés, succédera un autre nid en déroute. Et puis, à
la fin de l'année, j'ai eu à payer l'année du médecin et celle du
pharmacien. Ceci est une grosse affaire, de 1500 à 2000 francs toujours.
Le paysan d'ici n'est pas dans la dernière misère: il a une maison, un
petit champ et ses journées; mais, s'il tombe malade, il est perdu. Les
journées n'allant plus, le champ ne suffit pas s'il a des enfants; quant
au médecin et aux remèdes, impossible à lui de les payer et il s'en
passe si je ne suis pas là. Il fait des remèdes de sorcier, des remèdes
de cheval, et il en meurt. La femme sans mari est perdue. Elle ne peut
pas cultiver son champ, il faut un journalier payé. Il n'y a pas la
moindre industrie dans nos campagnes. Les fonds de la commune consacrés
à fournir des remèdes et à payer les médecins ne sont distribués qu'aux
véritables indigents, qui sont peu nombreux. Donc, tous les prétendus
_aisés_ sont à deux doigts de l'indigence si je ne m'en mêle, et
plusieurs gens bien respectables ne demandent pas et ne reçoivent qu'en
secret. Nos bourgeois de campagne ne sont pas mauvais; ils rendent des
services, donnent quelquefois des soins. Mais délier la bourse est une
grande douleur en Berry, et, quand on a donné dix sous, on soupire
longtemps. Les campagnes du Centre, sont véritablement abandonnées.
C'est le pays du sommeil et de la mort. Ceci pour vous expliquer ce que
l'on est obligé de faire quand on voit que de plus riches font peu
et que de moins riches ne font rien. On a créé à Châteauroux une
manufacture de tabac qui soulage beaucoup d'ouvriers et emploie beaucoup
de femmes; mais ces bienfaits-là n'arrivent pas jusqu'à nos campagnes.




DXLV

AU MÊME

                                Nohant; 8 février 1864.

Mon brave et bon ami,

J'ai fini ma grosse tâche, et, avant que j'en commence une autre, je
viens causer avec vous. Qu'est-ce que nous disions? Si la liberté de
droit et la liberté de fait pouvaient exister simultanément? Hélas! tout
ce qu'il y a de beau et de bon pourra exister quand on le voudra;
mais il faut d'abord que tous le comprennent, et le meilleur des
gouvernements, de quelque nom qu'il s'appelle, sera celui qui enseignera
aux hommes à s'affranchir eux-mêmes en voulant affranchir les autres au
même degré.

Vous vouliez me faire des questions, faites-m'en, afin que je vous
demande de m'aider à vous répondre; car je ne crois pas rien savoir de
plus que vous, et tout ce que j'ai essayé de savoir, c'est de mettre de
l'ordre dans mes idées, par conséquent de l'ensemble dans mes croyances.
Si vous me parlez philosophie et religion, ce qui pour moi est une seule
et même chose, je saurai vous dire ce que je crois; _politique_, c'est
autre chose: c'est là une science au jour le jour, qui n'a d'ensemble et
d'unité qu'autant qu'elle est dirigée par des principes plus élevés que
le courant des choses et les moeurs du moment. Cette science, dans son
application, consiste donc à tâter chaque jour le pouls à la société, et
à savoir quelle dose d'amélioration sa maladie est capable de supporter
sans crise trop violente et trop périlleuse. Pour être ce bon médecin,
il faut plus que la science des principes, il faut une science pratique
qui se trouve dans de fortes têtes ou dans des assemblées libres,
inspirées, par une grande bonne foi. Je ne peux pas avoir cette
science-là, vivant avec les idées plus qu'avec les hommes, et, si je
vous dis mon idéal, vous ne tiendrez pas pour cela les moyens pratiques;
vous ne les jugerez vraiment, ces moyens, que par les tentatives qui
passeront devant vos yeux et qui vous feront peser la force ou la
faiblesse de l'humanité à un moment donné. Pour être un sage politique,
il faudrait, je crois, être imbu, avant tout et par-dessus tout, de
la foi au progrès, et ne pas s'embarrasser des pas en arrière qui
n'empêchent pas le pas en avant du lendemain. Mais cette foi n'éclaire
presque jamais les monarchies, et c'est pour, cela que je leur préfère
les républiques, où les plus grandes fautes ont en elles un principe
réparateur, le besoin, la nécessité d'avancer ou de tomber. Elles
tombent lourdement, me direz-vous; oui, elles tombent plus vite que
les monarchies, et toujours pour la même cause, c'est qu'elles veulent
s'arrêter, et que l'esprit humain qui s'arrête se brise. Regardez en
vous-même, voyez ce qui vous soutient, ce qui vous fait vivre fortement,
ce qui vous fera vivre très longtemps, c'est votre incessante activité.
Les sociétés ne diffèrent pas des individus.

Pourtant vous êtes prudent et vous savez que, si votre activité dépasse
la mesure de vos forces, elle vous tuera; même danger pour le travail
des rénovations sociales; et impossible, je crois, de préserver la
marche de l'humanité de ces _trop_ et de ces _trop peu_ alternatifs qui
la menacent et l'éprouvent sans cesse. Que faire? direz-vous. Croire
qu'il y a toujours, quand même, une bonne route à chercher et que
l'humanité la trouvera, et ne jamais dire. _Il n'y en a pas, il n'y en
aura pas_.

Je crois que l'humanité est aussi capable de grandir en science, en
raison et en vertu, que quelques individus qui prennent l'avance. Je la
vois, je la sais très corrompue, affreusement malade, je ne doute pas
d'elle pourtant. Elle m'impatiente tous les matins, je me réconcilie
avec elle tous les soirs. Aussi n'ai-je pas de rancune contre ses
fautes, et mes colères ne m'empêcheront jamais d'être jour et nuit à son
service. Passons l'éponge sur les misères, les erreurs, les fautes de
tels ou tels, de quelque opinion qu'ils soient ou qu'ils aient été,
s'ils ont dans le coeur des principes de progrès ardents et sincères.
Quant aux hypocrites et aux exploiteurs, qu'en peut-on dire? Rien;
c'est le fléau dont il faut se préserver, mais ce qu'ils font sous une
bannière ou sous une autre ne peut être attribué à la cause qu'ils
proclament et qu'ils feignent de servir.

Quand nous mettrons de l'ordre dans notre _catéchisme_ par causerie, il
faudra bien que nous commencions par le commencement et que, avant de
nous demander quels sont les droits de l'homme en société, nous nous
demandions quels sont les devoirs de l'homme sur la terre, et cela nous
fera remonter plus haut que république et monarchie, vous verrez. Il
nous faudra aller jusqu'à Dieu, sans la notion duquel rien ne s'explique
et ne se résout; nous voilà embarqués sur un rude chemin, prenez-y
garde! mais je ne recule pas si le coeur vous en dit.

Bonsoir pour ce soir, cher ami, et à vous de coeur et de tout bon
vouloir.

G. SAND.




DXLVI

A MAURICE SAND, A NOHANT

                                Paris, 21 février 1864.

Chers enfants,

Je croyais bien avoir répondu à votre question. Comment, si je veux être
marraine de mon _Cocoton_? Je crois bien! Si c'était comme catholique,
je dirais: «Non! ça porte malheur.» Mais l'Église libre, c'est
différent, et vous ne deviez pas douter un instant de mon adhésion.

On commence à travailler sérieusement à l'Odéon. Mais on a perdu tant de
temps, que nous ne serons pas prêts avant la fin du mois, et peut-être
le 2 ou le 3 mars. Voilà ce qu'ils reconnaissent aujourd'hui. Mais je
ne veux pas vous ennuyer de mes ennuis; ils ne sont pas minces, et vous
seriez étonnés de la provision de patience que je fais tous les matins
pour la journée.

J'ai été voir le prince hier matin, j'ai demandé à voir son fils[1];
il a fait dire à la bonne de l'amener. L'enfant est arrivé avec une
personne en petite robe de laine écossaise que j'ai failli ne pas
regarder, quand je me suis aperçue que c'était la princesse elle-même
qui m'amenait son jeune homme, toute seule et très gentiment. L'enfant
est très beau et très joli, avec un air mélancolique et timide.

Il tiendra de sa mère plus que de son père. Il est très mignon et
obéissant comme une fille.

Je me porte bien, toujours sans appétit; ça ne pousse pas à Paris.

La vente de Delacroix a produit près de deux cent mille francs en deux
jours. Les moindres croquis se vendent deux, trois et quatre cents
francs. Ce pauvre homme vendait des tableaux pour ce prix-là!

Bonsoir, mes enfants chéris; je _bige_ bien tendrement.

  [1] Le prince Victor.




DXLVII

AU MÊME

                                Paris, 28 février 1864.

Mes chers enfants,

C'est demain le grand jour! quand vous recevrez ma lettre, j'aurai des
bravos ou des sifflets, peut-être l'un et l'autre. Ribes ne va pas
mieux; il joue quand même et très bien. La pièce est mal sue, mais bien
comprise et bien jouée.

_Le duc_-Berton, _Villemer_-Ribes, _Caroline_-Thuillier, _la
Marquise_-Ramelli, _Pierre_-Rey, sont excellents.

_Diane de Saintrailles_, charmante, un peu maniérée; _madame d'Arglade_,
un peu faible, et Clerh-_Benoît_, qui dit quatre mots, ne gâtent rien.

Le théâtre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une
m'appelle _notre trésor_, les musiciens, les machinistes, la troupe, les
allumeurs de quinquets, les pompiers, pleurent à la répétition comme
un tas de veaux et dans l'ivresse d'un succès qui va dépasser celui du
_Champi_. Tout ça, c'est la veille, il faut voir le lendemain; s'il y a
déroute, ce sera autre chose. On annonce toujours une cabale. Les uns la
disent formidable; les autres disent qu'il n'y aura rien; nous verrons
bien. Le moment du calme est venu pour moi qui n'ai plus rien à faire
que d'attendre l'issue. La salle sera comble et il y en aura autant à la
porte. De mémoire d'homme, l'Odéon n'a vu une pareille rage. L'empereur
et l'impératrice assisteront à la première; la princesse Mathilde en
face d'eux, le prince et la princesse Napoléon au-dessous. M. de Morny,
les ministères, la police de l'empereur nous prennent trop de place, et
ce n'est pas le meilleur de l'affaire. Nous aimerions mieux des artistes
aux avant-scènes que des diplomates et des fonctionnaires. Ces gens-là
ne crèvent pas leurs gants blancs contre une cabale. Il n'y a que le
prince qui applaudisse franchement.

Enfin, nous y voilà! les décors sont riches et laids. L'orchestre sera
rempli de mouchards, rien ne manquera à la fête. Marchal ne demande qu'à
étriper les récalcitrants. Le parterre est pris par des gens en cravate
blanche et en habit noir. A demain des nouvelles.

J'ai vu enfin M. Harmant à l'Odéon. Il m'a dit qu'il viendrait me voir
après la pièce. Mario Proth va faire un article sur _Callirhoé_[1].
Jourdan en raffole, il est de la religion de Marc Valery.

  [1] Roman de Maurice Sand.




DXLVIII

AU MÊME

                                Paris, mardi 1er mars 1864.
                                Deux heures du matin.

Mes enfants,

Je reviens escortée par les étudiants aux cris de «Vive George Sand!
Vive _Mademoiselle La Quintinie!_ A bas les cléricaux!» C'est une
manifestation enragée en même temps qu'un succès comme on n'en a jamais
vu, dit-on, au théâtre.

Depuis dix heures du matin, les étudiants étaient sur la place de
l'Odéon, et, tout le temps de la pièce, une masse compacte qui n'avait
pu entrer occupait les rues environnantes et la rue Racine jusqu'à ma
porte. Marie a eu une ovation et madame Fromentin aussi, parce qu'on l'a
prise pour moi dans la rue. Je crois que tout Paris était là ce soir.
Les ouvriers et les jeunes gens, furieux d'avoir été pris pour des
cléricaux à l'affaire de _Gaetana_ d'About, étaient tout prêts à faire
le coup de poing. Dans la salle, c'étaient des trépignements et des
hurlements à chaque scène, à chaque instant, en dépit de la présence de
toute la famille impériale. Au reste, tous applaudissaient, l'empereur
comme les autres, et même il a pleuré ouvertement. La princesse
Mathilde est venue au foyer me donner la main. J'étais dans la loge de
l'administration avec le prince, la princesse, Ferri, madame d'Abrantès.
Le prince claquait comme trente claqueurs, se jetait hors de la loge et
criait à tue-tête, Flaubert était avec nous et pleurait comme une femme.
Les acteurs ont très bien joué, on les a rappelés à tous les actes.

Dans le foyer, plus de deux cents personnes que je connais et que je ne
connais pas sont venues me _biger_ tant et tant, que je n'en pouvais
plus. Pas l'ombre d'une cabale, bien qu'il y eût grand nombre de
gens mal disposés. Mais on faisait taire même ceux qui se mouchaient
innocemment.

Enfin, c'est un événement qui met le quartier Latin en rumeur depuis ce
matin; toute la journée, j'ai reçu des étudiants qui venaient quatre par
quatre, avec leur carte au chapeau, me demander des places et protester
contre le parti clérical en me donnant leurs noms.

Je ne sais pas si ce sera aussi chaud demain. On dit que oui, et, comme
on a refusé trois ou quatre mille personnes faute de place, il est à
croire que le public sera encore nombreux et ardent. Nous verrons si
la cabale se montrera. Ce matin, le prince a reçu plusieurs lettres
anonymes où on lui disait de prendre garde à ce qui se passerait à
l'Odéon. Rien ne s'est passé, sinon qu'on a chuté les claqueurs de
l'empereur à son entrée, en criant: _A bas la claque!_ l'empereur a très
bien entendu; sa figure est restée impassible.

Voilà tout ce que je peux vous dire ce soir; le silence se fait, la
circulation est rétablie et je vas dormir.




DXLIX

AU MÊME

                                Paris, 2 mars 1864.

Mes enfants,

La seconde de _Villemer_ a été ce soir encore plus chaude que celle
d'hier. C'est un triomphe inouï, une tempête d'applaudissements d'un
bout à l'autre, à chaque mot, et si spontanée, si générale, qu'on coupe
trois fois chaque tirade. Le groupe des claqueurs quand il essaye de
marquer des points de repère à cet enthousiasme ne fait pas plus d'effet
qu'un sac de noix. Le public ne s'en occupe pas, il interrompt où il lui
plaît, et c'est le tonnerre. Jamais je n'ai rien entendu de pareil.
La salle est comble, elle croule; la tirade de Ribes, au second acte,
provoque un délire. Dans les entr'actes, les étudiants chantent des
cantiques dérisoires, crient: «Enfoncés les jésuites! _Hommes noirs,
d'où sortez-vous?_ Vive _La Quintinie!_ Vive George Sand! Vive
_Villemer_!» On rappelle les acteurs à tous les actes. Ils ont de la
peine à finir la pièce. Ces applaudissements les rendent ivres, Berton,
ce matin, l'était encore d'hier, lui qui ne boit jamais que de l'eau
rougie. Ce soir, il me suivait dans les coulisses en me disant qu'il me
devait le plus beau succès de sa vie, et le plus beau rôle qu'il eût
jamais joué.

Thuillier et Ramelli étaient folles. Il faut dire qu'elles ont joué
admirablement. Ribes n'a pas le même ensemble: il est laid, disgracieux,
pas cabotin du tout; mais, par moments, il est si sympathique et si
nerveux, qu'il électrise le public et recueille en bloc les bravos
que les autres reçoivent en détail. Je vous raconte tout ça pour vous
amuser. Si vous voyiez mon calme au milieu de tout ça, vous en ririez;
car je n'ai pas été plus émue de peur et de plaisir que si ça ne m'eût
pas regardé personnellement, et je ne pourrais pas expliquer pourquoi.
Je m'étais préparée à ce qu'il y a de pire, c'est peut-être pour ça que
l'inattendu d'un succès si inconcevable, en ce qui me concerne, m'a un
peu stupéfiée. Il faut voir le personnel de l'Odéon autour de moi! je
suis le bon Dieu. Je dois leur rendre cette justice que, tout le temps
des répétitions, ils ont été aussi gentils que le jour de la victoire;
que, la veille, ils n'ont pas été pris de la panique ordinaire qui fait
qu'on veut _mascander_[1] la pièce parce qu'on a peur de tout. Ils vont
faire de l'argent, je l'espère. En ce moment, ils pourraient faire
quatre mille francs par soirée; mais ils tiennent à laisser entrer les
écoles, beaucoup d'ouvriers, de bourgeois libres penseurs, enfin les
amis naturels et ceux qui lancent le succès par conviction. En cela, ils
agissent bien, et ils sont honnêtes gens.

Il y a eu ce soir encore un peu de tapage sur la place. On voulait
recommencer la promenade d'hier au soir, car je ne savais pas hier quand
je vous ai écrit tout ce qui s'était passé. Six mille personnes au
moins, les étudiants en tête, ont été à la porte du club catholique et
de la maison des jésuites, chanter en fausset: _Esprit saint, descendez
en nous!_ et autres cantiques, en moquerie. Ce n'était pas bien méchant;
mais, comme tous ces enfants s'étaient grisés par leurs cris et leur
queue de douze heures sur la place, on craignait de les voir aller trop
loin, et la police les a dispersés. Quelques-uns ont été bousculés,
déchirés et menés au poste. Ni coups ni blessures pourtant. On
s'attendait à du bruit et on avait consigné deux régiments, avec l'ordre
d'être prêts à monter à cheval.

Les jeunes gens avaient résolu de dételer mes chevaux du sapin et de
m'amener rue Racine. On a, Dieu, merci, empêché et calmé tout. On a un
peu taquiné l'impératrice en lui chantant _le Sire de Framboisy_. Mais
l'empereur a bien agi, il a applaudi la pièce, il est sorti à pied
jusqu'à sa voiture, que la foule empêchait d'arriver. Il n'a pas
voulu que la police lui fit faire place. On lui en a su gré et on l'a
applaudi.

Il devrait bien faire supprimer l'escouade de mouchards qui l'acclament
à son entrée, et auxquels les étudiants ont imposé silence hier; je suis
sure que, sans elle, toute la salle l'applaudirait.

Les journaux d'aujourd'hui racontent de mille manières ce qui s'est
passé hier; mais ce que je vous raconte à bâtons rompus est exact.
Aujourd'hui, il y avait dans la salle pas mal de catholiques qui
essayaient de prendre des airs dédaigneux et embêtés. Mais ils ne
pouvaient pas seulement cracher, et la moindre parole de leur part eût
fait éclater une tempête. Décidément tout le monde ne les aime pas, et
ils n'oseront pas broncher. Ils se vengeront dans leurs journaux, soit!

J'ai encore un jour ou deux à donner à _Villemer;_ et puis j'ai à voir
M. Harmant, et puis la pièce de Dumas, qui vient samedi, et quelques
affaires de détail à terminer; l'impression de mon manuscrit de
_Villemer_ à livrer, c'est-à-dire la correction d'un manuscrit conforme
à la mise en scène. J'espère avoir fini tout cela la semaine prochaine
et courir vers vous et mon Coco ton qui pousse bien, j'espère, pendant
que je pioche, ce cher petit amour! Je vous _bige_ mille fois.
Parlez-moi de vous et de lui.

  [1] Abîmer.




DL

AU MÊME

                                Paris, 8 mars 1864

_Villemer_ va toujours merveilleusement. La grande presse est encore
plus élogieuse que la petite, et cela sans restriction. Ces messieurs
qui m'avaient déclarée incapable de faire du théâtre, me proclament
_très forte_. L'Odéon fait tous les soirs quatre mille francs de
location et de cinq à six cents francs au bureau. Il y a file de
voitures toute la journée pour retenir les places, puis autre file le
soir et queue au bureau.

L'Odéon est illuminé tous les soirs. La Rounat en deviendra fou. Les
acteurs sont toujours rappelés entre tous les actes. C'est un succès
splendide, et, comme il n'est plus soutenu par personne que le public
payant, il est si unanime et si chaud, que jamais les acteurs n'en ont
vu, disent-ils, de pareil. Ribes se soutient; le succès lui donne
une vie artificielle et le guérira peut-être. Il a des moments où on
l'interrompt trois fois par des applaudissements frénétiques comme le
premier jour. Les voyageurs qui arrivent à Paris et qui passent le soir
devant l'Odéon, font arrêter leur sapin avec effroi et demandent si
c'est une révolution, si on a proclamé la République.

La pièce d'Alexandre a été mieux reçue ce soir[1]; mais elle soulève
de l'opposition et n'aura pas de succès. Elle est pourtant amusante et
pleine de talent; mais elle scandalise.

Les épreuves de ma photographie n'ont pas encore très bien réussi chez
Nadar; j'y retourne demain. M. Harmant vient pour sûr mercredi. Il m'a
envoyé une loge pour ce jour-là; car il faut bien que je connaisse son
théâtre. Je voudrais aussi voir _Villemer_, que je n'ai encore fait
qu'apercevoir à moitié. J'ai demandé hier trois places, pas une qui ne
soit louée jusqu'à samedi.

  [1] _L'Ami des femmes_.




DLI

M. GUSTAVE FLAUBERT

                                Paris, 10 mars 1864.

Cher Flaubert,

Je ne sais pas si vous m'avez prêté ou donné le beau livre de M. Taine.
Dans le doute, je vous le renvoie; je n'ai eu le temps d'en lire ici
qu'une partie, et, à Nohant, je n'aurai que le temps de griffonner pour
Buloz; mais, à mon retour, dans deux mois, je vous redemanderai ces
excellents volumes d'une si haute et si noble portée.

Je regrette de ne vous avoir pas dit adieu; toutefois, comme je reviens
bientôt, j'espère que vous ne m'aurez pas oubliée et que vous me ferez
lire aussi quelque chose de vous.

Vous avez été si bon et si sympathique pour moi à la première
représentation de _Villemer_, que je n'admire plus seulement votre
admirable talent, je vous aime de tout mon coeur.

GEORGE SAND.




DLII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                Nohant, 24 mars 1864.

Mon cher ami,

Nous changeons de place pour quelque temps. Mes enfants ne veulent pas
habiter Nohant sans moi; ils ont raison et ils me font plaisir. Nous
allons tous nous caser auprès de Paris, afin de pouvoir nous occuper de
théâtre et d'autres travaux plus réalisables là où nous serons. Nous
organisons Nohant sur un bon pied de conservation, afin de pouvoir,
tous les ans, y passer une saison tous ensemble. Voilà. Ce n'est pas un
départ ni un abandon du pays, ni une séparation de famille, c'est une
installation plus légère à porter et à transporter; car nous avons aussi
pour l'année prochaine des projets de voyage. Il me semble que vous
faites un peu de même en n'habitant pas le Coudray toute l'année.
Espérons que nos loisirs de campagne se rencontreront et que vous ne
vous apercevrez guère par conséquent de ce changement.

As-tu reçu signe dévie de Guéroult? Je t'ai écrit que je l'avais vu et
qu'il m'avait promis ce que tu désires. Je n'ai pas répondu à ta lettre
de félicitations pour _Villemer:_ je comptais te retrouver ici. Je te
remercie donc aujourd'hui et j'embrasse toute ta chère famille. Amitiés
d'ici.

G. SAND.




DLIII

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE

                                Nohant, 31 mars 1864

Ma chère enfant,

Puisque Duvernet t'a dit que je quittais Nohant, il aurait pu te dire
aussi, puisque je le lui ai écrit, que je ne le quittais pas d'une
manière absolue, mais que je prenais seulement des arrangements pour
passer, ainsi que Maurice et Lina, une partie de l'année à Paris. Le
succès de _Villemer_ me permet de recouvrer un peu de liberté dont
j'étais privée tout à fait à Nohant dans ces dernières années, grâce
aux bons Berrichons, qui, depuis les gardes champêtres de tout le pays
jusqu'aux amis de mes amis, et Dieu sait s'ils en ont! voulaient être
_placés_ par mon _grand crédit_. Je passais ma vie en correspondances
inutiles et en complaisances oiseuses. Avec cela les visiteurs qui n'ont
jamais voulu comprendre que le soir était mon moment de liberté et le
jour mon heure de travail! j'en étais arrivée à n'avoir plus que la
nuit pour travailler et je n'en pouvais plus. Et puis trop de dépense à
Nohant, à moins de continuer ce travail écrasant. Je change ce genre de
vie; je m'en réjouis, et je trouve drôle qu'on me plaigne. Mes enfants
s'en trouveront bien aussi, puisqu'ils étaient claquemurés aussi par les
visites de Paris et que nous nous arrangerons pour être tout près les
uns des autres à Paris, et pour revenir ensemble à Nohant quand il nous
plaira d'y passer quelque temps. On a fait sur tout cela je ne sais
quels cancans, et on me fait rire quand on me dit: «Vous allez donc nous
quitter? Comment ferez-vous pour vivre sans nous?»

Ces bons Berrichons! Il y a assez longtemps qu'ils vivent _de moi_.
Duvernet sait bien tout cela, et je m'étonne qu'il s'étonne.




DLIV

A M. HIPPOLYTE MAGEN, A MADRID

                                Nohant, 24 avril 1864.

Une absence de quelques jours m'a empêchée, monsieur, de répondre à
votre excellente lettre et de vous dire toute ma gratitude pour les
détails que vous me donnez.

Vous adoucissez autant que possible la douleur de l'événement[1], en me
disant que notre ami n'a pas eu à lutter contre la crise finale, et que
les derniers temps de sa vie ont été heureux. La compensation a été bien
courte, après une vie de luttes et de souffrances. Mais je suis de ceux
qui croient que la mort est la récompense d'une bonne vie, et la vie de
ce pauvre ami a été méritante et généreuse. Les regrets sont pour nous,
et votre coeur les apprécie noblement.

J'ai envoyé votre lettre à madame Y..., soeur de Fulbert, et je lui ai
fait le sacrifice, du portrait photographié. S'il vous était possible de
m'en envoyer un autre exemplaire, je vous en serais doublement obligée.
Madame Y... compte vous écrire pour vous remercier aussi de l'affection
délicate que vous portiez à son frère et pour vous confier, je pense, la
mission que vous offrez si généreusement de remplir.

_Quant aux détails de l'enterrement, j'ignore ce qu'elle en pense_. Je
la connais fort peu; mais je vous remercie, moi, pour mon compte, de la
suprême convenance de votre intervention.

Vous avez fait respecter le voeu qu'il eût exprimé, lui, s'il eût pu
vous adresser ses dernières paroles.

Merci, encore, monsieur, et bien à vous.

G. SAND.

  [1] La mort de Fulbert Martin, ancien avoué à la Châtre, exilé après
      le coup d'État de 1851.




DLV

A M. BERTON PÈRE, A PARIS

                                Nohant, 5 mai 1864.

Mon cher et charmant enfant,

Voulez-vous vous charger de négocier avec M. Harmant[1] la reprise de
_Villemer_ pour le 15 septembre prochain? M. de la Rounat m'écrit
que vous consentez à nous assurer cette reprise, car, sans vous, que
serait-elle? Il n'y aurait pas à y attacher la moindre importance.
Si donc vous ne nous abandonnez pas, et je vous en remercie bien
sérieusement, il faut que nous obtenions de M. Harmant qu'il vous laisse
avec nous le plus longtemps possible, à la charge exclusive de l'Odéon,
bien entendu, jusqu'au moment où il aura _effectivement_ besoin de vous.
Il m'a dit n'avoir besoin de vous en effet que pour jouer la pièce que
je compte lui faire et où vous avez bien voulu accepter le premier rôle.
Que cette pièce soit _Christian Waldo_[2], ou une autre, je me mettrai
à ce travail le mois prochain, et je ferai de mon mieux pour arriver en
temps utile, c'est-à-dire en janvier, ce qui est bien dans mon intérêt.
Jusque-là, quand même vous joueriez encore _Villemer_, rien ne vous
empêcherait de me répéter à la Gaieté. Si vous n'êtes pas effrayé de
voir devant vous tant de prose de George Sand, ayez l'obligeance de
communiquer ma lettre à M. Harmant en lui offrant tous mes compliments,
et de lui demander s'il accepte cet arrangement si simple. Comme, avant
tout, il faut que vous l'acceptiez, c'est à vous que je m'adresse pour
que nous nous entendions sur toute la ligne et sans perdre de temps. Je
ne veux faire une pièce nouvelle qu'autant que vous la jouerez, et
il faut que je sois fixée pour y travailler bientôt exclusivement.
J'attends donc votre réponse pour cela, et pour dire à M. de la Rounat
de traiter de _votre rachat_ avec M. Harmant pour l'automne prochain.

A vous de coeur, mon cher enfant, et toutes les amitiés des miens.

  [1] Directeur des théâtres du Vaudeville et de la Gaieté.
  [2] Tirée du roman de _l'Homme de neige_, par Maurice Sand;
      non-représentée.




DLVI

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                Nohant, 8 mai 1864.

Chère amie,

Je ne savais pas que cette petite _feignante_ de Lina ne vous avait
pas répondu. Elle ne s'en est pas vantée. Elle est si absorbée par son
poupon, et elle s'en occupe si gentiment et si bien, qu'il faut lui
pardonner tout.

Ne soyez pas inquiets de nous: nous nous portons tous bien, et nos
petites incertitudes ont cessé. Les chers enfants ne veulent pas
_gouverner_ Nohant; ils ont un peu tort dans leur intérêt, ils y
mettraient sans doute plus d'économie que moi. Mais ils y portent je ne
sais quels scrupules qui sont bons et tendres. Je mets donc Nohant sur
le pied _d'absence_, avec la facilité d'y revenir à tout moment et d'y
retrouver Sylvain, régisseur de la réserve; Marie, gouvernante de la
maison, et le jardin en bonnes mains. Cela fait, je vole à Palaiseau;
car, si _Villemer_ me donne de quoi payer mon arriéré, ce n'est pas une
raison pour que j'en recommence un nouveau l'année prochaine, et que je
ne puisse jamais me reposer.

Mais, en ce moment, j'achète mon prochain repos par un surcroît de
travail. Il faut que je fasse à Buloz, au grand galop, un long roman;
et, comme ledit Buloz a été très bien pour moi, je dois le contenter,
morte ou vive. Voilà pourquoi je ne trouve pas une heure pour écrire à
mes amis. Je me porte bien à présent. Je me suis envolée toute seule
quelques jours à Gargilesse, où j'ai travaillé la nuit, mais où j'ai
couru le jour. C'est un paradis en cette saison. Mes enfants sont encore
un peu aux arrêts forcés à cause de M. Marc[1]; mais le voilà qui a des
dents et qui mange de la viande. Il ne tardera pas à être sevré; après
quoi, ses parents doivent le conduire dans le Midi et à Paris, où ils
ont envie de faire aussi une petite installation. Moi, je crois qu'ils
seraient mieux à Nohant. Nous verrons. Le petit est charmant, gai comme
un pinson et pas du tout grognon.

Au revoir et à bientôt, mes bons amis; aimez-vous toujours. Je vous
embrasse tous bien tendrement. Lina réparera ses torts en vous écrivant
une longue lettre.

G. SAND.

  [1] Petit-fils de George Sand.




DLVII

A M. OSCAR CASAMAJOU, A CHATELLERAULT

                                Nohant, mai 1864.

Ne crois donc pas ces bêtises, mon cher enfant. Ce sont les aimables
commentaires de la Châtre sur un fait bien simple. Je me rapproche de
Paris pour un temps plus long que de coutume, afin de pouvoir faire
quelques pièces de théâtre qui, si elles réussissent, même _moitié
moins_ que _Villemer_, me permettront de me reposer dans peu d'années.
Maurice aussi est tenté d'en essayer, et, comme il a bien réussi dans le
roman, il peut réussir là aussi. Mais, pour cela, il ne faut pas habiter
Nohant toute l'année, et, si on s'absente, il ne faut pas y laisser un
train de maison qui coûte autant que si l'on y était. En conséquence,
nous nous sommes entendus pour réduire nos dépenses ici et pour avoir un
pied-à-terre plus complet à Paris. Nous n'aimons la ville ni les uns
ni les autres; nous ferons notre pied-à-terre d'une petite campagne à
portée d'un chemin de fer. Je compte aller à Paris le mois prochain,
Maurice doit aller voir son père avec Lina et Coco, à cette époque. Il
me rejoindra à Paris, et Nohant, mis sur un pied plus modeste, mais bien
conservé par les soins de Sylvain et de Marie, qui y resteront avec un
jardinier, nous reverra tous ensemble quand nous ne serons pas occupés à
Paris. A tout cela nous trouverons tous de l'économie, et j'aurai, moi,
un travail moins continu. Nous vivons toujours en bonne intelligence,
Dieu merci; mais, si les gens de La Châtre n'avaient pas _incriminé_
selon leur coutume, c'est qu'ils auraient été malades.

Je te remercie, cher enfant, du souci que tu en as pris. Mais sois sûr
que, si j'avais quelque gros chagrin, tu ne l'apprendrais pas par les
autres. Ta femme a envoyé à Lina des amours de robes. Coco a été superbe
avec ça, le jour de son baptême, avant-hier. Il est gentil comme tout.
Nous vous embrassons tendrement, mes chers enfants.

Quand tu iras à Paris, comme j'ai quitté la rue Racine, dont les quatre
étages me fatiguaient trop, tu sauras où je suis, en allant _rue des
Feuillantines_, 97; mets cela sur ton carnet.

Je te disais que, si j'avais un gros chagrin, je te le dirais. J'ai
eu, non un chagrin, mais un souci cet hiver. Mon budget s'était trouvé
dépassé et je me voyais surchargée de travail pour me remettre au pair.
C'est alors que, tous ensemble, nous avons cherché une combinaison
d'économie pour Nohant et que nous l'avons trouvée. Quant à l'arriéré,
_Villemer_ l'a déjà couvert.




DLVIII

A M. GUILLEMAT, LIBRAIRE, A LA CHÂTRE[1]

                                Nohant, 11 juin 1861

Monsieur,

Je suis vivement touchée de la lettre collective qui m'a été écrite au
nom de plusieurs artisans et commerçants de la Châtre; je vous prie de
leur en exprimer ma reconnaissance et de leur dire que je n'oublierai
jamais notre bon pays et les sympathies que j'y ai rencontrées. Elles
me payent largement des petites persécutions qui m'ont été suscitées
en d'autres temps et que j'aurais rencontrées partout ailleurs; car le
monde ne comprend pas toujours que l'humanité n'est qu'une seule et même
famille, et il faudra encore du temps pour que l'on sache où est le
bonheur.

Il serait dans la sainte fraternité et son jour viendra, les poètes n'en
peuvent pas douter; car c'est le pressentiment qui les fait vivre.

Nous traversons, en attendant, une époque de civilisation où le
travail est anobli dans l'opinion des honnêtes gens et où beaucoup
de souffrances et de fatigues ne font rien perdre à l'homme de son
indépendance et de sa dignité, quand il sait les comprendre.

Plusieurs comprennent: patience avec ceux qui ne comprennent pas!

Je ne m'absente que pour peu de temps, j'espère; mais, de loin ou de
près, croyez bien, messieurs, que mon coeur restera avec vous et que
votre belle et bonne lettre sera un de mes plus doux souvenirs.

Recevez-en mes remerciements avec l'expression de mon dévouement
sincère.

GEORGE SAND.

  [1] En réponse à une lettre collective des ouvriers de la
      Châtre, faisant leurs adieux à George Sand, qui allait quitter
      Nohant, pour s'établir à Palaiseau (Seine-et-Oise).




DLIX

A MAURICE SAND, A GUILLERY

                                Palaiseau, 18 juin 1801.

Mon Bouli,

J'ai reçu ce matin ta lettre de jeudi soir, et, à l'heure qu'il est, tu
es encore à Nohant. Celle-ci (de lettre) te trouvera à Guillery, d'où il
me tarde bien d'avoir des nouvelles de votre voyage. Ce brave Cocoton
va-t-il être étonné de dormir avec ce tapage de chemin de fer, lui qui
ne veut pas que sa mère respire trop fort à côté de lui! Ce sera de quoi
le corriger; car il faudra bien qu'il prenne son parti de ce vacarme.

On dit _dans les journaux_ qu'il pleut à verse dans toute la France, si
bien que je crains que vous ne trouviez pas le beau temps à Guillery.
Mais pourtant le baromètre remonte.

Ici, le mauvais temps est supportable. La maison est si gentille et
si bien appropriée à tous mes besoins, je suis si bien installée et
outillée pour écrire, que je ne m'impatiente pas d'y rester. Hier,
il faisait beau, nous avons fait un tour dans le vallon de la petite
rivière. La rivière est trouble en ce moment, mais le pays est
délicieux. Les gens de la campagne sont tous cultivateurs,
propriétaires, franchement paysans et très gentils à la rencontre. Ils
vous disent bonjour comme à Gargilesse.

Il y en a qui ont, pour tout avoir, un champ de roses jeté au milieu des
champs de blé, et ce champ de rosés embaume à un quart de lieue à la
ronde. Je ne sais pas si ce pays serait à ton goût; moi, il me plaît
énormément. Il est rustique au possible, ce qui ne i'empêche pas d'avoir
un grand style, à cause de ses beaux arbres et de ses verdures immenses.

Jusqu'ici, je ne sais rien de ma dépense, il faut quelques semaines pour
s'en rendre compte. Je sais que la table est exquise et que je
n'ai jamais si bien mangé. Les fruits et les légumes, dont je vis
principalement, sont d'un pays de Cocagne. Si nous avions Nohant en
pareille terre, nous serions riches. On se procure au reste ici tout ce
qu'on veut comme à Paris, poissons de mer, etc., en s'entendant avec les
gens de l'endroit, qui sont serviables au possible. Enfin on ne manque
absolument de rien. Ce doit être aussi cher ou peu s'en faut qu'à Paris;
mais Lucy me parait une grande économe: elle fait un plat pour quatre
jours, et, tous les jours, elle vous le sert tellement transformé, qu'on
croit manger du nouveau. Je ne sais de quoi vivent son mari et elle. Si
cela dure, c'est merveilleux. Les nouveaux balais _swepe vounelo_[1]
comme disait le bon Cauvières[2]. On m'assure pourtant que ceux-ci
dureront, parce qu'ils ont fait leurs preuves ailleurs. Nous verrons
bien.

Parlez-moi de vous, de ma Cocote, que je _bige_ mille fois, et de mon
Cocoton et de Guillery. Dis mes amitiés à ton père. Bonjour à Marie.

J'ai vu en esprit la délivrance des lérots[3] et des poissons. Quelle
noce! Ceux-là ne nous regrettent pas, Moi, je cherche un brochet pour
nettoyer le petit _nymphée_, où les grenouilles frayent un peu trop. Je
me suis payée hier des pots de fleurs. On va me donner deux canards de
Chine pour _mon eau_. Il y a ici, dans le jardin, un criocère énorme
et d'un rouge foncé; c'est un insecte magnifique et très abondant. Je
l'appelle _criocère_ au hasard.

  [1] Les nouveaux balais balayent bien.
  [2] Docteur médecin à Marseille.
  [3] Genre de petits écureuils que Maurice Sand avait apprivoisés et
      qui vivaient en cage dans la salle à manger de Nohant, à côté
      d'un aquarium peuplé de tanches, de vérons et d'épinoches.




DLX

A MADAME LINA SAND, A GUILLERY

                                Palaiseau, 29 juin 1864.

Chère fille,

Je reçois ta lettre du 26, qui renverse mes notions. Ce n'est donc pas
le 27, c'est donc le 26 ton anniversaire? au moins ma lettre et mon
petit cadeau te seront-ils parvenus le 27? Tout ça, c'est égal à
présent, car tout a dû arriver, et tu sais que je n'ai pas oublié les
vingt-deux ans de ma Cocote, non plus que le 30 juin de Mauricot.

Comment! ce pauvre amour de Cocoton a été malade à ce point au moment du
départ? J'ai peur qu'à Guillery vous ne vous enrhumiez, parce que vous
êtes mal clos dans vos chambres. Je me souviens du vent qui passe sous
la porte et qui, de mon temps déjà, soulevait les jupons. Ici, nous
bravons les intempéries dans une maison excellente, épaisse, fermée et
saine au possible. Mais ce mauvais temps est général. Nous avons vu le
soleil deux ou trois fois depuis que je suis à Palaiseau. Toujours
des giboulées, des nuages, ou un joli ciel gris comme en automne; des
soirées si froides, que j'ai remis tous les habits d'hiver. C'est très
bon pour marcher; tous les soirs après dîner, nous faisons au moins deux
lieues à pied. Le pays est admirable, varié au possible: des prairies
nivelées comme des tapis, des potagers splendides à perte de vue, avec
des arbres fruitiers énormes; puis des collines, même assez escarpées;
car, hier au soir, nous avons dû renoncer à grimper. Des bois charmants,
des plantes que je ne reconnais pas, tant elles sont différentes en
grandeur de celles de Nohant: de la géologie toute fracassée et tordue
de mouvements, des cailloux, de la craie schisteuse, des grès, des
sables fins, de la meulière; dans les fonds, deux mètres de terre
végétale fine comme de la cendre, fertile comme l'Eldorado, et arrosée
de sources à chaque pas. Aussi les paysans d'ici sont plus riches
que les bourgeois de chez nous. Ils sont très bons et obligeants, et
respectent trop la propriété pour qu'on sache ce que c'est que le vol.

Le pays, passé six heures du soir, est désert comme le Sahara. Une fois
sortis du village, nous marchons trois heures sur les collines sans
rencontrer une âme ou un animal. Pas de Parisiens ni de flâneurs; même
le dimanche, fort peu de bourgeois. Des paysans qui se couchent avec le
soleil; le silence de Gargilesse. En somme, l'endroit me plaît beaucoup
et c'est un isolement complet qui est très favorable au travail; aussi
j'y pioche beaucoup et je m'y porte très bien.
                
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